Pechiney et le Plan Marshall
p. 291-298
Texte intégral
1Quelques remarques préalables doivent être faites à propos de l’étude du plan Marshall concernant une entreprise comme Pechiney.
2Dans une telle étude, il est bien difficile de dissocier ce qui est attribuable au plan Monnet de ce qui revient, à proprement parler, à l’aide américaine dans les allocations financières et les prêts obtenus par cette société. Concrètement, si, en dehors des missions de productivité aux États-Unis ou des attributions de dollars et de licences d’importation en provenance des États-Unis, les archives de l’entreprise ne mentionnent que très rarement l’aide Marshall, cela ne signifie pas pour autant qu’elle n’ait pas joué un rôle indirect à travers la Caisse de reconstruction et d’équipement puis du Fonds de modernisation et d’équipement. De ce fait, l’origine respective des financements – l’État ou l’Amérique – reste malaisée à apprécier. Il est bien difficile, disons-le, dans le cadre d’un tel travail de faire comprendre comment et pourquoi il y a eu une imbrication étroite entre l’aide Marshall et le premier plan puis son prolongement. Par contre, il faut souligner que sans la contre-valeur des dollars américains, il n’y aurait vraisemblablement pas eu de suite au plan Monnet ; mais d’autres communications se chargeront de montrer cela.
3S’il y a bien eu une aide américaine avant 1947 (dernières bribes de la loi Prêt-bail et accords Blum-Byrnes de 1946), la fertilisation du premier plan en France (1947-1950) date cependant de la contrepartie en francs de l’aide Marshall ; ceci justifie la chronologie adoptée ici pour étudier les effets de cette aide sur Pechiney : 1948-1952. Bien entendu, lors du premier plan, grâce aux Américains, la politique d’intervention de l’État a eu de nombreux effets positifs sur le développement des branches industrielles définies comme prioritaires ; mais ces résultats furent moins spectaculaires sur d’autres secteurs, comme la chimie ou la métallurgie des non-ferreux. Or, cette distorsion entre les activités, conséquence du premier plan, a été prise en compte, en partie, par le deuxième Plan de modernisation et d’équipement. Il convient donc d’en dire un mot, en particulier à propos de Pechiney.
4L’intérêt de l’étude de Pechiney – ce nom ne date en fait que de 1950, année au cours de laquelle, comme nous le verrons, l’ancien groupe Alais, Froges et Camargue a connu de profonds remaniements structurels, non sans liens avec la question évoquée ici – dans la perspective d’une analyse des effets de l’aide Marshall sur l’industrie française, provient justement du fait que ses productions, qui à l’époque étaient doubles (aluminium et produits chimiques, plus particulièrement électrochimie et électrothermie), n’avaient pas été placées au premier rang des préoccupations publiques de la Reconstruction alors que d’autres secteurs, tels que les charbonnages, l’électricité, la sidérurgie et l’agriculture avaient été considérés comme essentiels.
5Certes, le développement d’un vaste programme de constructions de centrales électriques ne pouvait laisser indifférent le premier producteur d’aluminium et de chlore du pays qui, de ce fait, était un gros consommateur d’électricité ; de même la volonté de rénover l’agriculture devait avoir quelque intérêt pour un producteur d’engrais et d’herbicides. Mais l’effet de ces priorités ne pouvait être qu’indirect sur Pechiney, quand il n’accentuait pas l’impression de retard des affaires du groupe par rapport à celles d’autres secteurs auxquels il était techniquement lié. Le choix discriminant de l’État devenait alors objet de critiques à l’intérieur de l’entreprise, non seulement parce qu’il risquait de porter atteinte aux intérêts de la société, mais aussi parce qu’il pouvait avoir des effets pervers sur l’ensemble de l’économie nationale.
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6Ainsi, sans remettre en cause le fait que l’aide Marshall a globalement permis le relèvement et la modernisation rapide du pays, les archives Pechiney donnent l’occasion de se rendre compte que l’utilisation qui en a été faite par les gouvernements successifs et la haute administration n’a pas été considérée comme la plus efficace par tout le monde. On peut donc remarquer tout de suite qu’il y avait des industries stimulées par le premier plan et que d’autres l’étaient moins. En d’autres termes, si la distribution indirecte de la manne américaine a eu des effets d’entraînement incontestables, il n’en demeure pas moins que le mode d’allocation assez dirigiste, qui a été adopté par les Français, a donné lieu à des dissensions, certes feutrées et difficiles à circonscrire, entre les tenants d’une politique ferme d’intervention – les hauts fonctionnaires de l’Administration technique – et les représentants des grandes entreprises privées qui étaient partisans de plus de souplesse.
I. Pechiney au lendemain de la guerre
7Étant donné les besoins de l’Allemagne en aluminium et en chlore pendant la guerre les usines du groupe ont, bien entendu, continué à fonctionner au moins jusqu’en 1944 ; quels ont été, cependant, les résultats financiers du conflit ?
8Du 1er septembre 1939 au 31 décembre 1945, les investissements et le fonds de roulement d’Alais, Froges et Camargue (AFC), en francs courants cumulés1, avaient augmenté de 3,5 milliards, dont 1 milliard pour les immobilisations, 1,05 milliard affecté à la croissance du portefeuille, un troisième milliard pour le fonds de roulement et le reste pour les découverts de la clientèle et de débiteurs divers. La contrepartie avait été obtenue à 69 % par des capitaux frais (0,9 milliard d’augmentation du capital social, 1,2 milliard d’emprunts obligataires déduction faite des remboursements et de 0,35 milliard de prêts venant de filiales) et 31 % par autofinancement. Pendant ces six exercices, les bénéfices nets avaient été de 350 millions, dont 320 avaient été distribués sous forme de dividendes et de tantièmes ; les amortissements et les réserves s’élevaient pendant cette période à 615 millions. L’actif au total passait de 1,7 à 7,4 milliards.
9La situation était apparemment bonne ; mais il convient pour l’apprécier de tenir compte de l’inflation générale des prix qui devait, d’ailleurs, s’accentuer jusqu’en 1949. En outre, rappelons que les investissements, faits avant 1945, avaient porté essentiellement sur l’hydraulique2 et que ce patrimoine hydroélectrique a été nationalisé dès avril 1946. Ainsi, les gros emprunts faits antérieurement se trouvaient sans effets industriels alors que les intérêts et les remboursements continuaient à courir. Certes, AEC a été indemnisé par des obligations de la Caisse nationale de l’Énergie ; il a fallu, cependant, attendre la fin de l’année 1950 pour que Pechiney apprenne le montant des obligations qui allait lui être attribué. Comme le cours de ces obligations avait été indexé sur les variations du prix du kilowatt-heure, elles se sont révélées être une très bonne caution pour des emprunts futurs3 ; mais, en attendant, la société, sans avoir vraiment de difficultés de trésorerie à court terme, devait être extrêmement attentive pour trouver de nouvelles capacités de financement.
10De plus, la nationalisation avait perturbé l’approvisionnement en énergie des usines et, si le prix du kilowatt-heure a été relativement stable lors de la première année de l’existence d’EDF, très vite le gouvernement avait autorisé des hausses qui faussaient toutes les prévisions des industriels et il a fallu attendre le 1er janvier 1949 pour qu’une convention soit signée entre les anciens électrochimistes-électrométallurgistes et l’EDF4. De même, AEC avait subi au cours de la guerre des dommages5 dont le règlement n’a été clos qu’en 1959. On comprend, dès lors, que depuis 1944, l’avenir de l’entreprise, sans être réellement compromis, devait être pour le moins redessiné ; d’autant que, depuis la Libération, les marchés du temps de guerre avaient été complètement rompus. Par conséquent, il fallait dans un climat de pénurie d’énergie, de matières premières, de matériel et de financement, reconstruire la marche de l’affaire, pour le bien de l’économie nationale et pour pouvoir, à moyen terme, faire face à la concurrence des pays qui avaient été épargnés par le conflit et qui étaient, manifestement, déjà en état de surproduction6.
11L’indice de l’ensemble de la production de la Compagnie montre que dès 1946 le niveau de 1938 avait été légèrement dépassé et que, l’année d’application de l’aide Marshall, la reprise est attestée. Certes, toutes les productions de la Société n’ont pas progressé au même rythme et on remarquera que la croissance de l’extraction de la bauxite et des produits chimiques est particulièrement marquée. Mais, en vérité, la difficulté à laquelle se heurte l’entreprise est d’un autre ordre. Ainsi en 1949, la France avait des capacités de production d’aluminium de 95 000 tonnes, mais faute d’énergie en hiver la production a plafonné à 72 000. Par manque de cuivre, de zinc et autre métaux non ferreux, il a été nécessaire d’importer de l’aluminium8. Plus grave encore, tous les concurrents européens envisageaient dès cette époque d’accroître leurs capacités9. Sans l’aide du Gouvernement l’industrie de l’aluminium en France risquait d’être asphyxiée et il en était de même pour de nombreux produits électrochimiques dont la demande intérieure était importante.
II. L’aide Marshall et le fonds de modernisation
12Rappelons tout d’abord que du point de vue des entreprises les besoins étaient de nature très différente. Certes, il y avait d’une part un manque de matières premières (coke de pétrole par exemple) et une carence dans les équipements nouveaux et sophistiqués (redresseurs de courant à mercure, laminoirs à bandes...) qui ne pouvaient être fournis que par les États-Unis10. Mais comme les établissements devaient, en somme, acheter avec du franc ces produits et ce matériel, il leur fallait, d’autre part, trouver du crédit. C’est ici que le Fonds de modernisation est intervenu pour une partie de leurs besoins de financement d’achats aux États-Unis mais aussi en France. Les dollars offerts par l’aide Marshall ne quittaient pas le territoire américain, mais ils servaient aux achats des Français outre-Atlantique ; ces derniers s’acquittaient de leurs commandes en francs ; la contre-valeur ainsi amassée servait alors à alimenter les crédits octroyés par le Fonds de modernisation.
13Faut-il rappeler, également, que chacune des demandes de matières premières ou de matériels devait nécessairement avoir l’aval de deux commissions gouvernementales chargées d’approuver les utilisations des dollars de l’aide Marshall ? La première, de nature financière, était présidée par M. Baumgartner et la seconde, de nature technique, par M. Boutteville. Même si les textes américains laissaient la possibilité à leurs banques (la Chase-Bank) de financer des achats français aux État-Unis11, le contrôle des changes à Paris en plein accord avec l’ECA12 rendait cette ressource illusoire. La pénurie de dollars en Europe rendait, en somme, les politiques dirigistes pleinement efficaces.
14AFC, dans le cadre de ces fournitures américaines, aurait acheté du matériel et des produits pour un montant de 6,124 millions de dollars13, soit l’équivalent d’une somme de l’ordre de 2 milliards de francs. La dépense n’était donc pas négligeable, mais elle a, sans doute, été rendue possible par les prêts du Fonds. Elle a permis d’installer deux nouveaux fours à calciner l’alumine à Gardanne ; de même, des redresseurs de courant à vapeur de mercure pour Saint-Jean, ont été commandés, en partie au titre des surplus américains, dans le cadre de l’aide intermédiaire, antérieure à celle de Marshall. Ajoutons, enfin que la Société Centrale des Alliages Légers (SCAL), filiale commune des transformateurs français d’aluminium, avait obtenu l’autorisation d’acheter un laminoir à bandes pour son usine d’Issoire14, ce qui doublait ses capacités de production de tôles d’aluminium. Le montant de cette dépense n’était pas compris dans les deux milliards de dépenses autorisées d’AFC, cités plus haut15.
15Entre le début de 1949 et l’année 1952, il est plus délicat de trancher sur l’origine de la couverture des crédits demandés par Pechiney au Fonds de modernisation pour financer les autres activités de l’entreprise, notamment dans le domaine de l’électrochimie et de l’électrométallurgie. À considérer les papiers de l’entreprise et en l’état de nos connaissances, il est probable que les demandes de crédits au Fonds de modernisation pour l’aménagement des nouveaux ateliers (voir tableau ci-dessous) ont porté sur les deux tiers des dépenses envisagées dans la chimie. Il n’a pas été possible de vérifier, chez AFC, si l’ensemble de ces demandes ont été satisfaites, mais les crédits ont incontestablement lancé les aménagements envisagés par ces procédures.
Prévisions des dépenses d’investissement prévues par Pechiney – en dehors des achats effectués aux Etats-Unis – et ouverture de crédits demandés au Fonds de modernisation, pour la période de 1949 à 1952, en millions de francs15.
Engagement total | Part des crédits demandés | |
Atelier de carbure de calcium de Saint-Auban... | 1 000 | 52,5 |
Atelier de chlore et soude de Saint-Auban | 590 | 100 |
Atelier de matières plastiques de Saint-Auban | 221 | 45 |
Atelier de ferro-chrome de Chedde | 450 | 96 |
Produits graphités à Chedde | 420 | 52 |
Atelier de silico-aluminium de Rioupéroux... | 200 | 50 |
Plus divers | 969 | ? |
Total | 3 850 |
16De toute façon les demandes présentées ne mentionnaient qu’une partie des investissements de l’affaire (3,85 milliards) puisque les immobilisations nettes figurant dans les bilans, entre le début de 1949 à fin 1952, ont augmenté de 15,837 milliards ; somme obtenue, en fait, par le doublement du capital social, le triplement des réserves – en particulier pour réévaluation – et par l’appel à des emprunts obligataires. Le fonds de modernisation dans le cas de cette industrie privée – qui n’était pas considérée comme absolument prioritaire lors du premier plan – n’a joué qu’un rôle tout au plus de stimulant au début, au moins, de la période. Dès le premier trimestre de 195016, AFC a été prévenu de ne plus compter sur les crédits de ce Fonds à venir. De son côté, la direction exprimait son mécontentement de voir que les taux d’intérêt réclamés au titre des prêts de ce fonds étaient injustement différents selon qu’il s’agissait d’entreprises nationalisées (4,5 %) ou de la sidérurgie (Sollac : 5 %) alors que les autres entreprises privées étaient obligées de payer le crédit plus cher (7 %)17. Les effets de l’aide américaine se sont donc estompés très tôt dans le cas envisagé dans cette étude18.
17Le tableau ci-dessus montre qu’il n’y a pas eu avant 1950 véritablement de croissance spectaculaire des résultats de la Compagnie ; en particulier l’année 1950, qui a constitué un tournant dans les retombées françaises de l’aide Marshall, n’a pas été bonne pour AFC. Il est vraisemblable qu’à partir de cette date l’entreprise a cherché progressivement à se détacher de l’emprise de la décision publique sur sa propre gestion, en se rapprochant justement du modèle américain.
III. L’influence américaine
18Si le dirigisme de l’État, pourtant considéré comme nécessaire en période de reconstruction, pouvait parfois comporter des effets pervers sur des entreprises privées, l’aide et l’influence américaines n’étaient pas pour autant jugées contraignantes ; preuve en était que les États-Unis avaient encouragé le premier gouvernement de la RFA à instaurer une économie libérale de marché. Certes, les dirigeants de Pechiney craignaient, tout de même, pour l’avenir la concurrence d’Alcoa ou de Du Pont de Nemours, mais cela ne les a pas empêchés de tirer des leçons de l’avance américaine.
19Les missions de productivité19 chez Pechiney ont à cet égard joué un rôle important, non seulement parce qu’elles ont permis à des responsables de l’époque et à de futurs cadres de visiter ce grand pays mais aussi parce qu’elles ont eu des retombées concrètes sur la Compagnie. Cette influence est attestée par les archives au moins dans trois domaines. Il s’agit, tout d’abord, de l’attention portée aux méthodes de gestion des grandes entreprises outre-Atlantique ; en second lieu, de l’application en matière de recherche et d’innovation ; enfin de la vigilance portée à la productivité.
20La réorganisation complète de l’organigramme du groupe, à partir de mars 1949, doit être portée au crédit de l’influence américaine puisqu’elle a été faite sur les conseils d’un cabinet américain d’organisation, K.B. White20. La multitude des services et des comités qui se chevauchaient et qui bien souvent étaient devenus ingérables, ont été regroupés en sept divisions par produit, huit services fonctionnels et trois services d’exécution. Chaque division était relativement autonome mais la direction gardait la haute main sur le Financement, l’investissement et la coordination des programmes de l’ensemble. C’est à partir de ce moment qu’AFC a pris le nom de Pechiney. Même si l’année 1950 témoigne des troubles de cette réorganisation, l’objectif était manifestement une nouvelle expansion. Par la suite, la direction a toujours été sensible au management venu d’outre-Atlantique et a fait largement appel aux conseils de ces cabinets américains.
21En matière de recherche, Pechiney avait un long passé de compétition avec les États-Unis, notamment dans le domaine de l’aluminium, et le long séjour que son président Marlio a fait de 1940 à 1945 dans ce pays a très vite contribué à faire connaître, dans l’entreprise, les progrès techniques qui avaient été obtenus, en particulier dans la chloration des produits carbonés (matières plastiques). La Compagnie a, par conséquent, été attentive – mais à sa manière – aux conseils du Directeur des industries chimiques au Ministère21 qui disait :
22« Un effort immense s’accomplit actuellement dans tous les pays du monde, pour appliquer aux industries de paix les plus récentes découvertes de la technique faites au cours de la guerre. Un pays qui ne fera pas l’effort nécessaire ne pourrait continuer à vivre qu’en exploitant des licences étrangères, et il est inutile d’insister sur les conséquences néfastes de tels processus sur la situation des finances et des marchés. Aussi, dans la plupart des pays, même dans ceux où les industries sont individualisées, comme aux États-Unis par exemple, les industriels ont compris la nécessité d’un financement de la recherche et d’une politique générale de recherches à l’échelle professionnelle, voire nationale, superposée à la recherche individuelle22. »
23La réaction de la direction de Pechiney dans la phase préalable à la mise en place d’une recherche collective est très révélatrice ; elle est favorable à la mise en place de laboratoires universitaires (recherche théorique ?) ; elle admet qu’un Conseil supérieur de la recherche donne son avis dans le cas de subventions publiques mais elle affirme que « les industriels recevront d’autant mieux les conseils qu’ils se seront préalablement entendus pour se partager la tâche ». Sans le dire aussi clairement, elle est pour une recherche « individualisée », à l’américaine, en ce qui concerne la recherche appliquée.
24Effectivement Pechiney a fait, dans ces années-là, un très gros effort dans le domaine de la recherche parce que le groupe y était sensibilisé depuis longtemps et qu’il savait très bien que la compétition entre les nations, et particulièrement avec les États-Unis, ne pouvait être soutenue que par une politique efficace dans ce domaine. Le succès économique des États-Unis provenait de leur application, depuis longtemps, dans la recherche et le développement. Pechiney a alors mené des études concernant la mise au point d’une nouvelle cuve pour l’électrolyse de l’aluminium à 100 000 ampères et a créé à Grenoble un laboratoire pour la recherche de nouveaux procédés d’élaboration de l’aluminium23. Du côté de la chimie, à Saint-Auban et à Salindres, ce sont des herbicides et des insecticides qui ont retenu l’attention des laboratoires de la société filiale de Pechiney, « Naphtachimie », installée à Lavera, a produit toute une série de dérivés du pétrole nouveaux en France et « Organico » a mis au point un super polyamide, le Rilsan24. Les résultats, on le voit, ont été dignes d’éloges à la fois dans l’aluminium et la chimie, les deux créneaux fondamentaux du groupe. Grâce à cette recherche « maison » et aux innovations qui ont suivi, la Compagnie a réussi à maintenir son indépendance technique et a pu aller de l’avant au cours de la période qui a suivi (voir tableau25 ci-après).
25Quant à la productivité, le thème n’était pas neuf ; à la suite des missions de productivité, l’insistance des pouvoirs publics concernant cette préoccupation a d’ailleurs donné lieu à une appréciation légèrement ironique chez Pechiney en raison du systématisme adopté pour toute demande de crédits au Fonds de modernisation26 qui devait obligatoirement mentionner le terme de productivité pour avoir des chances d’aboutir !
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26Au total l’influence de l’aide Marshall, imbriquée dans les politiques des commissions par produit du premier plan, a certainement eu des effets très positifs dans le long terme sur le développement de Pechiney. Ce qu’il est intéressant de noter dans cette entreprise, qui n’était pas totalement à reconstruire après-guerre et dont les activités n’avaient pas été classées comme absolument prioritaires par l’administration de Jean Monnet, c’est finalement le sens critique de ses dirigeants à l’égard d’une politique qui risquait de devenir trop interventionniste et par conséquent trop défavorable à l’entreprise elle-même. Il est vrai que jusqu’en 1951, ses dirigeants avaient lieu de s’interroger sur les résultats de leur firme. Certes, les différences de taux d’intérêt autoritairement pratiquées, la parcimonie avec laquelle les dollars et les crédits du Fonds de modernisation leur étaient alloués et la rigueur de certains hauts fonctionnaires à leur égard n’expliquent pas tout mais elles ont leur part dans la situation.
27En vérité, la pénurie avait permis la prise de conscience des liens profonds entre les branches industrielles dans un objectif de reconstruction et de rénovation. Déjà la pratique de la « monnaie-matière » sous Vichy et son maintien quelques temps après la Libération étaient l’illustration de la nécessité de prévoir des échanges inter-industriels. Les comités par produit, lors du premier plan, exprimaient en somme les besoins qui rejaillissaient d’une branche à l’autre pour faire face aux buts assignés à l’économie nationale. Le fait d’avoir fixé des objectifs prioritaires dans le premier plan risquait d’avoir des effets pervers sur les autres secteurs de l’activité. Pechiney, en un certain sens, en était l’illustration. Le deuxième plan a remédié, on le sait, à l’absence de souplesse des premiers choix ; cela s’est alors traduit par la mise en place d’un tableau des échanges inter-industriels dans la Comptabilité nationale. À partir des années cinquante, la nouvelle attitude des pouvoirs publics convenait, en fait, mieux à la Compagnie et à la politique de croissance de la décennie en question. Sans négliger les opportunités qu’offrait l’État dans la période antérieure, l’entreprise, en privilégiant de manière systématique son autonomie de gestion, avait par conséquent préservé son avenir. Plus que l’illustration de la réussite du premier Plan, l’histoire de Pechiney, en ce temps-là, témoigne du succès déjà de l’esprit d’entreprise.
Notes de bas de page
1 Cf. le rapport du Conseil d’administration du 9 février à propos du bilan de fin 1949. Sources : Archives Pechiney, 030/5-2, 53 77.
2 Pour AFC, il s’agissait d’un programme en deux phases. La première, de 1941 à 1946, devait permettre d’apporter 750 millions de kWh supplémentaires à l’entreprise. Les travaux entrepris, pendant cette période, concernaient Saint-Michel et le Vénéon dans les Alpes, Pradières et Aston dans les Pyrénées, Golinhac dans le Massif Central (Sources : Archives Pechiney 00/4/11 245).
3 Pechiney a obtenu des indemnités de 6,743 milliards et, pour l’ensemble du groupe, de 10,136 milliards (Archives Pechiney 030/5-2-5382).
4 Cette convention a été signée pour une durée de cinquante ans et prenait effet à compter du 1er janvier 1949. Elle établissait une obligation de fourniture de courant en tout point équivalente à celle obtenue avant la nationalisation. Avant celle-ci, AFC produisait 1,6 milliard de kWh par an, dont 0,3 milliard était déversé sur le réseau général. Le prix de fourniture était, désormais, calculé au plus juste en tenant compte uniquement des frais financiers, des frais généraux, des charges et de l’entretien d’EDF.
5 Saint-Jean-de-Maurienne, Calypso, La Saussaz, La Praz, l’Argentière... avaient, par exemple, été endommagés par des sabotages. Le montant des indemnités versées a été en fin de compte de 450 millions.
6 Pour l’aluminium, il s’agissait bien entendu des USA, du Canada et de la Norvège.
7 Sources : Archives Pechiney, 030/5-2-5379 (Morsel).
8 15 000 tonnes en provenance de Norvège, 5 000 tonnes de Suisse et 7 250 tonnes de divers pays.
9 Ainsi en 1949, la Norvège envisageait de porter ses capacités de 55 000 à 95 000 tonnes, la Grande-Bretagne projetait de construire une usine en Écosse de 150 000 tonnes, la RFA prévoyait une production de 85 000 tonnes pour 1952, sans compter que les USA avaient des excédents de 85 000 tonnes.
10 Sur toutes les remarques concernant les besoins voir l’excellent rapport de Jacques Bocquentin pour ce colloque, intitulé « Le plan Marshall et l’industrie française de l’aluminium ».
11 Notamment de licences, ce qui n’était pas explicitement prévu dans le cadre du plan Marshall.
12 Economie Cooperation Administration.
13 Cf. Jacques Bocquentin, op. cit.
14 Ce matériel avait été, en fait, commandé aux États-Unis en 1939 ; il n’est parvenu qu’après la guerre.
15 Sources : Archives Pechiney, plan Monnet, D3.
16 En date du 3 mars, M. Thomas, du cabinet du ministre de l’industrie Louvel, écrit au directeur de Pechiney pour l’informer d’une part qu’étant donné que les crédits du plan Marshall s’épuisent, il ne faudra guère compter sur le plan de modernisation pour 1951 et d’autre part que la libéralisation des échanges va désormais handicaper la chimie française (Archives Pechiney, dossier fonds de modernisation, D3).
17 Note de M. Bartholin à P. Jouven en date du 1er février 1950 (Archives Pechiney, dossier fonds de modernisation, D3).
18 Sources : dossiers du fonds cité.
19 Dans le premier semestre de 1949 le gouvernement français avait demandé 2,9 millions de dollars pour des stages aux USA et 1,9 million pour l’assistance technique. Il s’agissait d’une part pour des équipes de se documenter sur l’organisation du travail en Amérique et d’autre part d’acheter de la documentation et des conseils. Le président du CNPF, G. Villiers, en avait informé Pechiney par une lettre du 7 juin 1949.
20 Voir à ce propos notre contribution au colloque Culture, structure et innovation, des 29 et 30 octobre 1990, à l’École polytechnique « Stratégie et innovation au lendemain de la deuxième guerre mondiale chez Pechiney ». Il n’est pas possible de dire, en l’état de nos connaissances, si les conseils de K.B. White ont été réglés sur des dollars Marshall.
21 Circulaire du 13 mai 1949, adressée aux présidents des sociétés par le ministère de l’Industrie et du Commerce, direction des industries chimiques, no 543/DIC (Archives Pechiney). Rappelons à cet égard que la loi du 22 juillet 1948 (48-1228) envisageait déjà la création de centres techniques industriels, en particulier pour la recherche sur les engrais azotés.
22 Lettre de P. Jouven (AFC) au directeur du Syndicat professionnel de l’industrie des engrais azotés du 25 mai 1949 (Archives Pechiney, D3-1948-49, plan Monnet).
23 Il s’agit du laboratoire Soluméta et des recherches sur les procédés dits « Alcar » et « Azal ». En outre, des métaux nouveaux ont été élaborés tels que le béryllium, le zirconium, le silicium extra-pur, le nobium..., sans compter les alliages de ces derniers avec l’aluminium.
24 Sur toute cette gamme de produits voir notre contribution pour le colloque Culture, structure et innovation, op. cit.
25 Cf. Archives Pechiney, note du 26 août 1953, dos. D3.
26 En date du 25 février 1952, la direction Pechiney indique que toute demande au fonds de modernisation devra obligatoirement faire apparaître le terme de productivité qui sera déterminant pour l’attribution des crédits. Cette insistance provient de M. Grimanelli du FME (Archives Pechiney, dos. FME).
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Le Plan Marshall et le relèvement économique de l’Europe
Ce livre est cité par
- Brunier, Sylvain. (2018) Le bonheur dans la modernité. DOI: 10.4000/books.enseditions.8663
- Bossuat, Gérard. (2001) Les aides américaines économiques et militaires à la France, 1938-1960. DOI: 10.4000/books.igpde.2052
- Cassis, Youssef. (2012) Financial crises and the balance of power in international finance, 1890–2010. European Review of History: Revue europeenne d'histoire, 19. DOI: 10.1080/13507486.2012.739150
Ce chapitre est cité par
- Loison, Marie-Claire. Berrier-Lucas, Celine. Pezet, Anne. (2020) Corporate social responsibility before CSR: Practices at Aluminium du Cameroun (Alucam) from the 1950s to the 1980s. Business History, 62. DOI: 10.1080/00076791.2018.1427070
Le Plan Marshall et le relèvement économique de l’Europe
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