Rapport introductif
p. 363-365
Texte intégral
1L’Italie et l’Allemagne ont deux traits en commun : ces deux pays ont perdu la guerre, mais ils ont bénéficié l’un et l’autre d’une croissance supérieure à celle des pays vainqueurs, comme la France, à partir de 1946. Dans les années 1947-1954, l’Italie a doublé, en terme de revenu par tête, et l’Allemagne a rejoint le niveau atteint en France, après s’être trouvé à la fin de la guerre de 30 % en retrait sur son niveau. A partir de ce constat, on peut s’interroger sur l’utilité du Plan Marshall dans ces deux pays, puisqu’ils avaient de toute évidence perdu une partie de leurs stocks et de leurs transports, mais conservé des moyens de récupération suffisants pour retrouver sans retard les voies de la croissance.
2Le Plan Marshall a-t-il eu une utilité identique dans les deux pays pendant les années 1948-1951 ? Ce Plan a-t-il eu la même efficacité dans ces pays qu’en France, par exemple, qui avait un très grand besoin de se moderniser ? Le Plan Marshall a-t-il eu des effets pervers sur ces économies ? Et peut-on porter un regard critique sur les effets de la manne américaine ?
3Plusieurs communications jugent indéniable l’utilité du Plan Marshall en Italie et en Allemagne. Les unes avancent des raisons politiques, en Italie, les autres des raisons économiques, en Allemagne. Pour ce qui concerne l’Italie, je voudrais résumer les deux communications de B. Bagnato et d’A. Varsori : la première d’entre elles est consacrée à l’union douanière franco-italienne de janvier 1947-mars 1948 ; la seconde aux attitudes italiennes face aux politiques d’intégration de 1947 à 1953. Toutes deux, me semble-t-il, insistent sur le rôle joué par le Plan Marshall et les négociations sur l’intégration européenne qui l’ont suivi : elles ont été un moyen politique de réintégrer l’Italie dans le concert des nations. Le pays venait à peine de signer son traité de paix, de se donner un gouvernement de tendance centre chrétien (sans communistes ni socialistes), et il souhaitait se mettre sur un pied d’égalité avec les autres pays dans les négociations internationales. L’union douanière est présentée, par exemple, comme une idée, en l’air pourrait-on dire, lancée sans y croire par la diplomatie italienne, et sans que personne n’y crût. Or, cette idée du comte Sforza aboutit à un traité qui rendit de grands services : le gouvernement en place lui dut de gagner les élections générales ; il servit à Washington d’argument dans la présentation de l’ERP au Congrès américain : il y avait déjà quelque chose en route, avançait-on, les pays européens essayaient de s’entendre, de réaliser des unions partielles, que suivraient peut-être des unions générales. Ces négociations à caractère économico-politique eurent donc leur utilité et M. Varsori le montre bien, en étudiant les tentatives systématiques faites par les Italiens pour s’associer avec d’autres pays, quand l’occasion s’en présentait : lors du lancement du Pacte Atlantique, du Plan Schuman... Si l’élan n’était pas toujours immédiat, si l’on pouvait sentir quelque hésitation, c’est que les Italiens voulaient tirer des gains politiques certes, mais surtout garder leur autonomie financière et ne pas se retrouver minoritaires dans des conseils où les grandes puissances leur imposeraient des obligations indésirables. Sur le plan politique donc, les Italiens ont fait preuve d’une grande habileté.
4 Sur le plan économique, l’Allemagne, pour sa part, n’a pas démérité. M. Hardach montre l’effet positif du Plan Marshall sur l’évolution du pays. L’Allemagne, à cette époque, est en train de se reconstruire : en 1949 elle recouvre son indépendance ; entre mai et juillet 1948, elle s’est dotée d’institutions propres, notamment bancaires et monétaires, au moment même donc où se négocie au Congrès le volet du Plan Marshall qui la concerne. Le Plan Marshall consacre, en quelque sorte, la division du pays en deux blocs et permet, par contrecoup, à l’Allemagne de l’Ouest de se constituer en une unité politique et économique autonome.
5Par ailleurs, l’aide étrangère reçue par l’Allemagne n’est pas négligeable : elle s’élève à 1 400 millions de dollars (soit 10 % du total distribué). Elle lui servira dans un premier temps à couvrir son déficit : la balance allemande en effet ne devient positive qu’en 1951 et 1952. Et, étant suffisamment importante, elle lui permet, à partir de décembre 1949, de réserver des contre-valeurs (3,5 milliards de DM par an) pour des investissements dans les secteurs de base, pour le versement d’une aide à Berlin-Ouest, pour le lancement d’une campagne fructueuse d’exportation vers les États-Unis, etc.
6Le Plan Marshall permet également à l’Allemagne d’atténuer quelque peu les tensions consécutives à la réforme monétaire, d’en contenir les effets déflationnistes. Grâce à la manne du Plan Marshall, le gouvernement peut importer, à un moment opportun, à partir de décembre 1948, des matières premières et aider à détendre les prix.
7Aux plans politique et économique, l’utilité du Plan Marshall semble donc indéniable, et j’aurais dû clore ici ma présentation si des notes dissonantes n’étaient apparues dans les autres communications.
8M. Abelshauser, en particulier, remet en cause, de manière originale, le miracle allemand et le rôle qu’a joué le Plan Marshall. On disait que la réforme monétaire avait eu une grande importance, qu’elle avait entraîné une déthésaurisation des matières premières, de l’argent, qu’ainsi l’Allemagne s’était doté d’une structure de prix efficace qui lui avait permis de faire baisser le coût de la vie, de relancer la production : et de fait le rebond de la production suit immédiatement cette réforme. On disait que la libération des prix avait eu son importance, que le maintien par le gouvernement de prix contrôlés dans plusieurs secteurs clefs – le charbon, l’acier, l’électricité, le logement...– où les marges de profit ne pouvaient pas se rétablir, avait été rendu possible par l’apport monétaire du Plan Marshall. On tenait l’utilité du Plan Marshall conjugué à la réforme de 1948 pour acquise. Or, si l’on suit M. Abelshauser, cette vue doit être considérablement révisée. Ses arguments sont les suivants : le redémarrage de l’économie allemande ne date pas de la réforme de l’hiver 1948-1949 mais de l’automne 1947, avant donc le début du Plan Marshall ; la chronologie habituelle s’en trouve bouleversée. Il est de fait que les capacités de production allemandes n’avaient pas cessé de progresser pendant la guerre ; la production de biens d’équipement était très supérieure, à la fin des hostilités, à celle de 1936, lorsque le réarmement avait débuté. L’Allemagne, à la différence de ses voisins, n’avait pas cessé d’investir entre 1935 et 1942 et le passage de la Blitzkrieg à la guerre totale s’était traduit par un rajeunissement et un accroissement considérable des capacités de production. Pour reprendre l’expression de Galbraith, on peut dire qu’effectivement les bombardements avaient été un gaspillage : ils avaient atteint les transports, mais non les capacités fondamentales de l’économie allemande. De plus, l’Allemagne avait donc commencé dès avant la guerre à améliorer la qualité de sa main-d’œuvre et elle devait en outre bénéficier d’une main-d’œuvre réfugiée de qualité. On comprend mieux ainsi la capacité de relance allemande et les 15 % d’accroissement de sa production.
9 Il semble aussi qu’il faille prendre en compte le rôle personnel de Lucius Clay : devant le désastre que constituaient tout à la fois le démantèlement et les limites imposées à l’industrie allemande, les autorités américaines, sous son influence, eurent le souci à partir de janvier 1948 de faire sauter les goulots d’étranglement qui entravaient l’économie allemande, de relancer en particulier les transports pour faire parvenir aux aciéries les stocks de charbons immobilisés sur le carreau des mines. La machine industrielle allemande s’en est trouvée ainsi relancée. Abelshauser insiste enfin sur la lenteur du démarrage du Plan Marshall, du fait des oppositions administratives, et à plus long terme, sur la faiblesse des investissements. L’impact du Plan Marshall en Allemagne est donc à reconsidérer à la baisse.
10D’autres contributions, tout en se montrant équitables, laissent percer un certain scepticisme à l’égard de l’aide américaine. M. Bührer fait part des inquiétudes du patronat et des entreprises ouest-allemandes, de leurs critiques à l’encontre des mesures prises en matière d’économie, de finance, de commerce et d’investissement. Ces critiques posent naturellement le problème de l’adéquation entre un plan macro-économique et les attentes, d’échelle micro-économiques, des entreprises. Comment les administrateurs ont-ils pu concilier deux niveaux aussi éloignés de décision ?
11La communication de M. Ranieri, une étude concrète et détaillée sur l’apport des capitaux étrangers, donc américains, dans la reconstruction de la sidérurgie italienne, a le mérite d’aborder, d’une certaine manière, cette différence d’échelle. Dans le secteur sidérurgique italien coexistaient en effet des entreprises de tailles très différentes. D’une part les petites unités de production à base d’hydro-électricité, qui produisaient des aciers spéciaux et s’efforçaient de répondre aux demandes d’une multitude de clients. Les grandes installations du bord de mer, d’autre part, créées par Finsinder et soutenues par les trusts d’État, et qui avaient été gravement endommagées lors de l’avance des troupes. Un groupe de pression extrêmement puissant les soutenait et leur donnait la capacité de négocier directement avec l’administration de l’acier à Rome et avec les autorités et les milieux politiques de Washington. Tel n’était pas le cas, bien sûr, des petites entreprises moins bien représentées. Fallait-il donc subventionner les premières ou les secondes ? En dépit de l’inégalité des forces politiques, les représentants américains à Rome se montraient hésitants.
12Ils craignaient de laisser Finsinder, par ses prélèvements directs sur les marchés et sa capacité à obtenir des fonds américains, évincer du marché financier des entreprises méritantes qui économisaient du minerai en utilisant de la ferraille de récupération et dont les coûts de production étaient inférieurs à ceux des grandes unités. Pourtant, en raison des besoins de Fiat en produits plats et de l’appui donné par la firme en mars 1949 aux demandes de ses usines, c’est finalement la reconstruction des unités du bord de mer et la mise en service d’un laminoir près de Gênes qui devaient l’emporter.
13Cet exemple ne laisse pas de nous interroger, nous autres historiens : la prise de décision à un niveau administratif trop élevé n’a-t-elle pas entraîné une reconstruction inégale, valorisant de très grands projets, et défavorisant peut-être des entreprises de moindre taille, certainement tout aussi valables et peut-être même mieux adaptées aux besoins du marché ? Le Plan Marshall, sans contester ses mérites, n’a-t-il pas été également, de ce point de vue, un facteur de déséquilibre ?
Auteur
Professeur émérite à l’université de Paris X, Nanterre, 200, avenue de la République, 92001 Nanterre Cedex.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le grand état-major financier : les inspecteurs des Finances, 1918-1946
Les hommes, le métier, les carrières
Nathalie Carré de Malberg
2011
Le choix de la CEE par la France
L’Europe économique en débat de Mendès France à de Gaulle (1955-1969)
Laurent Warlouzet
2011
L’historien, l’archiviste et le magnétophone
De la constitution de la source orale à son exploitation
Florence Descamps
2005
Les routes de l’argent
Réseaux et flux financiers de Paris à Hambourg (1789-1815)
Matthieu de Oliveira
2011
La France et l'Égypte de 1882 à 1914
Intérêts économiques et implications politiques
Samir Saul
1997
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (I)
Dictionnaire biographique 1790-1814
Guy Antonetti
2007
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (II)
Dictionnaire biographique 1814-1848
Guy Antonetti
2007
Les ingénieurs des Mines : cultures, pouvoirs, pratiques
Colloque des 7 et 8 octobre 2010
Anne-Françoise Garçon et Bruno Belhoste (dir.)
2012
Wilfrid Baumgartner
Un grand commis des finances à la croisée des pouvoirs (1902-1978)
Olivier Feiertag
2006