Le Plan Marshall et l’union douanière italo-française
juillet 1947-mars 1948
p. 387-399
Texte intégral
1« Il y a un certain élément comique dans le fait que la proposition d’union douanière italo-française ait été lancée et recueillie par deux ministres des Affaires étrangères qui n’avaient pas la moindre idée de la complexité des problèmes économiques ; on pourrait malicieusement ajouter que, si Bidault et Sforza avaient eu une idée de la complexité de ces problèmes, ils n’auraient jamais fait cette proposition », écrit Pietro Quaroni dans ses mémoires1. Mais, précise-t-il peu après, « Sforza ne raisonnait pas en termes économiques, mais en termes politiques ». Tout comme son collègue Georges Bidault, il pensait que l’union douanière italo-française aurait amené les deux pays à une entente politique plus vaste et de nature à assurer aux gouvernements de Paris et de Rome un poids beaucoup plus considérable sur l’échiquier mondial2.
2Bien qu’il ait échoué, le projet d’union douanière permit à l’Italie et à la France de surmonter la rancœur de l’immédiat après-guerre ; il représente, suivant les affirmations de Jacques Fouques-Duparc, ambassadeur de France en Italie, « le point de départ de la réconciliation franco-italienne3 ».
3En effet, l’évolution du projet, les différentes phases de l’amorce de sa réalisation peuvent être étudiées sur des plans divers, de différents points de vue4 : celui des pourparlers économiques stricto sensu ; celui des relations bilatérales pendant les négociations économiques ; enfin, celui du climat international dans lequel le projet devait forcément s’insérer. C’est précisément ce dernier, à savoir les pressions américaines pour la réussite du projet et le caractère d’insertion de l’union douanière dans le dessein du Plan Marshall, que nous allons essayer d’examiner.
4L’idée d’union douanière entre la France et l’Italie n’était pas tout à fait originale5 mais on fait communément remonter le projet au discours prononcé par le ministre des Affaires étrangères italien, Carlo Sforza, à la Conférence de Paris en juillet 1947.
5Le 12 juillet, lors de la conférence économique européenne, le Comte Sforza dit : « Je vous apporte le vœu ardent du Gouvernement de la République italienne : nous désirons vous assurer que nous sommes prêts à toutes les ententes, à tous les accords pour que l’économie de l’Europe se développe, s’harmonise, devienne un ensemble fécond6. »
6Trois jours après, le 15 juillet, Sforza précise le contenu de cette aspiration idéale : « Spaak a parlé au nom du Benelux ; béni soit ce nom qui, des initiales de trois pays voisins, a créé un mot nouveau, symbolique, digne de devenir un exemple pour nous tous ! Nous espérons en créer bientôt un autre, à partir des racines de deux peuples parmi les plus illustres du monde : la France, l’Italie ! Quel sera ce mot ? Je n’ose imaginer la forme que va prendre l’union franco-italienne que je souhaite ; je sais seulement que, lorsqu’elle naîtra, une nouvelle voie s’ouvrira en Europe7. »
7Deux jours après, le 17 juillet, le quotidien Combat publie une interview de Sforza à ce sujet. « Une telle union économique répondrait incontestablement aux intérêts de la France et de l’Italie mais, étant donné l’importance de la question, ce sont les actes qui comptent, et non les paroles », dit Sforza aux journalistes Pierre Chance et Jean Marabini. « L’union économique se fera lorsque l’on comprendra qu’elle doit être une bonne affaire pour nos deux pays8. »
8L’intention italienne de relancer les relations économiques avec la France exprimée par le chef du Palais Chigi n’était pas une idée née soudainement dans les couloirs de la conférence de Paris. Le 2 juillet, Umberto Grazzi, directeur des Affaires économiques au Ministère des Affaires étrangères italien, lors d’un entretien avec Georges Balay, chargé d’affaires français à Rome, avait souligné que, à son avis, « le moment était venu de sortir du cadre étroit de l’accord commercial en vigueur pour placer nos rapports sur un plan plus ample, allant même jusqu’à une union douanière entre la France et l’Italie ». Dans cette optique, l’Italie avait suspendu de nombreux engagements avec l’étranger, notamment avec la Yougoslavie, et s’était résolument orientée, avec M. Quaroni, vers une collaboration effective avec la France, sous forme de grands travaux.
9« Je ne méconnais pas la part de calcul que comporte le langage de M. Grazzi », écrivait Balay au Quai d’Orsay. « Il est évident que si nous acceptons les offres de l’Italie, celle-ci s’efforcera d’en retirer plus d’avantages que la France et que si, en revanche, nous déclinons ses propositions, les services intéressés de ce pays prendront prétexte de notre refus pour s’orienter ailleurs et réduire quasi à néant les échanges commerciaux entre nos deux pays9. »
10La réponse française aux premières démarches de l’Italie est une attitude de réserve très prudente. Une prudence qui va s’atténuer à cause des pressions américaines.
11Le 1er août, l’ambassadeur italien à Paris, Pietro Quaroni, informe le Palais Chigi que « dans les derniers jours, la Conférence des Seize, suite à la pression directe et indirecte de M. Clayton, – secrétaire d’État aux affaires économiques du gouvernement de Washington – s’orientera vers l’étude des questions primordiales : les questions monétaires et celles relatives à l’élargissement du commerce intereuropéen vers lequel les pays de l’Europe devront de plus en plus s’orienter, quelles que soient les résistances internes : c’est-à-dire ils devront graduellement s’orienter vers des unions douanières, selon la volonté américaine... En effet, Clayton souligne que l’opinion publique américaine est disposée à accepter les crédits à l’Europe mais seulement à condition que les pays du vieux continent s’orientent vers une union douanière10 ».
12Le message américain est perçu par les Français et les Italiens. Lors d’un colloque avec Quaroni, Hervé Alphand, directeur général des Affaires économiques du Quai d’Orsay, réaffirme au diplomate italien sa conviction que « sans décisions courageuses de la part des États européens, à savoir l’établissement d’unions douanières et d’accords de stabilisation monétaire, l’Amérique ne nous donnera pas un dollar ». Quaroni, de son côté, souligne que son gouvernement est disposé à prendre en considération la création d’une union douanière avec la France pour montrer son intention d’accepter et de partager la stratégie de Washington. Alphand, en précisant qu’il parle à titre personnel, puisqu’il n’a pas reçu d’instructions de son gouvernement à ce propos, affirme être très favorable à un tel projet, surtout parce qu’« une telle initiative pourrait créer pour la France et l’Italie – qui, probablement, sont les deux pays qui ont le plus grand besoin de l’aide américaine – une atmosphère favorable aux États-Unis ». À son avis, il serait nécessaire qu’avant le 31 août l’Italie et la France fassent une déclaration commune sur leur intention d’arriver à une union douanière devant être réalisée graduellement dans un délai de 4 à 7 ans, et sur leur décision de créer une commission chargée d’étudier les modalités de réalisation de cette union.
13« Moi, je ne peux que confirmer l’impression d’Alphand : c’est de décisions de cette nature – qui peuvent représenter, dans un certain sens, une révolution dans les rapports existant jusqu’ici entre les États européens – que dépend l’octroi de l’aide américaine à l’Europe », écrit Quaroni11.
14« Nous sommes nous aussi convaincus que, sans l’adoption de mesures exceptionnelles, l’intérêt de l’Amérique pourra se révéler pratiquement nul », lui répond le 6 août le ministre Sforza. « L’Italie se déclare prête à une déclaration avant le 31 août sur l’union douanière franco-italienne, réalisable dans un délai de temps raisonnable et ouverte à la participation d’autres États. L’Italie est d’accord pour la nomination d’une commission mixte12. »
15L’initiative franco-italienne est très appréciée par les autres délégations à la conférence de Paris. L’union douanière italo-française, écrit Quaroni le 8 août, se concrétise de plus en plus. Cette union est considérée par les autres délégations comme un des moyens qui peuvent être utilisés afin de persuader l’Amérique du sérieux des intentions sur la coopération européenne. Le vice-président de la délégation britannique, M. Harris, faisant ouvertement allusion à l’union douanière franco-italienne, s’est déclaré convaincu que l’aide des États-Unis est subordonnée à des décisions qui manifestent la volonté des gouvernements européens de s’acheminer sur la voie de l’union économique. Étant donné les liens de la Grande-Bretagne avec ses dominions et la réticence des pays Scandinaves et de ceux du Benelux à participer à une union sans l’Angleterre, l’union douanière entre le France et l’Italie se présente comme le premier pas, le plus rapide et le plus facile à franchir, vers « une véritable coopération économique européenne13 ».
16La proposition de Sforza trouve dans le chef du Quai d’Orsay un partisan enthousiaste. Bidault approuve le projet italien tant en vue de la nécessité de faire « quelque chose pour aller à l’encontre des desseins américains », tant pour la valeur intrinsèque du projet lui-même. Bidault estime qu’une déclaration avant le 31 août n’est pas nécessaire : « On pourrait la faire même avant cette date mais seulement lorsque des études approfondies à ce sujet seront disponibles. » Le terme péremptoire pour la déclaration est, pour Bidault, la seconde moitié du mois d’octobre. À Quaroni, qui lui demande la raison de ce choix, le ministre des Affaires étrangères explique qu’en octobre une crise va éclater puisque l’Angleterre, la France et l’Italie auront, à ce moment-là, épuisé leurs ressources en dollars. Les États-Unis seront alors obligés de prendre une décision : s’ils veulent empêcher que le chaos complet ne règne en Europe occidentale, ils devront intervenir par des mesures extraordinaires et urgentes, même si le mécanisme du Plan Marshall n’est pas encore mis en marche. Il est donc indispensable qu’avant cette date l’Italie et la France puissent prononcer leur déclaration.
17Bidault recommande à Quaroni de maintenir secrets les pourparlers italo-français afin d’empêcher les communistes français d’organiser le sabotage de l’initiative : le PCF s’était en effet déclaré opposé à toute entente économique14 .
18Le 10 août Quaroni écrit à Carlo Sforza une longue lettre pour lui exposer les arguments développés par William Clayton lors des deux colloques qu’il a eus avec l’ambassadeur italien. « Au début, les Américains se sont bercés de l’illusion que les Seize auraient compris leurs idées sans besoin d’explication de la part de Washington : les premiers pas de la conférence, à mon avis, ont au contraire persuadé les Américains qu’ils devaient exprimer plus clairement leurs intentions... Je crois... que les Français et les Anglais n’étaient pas bien au courant des idées américaines. Ce n’est que dans les derniers jours que Clayton a commencé à parler de façon claire et c’est dans les derniers jours qu’on a assisté à un soudain changement chez les Français et les Anglais, qui veulent que la Conférence examine, sur un plan plus vaste, les grandes questions d’ensemble. »
19Particulièrement intéressante, sur le plan personnel, l’évolution de M. Alphand. « Alphand, écrit l’ambassadeur, très intelligent, même si pas toujours sympathique, est surtout un ambitieux et un navigateur certes habile. Tout à coup, il s’est converti au libéralisme, il est devenu ennemi de la planification interne, qu’il accepte maintenant seulement en ligne générale, il est devenu partisan des unions douanières, des accords monétaires. Il s’agit d’un nouveau miracle sur la voie de Tarse, d’origine exclusivement américaine. »
20« En substance, voilà les idées de Clayton : le peuple américain a tout à coup réalisé que les 20 milliards dépensés pour la réhabilitation de l’Europe ont été jetés dans un puits sans fond. Le résultat de cette prise de conscience aurait été la fin de l’aide américaine à l’Europe. Le Département d’État et, personnellement, le secrétaire d’État George Marshall, conscients des défauts de cette évaluation superficielle, ont décidé de refouler le courant en lançant l’idée d’un secours global à l’Europe, planifié, celui-là, et combiné avec un plan européen de reconstruction ». Mais, observe le sous-secrétaire d’État aux affaires économiques, « la décision est dans les mains du Congrès, qui représente l’opinion de l’homme de la rue américain et celui-ci est conscient des destructions européennes mais il est aussi convaincu que l’Europe ne pourra jamais se relever si elle continue sur la voie qu’elle a suivie jusqu’ici : tous ces petits États, séparés par des barrières douanières, par des monnaies qu’ils défendent par des restrictions oppressives, par des querelles territoriales petites et futiles, politiques et de prestige, ces États ne pourront jamais se relever s’ils ne décident pas de faire place nette de tout le passé, de créer un espace européen, pareil à l’espace américain, à l’intérieur duquel l’argent, les hommes, les produits puissent circuler en ne suivant d’autre loi que celle de la libre initiative et du profit économique ». L’homme de la rue américain ne comprend pas qu’il s’agit là aussi d’une question de traditions : « Si on ne donne pas l’impression qu’une nouvelle vie, qu’un nouvel esprit agitent l’Europe, il sera difficile, fort difficile, en dépit des efforts du Gouvernement américain, de faire approuver au Congrès le secours à l’Europe, »
21Clayton insiste sur deux groupes de questions : les questions financières et monétaires d’une part – et le sous-secrétaire d’État aux Affaires économiques souligne en effet l’importance de faciliter un « free flow of goods » parmi les États européens – et, d’autre part, le problème de l’aide intereuropéenne. À ce propos, Clayton affirme que l’opinion publique américaine est opposée à tout tarif discriminatoire : « Les pays européens, tous ensemble ou par groupes, devraient déclarer leur intention de créer entre eux une union douanière réalisable dans un délai prévu... », délai indispensable pour que sa réalisation se produise sans provoquer de chocs économiques15.
22Quaroni répète ces idées dans une lettre écrite à Sforza le même jour. Les Américains insistent sur la nécessité d’un marché européen qui puisse assurer le « free flow of goods » ; ce qui veut dire : établir une union douanière en Europe. Sur ce point, Clayton a été absolument clair ; si on ne fait pas comme ça, il redoute que le Congrès n’approuve pas le Plan Marshall. « Il faut reconnaître, bon gré mal gré, que, si on veut obtenir cette aide américaine, il faut renoncer à tous les programmes de réforme structurelle... », remarque l’ambassadeur italien. En exprimant ces idées, Clayton se cache derrière l’opinion publique américaine : le Département d’État comprend qu’il est en train de demander aux pays européens un gros effort de réorganisation mais il ne peut rien faire ; c’est le « tax-payer américain qui va décider ».
23« Moi – écrit Quaroni –, je doute qu’il s’agisse tout simplement d’une présentation diplomatique du problème et je crois que le gouvernement américain est parfaitement d’accord avec son opinion publique et que, au-delà de ses plans politiques, il considère tous les pays européens comme des enfants capricieux, incapables de se gouverner... et que c’est un devoir sacré pour l’Amérique de profiter de cette occasion pour les obliger à s’assagir... Mais, au fond, ce qui compte c’est que, si nous voulons obtenir l’aide américaine, nous sommes obligés d’accepter les conditions que l’Amérique nous impose... C’est à prendre ou à laisser16. »
24Sollicités par les affirmations de Clayton, les gouvernements de Paris et de Rome décident de poursuivre leur projet. Le 11 août Sforza écrit à Quaroni qu’il est tout à fait d’accord avec Bidault. Le gouvernement italien estime que la déclaration devrait être faite si possible avant la conclusion de la conférence, « afin, écrit le Ministre des Affaires étrangères italien, que celle-ci produise sur les Américains l’effet que nos deux pays se proposent qu’elle ait ». Si cela n’était pas possible, il vaudrait mieux donner au gouvernement américain une communication réservée des intentions françaises et italiennes avant le 15 août17.
25Le projet a donc surtout une valeur politique, un intérêt de stratégie générale, le désir de complaire (et de convaincre) Washington. Sur le plan strictement économique, en France on est assez tiède sur l’hypothèse d’une union douanière limitée à l’Italie. « La France, en cas d’union douanière avec l’Italie, apporterait, dans le mariage, la dot la plus sérieuse », écrit Alphand à Bidault le 11 août. Au contraire, la France pourrait tirer des bénéfices d’une union douanière avec le Benelux, conclut le directeur général des Affaires économiques du Quai d’Orsay18.
26Sceptique sur le plan économique, Alphand est pourtant favorable à la proposition italienne puisque la chose la plus importante est de progresser au plus vite. Il estime qu’il faut commencer tout de suite les entretiens préliminaires auxquels vont prendre part les fonctionnaires des deux ministères des Affaires étrangères. Quaroni accepte la désignation de Roger Drouin comme président de la délégation française et propose Umberto Grazzi comme président de la délégation italienne. Drouin est disposé à rassembler toutes les données nécessaires pour une étude générale sur les possibilités d’une union douanière, après le 20 août.
27Seule la nécessité d’agir rapidement fait « capituler » les Français quant à l’idée d’une union douanière limitée à l’Italie. Le gouvernement de Paris, en effet, aurait voulu associer au projet les pays du Benelux et la Grande-Bretagne. Alphand contacte personnellement la délégation anglaise mais il a l’impression que le gouvernement de Londres hésite « à entrer dans cet ordre d’idées » ; d’autre part, il est probable que cette attitude contraire de l’Angleterre influencera les pays Scandinaves et ceux du Benelux. Aussi vaut-il mieux, vu la nécessité de donner aux Américains un signe de la bonne volonté des Européens, commencer l’étude sur le projet d’union douanière franco-italienne ; si celle-ci peut s’élargir et englober les autres pays, tant mieux, mais si, comme il paraît probable, la réponse de Londres est négative, la France et l’Italie pourront quand même montrer à Washington que, en dépit de l’attitude hostile de la Grande-Bretagne face à leurs efforts pour établir une union générale européenne, Paris et Rome ont décidé d’aller de l’avant sans attendre un improbable changement d’avis du Foreign Office. Sans considérer qu’une déclaration commune franco-italienne aurait pu faire changer d’avis quelques pays encore réticents19.
28Quaroni partage les opinions d’Alphand et souligne l’importance de « démontrer à l’opinion publique américaine que nous sommes prêts à partager ses idées et que, s’il est difficile de poursuivre dans cette direction, ce n’est pas de notre faute ». L’ambassadeur italien estime donc essentiel de faire une déclaration conjointe : « Je prie Votre Excellence, écrit-il à Sforza, de bien considérer que, en vue de futures négociations avec l’Amérique, une telle prise de position de notre part est extrêmement importante et, je dirai, essentielle20. »
29Le 14 août la délégation italienne au comité exécutif affirme que « l’idée maîtresse de la Conférence est qu’il faut trouver la manière de réaliser au maximum les ressources européennes et l’aide que les pays européens adhérant à la Conférence peuvent se porter réciproquement, de façon à réduire au minimum indispensable les requêtes individuelles et collectives qui doivent être formulées aux États-Unis ». La coopération européenne, souligne-t-on, « est à la base de notre relèvement et... forme la condition indispensable de toute assistance étrangère... ». La délégation italienne affirme ensuite « la nécessité de tendre à la formation d’une zone économique unique au moyen d’une union douanière englobant tous ces pays » et dont la réalisation doit être « graduelle et progressive21 ».
30Ces idées sont répétées le lendemain par Hervé Alphand, chef de la délégation française, qui affirme, au comité de coopération économique européenne, que l’union douanière représente le seul moyen pour accroître le commerce européen. « Quels sont les avantages immenses qu’à notre sens présenteraient de pareilles décisions ? Évidemment, je dirai d’abord qu’elles frapperaient l’imagination des États-Unis ». Mais le souci d’impressionner positivement le gouvernement et l’opinion publique américains n’est pas le seul argument en faveur des décisions prises pour établir une union douanière, qui « correspondrait aux vrais intérêts de ceux qui... l’adopteront22 ».
31Du côté italien, de toute façon, ce qu’on apprécie le plus de la déclaration franco-italienne est la possibilité qu’elle donne aux deux gouvernements de répondre aux attentes de Washington. Dans un télégramme secret, envoyé à l’ambassade de Paris, Sforza se déclare d’accord sur l’opportunité d’une déclaration italienne faite à la Conférence par la délégation italienne à laquelle s’associera la délégation française. Cette décision « correspond à ce que nous avons soutenu dans ces derniers jours auprès de l’ambassade américaine à Rome, qui nous a assurés que nous sommes tout à fait dans la ligne définie par M. Clayton ».
32Le souci de complaire à l’interlocuteur-prêteur américain est l’élément le plus évident et à noter dans l’échange de lettres entre le Palais Chigi et l’ambassade de la rue de Varenne23.
33Le 16 août Quaroni écrit que la France, qui nourrit l’espoir d’associer à l’union les pays du Benelux, souhaiterait une pression directe de la part des États-Unis sur les gouvernements de La Haye, Bruxelles et Luxembourg, pression de nature à contrebalancer les pressions contraires de l’Angleterre.
34L’ambassadeur souligne aussi « l’opportunité de faire remarquer à Washington l’état des choses, en mettant bien en évidence que tout ce que nous essayons de faire pour faire avancer la conférence dans le sens souhaité se heurte à des comportements dont nous avons du mal à comprendre les raisons et qu’une action parallèle américaine serait nécessaire et urgente24 ».
35Le 21 août une réunion sur les possibilités d’union douanière franco-italienne se tient au Quai d’Orsay. Les deux délégations, chacune constituée de dix membres, sont présidées respectivement par Roger Drouin, chef de la première direction des Affaires économiques du Quai d’Orsay, et par Umberto Grazzi, son homologue italien. Grazzi présente un projet de déclaration ainsi qu’une note sur les principes généraux sur lesquels le projet se base. Mais il s’agit d’une déclaration trop précise, constate Drouin ; la déclaration, à son avis, devrait affirmer tout simplement que les deux gouvernements s’engagent à étudier la question dans un certain délai afin de s’assurer que l’union douanière peut être réalisée25.
36Prudence est, dès le début, le mot d’ordre des Français. « Les Français font-ils marche arrière ? », s’interroge Quaroni. « Comment peut-on expliquer la réserve et la prudence de Paris ? »« Il n’est pas improbable, suggère l’ambassadeur, que les Anglais aient exercé des pressions sur les Français. » En effet, « une déclaration commune franco-italienne mettrait le gouvernement de Londres dans une position très délicate vis-à-vis des États-Unis ». D’un autre côté, la France n’a aucun intérêt à introduire des éléments de tension dans ses relations avec la Grande-Bretagne à un moment où des négociations entre les deux pays sont en cours à Londres. La seule réponse italienne au manque d’enthousiasme des Français serait d’accepter les conditions dictées par Paris tout en soulignant à Washington que l’Italie, elle, serait disposée à aller plus loin. « Dans l’état actuel des choses – remarque le diplomate –, tout ce que nous pouvons et avons intérêt à faire est de montrer aux Américains que nous sommes disposés à aller jusqu’au bout du projet d’union douanière générale ou partielle mais, dans la pratique, nous ne pouvons faire que ce que les autres sont disposés à faire26. »
37Le 25 août la Direction des Affaires économiques et financières prépare une note pour le Président où elle spécifie que, « comme suite à la démarche faite auprès du Président par l’ambassadeur d’Italie pour lui proposer la conclusion d’une union douanière entre la France et l’Italie, des conversations se sont engagées, le 20 août, à Paris ». M. Grazzi, président de la délégation italienne, « n’a pas dissimulé que la principale préoccupation du gouvernement italien, en proposant cette déclaration, était d’entrer dans les vues américaines ». De leur côté, les représentants français ont fait observer qu’avant tout engagement en vue de l’établissement d’une union douanière, il leur paraissait indispensable « de procéder à un examen de la question ». « Il y aurait lieu... de ne pas perdre de vue d’autres projets d’union douanière », remarque-t-on27.
38Mais les Américains renouvellent leurs pressions. William Clayton dit avec une extrême clarté à Quaroni que l’acceptation du Plan Marshall de la part du Congrès américain dépend du courage avec lequel les pays d’Europe sauront affronter les questions clés de la stabilisation financière et monétaire et de l’abattement des frontières douanières28.
39Enfin, le 27 août, le Conseil des Ministres français approuve les termes du projet de déclaration et du projet de protocole qui spécifie les attributions et les tâches de la commission mixte29.
40Le 2 septembre, Drouin, dans un télégramme urgent et secret, informe le Ministère des Affaires étrangères que le gouvernement français a approuvé le texte de la déclaration mise d’accord par les deux délégations. Les pays Scandinaves, de leur côté, ont décidé d’engager des conversations sur l’opportunité d’une intime coopération réciproque afin, éventuellement, de créer une union douanière régionale. Pareille décision a été prise par la Grèce et la Turquie. En s’insérant dans ce contexte, la déclaration franco-italienne pourrait démontrer à l’opinion publique américaine la bonne volonté des pays européens30.
41L’Italie, souligne Quaroni à Alphand, est disposée à donner à l’union douanière avec la France « un caractère plus solide », mais, de toute façon, « il est préférable de se contenter de quelque chose plutôt que de ne rien faire dans l’attente de faire plus ».
42Quant à la procédure de la signature, la solution envisagée par le gouvernement italien – signature simultanée à Rome et à Paris – n’est pas acceptée par les Français qui observent que le fait même que l’Italie ait désigné, de son côté, Pietro Campilli, chef de la délégation italienne à la Conférence de Paris, dénote son intention d’interpréter la conclusion de l’union douanière avec la France comme une initiative qui s’insère dans le cadre du Plan Marshall31.
43Le 13 septembre la déclaration franco-italienne est signée. Elle annonce tout simplement l’intention des deux gouvernements de « procéder à l’étude approfondie des données à partir desquelles une union douanière pourrait être conclue » et la constitution de la commission mixte qui s’engage à présenter son rapport entre le mois de décembre32. Il s’agit d’une déclaration très réservée et prudente, bien éloignée des aspirations du gouvernement italien qui aurait préféré que dans la déclaration fût exprimée la volonté de Paris et de Rome d’établir une union douanière.
44L’engagement paraît néanmoins suffisant aux yeux des Américains. L’ambassadeur américain à Paris, Jefferson Caffery, déclare à Quaroni que les États-Unis apprécient la décision adoptée par les deux gouvernements et qu’ils feront tout leur possible pour faciliter une solution positive de l’initiative33.
45La première réunion de la commission mixte se tient à Rome, du 15 au 23 septembre34. Les deux délégations, de dix membres chacune, sont présidées par MM. Drouin et Grazzi. Le chef de la délégation française est particulièrement sceptique. En octobre, il écrit au Quai d’Orsay que l’étude va démontrer que, du point de vue strictement économique, l’union douanière présente sensiblement plus d’intérêt pour les Italiens que pour les Français35. Quaroni, au contraire, est assez optimiste : il affirme que les négociations se déroulent dans une atmosphère très favorable mais il ne manque pas de signaler qu’une pression américaine sur Paris « ne serait peut-être pas inutile36 ».
46Ce sont surtout les réactions des États-Unis au projet franco-italien qui comptent. Campilli demande à l’ambassadeur italien à Washington, Alberto Tarchiani, de le tenir informé des réactions américaines à l’initiative franco-italienne ; Alphand l’avait mis au courant de l’intention du Quai d’Orsay d’arriver rapidement à une conclusion favorable des pourparlers « qui pourrait être utile aux deux pays lors des discussions inhérentes au Plan Marshall37 ».
47Néanmoins, les Français restent très tièdes sur l’hypothèse d’une union douanière limitée à l’Italie. Le 3 novembre le ministre Sforza charge Quaroni de parler « clairement » aux Français et d’insister pour qu’ils réaffirment expressément leur désir d’établir une union douanière avec l’Italie ; dans le cas contraire, « le gouvernement italien pourrait se persuader que Paris a changé d’avis sur ce projet38 ».
48L’Italie a surtout besoin de présenter quelque chose de concret à Washington. Le but de l’action italienne, écrit Grazzi à Sforza, est de créer une union économique européenne : l’union douanière avec la France représente une première étape sur la voie d’une entente générale comme elle est souhaitée par les États-Unis39.
49Le 27 novembre le SDECE transmet un rapport secret sur les intentions italiennes. « D’une source assez sûre, nous avons appris que la délégation italienne partie pour Paris pour continuer les pourparlers en vue d’une union douanière italo-française aurait reçu l’instruction de faire tout son possible pour arriver à des résultats positifs », y lit-on. En effet, les experts américains avaient la nette impression que « les premiers pourparlers tenus à Rome... n’avaient abouti à rien de tangible » parce que ni les délégués italiens ni les délégués français n’avaient « l’intention sérieuse d’arriver à quelque chose de concret ». Les Américains estimaient que « des forces très influentes » existaient « du moins en Italie mais probablement en France aussi », qui s’opposaient « à tout projet contraire à leurs intérêts monopolistiques ».
50Or, « les États-Unis tiennent à ce que cette union douanière se fasse et qu’elle se fasse le plus vite possible ». Les diplomates américains ont fait savoir aux gouvernements de Rome et de Paris que « la création d’un bloc économique en Europe constituait une condition sine qua non pour la réussite du Plan Marshall ».
51À Washington « on aurait regretté les déclarations faites pendant les pourparlers à Rome », selon lesquels « il faudrait dix ans pour pouvoir réaliser cette union ». Les économistes américains étaient convaincus qu’« une telle union pourrait et devrait se faire en un an, ou deux ou plus », comme cela avait été le cas pour le Benelux.
52Dans les cercles américains à Rome, on avait l’impression que « cette fois le Gouvernement italien, poussé par les États-Unis, veut vraiment faire un pas en avant » et qu’il ne permettra pas que « les influences hostiles à la réalisation du plan prévalent une seconde fois ».
53Umberto Grazzi « paraît avoir reçu des instructions très nettes de la part du Comte Sforza pour supprimer toute obstruction » et faire « tout son possible pour accélérer le progrès des négociations avec la France40 ».
54En effet les pourparlers se poursuivent avec un certain souci de procéder vite sur la voie d’une entente. La Commission mixte tient une réunion à Paris, du 27 octobre au 8 novembre, et se réunit de nouveau à Rome en décembre. Elle dépose son rapport le 22 décembre, dans le respect des termes prévus dans la déclaration du 13 septembre. Dès le 4 novembre, le Comité financier du Ministère de l’Économie française avait affirmé qu’« il était permis de penser que, dans [le domaine financier], l’union douanière ne soulevait pas de difficulté essentielle » et ce pour aucun des deux pays, « à condition qu’elle fût réalisée par étapes ». Dans ce domaine, l’union douanière n’aurait pas imposé « de réformes profondes ni en France ni en Italie mais seulement une série d’aménagements41 ».
55Les conclusions générales du rapport final sont empreintes d’optimisme. « La Commission croit pouvoir conclure ses travaux en assurant aux deux gouvernements que l’union douanière entre la France et l’Italie non seulement ne présente pas d’obstacles, mais encore, y lit-on, permettrait, d’une part, de trouver une solution à des problèmes économiques posés dans les deux pays, problèmes qui, sans elle, n’en comporteraient probablement aucune, et, d’autre part, de préparer au commerce mondial, dont la reprise est indispensable pour la prospérité de l’un et de l’autre pays, des voies élargies et des prospectives renouvelées42 . »
56Une semaine après, le ministre Sforza écrit à Washington pour assurer le gouvernement américain que l’Italie a toujours considéré les travaux pour l’union douanière avec la France comme un premier pas en vue de la formation, en Europe, d’espaces économiques plus vastes et mieux adaptés aux nouvelles exigences de vie des peuples européens43.
57Dès le début janvier 1948, le gouvernement italien s’interroge sur la suite à donner au rapport de la Commission sur l’union douanière. Quaroni est invité à recommander à Bidault la signature d’un protocole commun aux termes duquel : « a. L’union douanière serait tout de suite déclarée ; elle pourrait être étendue d’un commun accord à d’autres pays. L’engagement sera pris de soumettre le plus tôt possible ce protocole à l’approbation des parlements ; b. Une commission mixte serait immédiatement constituée en vue de déterminer les modalités d’exécution du Protocole ainsi que les délais nécessaires à la réalisation de l’union douanière44. »
58Cela paraît encore plus urgent et nécessaire à la lumière des informations que l’ambassadeur français à Washington, Henri Bonnet, envoie au Quai d’Orsay. Au Congrès américain, écrit-il, il y a des controverses au sujet du Plan Marshall45.
59La seule réponse positive que les Européens peuvent donner à la lenteur de l’administration américaine, dit ouvertement le sous-secrétaire d’État américain Robert Lovett aux ambassadeurs anglais et français, Lord Inverchapel et Bonnet, est de faire connaître aux États-Unis ce que les Européens ont réalisé et les projets qui sont en chantier46.
60Vu l’intérêt manifesté par les Américains à l’égard de l’union douanière franco-italienne, Alphand suggère une démarche conjointe des ambassadeurs Bonnet et Tarchiani pour présenter au gouvernement de Washington le rapport de la Commission mixte. Quaroni est tout à fait d’accord qu’une pareille démarche « pourrait être très utile » mais, à son avis, la présentation du document devrait être accompagnée d’un exposé de ce que les deux pays ont l’intention de faire pour mettre à exécution leur projet. Alphand ne partage pas cette exigence : son gouvernement ne pourrait pas préparer le document avant de consulter le Parlement et les groupes intéressés, une procédure qui aurait pour effet de renvoyer la présentation du rapport à Washington, présentation qui, au contraire, doit être faite le plus tôt possible et, en tout cas, avant le 27 janvier, le jour où les deux délégations présenteront le rapport de la Commission au comité pour l’union douanière européenne47.
61À Washington, l’administration américaine utilise l’initiative franco-italienne comme un argument pour répondre aux objections soulevées au Congrès contre le Plan Marshall. Le secrétaire d’État Marshall à la Chambre des représentants et M. Douglas au Sénat font ouvertement allusion aux pourparlers pour l’union douanière entre la France et l’Italie. « Je pense que les résultats des études du comité mixte franco-italien, déclare M. Douglas à Bonnet, seront de nature à aider l’administration américaine48. »
62Le sous-secrétaire d’État Lovett ne tient pas un autre langage. À Bonnet et Tarchiani qui lui remettent le rapport de la Commission mixte, il souligne que l’initiative franco-italienne tombe « au moment opportun pour aider l’administration américaine lors des discussions au Congrès ». John Hickerson, chef de la section Europe au Département d’État, leur assure qu’il va étudier avec beaucoup d’intérêt le projet des gouvernements de Rome et de Paris « auquel il attache une grande importance49 ». Bonnet insiste sur la valeur à la fois morale et politique d’une initiative qui non seulement fera porter ses effects en vue de la construction européenne, mais qui contribuera également à faciliter l’application du Plan Marshall. De son côté, l’ambassadeur italien note l’importance de l’exemple donné par la France et l’Italie : il a conscience que celui-ci peut être utilisé par l’administration américaine comme un argument pour surmonter les oppositions qui se sont manifestées au Congrès, tout en soulignant que la coopération américaine reste la conditio sine qua non pour le succès des efforts de Rome et de Paris. Lovett assure Bonnet et Tarchiani que son gouvernement réalise l’importance de leur démarche et qu’il suit avec « intérêt et sympathie » l’initiative franco-italienne50.
63Malgré l’encouragement de Washington à poursuivre sur la voie entreprise, en France on garde un certain pessimisme. « Sans doute eût-il été préférable de commencer par un autre chaînon que celui de l’union franco-italienne », écrit Alphand à Bidault le 27 janvier. « Malheureusement, ce n’est pas notre faute si d’autres pays n’ont pas encore répondu à notre appel ». « Nous n’avions pas d’autre choix, continue Alphand : il fallait donner aux États-Unis l’impression que nous progressions sur la voie qu’ils souhaitaient51. »
64En effet, dans un aide-mémoire à Bonnet, Lovett souligne toute la satisfaction avec laquelle le gouvernement américain a accueilli le résultat de l’étude des problèmes pour l’union douanière franco-italienne. Il s’agit, écrit le sous-secrétaire d’État, d’une évolution d’importance capitale non seulement pour la France et l’Italie mais pour l’Europe tout entière52.
65Les résistances françaises à la réalisation du projet étaient en tout cas très fortes. « Je doute que la France ne se décide à franchir le pas avant les élections italiennes dont le résultat est très incertain », écrit Quaroni à Pietro Campilli le 12 février. « Il y a en plus la tentation de Paris de surmonter les réticences des pays du Benelux avec l’aide anglaise : il s’agit d’une illusion mais il faudra du temps avant que les Français ne s’en rendent compte ». Quaroni estime que, pour accélérer les temps de la signature du protocole, « une forte pression de Washington sur le gouvernement français serait nécessaire, dans la mesure du possible ». L’ambassadeur italien avait avancé cette proposition à l’ambassadeur américain à Paris Jefferson Caffery : ce dernier avait répondu que, bien que le gouvernement de Washington fût très favorable à l’union franco-italienne, il n’avait reçu, de la part du Département, aucune instruction d’insister auprès des Français53.
66Pour le Palais Chigi il est en tout cas nécessaire de tenter de créer en France une atmosphère favorable à l’union douanière avec l’Italie. Sforza va jusqu’à proposer à Quaroni de « sensibiliser » la presse française à ce sujet par des offres d’argent. Le gouvernement italien, écrit le ministre, est disposé à dépenser environ 40 000-50 000 francs par mois pour « convaincre » des journalistes à écrire des articles favorables à l’union douanière. D’accord sur le principe, Quaroni suggère plutôt d’« amener » quelques hommes politiques « d’un calibre moyen » à écrire des articles dans des journaux ou des hebdomadaires et à tenir des conférences sur l’argument. Le prix de l’article ou de la conférence, l’informe l’ambassadeur, oscille en France entre les 50 000 francs et les 100 000 francs mais, en choisissant cette option – plus chère, bien sûr –, on pourrait obtenir un résultat double : « Faire publier un article signé par un homme politique – fait qui, surtout en province, suscite un certain effet – et, en même temps, engager l’homme politique à une attitude favorable à l’union douanière lors des discussions à l’Assemblée54. »
67En Italie on est en pleine période électorale. Le gouvernement italien a besoin de succès sur le plan international et la signature du protocole d’union douanière avec la France paraît un événement de nature à influencer l’opinion publique de la péninsule. C’est dans cette pensée que Quaroni est chargé de demander au secrétaire général du Quai d’Orsay, Jean Chauvel, que l’accord définitif soit signé avant la fin de la période électorale55.
68Georges Bidault n’est pas insensible à l’appel italien. Il accepte aussi que la cérémonie de la signature se déroule à Turin, et de se rendre lui-même dans la ville italienne, afin que l’événement produise un effet majeur sur le corps électoral italien. Le ministre des Affaires étrangères français explique les raisons de sa disponibilité à l’égard de l’Italie dans un télégramme réservé, très secret, envoyé à Washington. « L’ambassadeur d’Italie, écrit-il, a attiré l’attention du Département sur le fait que le gouvernement soviétique a récemment confirmé au gouvernement italien la position qu’il avait antérieurement prise au sujet du retour des Colonies italiennes à l’Italie... Le gouvernement italien manifeste une sérieuse préoccupation devant cette forme d’intervention soviétique et exprime le vœu que les Puissances occidentales lui fournissent les éléments d’une contre-propagande. La tentation est évidente, pour le Gouvernement italien, de tirer quelques bénéfices de ses difficultés. Il n’est pas moins vrai que la menace communiste est sérieuse... C’est ainsi que... j’ai accepté de me rendre à Turin vers la mi-mars pour procéder avec quelque éclat à la signature du Protocole d’union douanière franco-italienne56. »
69Encore une fois ce sont des préoccupations de politique générale qui poussent le gouvernement français à renouveler ses manifestations de solidarité envers l’Italie. L’union douanière continue à recouvrir une signification surtout politique. « Les Français prétendent aujourd’hui qu’ils ont été les promoteurs de l’initiative mais, si nous ne les y avions pas tirés par les cheveux, nous n’aurions rien conclu », écrit Quaroni le 3 mars, deux semaines avant la rencontre de Turin57.
70Il y a un fond de vérité dans les affirmations du diplomate italien. L’Italie était intéressée à l’union douanière avec la France aussi du point de vue strictement économique ; la France, au contraire, n’était pas enthousiaste de se lier avec un pays pauvre et surpeuplé comme l’Italie. Pour les deux gouvernements, l’argument principal en faveur de l’union douanière était « un souci de présentation face à l’Amérique ». « Le prêteur américain qui fait preuve d’un égoïsme intelligent en aidant l’Europe à se révéler, se lassera tôt ou tard... s’il n’a pas le sentiment que son emprunteur fait, de son côté, un effort d’organisation et aboutit à un début de réalisation. Également tributaires de l’Amérique, la France et l’Italie ont intérêt à pouvoir présenter aux États-Unis sans trop tarder l’union douanière scellée entre elles, première amorce d’une réorganisation économique générale de l’Europe58. »
71La création de l’OECE va changer les paradigmes d’analyse et de lecture de la réorganisation économique européenne. L’union douanière italo-française, elle aussi, sera obligée de se transformer. Un effort inutile.
Notes de bas de page
1 P. Quaroni, L’Europa al bivio, Milano, Ferro, 1965, p. 41.
2 Ibid.
3 Archives du ministère des Affaires étrangères, Paris (AMAE), série Z Europe 1949-1955, sous-série Italie, b. 33, J. Fouques-Duparc à ministère des Affaires étrangères, n. 1168, Rome, 20. VI.1952.
L’ambassadeur écrivait, en juin 1949 : « Le protocole d’union douanière... est devenu la pierre angulaire, non seulement de la politique économique franco-italienne, mais, beaucoup plus largement, de toute la politique franco-italienne... Le choix que nous avons fait du partenaire italien pour tenter en commun cette expérience se trouve avoir fait de l’union douanière franco-italienne, économique par sa substance, un acte politique de première importance dans les rapports franco-italiens... L’union douanière franco-italienne a modifié... le climat des relations entre les deux pays, en introduisant un esprit nouveau. Grâce à elle, nous avons pu insensiblement, par un travail quotidien, et sans qu’il en coûtât rien à nos intérêts, bien au contraire, glisser d’une politique contentieuse, qui risquait d’être la conséquence malheureuse de la guerre et du traité de paix, à une politique amicalement constructive ». Archives du Ministère de l’Économie, des Finances et du Budget, Paris (AMEFB), B10780, 50-II-c-4-f, J. Fouques-Duparc à ministère des Affaires étrangères, n. 981, Rome, 17. VI.1949.
4 Sur l’union douanière franco-italienne cf. Y. Mancel, L’union douanière ou le mariage des Nations, Paris, 1949, P. Guillen, « L’échec du projet d’union douanière franco-italienne 1947-1951 », in G. Gilibert, Regioni e comunità montane delle Alpi Occidentali, Angeli, Milano, 1984, p. 11-25 ; E. Serra, « L’unione doganale italo-francese e la conferenza di Santa Margherita 1947-1951 », in J.-B. Duroselle, E. Serra (sous la direction de), Italia e Francia 1946-1954, Angeli, Milano, 1988, p. 73-114.
5 Cf. P. Milza, « Les rapports économiques franco-italiens en 1914-1915 et leurs incidences politiques », Revue d’histoire moderne et contemporaine, janvier-mars 1967, cité par E. Serra, art. cité. Cf. Archives nationales, Paris (AN), papiers Georges Bidault (PB), b 91, note de Hervé Alphand pour M. Bidault, Paris, 11. VIII. 1947.
6 « La documentation française », 10. VI.1948, n. 876, documents relatifs à la création d’une union douanière entre la France et Tltalie. C. Sforza, Cinque anni a Palazzo Chigi. La politica estera italiana dal 1947 al 1951, Roma, Atlante, 1952, p. 52.
7 C. Sforza, cité, p. 54.
8 P. Chance, J. Marabini, « L’union économique franco-italienne se fera lorsqu’on comprendra qu’elle doit être une bonne affaire pour nos deux pays, nous déclare le Comte Sforza », Combat, 17 juillet 1947, p. 1.
9 AMAE, série Z Europe 1944-1949, b. 87, télégramme n. 798, Georges Balay à ministère des Affaires étrangères, Rome, 2. VII.1947.
10 Archivio Storico-diplomatico del Ministero degli Affari Esteri, Roma (ASMAE), fondo Ambasciata di Parigi 1861-1950 (A. Pa), b. 373, télégramme n. 483, P. Quaroni à Ministero degli Affari Esteri, Paris, 1. VIII.1947.
11 Ibid., télégramme n. 493, P. Quaroni à Ministero degli Affari Esteri, Paris, 2. VIII.1947.
12 Ibid., télégramme n. 710, C. Sforza à P. Quaroni, Roma, 6. VIII.1947.
13 Ibid., télégramme n. 521, P. Quaroni à C. Sforza, Paris, 8. VIII.1947.
14 Ibid., télégramme n. 510, secret, P. Quaroni à C. Sforza, Paris, 8. VIII.1947.
15 Ibid., lettre n. 690/8804/2376, P. Quaroni à C. Sforza, Paris, 10. VIII.1947.
16 ASMAE, A. Pa, b. 378, lettre n. 692/9181/2425, P. Quaroni à C. Sforza, Paris, 10. VIII.1947.
17 ASMAE, A. Pa, b. 373, télégramme n. 416, C. Sforza à P. Quaroni, Roma, 16. VIII.1947.
18 AN, PB, b. 91, H. Alphand à G. Bidault, note, Paris, 11. VIII.1947.
19 ASMAE, A. Pa, b. 373, télégramme n. 640, P. Quaroni à Ministero degli Affari Esteri, Paris, 12. VIII.1947.
20 Ibid., télégramme n. 541, secret, P. Quaroni à Ministero degli Affari Esteri, 13. VIII.1947.
21 La documentation française, cit., « Déclaration faite par la délégation italienne le 14 août au comité exécutif ».
22 Ibid., « Déclaration de H. Alphand, chef de la délégation française, au comité de coopération économique européenne le 15 août 1947 ».
23 ASMAE, A. Pa, b. 373, télégramme n. 425, secret, C. Sforza à P. Quaroni, Rome, 15. VIII. 1947.
24 Ibid., télégramme n. 558, P. Quaroni à C. Sforza, Paris, 16. VII 1.1947.
25 Procès-verbal in ASMAE, A. Pa, b. 373.
26 Ibid., télégramme n. 573, P. Quaroni à C. Sforza, Paris, 23. VIII.1947.
27 AMEFB, B10780, Direction des affaires économiques et financières, note pour le Président, 25. VIII. 1947, 50-II-c-4-c.
28 ASMAE, A. Pa, b. 373, télégramme n. 485, P. Quaroni à C. Sforza, Paris, 28. VIII.1947.
29 AMEFB, B10780, 50-II-c-4-c, Ministère des Affaires étrangères à Ministère des Finances, n. 4814, 30. VIII.1947.
30 ASMAE, A. Pa, b. 373, télégramme n. 604, urgent, secret, Paris, 2. IX. 1947.
31 Ibid., télégramme n. 605, P. Quaroni à Ministero degli Affari Esteri, Paris, 2. IX. 1947.
32 La déclaration de M. Alphand du 13 septembre in Agence télégraphique universelle, 25.1.1948, n. 22, « Les projets d’union douanière ». Cf. aussi H. Alphand, L’étonnement d’être. Journal 1939-1973, Fayard, Paris, 1977, p. 204.
« Cette étude devra permettre également de déterminer si cette union pourrait, au départ, être limitée à la France et à l’Italie ou devrait au contraire englober dès l’origine d’autres États européens. Elle aura, en outre, pour objet, de déterminer si la création d’une union douanière serait de nature à faciliter la participation de la France et de Tltalie à une union plus vaste. La commission mixte devra présenter son rapport aux deux gouvernements avant la fin de l’année 1947. » La documentation française, 10. VI.1948, n. 876.
33 ASMAE, A. Pa, b. 373, télégramme n. 662, P. Quaroni à Ministero degli Affari Esteri, Paris, 16. IX.1947.
34 AMAE, série Z Europe 1944-1949, sous-série Italie, b. 90, n. 864, G. Balay à ministère des Affaires étrangères, Rome, 13. IX.1947.
35 Ibid., note de dossier, 10. X.1947.
36 ASMAE, A. Pa, b. 373, n. 916, P. Quaroni à Ministero degli Affari Esteri, Paris, 21. X.1947.
37 Ibid., n. 936, A. Tarchiani à Ministero degli Affari Esteri, Washington, 29. X.1947.
38 Ibid., télégramme n. 956, C. Sforza à P. Quaroni, Rome, 3. XI.1947.
39 Ibid., lettre n. 989/13296/3456, U. Grazzi à C. Sforza, Paris, 8. XI.1947.
40 AMEFB, B10780, 50-II-c-4-f, SDECE, 92165 c/2, secret, 30. X.1947.
41 AMEFB, B10780, 50-II-c-4-e, note du Comité financier, 4. XI.1947.
42 La documentation française, n. 876, 10. IV.1948, conclusions générales du rapport final, 22. XII.1947. Cf. aussi ASMAE, fondo Direzione Generale Affari Politici, Francia 1946-1950, b. 13, 1947, G. Brusasca (sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères), n. 37448/C, Rome, 28. XI.1947.
43 AMAE, série Z Europe 1944-1949, sous-série Italie, b. 90, C. Sforza à Washington, Rome, 29. XII.1947.
44 tbid., b. 87, télégramme n. 27-29, urgent, J. Fouques-Duparc à ministère des Affaires étrangères, Rome, 6.1.1948.
45 AN, PB, vol. 21, télégramme n. 152-161, H. Bonnet à ministère des Affaires étrangères, Washington, 12.1.1948.
46 Ibid., télégramme n. 32-35, réservé, H. Bonnet à ministère des Affaires étrangères, Washington, 4.1.1948.
47 ASMAE, série Télégrammes à l’arrivée, Ambassade de Paris, 1948, télégramme n. 16, P. Quaroni à Ministère degli Affari Esteri, Paris, 7.1.1948.
48 AN, PB, vol. 21, télégramme n. 194-200, réservé, H. Bonnet à ministère des Affaires étrangères, Washington, 14.1.1948.
49 AN, PB, vol. 91, télégramme n. 411, H. Bonnet à ministère des Affaires étrangères, Washington, 28.1.1948.
50 ASMAE, A. Pa, b. 397, télégramme n. 124, Ministère degli Affari Esteri à P. Quaroni, Rome, 30.1.1948.
51 AN, PB, vol. 91, note de H. Alphand pour G. Bidault, Paris, 27.1.1948.
52 Ibid., télégramme n. 573, priorité absolue, H. Bonnet à ministère des Affaires étrangères, Washington, 6. II.1948.
53 ASMAE, A. Pa, b. 397, lettre n. 215/1920, P. Quaroni à P. Campilli, Paris, 12. II.1948.
Sur le projet d’union douanière entre la France, l’Italie et les trois pays du Benelux, cf. P. Guillen, « Le projet d’union économique entre la France, l’Italie et le Benelux », in R. Poidevin (sous la direction de), Histoire des débuts de la construction européenne mars 1948-mai 1950, Bruylant, Bruxelles, 1986, p. 143-164. Sur l’attitude de l’Italie à l’égard du projet Finebel, cf. AN, PB, vol. 91, télégramme de P. Quaroni à C. Sforza, Paris, 18.1.1948, transmis par le SDECE le 31.1.1948.
54 ASMAE, A. Pa, b. 397, lettre n. 296/3036/801, P. Quaroni à C. Sforza, Paris, 24. 111948.
55 AMAE, série Z Europe 1944-1949, sous-série Italie, b. 87, télégramme réservé n. 254-258, J. Fouques-Duparc à ministère des Affaires étrangères, Rome, 24. 111948.
56 Ibid., télégramme réservé, très secret, G. Bidault à Washington, n. 1187-1190, communiqué à Londres (n. 979-982) et à Rome (n. 318-321), Paris, 28.11.1948. Cf. aussi ASMAE, Télégramme à l’arrivée, 1948, télégrammes n. 196 et n. 198 du 28.11.1948 et n. 206, 2. III.1948.
Cf. J. Chauvel, Commentaire, II, d’Alger à Berne (1944-1952), Paris, Fayard, 1972, p. 205, G. Bidault, D’une résistance à l’autre, Paris, la Presse du siècle, 1965, p. 161-2, J. Dumaine, Quai d’Orsay 1945-1951, Paris, Julliard, 1955, p. 266-1.
57 ASMAE, A. Pa, b. 405, lettre de P. Quaroni à C. Sforza, Paris, 3. III. 1948.
58 AMAE, série Z Europe 1944-1949, sous-série Italie, b. 91, n. 1565, J. Fouques-Duparc à ministère des Affaires étrangères, Rome, 17. IX. 1948.
Auteur
Docteur de recherche en histoire des relations internationales. Université de Florence, faculté de sciences politiques, via Laura 48, 50121 Firenze, Italie. A déjà publié : « Bourguiba in Italia nel 1951 : decolonizzazione e alleanze italiane », Storia delle relazioni internazionali, 1988 ; « La politica araba dell’Italia vista da Parigi, 1949-1955 », Storia delle relazioni internazionali, 1989 ; « France and the Origins of the Atlantic Pact » dans E. Di Nolfo (sous la direction de), The Signature of the Atlantic Pact Forty Years Later : a Historical Reappraisal, Berlin-New York, De Gruyter, 1991 ; Vincoli europei echi mediterranei. L’Italia e la crisi francese in Marocco e in Tunisia 1949-1956, Firenze, Ponte aile Grazie, 1991 ; « Alcune considerazioni suH’anticolonialismo italiano » dans E. Di Nolfo, R.h. Rainero, B. Vigezzi (sous la direction de), ITtalia e la politica di potenza in Europa, 1950-1960, Milano, Marzorati, 1992. À paraître : L’unione doganale italo-francese 1947-1951. Alla preistoria della Comunità Economica Europea (titre provisoire).
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