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Rapport introductif

p. 247-250


Texte intégral

1Toutes les contributions traitent du même sujet qui peut se résumer à cette question : quelle fut l’influence du Plan Marshall sur l’évolution de l’industrie française ? Si le problème des sources de financement de l’effort d’investissement est, bien évidemment, au cœur de tous les articles, il n’en est pas de même pour le problème des orientations techniques, des choix sectoriels, puisque chaque intervenant étudie un secteur particulier, et non pas les arbitrages entre les différents secteurs. A l’intérieur de chaque secteur par contre, on a porté attention aux différents choix d’investissement qui ont été faits, et à travers eux au problème plus général des transferts de technologie. Dans quelle mesure le Plan Marshall a-t-il été un vecteur de transmission, des États-Unis vers la France, des technologies nécessaires à sa modernisation ? Dernier point commun, toutes les contributions abordent peu ou prou les relations entre l’État et les entreprises à l’occasion du Plan Marshall. Mon avant-propos abordera donc successivement trois idées maîtresses.

2Dans un premier temps, il convient de se pencher sur cet aspect capital, présent dans toutes les contributions : le Plan Marshall ne peut en aucune manière être isolé de l’avant et de l’après, mais il doit être étudié dans la continuité de l’après-guerre. Il n’a en effet pas créé le mouvement de modernisation, il a seulement donné le premier coup de pouce à ce mouvement de croissance de la productivité qui se poursuit durant les années 50. En conséquence, on peut, pour parler par métaphore, voir le Plan Marshall comme un pont jeté entre la modernisation liée à la reconstruction et la nouvelle forme de modernisation développée dans les années 50, la quête de la productivité des facteurs. Deuxième thème de mon exposé, la perception du Plan Marshall, les polémiques qu’il a engendrées. Je pense aux polémiques concernant les risques de domination américaine, le dirigisme et, évidemment, la répartition des crédits. C’est à la fois un vrai et faux problème et il n’est peut-être pas nécessaire d’insister trop sur ces débats, moins importants qu’on ne veut bien le dire. Troisième point enfin, et peut-être le plus important : les transferts de technologie. Le Plan Marshall est l’instrument d’une rupture technique majeure dans la plupart des secteurs, il est d’autre part à l’origine des missions de productivité qui invitent à se poser une question connexe : quelle est la relation entre la hausse énorme de la productivité française à partir de la fin des années 40 et ces missions de productivité ?

3Le Plan Marshall ne peut donc être isolé de l’avant et de l’après. M. Thuillier applique au secteur qu’il étudie cette exigence et l’explicite : « il y a une greffe du Plan Marshall à propos des charbonnages sur le Plan Monnet. Le Plan Marshall, explique-t-il, n’a pas créé le mouvement de modernisation, il l’a accompagné ». Philippe Mioche écrit d’autre part : « Dans la sidérurgie française, l’élan modernisateur est antérieur au Plan Marshall, il commence en 1943 ». Le Plan Marshall s’inscrit donc dans le mouvement des grands programmes qui ont été lancés à l’occasion de la reconstruction et il n’est qu’une composante, en quelque sorte, dans la politique d’investissements des entreprises (de Pechiney, par exemple), politique porteuse d’innovations, et qui, par ailleurs, a recours à d’autres financements. P. Mioche montre que le train à bandes de Denain ne date pas du Plan Marshall. L’apport du Plan Marshall, c’est le train à bandes de la Sollac. Il y a donc continuation, élargissement par le Plan Marshall d’un effort qui lui est bien antérieur. Avec les chemins de fer, le fait devient encore plus patent. D’après G. Ribeil, en effet, la modernisation dans les chemins de fer prend son élan avant le Plan Marshall qui aurait plutôt correspondu à un ralentissement de cette progression, voire à un retour en arrière. Quant à l’automobile, enfin, P. Fridenson écrit : « Le Plan Marshall ne change pas le climat qui s’est établi depuis la période de Vichy ». On le voit, cet état de fait est général. Second point qui n’est pas moins général, le Plan Marshall a donné aux programmes antérieurement définis, les moyens de se réaliser, voire même d’être élargis. Je viens de parler de la sidérurgie et du deuxième train de laminoirs, celui de la Sollac, « le Plan Marshall, écrit Ph. Mioche, n’explique pas tout le second train mais le rend possible » grâce à une modification des conditions de financement et, cela n’est pas moins important, grâce à « une sorte de renforcement de l’optimisme des sidérurgistes quant à l’avenir du secteur ». Mais le cas de l’électricité est certainement le plus remarquable, pour le rôle décisif que le Plan Marshall y a joué en 1946 et 1947. Le financement des investissements électriques était difficile et passait par des prêts bancaires à court et à moyen terme. Le FME a été en somme la divine surprise, une manne céleste, qui a permis de donner une base solide à ces financements. A partir de janvier 1948, la contre-valeur a financé 36,5 % des dépenses d’équipement de l’électricité et l’électricité a absorbé 27 % de la contre-valeur d’après M. Banal. Encore les centrales thermiques qui ont été construites par les houillères ne figurent-elles pas dans ces chiffres. M. Thuillier fait remarquer aussi que le Plan Marshall a permis un financement plus sain des investissements des charbonnages ; le rapport de la commission des investissements qu’il cite est tout à fait intéressant quand il critique la manière dont les investissements ont été financés jusque-là : il y avait effectivement quelque danger à financer des investissements dont l’amortissement est à long terme par des prêts à moyens terme voire à court terme. Le Plan Marshall va permettre d’établir un rapport plus harmonieux entre les différentes durées, puisque les crédits Marshall sont à l’origine de prêts allant de 7 à 15 ans. Le Plan Marshall a donc été l’instrument d’un assainissement du financement des entreprises françaises et, en particulier, des entreprises publiques. Le bilan du financement des investissements en France est en définitive extrêmement positif.

4Venons-en à présent, si vous le voulez bien, à ce problème, vrai ou faux, de l’éventuel renforcement de l’influence américaine par le Plan Marshall. Pour ma part, je penche résolument pour un faux problème. M. Banal cite des polémiques au sein de l’EDF, selon lesquelles les Américains auraient été responsables de la réorientation vers le thermique des investissements du Plan de l’EDF à partir de 1949. Il est vrai que l’ECA est, en effet, allé dans le sens d’un renforcement du thermique parce qu’elle redoutait une crise énergétique en Europe. Mais, cela dit, d’autres instances avaient déjà critiqué la première orientation des investissements de l’électricité, excessivement orientées vers l’hydraulique. La réorientation vers le thermique n’est qu’une décision de politique technique, tout à fait justifiée, et bénéficiant d’un large soutien. Les Américains ont par ailleurs agi avec une relative discrétion dans certains domaines : en ce qui concerne l’interconnexion européenne, pour reprendre l’exemple de M. Banal, une forte pression américaine aurait été possible, puisque cette question touchait directement à la vision qu’avaient les Américains du développement économique européen. Techniquement, il était donc naturel que les Américains poussent vers une solution d’interconnexion, et, de fait, on a bien créé des unions pour la coordination de la production et du transport de l’électricité, mais ces unions étaient de simples instances de discussion, non pas des organes de ratification de plans américains préétablis. Au bout du compte, il n’y a pas eu de modifications fondamentales du contenu des programmes. Dans tous les secteurs, de plus, les liens avec les Américains sont tout à fait antérieurs au Plan Marshall : les industriels français n’ont tout de même pas attendu le Plan Marshall pour se rendre aux États-Unis ! Mercier, par exemple, est aux États-Unis en 1945, et il y étudie les installations. La tradition de coopération entre les entreprises américaines et les entreprises françaises remonte, qu’on y songe, à la fin du xixe siècle. Décidément, c’est bien un faux problème.

5En ce qui concerne le deuxième point, le renforcement ou affaiblissement du dirigisme, il faut reconnaitre que les choses sont envisagées de manières très différentes d’une communication à l’autre. M. Morsel comme M. Bocquentin ont montré une certaine irritation des dirigeants de Pechiney à l’égard des lourdes procédures dirigistes du Plan Marshall. Beaucoup d’industriels français se sont de même méfiés du Plan Marshall dans la mesure où ses procédures, d’essence étatiques, venaient renforcer une tendance fâcheuse. Le cas de l’automobile est tout à fait clair : le Plan Marshall a été ressenti comme un moyen mis en œuvre par l’État pour renforcer son influence et c’est à juste propos que P. Fridenson parle d’« une ultime tutelle administrative », insupportable aux industriels de l’automobile, (en particulier Citroën), tous profondément acquis au libéralisme économique. Un contre-modèle nous est cependant fourni par les travaux publics. La profession met en place, d’après D. Barjot, une coopération exemplaire dont l’une des formes est le CCME, cet organisme qui règle les importations et qui gère les crédits Marshall en parfaite concertation avec à la fois les différentes entreprises et les différentes administrations intéressées. Cette période du Plan Marshall est donc pour les Travaux Publics français une période de gloire, celle durant laquelle ils vont conquérir le second rang mondial, grâce à l’effort d’entreprises anciennes et surtout à l’émergence d’entreprises nouvelles particulièrement performantes.

6M. Thuillier insiste, par ailleurs, sur le fait que les stratégies mises en place dans le domaine de l’énergie l’ont été sous l’influence des économistes disciples de Allais. Sous l’influence de cette doctrine économique, la répartition des crédits commence à obéir à des raisonnements de caractère économétrique, en mettant en concurrence les différents secteurs énergétiques et les différents secteurs industriels. On envisage des substitutions, fondées sur la rationalité économique, entre les différentes formes d’énergie, ce qui n’est pas sans conséquences, évidemment, pour les charbonnages. Pour ce qui concerne les transports, G. Ribeill estime, et je ne partage pas entièrement son interprétation, que le recul des investissements ferroviaires est dû à l’influence du lobby automobile. En fait, me semble-t-il, il faut aussi compter avec l’émergence d’une vision nouvelle de la coordination des transports, une vision moins étatiste si l’on veut.

7Les crédits Marshall ont-ils eu des effets pervers ? Cette question est posée surtout par Ph. Mioche à propos de la sidérurgie. N’est-ce pas là la source de certaines mauvaises habitudes ? Financements publics, contrôle des prix, système de subventions, endettement (le relais du FME a été pris par la suite par le GTS) : ces bases ont quelque chose d’artificiel. Les financements ne correspondent peut-être pas toujours au pur calcul de rentabilité. C’est en cela que P. Mioche a raison de s’interroger sur les effets pervers des aides américaines.

8Pour aborder enfin la question de la répartition des crédits, je dirais qu’elle reflète les choix de la technologie française et repose sur la notion qu’a exposée M. Uri des investissements de base. Il faut faire les investissements de base, puis le reste suivra. Tel est le choix fondamental, conforté par le Plan Marshall. Peut-être la définition des investissements de base n’a-t-il pas toujours été aussi moderne qu’il eût fallu qu’elle fût, mais mon propos est tellement hétérodoxe que je ne m’avancerai pas dans ce domaine. Reste bien sûr le délicat problème de l’automobile : des entreprises négligées, disait-on, Renault aurait été avantagé, tout comme les entreprises américaines. P. Fridenson fait un sort à ces idées reçues et donne les chiffres de la répartition des crédits : le plus favorisé, et de très loin, est Simca, qui reçoit environ un cinquième du total. Pour Citroën, le problème se pose autrement, sans qu’on puisse réellement y répondre : a-t-on refusé des crédits à Citroën ou Citroën a-t-il refusé ces crédits ? Renault, en tous cas, a bénéficié de crédits relativement importants, mais inférieurs à ceux de Peugeot, d’après les chiffres de P. Fridenson. Il semble donc que, dans ce cas, des erreurs aient été faites, l’erreur fondamentale étant d’avoir négligé les petites firmes automobiles qui produisaient des produits de hauts de gamme, et d’avoir orienté l’utilisation des crédits Marshall vers l’établissement d’équipements de grande dimension.

9Dernière idée force : les transferts de technologie. Le Plan Marshall a, de fait, permis des ruptures techniques considérables. L’importation de matériels, de biens d’équipement, dans le domaine de l’automobile, par exemple, a été l’instrument véritable de ces mutations. Chez Pechiney, on est allé démonter une usine aux États-Unis pour l’installer en France, initiant ainsi un changement technique radical dans l’électricité. Ces ruptures empruntent d’autres vecteurs, par ailleurs, que les importations : on assiste à un gigantesque transfert de savoir-faire et de brevets, et ce transfert nous amène tout naturellement à nous interroger sur les missions de productivité.

10Selon M. Kuisel, les missions de productivité n’ont pas eu d’effets spectaculaires sur les méthodes de production, mais elles se sont traduites par des améliorations « marginales », des petits changements imposés par les ingénieurs qui ont vu fonctionner les entreprises américaines. Dans l’industrie sidérurgique, selon P. Mioche, « les missions de productivité ont pris l’allure d’un voyage touristique, les préjugés initiaux ont été confortés plutôt qu’affaiblis » ; les sidérurgistes ont estimé que leurs collègues américains n’avaient rien à leur apprendre. Selon P. Fridenson, il se produit un phénomène exactement inverse, et, si j’en crois les autres communications, plutôt atypique, dans le secteur automobile : le résultat principal des missions de productivité a été la sensibilisation des ingénieurs à la technologie certes, mais surtout aux méthodes d’organisation américaines : quotation par poste, système de formation, marketing... En bref, ce problème de l’efficience des missions de productivité, qui ne concerne pas seulement le Plan Marshall, puisqu’elles se poursuivent après lui, ce problème est délicat ; il reste sujet à controverse ; on a pu le voir avec les appréciations diverses de nos intervenants. M. Kuisel me semble poser correctement le problème : peut-on mesurer quantitativement l’apport des missions de productivité en liant celui-ci à la hausse de la productivité ? Sa réponse est négative, mais peut-être une analyse plus poussée serait-elle nécessaire.

11En conclusion, je me pencherai rapidement, si vous le voulez bien, sur ce qui nous échappe encore, c’est-à-dire tout le reste, tout ce qui n’a pas été étudié. J’ai fait, il y a quelques années, une étude sur la chimie française, et je peux affirmer sans aucune hésitation que le développement d’une nouvelle chimie en France, fondée en particulier sur la chimie organique, est la conséquence de l’importation massive de brevets américains. Ces importations se faisaient le plus souvent par l’intermédiaire de filiales que les entreprises américaines créaient en France, je pense à celles de Dow Chimical ou d’autres grands chimistes américains, mais aussi aux joint venture franco-américains créés sous l’impulsion ou totalement en marge du Plan Marshall. Cette américanisation de la technologie française a engendré, et c’est là un autre point important, une croissance inouie de la productivité dans les années suivantes : le taux de croissance de la productivité atteignait, je vous le rappelle, 5 ou 6 % par an. Il reste encore des domaines à explorer, comme vous le voyez, si l’on veut écrire une histoire complète du Plan Marshall et de son influence.

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