La contre-valeur de l’aide américaine à la France et à ses territoires d’outre-mer : la mesure des rapports franco-américains
p. 177-199
Texte intégral
« Les pressions étrangères se mêlaient aux connivences fondamentales. »
Jean Bouvier.
1L’histoire de la contre-valeur de l’aide Marshall n’a pas été faite. On comprend donc l’intérêt de rechercher à quoi elle a servi. C’est à peine si on établit une corrélation entre le Fonds de Modernisation et d’Equipement et l’aide américaine. L’attribution des fonds de contre-valeur a été l’objet d’une négociation permanente entre les services français du SGCI, créé tout exprès en juin 1948, et la mission américaine de l’ECA-Paris. On n’oubliera pas un troisième acteur : Henri Bonnet, ambassadeur de France à Washington, et ses services, en relation avec l’ECA-Washington de Paul Hoffman. Les Américains entraient grâce à elle dans l’intimité des affaires économiques et politiques de la France et des territoires dépendants. Une telle présence américaine équivalait-elle à une tutelle ? Les Américains ne discutèrent-ils pas la souveraineté économique, Financière, en un mot politique de la France ? Quelle humiliation alors si tel était le cas, quelle belle occasion de dénoncer une nouvelle occupation, plus subtile, tout aussi nocive que la précédente !
2Bientôt un demi-siècle après l’événement, des archives s’ouvrent, indiscutables, les archives du Secrétariat Général du Comité interministériel chargé des questions de coopération économique européenne (SGCI) et au cœur du dispositif de la contrevaleur.
3C’est sans doute dans ce cadre bilatéral que s’est le mieux exprimée l’amitié entre des hommes attentifs à donner le meilleur d’eux-mêmes pour une cause noble, le renouveau de la France et le relèvement de l’Europe. Monnet et son équipe du Plan ; Pierre-Paul Schweitzer, Bernard de Margerie, puis Thierry de Clermont-Tonnerre au SGCI, les hauts fonctionnaires des Finances extérieures, ceux du Trésor, furent les interlocuteurs ordinaires des Bruce, Bingham, Parkman, Labouisse, Tomlinson, Reeds et de leurs équipiers de la mission ECA-France. Ces Français et ces Américains ont fait la France nouvelle, celle des Trente Glorieuses.
I. Contre-valeur et contre-pouvoir américain en France
4Monnet en juillet 1948 écrivit à ses collaborateurs qu’il considérait les déblocages de contre-valeur comme une des conditions de la réussite du plan de modernisation. Il escomptait environ 800 milliards de francs de contre-valeur sur les 1500 milliards que coûterait théoriquement la modernisation de 1948 à 1952. Il n’était pas le seul « modernisateur » à compter sur elle, même si certains pensaient pouvoir s’en passer. Monnet eut rapidement la conviction qu’elle serait disponible pour le plan, car durant l’aide intérimaire les Américains avaient accepté de l’affecter aux investissements.
A. Contre-valeur et investissements productifs
5Monnet proposa à René Mayer, alors ministre des Finances, de présenter ensemble au Parlement l’accord bilatéral sur l’aide américaine et le plan de Modernisation pour bien faire comprendre que l’un n’allait pas sans l’autre. Le conseil devait désarmer les oppositions à l’ERP. Il ne fut pas suivi par Mayer bientôt démissionnaire1. La première grande crise politique française de la IVe République dans l’été 1948 remit tout en question. Comment obtenir le déblocage des fonds de contre-valeur ? La première et sans doute la plus importante condition fut de prendre des mesures nouvelles de stabilisation financière et économique pour éviter que les Américains n’imposent d’affecter la contre-valeur au remboursement de la dette du Trésor. La seconde fut de prouver que le plan se situait bien dans les objectifs définis à l’OECE pour 1952. François Bloch-Lainé de son côté explorait avec finesse la façon dont l’ECA se comporterait en France. Il n’y aurait pas de déblocage global de la contre-valeur, mais l’ECA apprécierait l’opportunité de répondre aux demandes du gouvernement français, et exercerait un contrôle qui constituerait « un moyen d’action sur la politique économique de la France plus direct et plus efficace que la surveillance exercée sur l’emploi des fonds elle même »2. L’ECA apparaissait d’abord comme le garde-chiourme anti-inflation, plus que le gestionnaire de la modernisation. Dans l’ensemble cette vue se révéla exacte.
B. La crise politique, un obstacle aux déblocages
6Les Français n’avaient pas imaginé que l’ECA mettrait une autre condition aux déblocages : la stabilité politique. La grande crise politique de l’été 1948, du 19 juillet au 11 septembre, ouvrait en fanfare le cycle des comédies dramatiques du nouveau régime.
1. Échec d’un déblocage Mayer
7René Mayer, après quelques sondages auprès de l’ECA, et surtout après le vote favorable de l’Assemblée nationale en faveur de l’accord bilatéral avait demandé le déblocage de la contre-valeur de l’aide américaine pour 1948, à quelques jours de la démission du Gouvernement. Il avait assorti sa requête d’un bilan favorable de son action depuis janvier 1948 et de bonnes intentions pour la stabilisation financière. En « échange », il attendait un déblocage de 150 milliards de contre-valeur pour le financement des investissements et des réparations. La chute du Gouvernement interdit évidemment à l’ECA de donner son accord.
2. Durcissement de l’ECA
8La crise politique de l’été, délicate à dénouer après l’échec du gouvernement Marie qui comprenait deux prima dona, Léon Blum et Paul Reynaud, durcit le ton de l’ECA. Monnet pouvait être inquiet pour le Plan, car Bruce faisait savoir que la contre-valeur pourrait être employée à l’équilibre budgétaire, à la réforme du système fiscal et bien sûr, à l’équilibre des échanges extérieurs, donc à la modernisation. Il était inquiétant qu’il ne commençât pas par la modernisation. La crise renforçait Bruce dans son désir d’indiquer la bonne direction au gouvernement Marie. La priorité était de stabiliser les finances. La contre-valeur était un moyen puissant de faire savoir aux Français dans quel sens agir. Le plan était menacé. Alors Monnet recommanda à Paul Reynaud, prêt à l’entendre, un effort fiscal nouveau, en regard de l’effort américain : « Nous avons la chance extraordinaire » dit-il que la modernisation soit allégée considérablement « par l’aide américaine qui aboutit en définitive à faire payer par les contribuables américains une grande partie des investissements du plan de modernisation »3. Monnet, sans doute pour sauver la modernisation, était partisan dans l’été 1948 d’un assainissement lié à une augmentation des impôts. Au cours de cette crise, l’appât légitime pour la contre-valeur renforçait les partisans théoriques ou résignés d’une certaine rigueur fiscale. L’action de Reynaud échoua. Peu importe les raisons, mais l’échec entraîna les plus vifs ressentiments chez les alliés. Comment la France pourrait-elle devenir un pôle de structuration du continent européen ? Comment l’ECA pourrait-elle faire confiance à cette classe politique française ? Comment les modernisateurs pourraient-ils réaliser leurs rêves ?
C. Contre-valeur et soutien d’un gouvernement responsable
1. Queuille présente son programme à l’ECA
9La constitution du gouvernement Queuille ouvrit enfin des perspectives nouvelles pour un bon emploi de la contre-valeur. Une des premières préoccupations de Queuille fut de présenter à Bruce le programme de stabilisation et d’assainissement qu’il comptait mettre en place dont un effort fiscal de 120 milliards. Queuille s’appuya donc sur cet effort pour décider l’ECA à consentir de son côté un déblocage. Il rencontra Bruce le surlendemain de son investiture, soit le 13 septembre. Il téléphona le 16 au Président de la République pour lui dire que les États-Unis étaient d’accord pour débloquer la contre-valeur4, ce « qui sauve la trésorerie et rétablit un climat de confiance », écrivit Vincent Auriol. Bruce décerna, de son côté, un véritable satisfecit à Queuille dont « les intentions en faveur d’une réforme fiscale sur le long terme paraissent sincères »5. En conséquence il poussa Washington à débloquer la contrevaleur, à moins de provoquer la chute de Queuille. Il proposait donc le déblocage de 90 milliards de francs en échange d’une étude générale de l’économie française en novembre. La situation à Berlin ne se prêtait d’ailleurs pas à mettre en péril la solidarité des deux pays. Mais il était entendu que si les communistes revenaient au Gouvernement « cela signifierait incontestablement la cessation de l’aide américaine à la France »6.
2. Déblocage de joyeux avènement
10Le déblocage de septembre 1948 portant sur 45 milliards de francs, mais Hoffman promettait un second déblocage de 45 milliards en octobre avec la mise en œuvre du programme de stabilisation exposé dans la lettre de Queuille à Hoffman du 25 septembre 1948. Ainsi, ce déblocage de septembre était-il une marque de confiance envers le gouvernement français. Un second indiquerait que les Américains étaient satisfaits des efforts français de stabilisation. Mais ce déblocage passa mal auprès d’une certaine opinion américaine très remontée contre l’incapacité politique et économique de la France du fait de la scandaleuse crise politique de l’été. Il fallait que l’opinion française sût que ce gouvernement avait la confiance des États-Unis. En revanche, les spécialistes és économie et finances attendaient de voir la portée des mesures annoncées. Or de nouvelles grèves éclatèrent dans le pays, suscitant la consternation à l’Etranger. Elles firent à nouveau apparaître la France comme un enjeu dans la guerre froide. Ses gouvernements méritaient-ils le plan Marshall ? La charge de l’US News and World Report du 8 octobre 1948, cinglante, exprimait l’espoir trahi, l’incompréhension, la colère : « Il faut que les Américains s’immiscent dans les affaires du pays et lui apprennent à gérer ses affaires jusqu’au moindre sou7. » S’il ne s’agissait que de la Presse américaine, passe encore ! mais des amis de la France, au gouvernement américain, reprochaient à son gouvernement et à son peuple la facilité budgétaire, l’inadaptation des produits français à la vente aux États-Unis, et plus grave sans doute, car plus subtilement déstabilisant le manque de courtoisie envers les Américains en France, mais aussi un manque d’enthousiasme pour le relèvement. Il faudrait modifier « profondément les tendances psychologiques et morales qui semblent manifester dans divers milieux, une inégale volonté de redressement » confiait Dickinson, ministre de l’Agriculture américain, à Bonnet8. On avait évoqué un autre déblocage de 25 milliards. Bruce donna son accord le 4 novembre. Mais pour y arriver le trésor avait dû prouver qu’il se trouvait sans ressources. Autrement dit, le déblocage se faisait en fonction des échéances de trésorerie plus qu’en fonction de projets à long terme.
3. Bruce soutient la France
11Les nombreuses rencontres entre Français et Américains, comme celle de Queuille avec Bruce le 16 novembre, au moment des vagues de grèves, montraient que Bruce encourageait la résistance du gouvernement9. Et J. Caffery disait à Jouhaux, se trompant d’interlocuteur syndical : « Si vous continuez ainsi, nous allons mettre fin à nos crédits »10. Les Américains étaient prêts à abandonner le plan Marshall en France. Mais Bruce « sauva » les Français. Les négociations sur le déblocage de la contrevaleur donnèrent l’occasion à Bruce d’exiger une réforme fiscale anti-inflationniste, car en dépit des efforts l’inflation reprenait de plus belle en raison des dépenses de l’État. Ainsi le Congrès serait rassuré !
4. La stabilisation contre les crédits
12Tomlinson, le conseiller financier de la mission EGA en France, alla plus loin que des remarques générales. Il chiffrait l’effort fiscal français à 300 milliards pour assurer dans de bonnes conditions le financement de 400 à 450 milliards d’investissements productif11. Tomlinson deviendrait-il le directeur du Trésor de la France ? Il prenait position, de fait, dans la querelle interne sur le montant des investissements productifs pour 1949. Tomlinson était allé trop loin. Queuille et Auriol ne laissèrent pas passer : « Les Américains prétendent nous imposer 800 milliards d’impôts sous la menace de retirer l’aide du plan Marshall... » écrivait Vincent Auriol12... Petsche et Queuille furent stupéfaits et pensèrent même renoncer à ce déblocage. Tomlinson se rattrapa. Ayant consulté l’ECA, il proposa un déblocage de 20 milliards dont 15 milliards iraient à l’investissement reconstruction, et 5 milliards à la recherche de matières premières dans les TOM. Queuille joignit à sa demande de déblocage le projet de loi 5754 sur le programme budgétaire et financier du gouvernement, appelé loi des maxima. L’attrait de la contre-valeur avait-il poussé le gouvernement français à prendre des mesures de stabilisation qu’il n’aurait pas prises autrement ? Dans l’été 1948, pour P. Reynaud, comme pour Monnet, il y avait un rapport évident entre déblocage et assainissement. Ce qui ne signifiait pas que l’ECA dicterait le contenu des mesures à prendre. Queuille, quinze ans après, reconnaissait clairement que la contre-valeur en décembre 1948 était attendue comme le Messie mais qu’il avait fallu aussi « fournir la preuve que l’administration était plus sévère que celle des périodes d’inflation. J’ai dû faire voter des impôts montrant que nous avions des finances saines »13. Il y a donc une relation entre la loi des maxima et les déblocages de la contre-valeur. Ces déblocages étaient des déblocages politico-économiques. Accepter les déblocages c’était reconnaître la pertinence de la politique financière et fiscale française, plus que le bien-fondé du plan de modernisation. Refuser les déblocages, c’était mettre en difficulté le gouvernement. L’ECA pouvait-elle prendre le risque de désavouer ce gouvernement du centre qui lui donnait satisfaction, qui proclamait « que la dignité de l’individu est l’un des plus précieux héritage de notre civilisation et que la liberté est un droit inhérent à chaque citoyen14 ». Si malgré des critiques parfois très dures, les Américains débloquaient la contre-valeur, c’est qu’ils choisissaient d’abord de soutenir Queuille contre les communistes. Ils le soutenaient aussi contre les gaullistes. L’ECA ne prêta pas attention aux suggestions trompeuses de Benouville de retenir la contre-valeur afin de faire chuter le gouvernement15.
13L’ECA a-t-elle obtenu en retour ce qu’elle espérait ? L’affectation de la contrevaleur à des dépenses productives était acquise, mais la stabilisation et l’assainissement étaient-ils réalisés ? L’ECA feignit de le croire, mais elle n’en était pas persuadée. Pour le Commissaire Général du Plan (CGP) et le gouvernement français la contre-valeur était ou devint le fer de lance de la modernisation en alimentant largement le Fonds de Modernisation et d’Equipements, source des prêts de modernisation. Elle tempérait la cure d’austérité préconisée par l’ECA. La confiance revenait. Mais pour l’ECA la situation n’était pas satisfaisante pour une autre raison. La Mission n’entrait pas du tout dans le choix des investissements du gouvernement français. La contre-valeur était d’abord une aide budgétaire que l’on affectait sur le papier à des dépenses d’investissements ou de reconstruction pour justifier aux yeux de l’opinion américaine et française l’usage de ces crédits « La liberté d’appréciation des représentants américains n’était pas entière, puisqu’il s’agissait de rembourser des dépenses déjà effectuées » faisait justement remarquer le SGC116. L’ECA ne se contenterait pas de ce rôle longtemps.
D. la France sous contrôle mensuel de l’ECA en 1949
14Les Français venaient de mesurer la pesanteur de l’accord bilatéral. Des francs s’accumulaient qu’ils ne pouvaient utiliser sans autorisation américaine. Le SGCI tentait de faire débloquer la contre-valeur en une fois pour en disposer plus librement. De la sorte pourraient être évitées « des conversations trop fréquentes », disait Pierre-Paul Schweitzer. Mais ses interlocuteurs ne l’entendaient pas ainsi. Il n’y eut aucun déblocage au premier trimestre 1949, car l’ECA estimait qu’il fallait attendre les résultats des débats au Congrès. Tant mieux car la mission de Paris continuait de juger chancelante la gestion financière du gouvernement. Ces hésitations sur l’utilisation de la contre-valeur trahissaient encore des hésitations quant à sa finalité.
1. Recommandations américaines
15Les négociations entre le SGCI, les Finances et l’ECA commencèrent début mars 1949. Le Trésor (Boyer) estima qu’il fallait que l’ECA eût le sentiment de son influence sur l’affectation de la contre-valeur. Il n’y avait aucun danger de prise de pouvoir américaine sur les investissements, car sur 620 milliards d’investissements et de reconstruction programmés par la loi des maxima, les Américains ne pouvaient donner leur avis que sur l’équivalent en investissements de FF 280 milliards de contrevaleur attendue. Mais que se passerait-il si TEC A décidait de repousser tous les projets budgétisés ? Là était le vrai danger que personne en ce début d’année ne semblait redouter, car la mission avait le choix. La négociation franco-américaine sur la contrevaleur de 1949 commença par une liste de recommandations et de propositions de l’ECA concernant la stabilisation intérieure française au nom du libéralisme. L’ECA pouvait-elle vraiment croire que le gouvernement français allait se prêter au démantèlement systématique de l’économie dirigée ?
16L’ECA trouva l’occasion de s’exprimer sur les projets français d’investissements. Les Américains approuvaient la modernisation des Charbonnages de France. Le plan électricité de 40 milliards de KWH pour 1952-53 était jugé insuffisant et l’ECA critiquait le programme des barrages hydroélectrique, ainsi que l’électrification de la SNCF. Les investissements agricoles paraissent judicieux. L’ECA trouvait insuffisante la place accordée aux préoccupations sociales, et en l’occurrence à la sécurité dans les mines et aux logements des mineurs17.
17Elle voulait financer en totalité des projets de redressement imposants pour en faire un objet de propagande. Le plan Marshall était une entreprise de propagande et de conquête des opinions publiques dans le combat de la guerre froide. La politique de la plaque commémorative était un moyen de désigner les responsables du bonheur des peuples.
18Toutes ces recommandations faites, toutes les promesses enregistrées, l’ECA consentit à débloquer la contre-valeur au début d’avril 1949. Quelles ont été les engagements français ?
2. Les promesses françaises
19Pour des raisons pratiques, et à la demande des Français, qui y voyaient un avantage pour la trésorerie, les déblocages furent mensuels. Les Français avaient mal manœuvré, car ils assuraient ainsi une emprise régulière des services américains sur la gestion financière quotidienne.
20Rapidement, le SGCI se battit pour éviter de fournir avant chaque déblocage « des masses de renseignements ». Les contrôles se firent plus exigeants et Pierre Ledoux du SGCI refusa de donner des renseignements hebdomadaires. La loi des maxima servait de faire valoir commode de la rigueur française, à laquelle l’ECA croyait un peu. Suffisamment, pour libérer la contre-valeur, 50 milliards furent débloqués en avril 1949, puis 25 milliards en mai et 28 milliards en juin. Ici un nouvel argument fut produit : celui des charges insupportables de la guerre d’Indochine, auquel s’ajoutait celui du déficit de la SNCF. Petsche estimait les charges nouvelles de l’Etat à 83 milliards. C’était une catastrophe. Il promettait de relever les tarifs, de faire des économies, il obtint son déblocage.
21Si l’ECA ouvrait les crédits, c’est plus parce qu’elle constatait les réalisations concrètes de la modernisation que les progrès de la stabilisation financière intérieure. L’ECA-Paris tenait un discours exigeant, elle veillait en fait à éviter les débordements. Elle avait fait pour la France le choix de la modernisation, dans l’esprit de Monnet et non pas celui de l’austérité à la britannique.
3. Difficultés de l’été 1949, soutiens américains
22Le 1er juillet, une nouvelle lettre de Petsche sollicita un 9e déblocage de 20 milliards. Cette fois-ci Bingham en profita pour demander que le gouvernement couvre les dépenses publiques « sans recours à des moyens inflationnistes de financement ». Mais il expliquait aussi à l’ECA-Washington que la France avait fait de réels progrès économiques18. Ce déblocage et un autre fin juillet furent obtenus. En fait les Américains avaient peur d’une banqueroute française qui ne manquerait pas de faire chuter le gouvernement Queuille. Ils n’en voulaient pas et les conseils de l’ECA se mirent à pleuvoir en faveur d’une ouverture libérale des échanges intereuropéens et d’une révision du taux de change français. Ils ajoutèrent la fin des subventions aux entreprises nationalisées. Le gouvernement français continua de demander des déblocages, comme il était normal de le faire : 30 milliards début août. Mais l’ECA le consentit à titre d’avance, remboursable en novembre. Petsche sortit avec raison de nouvelles raisons de débloquer la contrevaleur. Pour la première fois, il s’appuya sur le rôle de la France en faveur de la libération des échanges et de l’abaissement des tarifs. Au cours de ce mois d’août, Bingham donna son accord à certains projets d’affectation de la contre-valeur. Les préférences des Américains commençaient à se cristalliser. Il notifia son refus de lier la contre-valeur à l’électrification de la SNCF ou à Gaz de France. Les tendances nouvelles s’affirmaient. La mission accorda désormais son approbation à des projets bien identifiés et conformes à ses objectifs de propagande. Fin août, le gouvernement français sollicita le déblocage de 27 milliards. Il fut accepté malgré l’inefficacité des mesures anti-inflationnistes décidées par le gouvernement19. Le SGCI prépara un projet de lettre pour requérir un 13e déblocage de 20 milliards en octobre, mais il fallut accepter de nouveaux entretiens sur les problèmes budgétaires de l’année 1950.
4. Les contraintes de l’ECA
23Les Français pensaient obtenir 32 milliards pour clore l’année civile. Il serait bien temps ensuite de relancer la machine diplomatique à propos de 1950. Mais cette tentative échoua pour la première fois depuis le début du plan Marshall. L’ECA refusa d’endosser une mesure qui pouvait renforcer les tendances inflationnistes en France. Tout n’était pas faux dans ce procès, mais pourquoi le faire maintenant, alors que l’ECA n’avait jamais été dupe des promesses françaises ? Le « savon » était accompagné d’une menace : pas de déblocage de contre-valeur en 1950 s’il n’y avait pas de lutte contre l’inflation. Le temps des hearings au Congrès arrivait et l’ECA devait montrer sa fermeté avec ses protégés. L’ECA durcit en conséquence ses contrôles et ses exigences bureaucratiques. En octobre un fonctionnaire écrivait, abasourdi : « le gouvernement américain grâce à la contre-valeur est arrivé à exercer sur le gouvernement français une tutelle qui n’est pas seulement déplaisante mais qui parfois risque d’être considérée comme portant atteinte à la souveraineté nationale et dont on peut se demander si elle n’a pas dépassé dans certaines circonstances les limites de l’accord bilatéral20 ». Le durcissement de l’ECA était lié aussi à une crise politique française. Queuille quittait la scène et laissait la place à Bidault. L’ECA devint tout de suite plus nerveuse, ne sachant pas quel serait le programme du nouveau gouvernement21. En privé Bingham expliquait que son action n’avait pas pour but de bloquer la contrevaleur mais de faire pression sur Bidault pour qu’il prenne des mesures économiques et financières de stabilisation. Bidault n’était probablement pas allé présenter son programme à l’ambassade américaine. Un mois plus tard les déblocages reprirent avec un virement de 37 milliards. Les Français le justifièrent par l’effort fait pour atteindre les objectifs de stabilisation et par les charges de la guerre d’Indochine. Cet argument servit jusqu’en 1954. Petsche fit encore une déclaration favorable à la libération des échanges européens comme facteur de stabilisation des prix en France. Bingham reconnut que l’inflation avait été tenue durant 9 mois. Cette fin d’année 1949 moins dramatique que celle de 1948 restait marquée par le risque d’une banqueroute, le terme a été employé. Il traduisait une certaine lassitude de l’ECA. Le plan Marshall était-il la bonne solution pour redresser l’Europe, pour la dresser contre les forces du désespoir ?
24Si l’ECA avait débloqué la contre-valeur, si l’ECA-Paris s’était déjugée rapidement, la France ne le devait pas à la force des arguments de Petsche, pourtant soigneusement préparés par le SGCI en accord avec l’ECA-Paris, ni à la politique financière de son gouvernement, mais à une analyse faite à Washington selon laquelle un refus de débloquer la contrevaleur n’améliorerait pas la politique monétaire française et entraînerait des effets politiques néfastes.
5. Deux ans de contre-valeur pour la modernisation
25D’une certaine façon, à la fin de 1949, l’ECA renonça à préparer la politique financière et monétaire de la France22. Elle se rendait compte qu’elle usait sa crédibilité à consentir des déblocages mensuels assortis de « scènes » avec le SGCI. Alors à quoi servaient ces négociations sur la contre-valeur où les Français promettaient, sincèrement ou non, d’amender leurs pratiques fiscales, budgétaires et financières, commerciales, salariales ? Cette « comedia » ressemblait à un hommage féodal, à une reconnaissance éminente de la souveraineté américaine sur la France. Durant ces deux années, les gouvernements au pouvoir en France furent soutenus par l’ECA, tant bien que mal, en dépit des critiques sur leurs résultats économiques et financiers. Mais l’ECA poursuivait un but unique, d’après Bloch-Lainé : « le renforcement rapide de l’économie française »23. Or l’économie française se renforçait incontestablement. Depuis avril 1948 la contre-valeur avait été affectée à la modernisation et à la reconstruction des habitations, des voies ferrées et de la flotte. Elle servit les intérêts les plus éminents du pays tels qu’ils avaient été discutés au Plan, à la commission des investissements et dans les conseils interministériels. La contre-valeur avait aussi pour seconde fonction d’être un moyen de pression des Américains sur la politique monétaire, fiscale, et de crédit du gouvernement. La France ne pouvait être maniée comme un protectorat. Les Américains pouvaient menacer, ce qu’ils pratiquèrent peu. Ils savaient que priver la France de la contre-valeur et de l’aide en dollar serait un échec politique de première grandeur pour eux. En fait ils acceptèrent les insuffisances de la stabilisation financière au nom de la stabilisation politique et de la modernisation.
26Ces gouvernements donnèrent-ils un gage en échange ? Le retour des communistes au pouvoir, un moment évoqué par Queuille et Monnet, devint impensable. Les Américains n’avaient rien d’autre à exiger. Accepter les conseils américains, certes, était indispensable pour assurer l’équilibre des fins de mois. Mais que d’accommodement avec les exigences de l’ECA ! Il n’y eut aucune veulerie dans le comportement des gouvernements et des administrations envers les Américains. Personne ne vendit l’âme de la France pour obtenir les milliards de la contre-valeur, puisque ECA et Français étaient d’accord pour qu’elle serve à la modernisation et à la reconstruction. L’intervention américaine dans la sphère de la politique intérieure française était gênante, mal supportée souvent, condamnée parfois au nom de la souveraineté française, plaisantée sans doute, mais Queuille ou Petsche restèrent les patrons.
II Les préférences nouvelles de l’ECA et de la MSA
27Pendant les deux premières années de l’aide, 1948 et 1949, l’ECA n’avait pas trop contesté les investissements français. Avec le temps, l’ECA manifestait ses préférences. De leur côté le SGCI et les Finances aspiraient à se dégager de la procédure mensuelle de discussion puis de déblocage. Le SGCI voulait négocier un déblocage inconditionnel de la contre-valeur quitte à régulariser en fin d’année la situation et à passer alors en revue la situation économique de la France.
A. Derniers déblocages pour les entreprises nationalisées
28Petsche lança fin janvier 1950 un appel à un déblocage de la contre-valeur de 20 milliards. Le dialogue franco-américain pour 1950 commençait. Il porta dès le départ et contrairement aux années passées sur les investissements et non sur les questions fiscales ou d’équilibre budgétaire. Bingham fit connaître l’intérêt immédiat de Washington pour des projets ayant un impact profond sur l’opinion. Il voulait financer plus d’hôpitaux et plus d’écoles. Ces désirs pressants de l’ECA risquaient de modifier le rythme de la modernisation. Malgré la situation toujours précaire du Gouvernement, l’ECA autorisa, le 2 février 1950, le déblocage de 20 milliards. Ces fonds furent affectés essentiellement aux entreprises nationalisées. Mais Bingham fit remarquer que ce déblocage était exceptionnel et le Gouvernement savait que la rigueur financière restait à l’ordre du jour, malgré les réactions négatives de l’opinion. Le 27 février 1950 Pestche demanda à nouveau 20 milliards. Bingham l’accorda, mais on se mit d’accord pour engager des conversations générales sur l’utilisation de la contrevaleur. Le déblocage fut affecté encore aux nationalisées, mais aussi à l’industrie privée et au logement, révélant ainsi les dispositions profondes de l’ECA.
B. Les préoccupations politico-sociales de l’ECA
29Le 13 avril 1950, Bernard de Margerie proposa un projet d’utilisation de la contrevaleur pour 1950 de 230 milliards. Il avait augmenté conformément aux désirs de l’ECA les postes afférents aux habitations, hôpitaux, écoles, introduit le tourisme et réduit les montants prévus pour les CdF et EDF. L’ECA venait de lancer une offensive pour améliorer concrètement le niveau de vie en France.
1. Des HBM (Habitations à Bon Marché) ?
30L’ECA se documenta très profondément sur l’état de la société et de l’économie française. L’ECA voulait des Habitations à Bon Marché (HBM) dans les zones industrielles. Elle suggérait de créer une réserve de crédits pour les HBM et le développement du tourisme. Certains Américains parlaient même, assez haut pour se faire entendre des Français, de 100 milliards ! Or 100 milliards c’était plus de la moitié de la contre-valeur prévue en 1950. Tomlinson, encore lui, tempéra heureusement les ardeurs de l’ECA-Washington et parla d’un fonds de 20 milliards. Quels enseignements tirer de cette négociation ? On notait tout d’abord que les Américains rêvaient d’une France idéale. Ce serait une France soucieuse de loger confortablement ses ouvriers. Ces ouvriers seraient efficaces et travailleraient sur des machines performantes. Cette France saurait accueillir les touristes américains, serait capable d’exporter aux prix mondiaux. Elle aurait des finances saines et équilibrées fondées sur un effort fiscal juste. Ensuite on remarquait que l’ECA avait d’autres idées d’utilisation de la contre-valeur. Les Américains s’apprêtaient à disputer aux services français les choix d’affectation de la contre-valeur dans le budget français.
2. La réponse française : le Parlement est souverain
31Il était impossible d’accepter l’intervention américaine dans la définition du programme d’investissements français. Il était tout autant délicat de la rejeter estimait Margerie, car l’ECA « refuserait de débloquer la totalité de la contre-valeur » ; un refus de tenir compte des vœux sociaux de la mission ferait apparaître le gouvernement comme réactionnaire ; un refus donnerait du poids aux syndicalistes américains qui pressaient la mission de favoriser les travailleurs français et déstabiliserait Bingham. Or Bingham était de la trempe de Bruce. Il savait défendre les intérêts du gouvernement français. Margerie conseilla de prendre l’initiative de créer ce fonds de réserve qui faisait tant plaisir à l’ECA. Le fonds fut créé le 25 avril 1950 pour 20 milliards. Quel usage faire maintenant de ce fonds dont les crédits étaient mis à part ?
32Les Français constatèrent que l’ECA faisait des propositions d’utilisation qui ne correspondaient pas aux choix budgétaires du Parlement Français. Elle proposait de développer des programmes d’HBM, d’aide à la réinsertion professionnelle des réfugiés, de productivité, de tourisme, source de devises, et de renforcer les exportations vers la zone dollar, un serpent de mer.
33Cette réserve prise sur la contre-valeur s’apparentait à un domaine réservé américain, à un empiétement sur la souveraineté française. N’était-on pas sur la voie d’une gestion de la contre-valeur par l’ECA, sans consultation du Parlement français ?
34Les Français firent savoir qu’ils s’en tiendraient aux décisions du Parlement.
3. Défendre le Plan Marshall
35L’ECA posait à nouveau la question de l’information des utilisateurs de l’aide Marshall. Elle demandait sans doute beaucoup trop à un gouvernement soucieux de défendre jalousement la souveraineté nationale, par rapport à des groupes qui lui déniaient tout patriotisme.
36Des incidents avaient eu lieu qui conduisirent le gouvernement à la prudence. Ainsi il ne fut pas possible d’apposer des affiches en faveur du plan Marshall dans les locaux de la SNCF, malgré les ordres de la direction générale en raison de l’hostilité de la CGT et du PCF.
37L’activisme américain était-il nécessaire ? L’ECA tenait beaucoup à apposer des plaques commémoratives sur les projets réalisés grâce à l’aide Marshall, sur les lycées par exemple ou sur les barrages. L’ECA voulait des plaques sur « ses » HLM en 1951. L’inauguration du barrage de Génissiat donna l’occasion à l’ECA de manifester son mécontentement. Qui a financé Génissiat, une superbe réalisation susceptible d’une exploitation politique avisée ? La Compagnie Nationale du Rhône déclara devant une journaliste américaine de l’ECA que Génissiat n’avait pas été financé par la contrevaleur. Or le barrage était inscrit sur la liste d’éligibilité pour une somme de FF 2,170 milliards. La Compagnie Nationale du Rhône avait préféré « affecter » de son propre chef cette somme à d’autres barrages (Seyssel, Donzère). Génissiat devait rester français. Les Américains étaient frustrés des bénéfices politiques et médiatiques de la spectaculaire opération de modernisation.
38Les Américains étaient très soucieux d’engranger les bénéfices politiques de cette aide, car ils entendaient lutter contre les communistes français, faire plus social qu’ils ne le demandaient. Le gouvernement français avait longuement hésité et tergiversé. Une sorte de concurrence s’instaurait entre lui et les Américains face au peuple français et surtout face aux peuples dépendants. Gagnerait-il la bataille de l’opinion dans le combat pour ou contre le plan Marshall ? Autour de mai 1950, donc avant la Corée, le gouvernement français décida de jouer prudemment le jeu de l’information du public français et algérien. Sans doute le fit-il par obligation plus que par conviction.
4. Publicité et logements sociaux
39Le 26 avril 1950, l’ECA donna son accord pour un déblocage de 70 milliards de contre-valeur. Les déblocages se firent par trimestre. Les contemporains y virent un hommage à la France pour le plan Schuman et l’inventivité française à l’OECE (Finebel).
40On se mit d’accord sur une liste d’éligibilité de 230 milliards. Satisfaisant l’ECA, le SGCI demanda l’utilisation de 12 milliards pour des HBM. Claudius-Petit, ministre de la Reconstruction, avait été hostile au financement des HBM sur l’aide américaine. Mais il accepta d’ajouter ces crédits au programme ordinaire. Parkman, le nouveau chief-mission en août 1950 exigea que ces fonds soient affectés à des programmes complets de logements et que les utilisateurs soient avertis de l’origine des fonds.
Tableau I Liste d’éligibilité 1950, prévisions et réalisations (En milliards de francs courants)
Prévisions 230/250 | Réalisations | |
CDF......... | 52,7 (dont 4,5 habitations) | 26,092 |
EDF............................. | 65 | 42,359 |
GDF................................ | 6,8 | 2,110 |
CNR................................ | 10 | 7,830 |
Agriculture | 28,6 | 21,187 |
Industrie privée... | 31,3 | 28,978 |
AFN............................... | 20 | 16,062 |
TOM................................... | 7,4 | 3 |
Sarre | 3,4 | 2,917 |
CAR.............................. | 24,25 | 18,465 |
HLM . | 0 | 12 |
Total | 249,45 | 181 |
Source : cf. note24.
41La liste définitive des réalisations pour 1950 atteignit seulement 181 milliards. Elle portait la marque des préférences américaines. D’une part les crédits de contre-valeur affectés aux grands équipements chutaient en valeur absolue et relative. EDF, GDF, CDF, Compagnie Nationale du Rhône ne représentaient plus que 43,3 % du total contre 53,9 % ; en revanche la reconstruction et les HLM avaient progressé en valeur absolue et relative : 16,8 % contre 9,7 %, 30,4 milliards contre 24,2 milliards !
42L’ECA avait-elle « fait » cette liste ? Le tableau précédent montrait l’avancée et les limites des satisfactions apportées aux Américains. Le gouvernement français s’en était tenu le plus possible aux choix de modernisation préparés par le Plan, tout en manifestant une certaine cécité sur les besoins en habitations nouvelles. La liste d’éligibilité de 1950 était tout de même un avertissement très net pour les services français.
43La guerre de Corée, déclenchée au cours de l’été présentait un autre danger pour la contre-valeur. N’allait-on pas l’affecter prioritairement aux dépenses de réarmement ?
44Le second danger était la poursuite du « tout HLM », cette opération énorme destinée à frapper les esprits, afin que nul n’ignore que l’Amérique était à l’origine du bonheur des Français. Les projets français d’HLM pour 1951 ne dépassaient pas 35 milliards dont 12 milliards de contre-valeur. Or l’ECA-Washington semblait décidée à affecter l’ensemble de la contre-valeur de 1951 aux HBM soit environ 100 milliards de francs. C’était proprement inadmissible, jugea le SGCI en novembre 1950 !
45Bien entendu, les Américains tentaient de réaliser une gigantesque opération publicitaire qui aurait pu porter comme titres « le plan Marshall loge les Français » ou encore « Bonheur en famille grâce à l’Amérique ».
46Le SGCI s’empara alors de l’argument du réarmement, ardente obligation du moment, pour refuser le tout HLM en 1951. Cet argument pouvait porter mais que deviendrait alors la modernisation ? Le SGCI comme le gouvernement souhaitaient poursuivre la politique des investissements productifs et celle de la reconstruction ou des constructions neuves, mais au rythme établi par l’Assemblée nationale. Tel nous semble être le message de ces incidents.
C. Le social pour faire passer la guerre
47Quand la commission des investissements débattit de l’usage de la contre-valeur pour 1951, Petsche rendit un hommage appuyé à Monnet pour ses efforts d’économie sur les projets d’investissements.
1. Réduction des investissements 1951 par Monnet
48Monnet ne put échapper à la nécessité de ralentir certains programmes à cause du réarmement en cours. Le CGP demanda 621 milliards, puis 462, puis 370 milliards pour 1951. Mais Pestche annonça qu’il fallait retenir seulement entre 285 et 305 milliards pour les investissements du plan. Monnet, curieusement, à la différence de l’épisode épique de décembre 1948, ne protesta pas mais demanda à connaître les projets d’investissements des armées, sans doute pour les critiquer, en vain ! Il s’accrocha alors à 355 puis battit en retraite sur 335 milliards. Il ne pouvait oublier que l’économie européenne était passée d’une économie de paix à une économie « de sécurité », en fait à une économie de préparation à la guerre.
49Sa lettre ne troubla pas Petsche qui annonça, le 21 novembre 1950, 312 milliards pour les investissements productifs et 59 milliards pour la reconstruction de la SNCF et de la Flotte.
50Le gouvernement arbitrait en faveur de la reconstruction et des logements. Monnet était « trahi » par l’ECA, pour la première fois.
2. 1951, PECA veut des logements
51Au début de l’année, Petsche tenta d’obtenir un déblocage global de la contrevaleur afin d’en intégrer son montant aux recettes de l’État. Il échoua. Petsche et les Français avaient des raisons d’être anxieux, car une rumeur courait sur l’affectation de la contre-valeur à des dépenses non budgétisées, c’est-à-dire non contrôlées par le Parlement. Les Américains se réservaient la possibilité d’imposer aux Français des dépenses en faveur du réarmement ou d’autres postes. Pour éviter un choc « trop vif pour M. Petsche », Guindey le prépara à l’idée d’un comportement nouveau de l’ECA. Fallait-il affecter toute la contre-valeur aux HBM pour combattre le communisme comme le demandait Parkman25 ? Le gouvernement refusa et Petsche estima que les autorités américaines remettaient en question « le principe même selon lequel le gouvernement français disposerait des fonds de contrepartie pour couvrir des dépenses inscrites à son budget »26. Mais l’ECA regrettait d’avoir trop facilement céder à la magie dialecticienne de Monnet, cet homme extraordinaire, disait Bruce, en faveur de la modernisation, au détriment des logements. Elle était décidée à exiger un gros effort en faveur du logement, mais la guerre de Corée et les conditions du réarmement des pays de l’OTAN ruinèrent en partie ce projet. Ceci étant, la discussion sur le contenu du programme d’investissements commença en mars 1951, alors que l’ECA s’attendait à obtenir du Congrès l’autorisation d’utiliser la contre-valeur pour un usage militaire et que couraient toujours les rumeurs d’une affectation aux logements sociaux. Une liste d’éligibilité fut présentée aux Américains le 14 mars 1951. Elle avait été préparée par le Commissariat général du Plan qui l’élargit à 180 milliards, alors que les Américains débloquaient seulement 100 milliards de contre-valeur. Monnet fit un dernier effort pour faire financer par la contre-valeur les grands secteurs de base. L’ECA s’y opposa car elle estimait que le Congrès recommanderait l’utilisation du reliquat de contre-valeur pour des dépenses militaires.
Tableau II Liste d’éligibilité de 1951, projets (En milliards de francs courants)
Projet A | a + B | |
Reconstruction, habitat | 50 | 51.4 |
Total | 124,4 | 184,6 |
52Symboliquement, la présentation était différente de celle des années passées. Le projet commençait par l’habitat. Sa présentation était déjà un acte politique. Au cours des conversations sur le déblocage, l’ECA fit savoir qu’elle tenait beaucoup à voir les TOM figurer sur cette liste. Ne pas obtempérer pouvait « susciter certaines difficultés27 ».
3. Contre-valeur et communisme en 1951
53En avril 1951 un accord avait été trouvé. Les Français feront des dépenses sociales « dont l’exécution contribuerait le plus efficacement à la lutte contre le communisme »28 expliquait le SGCI, en écho aux paroles de Parkman. Signe des temps ? Le terme d’HBM était remplacé par celui plus moderne d’HLM. Les Français avaient accepté les thèses américaines, mais ils restaient dans le cadre du budget. Parkman accorda son aval à la liste d’éligibilité présentée à condition de commencer par financer la liste A de 134,4 milliards, celle qui insistait sur les aspects sociaux, on verrait pour le reste plus tard. Pour l’anecdote, les fonds HLM de 1950 furent affectés à certains programmes très précis. Les Américains choisirent sur une liste de programmes immobiliers ceux qui devaient être réputés construits avec la contre-valeur : 7 157 logement dispersés dans la partie Nord de la France (Paris, Le Plessis-Robinson, Clamart, la cité universitaire d’Antony, la Moselle, les villes sidérurgiques, Strasbourg, Le Havre, Rouen, Douai, et la région lyonnaise : Parilly, Saint-Etienne)29.
Tableau III Liste d’éligibilité de 1951, liste définitive du premier semestre (En milliards de francs courants)
Reconstruction et construction, hôpitaux, écoles, habitations | 51,4 |
Total | 98,507 |
54Le contrat habitations était tenu, la liste A presque entièrement réalisée. La Sarre était repêchée in extremis en octobre 1951 pour 2,3 milliards. La liste trahissait une nouvelle philosophie. Le social avait pour but de remonter le moral de la population, peut-être à la veille d’une nouvelle conflagration. La prise en compte de l’industrie privée était une sorte de revanche sur la priorité antérieurement accordée aux nationalisées. Les grands équipements d’EDF ou de CdF, qui constituaient les gros bataillons des dépenses de contre-valeur avaient disparu. Certes, on arrivait à la fin du plan Monnet mais c’était aussi le signe des nouvelles tendances américaines dans lesquelles se coulaient les Français. D’une certaine façon, cette liste marquait la fin de l’influence de Monnet sur les Américains. Peut-être aussi la fin d’une certaine conception du rôle de l’État dans l’économie que les Américains avait contribué à réduire. La contre-valeur de la fin de l’année 1951 servit essentiellement au réarmement.
4. La contre-valeur tombe aux mains du Congrès
55L’utilisation de la contre-valeur posa de nouveaux problèmes à partir du vote de la loi de Sécurité mutuelle de 1951. A lire certains textes d’origine française, les dispositions de la loi correspondaient à l’attente de l’administration française qui désormais souhaitait pouvoir utiliser la contre-valeur à des fins militaires, afin de soulager le budget français. Par ordre de priorité l’affectation de la contre-valeur était désormais la suivante : programmes militaires, puis TOM, enfin HLM. L’aide se réduisant, il était normal que la contre-valeur diminue puis disparaisse. On en attendait 80 milliards seulement pour 1952, 140 milliards avec les reliquats. Les services français proposèrent de répartir ces fonds à égalité entre les dépenses militaires, la construction et les investissements productifs. Bref, ils reprirent les dispositions de 195130. L’effort de réarmement avait bien entendu une incidence sur les investissements. Ils étaient ralentis. Or l’effort militaire supposait au contraire de les poursuivre pour assurer à la fois la production d’armes et la satisfaction des besoins civils. Monnet écrivit le 9 mars 1952 à Pinay pour lui rappeler que la production française avait progressé depuis 1947 de 50 % et le revenu de 30 % grâce à la modernisation. Il y avait donc « nécessité d’assurer la continuité de la politique d’investissements productifs »31. Monnet n’a pas été entendu. Mais pouvait-il en être autrement, puisque les Français avaient accepté de limiter leur effort d’investissements, en raison des contingences immédiates du réarmement et des objectifs américains de construction de logements ? L’essentiel de la contre-valeur de 1952 alla aux dépenses militaires et à l’Indochine. Le Congrès s’engageait dans une politique d’utilisation programmée de la contre-valeur. Elle devait encourager la libre entreprise, les syndicats libres et favoriser l’augmentation du niveau de vie des masses laborieuses. Désormais, et depuis 1952, la contre-valeur n’était plus affectée à la modernisation, mais aux dépenses militaires ou à des projets de productivité. Le dernier trimestre 1953 de contre-valeur se montait à 69,4 milliards : 59,5 servirent à la production militaire et 9,9 à des projets de productivité intereuropéens, agricoles, industriels, pour le travail (labor)32. A la suite de l’accord franco-américain du 29 avril 1955, Dillon-Pflimlin, la contre-valeur déposée au compte spécial à partir du 1er janvier 1955 « constituera l’un des éléments de la participation américaine au financement des dépenses du Corps expéditionnaire français en Indochine »33. Cette utilisation de la contre-valeur n’avait plus rien à voir avec la grande période Marshall, comme si le Congrès regrettait d’avoir laissé les États européens libres de discuter de son emploi avec les missions ECA.
56En dépit des remontrances américaines, prononcées solennellement deux fois, en septembre-octobre 1948 et en octobre 1949, en dépit des égarements français dans la gestion des finances publiques, en dépit de la dérive autoritaire du Congrès à partir de 1951, les Américains donnèrent leur aval à des déblocages de contre-valeur pour la modernisation des secteurs de base (EDF, CdF, CNR, GdF, Sidérurgie, SNCF, Agriculture). Monnet a donc gagné sur le court terme, même si dans le fond il y avait des résistances à la modernisation. En fait, ECA et gouvernement français étaient contraints par les événements à marcher dans la voie indiquée par Monnet. Une stabilisation financière sans augmentation de la production ne pouvait rendre la France aussi forte que les Américains le désiraient pour leur stratégie mondiale. La misère matérielle engendrait des conflits exploités par les communistes. Si l’ECA laissait partir les crédits pour la modernisation, c’était que le gouvernement américain avait choisi la confrontation avec le monde communiste au cœur de l’Europe, car mieux valait une France modernisée économiquement et des difficultés financières transitoires qu’une France stable mais stagnante économiquement.
III. La contre-valeur au service des modernisateurs
57En 1959, les comptes de contre-valeur étaient arrêtés d’un commun accord34 :
58Que sont devenus les 952,6 milliards de francs de contre-valeur restés aux mains de la France ?
59La contre-valeur a-t-elle été utile à l’économie française ? La réponse est positive, sans restriction. Les conditions du déblocage de la contre-valeur ont-elles été respectueuses de la souveraineté française ? Les Américains ont-ils fait des choix à la place du gouvernement français ? Il y a eu débat. Hirsch a-t-il raison de dire que « Jamais les Américains ne nous ont imposé quoique ce soit ni changement d’objectif, ni changement en cours d’exécution du plan. Il n’y a pas un seul cas »35 ? Nous ne pouvons approuver pleinement Etienne Hirsch, car à partir de 1950 un contrôle très étroit se développa sur l’affectation des fonds. Mais les grands équipements du premier plan avaient été engagés en 1949 avec l’approbation de l’ECA. On voit mal pourquoi l’ECA aurait évité d’indiquer le bon choix, d’après elle. L’ECA-Washington marqua ses préférences pour une lutte active contre l’inflation, pour une réforme draconienne des impôts, pour la liberté des prix et l’investissement par le marché. Elle répugnait à laisser filer les masses de contre-valeur vers les entreprises nationalisées. Mais elle tarda aussi à déclencher son tir de barrage. L’ECA-Paris encouragea les investissements. En témoignent trois exercices budgétaires qui comportèrent pleine et dense affectation de la contre-valeur aux entreprises nationalisées et aux secteurs de base. Un historien américain estime que jamais les Américains n’ont réussi à obtenir des Français une réduction du montant des investissements de modernisation ou de reconstruction36. L’année 1951 prouvait cependant qu’une rupture s’était produite dans le comportement américain. L’ECA était décidée à imposer certains de ses choix, en l’occurrence les constructions neuves et les dépenses militaires. Pour le premier point, les Français renâclèrent puis cédèrent, sur le second ils devinrent demandeurs ! C’est pourquoi sur l’ensemble de la période 1948-1959 la contre-valeur affectée au réarmement représente 24,2 % du total. Mais c’était le temps de la MSA.
IV. Développement de l’Outre-mer ou mainmise américaine sur les richesses de l’empire ?
60L’Outre-Mer français a bénéficié sur les crédits Marshall ordinaires de $287 millions environ, soit 11 % de l’aide totale à la France et à ses territoires dépendants. Sur la contre-valeur générée par l’aide, soit FF 952,6 milliards, FF 63,9 milliards avaient été offerts aux TOM soit 6,7 % du total de la contre-valeur.
A. La métropole s’est développée plus vite que la périphérie coloniale
61On peut s’interroger sur la différence de traitement entre la métropole et les TOM. Les TOM sont-ils abandonnés ? L’Afrique Noire est-elle défavorisée par rapport à l’Afrique du Nord ? Il est impossible de conclure à l’abandon pour deux raisons. D’autres crédits que les crédits ERP concouraient au développement des TOM : crédits budgétaires français, crédits budgétaires des différents territoires, autres crédits américains, spéciaux et d’aide technique du point IV. D’autre part il y a eu un réel effort d’équipements socio-économiques de base dans les territoires : routes, ports, irrigation, barrages hydroélectriques, aménagement des sols. Toutefois cet effort fut insuffisant. Monnet à la différence de René Mayer n’avait pas la tête à privilégier l’Outre-Mer. Si les sommes de contre-valeur allouées aux TOM furent inférieures en proportion aux dollars qu’ils reçurent c’est essentiellement parce que l’administration française refusa d’accorder aux États-Unis une sorte de co-souveraineté économique sur les territoires d’outre-mer. En effet discuter de l’attribution de la contre-valeur c’était se prononcer sur la validité des programmes choisis, inciter les missions de l’ECA à parcourir les pays sous-développés de l’Empire français et à relever l’échec de la colonisation française, les inciter à proposer sans risque des mesures de remplacement qui apparaîtraient forcément plus avantageuses aux peuples sous tutelle en raison de l’énormité des ressources américaines.
62On remarque que dans le partage entre pays d’Afrique du Nord et d’Afrique Noire, l’Afrique du Nord l’emporte largement. La densité de la population en Afrique du Nord, la proximité de la France, le rôle stratégique et politique de ces États dont deux étaient des Protectorats appelés à une indépendance prochaine, les richesses minières du Maroc et l’influence économique américaine au Maroc, la certitude de trouver du pétrole en Tunisie, justifiaient des soins attentifs et intéressés. La gestion de l’aide Marshall dans les TOM a entraîné des incidents finalement plus nombreux qu’en France. Les heurts entre le néo-impérialisme libéral américain et le narcissisme paternaliste français étaient inévitables quand on considère à quel point les États-Unis s’accommodaient mal de la colonisation. Seul le risque de troubles, dont rien de bon ne pouvait sortir pour les États-Unis, les a empêchés de faire cesser alors un siècle de colonisation française en Afrique. La contestation de l’ordre colonial français était inscrite dans le plan Marshall qui accéléra la liquidation de l’Empire sous couvert de le développer. Implicitement les administrations américaines penchèrent pour les mouvements nationaux de libération, explicitement elles contestèrent les principes du protectionnisme colonial, concrètement elles révélèrent l’état de sous-développement de l’Union française par les voyages de ses experts et firent miroiter les avantages d’une coopération ouverte avec le capitalisme américain.
63Le bilan était-il positif après 4 ans de planification dans les TOM ? Si l’on s’en tient à la répartition de la contre-valeur entre Métropole et territoires d’outre-mer, la réponse est négative. Si l’on considère la courbe de l’effort français de développement d’après un certain nombre de facteurs, l’appréciation est plus tempérée. La volonté d’intervention de l’État a été manifestée par la création du Bureau de Recherche des pétroles (BRP), la création de sociétés mixtes SEREPT, Compagnie des Pétroles de Tunisie, SNAP, et en Algérie de la SNREPAL, la création du bureau pour l’étude des Zones d’organisation industrielle en Afrique (BOEIA) en janvier 1952 d’Eirik Labonne et surtout par l’utilisation du PME, du FIDES et FIDOM français au profit des territoires dépendants. Sans être nuls, les investissements publics et privés pour l’équipement économique et social des TOM ne paraissaient pas répondre aux besoins. Aucun chiffre ne peut le prouver, mais constamment revenait cet aveu de ne pouvoir assumer la charge du développement. Mais reconnaître à la face du monde l’incapacité française à assumer la responsabilité des colonies n’était-ce pas inciter la communauté internationale à s’occuper de la gestion des colonies françaises ? Il y avait derrière ces remarques officieuses, mais bien réelles la reconnaissance d’une faillite de l’œuvre matérielle de la colonisation française.
64Alors y a-t-il faillite du développement des TOM français ? Si l’on s’en tient à des ordres de grandeurs sûrs : FF 650 milliards d’investissements publics en Afrique du Nord et FF 300 milliards au Sud du Sahara dans les limites chronologiques de 1948-1952, la contre-valeur de l’aide américaine ordinaire soit 63,9 milliards représentait 6,7 % des investissements publics réalisés par la France dans ses TOM ou 12,4 % des 513 milliards FF d’investissements productifs. Ce qui donne une idée de l’apport « américain » par l’aide Marshall ordinaire. L’importance de l’aide américaine n’était sans doute pas tant dans son montant que dans le type de produits qu’elle procurait aux TOM et dans les possibilités d’intervention humaine et politique des États-Unis dans une chasse-gardée française. L’aide Marshall ordinaire à l’Outre-Mer français a facilité le ravitaillement et consolidé la puissance du centre de l’Union Française par rapport à la périphérie coloniale.
B. Les États-Unis se forgent les moyens d’intervenir dans l’Outre-Mer Français
65Il existait des aides spéciales américaines pour l’Outre-Mer, plus pernicieuses, car affectées préalablement à certains projets. La première fut décidée en 1948 pour favoriser l’approvisionnement des États-Unis en matériaux stratégiques. La seconde se fixa pour but de participer au développement économique des TOM. Cette évolution était la conséquence du discours de Truman de janvier 1949, et de son point IV. Les années suivantes marquèrent un retour à une participation américaine sélective aux projets de développement, comme si les États-Unis reconnaissaient l’immense difficulté à développer les pays pauvres, comme si pour l’administration Eisenhower la préoccupation n’était plus celle du point IV mais la sécurité immédiate du monde occidental et son approvisionnement en matières stratégiques. L’administration française a tout fait pour obtenir un maximum d’aide américaine, qu’elle soit destinée au développement des matières premières ou au développement économique et social des TOM. Mais elle a préféré renoncer à cette aide (en Tunisie) quand les intérêts politiques de la France furent menacés. En Afrique du Nord, il existait au Maroc, une administration et des groupes de pression privés résolument tournés vers la coopération intense avec les États-Unis en dépit des gifles diplomatiques que recevait la France. L’Algérie et la Tunisie étaient davantage « défendues » contre l’influence américaine que le Maroc.
66Les intentions françaises étaient bien de développer les TOM, les gouvernements y voyaient une condition du rayonnement de la France. Dans les faits, priorité fut donnée à la France puis à l’Afrique du Nord. Les gouvernements acceptèrent d’entrer dans le jeu du développement privilégié des matériaux stratégiques, à défaut de l’éviter. Il n’y avait pas de stratégie d’industrialisation de l’Empire pour renforcer le capitalisme français, comme le note J. Marseille, qui se demande pourquoi s’accroissaient les exportations de matières premières vers la Métropole et la zone dollar37. La réponse était à chercher dans la ruée américaine sur les matériaux stratégiques de l’empire, à la faveur du plan Marshall et grâce à la coopération financière franco-américaine entreprise par certains industriels (Zellidja), banquiers français (Lazard), et hommes politiques (René Mayer) qui ont anticipé intuitivement ou consciemment la décolonisation. La notion d’impérialisme, dans son acception triomphante, ne pouvait rendre compte de l’effort de la France, insuffisant mais réel pour développer ses TOM. A moins d’imaginer une sorte d’impérialisme du désespoir, propre à pousser coûte que coûte la métropole à investir pour maintenir l’empire (du style de celui du Portugal avant la révolution des œillets). Le terme de néo-colonialisme éclairé employé par Marc Michel est sans doute préférable38, car « l’établissement » politique a des doutes sur la présence française dans les colonies. Pourquoi l’État investit-il dans l’Union Française ? Par devoir sans doute, plus que par enthousiasme. Pour les hauts fonctionnaires des Finances ou du Quai d’Orsay c’était le prix à payer pour s’assurer un certain standing international, alors que Jules Ferry ne cherchait pas la considération internationale, mais la conquête d’hommes, de marchés et de terres. En 1952-53, ce sera le prix à payer pour n’être pas rétrogradé dans le monde atlantique. En 1956, ce sera le prix de l’influence dans le Tiers-Monde. Et la prise en compte des peuples dépendants ? Des Américains et des Français, le colonisateur proposait tout compte fait un programme de modernisation et d’équipement cohérent, mais tardif et insuffisant. Les administrations françaises se préoccupèrent trop tard du sort des populations rurales d’Afrique du Nord, des adductions d’eau, de la défense contre l’érosion. La politique américaine vis-à-vis des TOM français a été brouillonne et décousue. Le point IV représentait un espoir de développement cohérent. Il ne fut pas poursuivi par les États-Unis. Dans le fond, les Américains furent sensibles à trois problèmes : celui de la production de matériaux rares pour l’économie américaine, celui du libre accès de leurs produits et de leurs capitaux aux marchés coloniaux et celui de la lutte contre la subversion communiste. A observer leur politique dans les colonies françaises, ils n’ont pas pris la mesure des questions de sous-développement en Afrique. Les Américains se bornèrent à critiquer l’action des Français et à les desservir auprès des élites nationalistes. En fait ils élaborèrent à la petite semaine leur politique en Afrique, en fonction des humeurs changeantes du Congrès. S’ils ont eu l’intuition généreuse du plan Marshall pour l’Europe, leur retard conceptuel à propos du développement de l’Afrique fut immense.
Conclusion
67L’image d’une France asservie à l’empire américain est une grossière erreur dans la mesure où l’ECA ne prit pas la direction des opérations économiques en France comme elle l’a fait en Grèce. L’image d’une France assommée par un destin mauvais dominait encore les esprits depuis la Libération. Chacun ressentait difficilement cet insupportable sentiment de dépendance, exacerbé par la fureur du combat politique, qui donnait l’impression d’une sujétion définitive à l’Amérique. Il était dur d’être pauvre, il était impossible de rester neutre, il fallait redevenir grand ! La France regrettait les fastes de la puissance passée, mais qu’en avait-elle fait ? Elle souffrait de ne pouvoir exister face aux États-Unis comme semblait le faire la Grande-Bretagne grâce à son empire et à sa monnaie. Heureusement la dépendance était transfigurée par Monnet et par les modernisateurs, au moins en métropole. L’inspirateur des grands projets ne se payait pas de mots. Tourné vers l’action, il faisait naître la confiance en une France restaurée ou transformée, par les crédits, le « marketing » et la science de la gestion des hommes et des choses des États-Unis. L’affirmation de l’indépendance nationale si chère à la Ve République a trouvé son terreau dans le succès de la modernisation réalisée grâce à Monnet et pour moitié par l’argent de la contre-valeur de l’aide américaine. Mais l’ECA laissait un souvenir mélangé à ceux qui l’avaient pratiquée. « Ces mécènes étaient exigeants et qu’ils voulussent notre bien ne suffisait pas à apaiser notre amour propre »39, écrivit Bloch-Lainé. Les archives du SGCI, les notes de l’ECA, ont confirmé l’intense mais résistible contrôle américain, y compris dans les TOM. L’action américaine de contrôle-conseil était théoriquement circonscrite au bon usage de la contre-valeur, mais de proche en proche elle pouvait gagner l’ensemble de l’appareil de l’État. L’administration française pouvait-elle accepter les remontrances permanentes d’une administration étrangère ? Elle a su établir des barrières ; Bruce et ses successeurs ne s’assirent pas dans le fauteuil du ministre des Finances. Mais quand se termina le European Recovery Program, à la mi-1951, l’ECA s’était transformée en organisation de contrôle et de programmation. L’utilisation des fonds de contre-valeur n’avait pas été assez « médiatisée » à des fins de propagande anti-communiste d’après l’ECA. Mais mendier l’aide puis la célébrer portaient sur les nerfs de gouvernants et de citoyens français qui pensaient participer aux affaires de la planète. L’administration américaine a su excellemment jouer de cette dépendance au quotidien pour entrer dans le jeu de la politique intérieure française, au point de lasser, puis d’indisposer. Ces tensions permanentes ont créé un climat très lourd. Elles ont fini par ternir la contribution intéressée mais très réelle du plan Marshall à l’effort historique français de modernisation et d’adaptation au monde nouveau.
Notes de bas de page
1 AMF 11,CGP, Monnet à RM 7 juin 1948 AMF.
2 F 60 fer 513, note de Bloch-Lainé (Boyer) le 29 juillet 1948 remise au Président de la République, au Président du Conseil et à M. Léon Blum « attention cette note n’est pas rédigée en termes diplomatiques, usage interne seulement ». Remarque : ter signifie que le classement de cette série est provisoire.
3 74 AP 31 J. Monnet 26 août 1948 à Président du Conseil, M. des Finances.
4 Vincent Auriol, Journal 1948, p. 442.
5 FRUS 1948 vol III, Western Europe, 14 IX 48 Bruce to Hoffman ECA secret, NIACT TOECA 358.
6 FRUS 1948 III, Western Europe, Caffery à SS 2 octobre 1948 4 pm secret 5168, à la suite d’une question de Devinat à l’ambassade américaine.
7 F 60 ter 378.
8 AMF 14/5/18, tel Bonnet à Diplomatie Paris du 24 novembre 1948, entrevue Dickinson, M. français de l’Agriculture.
9 F 60 fer 378, 24 novembre 1948 PPS à Baraduc AE cr Bruce/Queuille, Tomlinson PPS, Petsche, secret, non officiel.
10 N. Gun, Les secrets des archives américaines, tome 2 p. 131.
11 F 60 ter’ilS, 3 décembre 1948, suite de la conversation Bruce/ Petsche du 30 novembre.
12 Journal 1948, p. 551.
13 Entretien Elgey/Queuille 12 août 1964.
14 F 60 ter 438, PRE France 1948, rapport ECA, extraits, traduction SGCI ?
15 FRUS 49 IV WE, France, Caffery à SS 22 janvier 1949, noon, 276 ; C.L Sulzberger, Dans le tourbillon de l’Histoire, Albin Michel 1971, p. 260.
16 F 60 ter 497, note sur la procédure à utiliser en 1949 pour l’affectation de la CV de l’aide américaine aux dépenses d’investissements.
17 F 60 fer 497, 29 avril 1949 résumé du rapport établi par la mission spéciale de l’ECA sur le programme français d’investissements.
18 FRUS IV 49, Bingham to ECA Washington, TOECA 1051, 30 juin 49.
19 FRUS IV, 49, 26 août 1949,7 pm; TOECA 1173 Bingham to Hoffman.
20 F 60 fer 410, 25 octobre 1949, source ?, note sur les négociations relatives à la CV de l’aide américaine.
21 FRUS IV 1949, Bingham to Hoffman 22 octobre 1949 5 pM TOECA 1295 counterpart series n° 65.
22 Irwin Wall constate aussi une telle évolution. L’influence américaine sur la politique française 1945-1954, Balland, 1989, p. 260.
23 Bouvier (Jean), Bloch-Lainé (François), « Sur l’investissement de reconstruction-modernisation au temps du plan Monnet », FNSP, 1981, La France en voie de modernisation 1944-1952, colloque 4-5 décembre 1981, dactylogr. p. 8.
24 F 60 ter 514, liste 1950 au 13 avril 1950, pour 230 milliards, doc polycop. 44 pages; F 60 ter 407.
25 F 60 fer 459, n° 39, 16 janvier 1951, Pestche à Parkman.
26 F 60 fer 359, 514, n° 53, 16 janvier 1951.
27 F 60 fer 499, B de M à Baraduc, SG Résidence à Rabat 4 avril 1951, n° 312.
28 B 34135 B de Margerie n° 334 avril 51, à Parkman ; n° 373 Président du Conseil à M. le ministre des Finances et des Affaires économiques, DT déblocage de la Contre-valeur.
29 F 60 ter 359, 473 à Parkman le 12 juin 51 liste des projets HLM pour 12 milliards FF.
30 B 33459, F 60 ter 514, 27 novembre arrangement relatif à l’emploi des fonds de contre-valeur, source ? SGCI ?, 27 novembre 1951, semble une réponse à la lettre de Labouisse du 27 octobre 1951.
31 B 33509, Monnet à Pinay 9 mars 1952, note en annexe sur le rôle des investissements.
32 in B 10927, source américaine.
33 Crédit National, note sd postérieure à 1956, 1959 ?, sur l’affectation de la CV en francs de l’aide économique américaine, procédures de liquidation.
34 Crédit National, d’après le SGCI J. Mayoux du 29 juin 1959 à John Tuthill, annexe A, B et C ; voir aussi les comptes américains in B 10927, in FO A « Allotments autorizations and paid shipments, statistics and reports division, office of research, statistics and reports », 31 décembre 1953, ou les comptes forcément partiels par rapport à ceux de 1959 du 20 mars 1954 sur les divers aspects de l’aide américaine, source Finances ? in B 42255.
35 Entretien Hirsch, Daillencourt 22 juillet 1964.
36 I.W., op. cit, p. 233.
37 J. Marseille, Empire colonial et Capitalisme français, histoire d’un divorce, Albin Michel, 1984, 426 p., p. 275.
38 Relations Internationales, 34, Eté 1983 « La coopération internationale en Afrique noire, 1942-1950, un néocolonialisme éclairé ? ».
39 F. Bloch-Lainé, Profession fonctionnaire, entretiens avec Françoise Carrière, Seuil, 1976. p. 111.
Auteur
Docteur ès lettres, maître-assistant à l’université de Paris I, 12, place du Panthéon, 75231 Paris Cedex 05. A déjà publié : « Les risques et les espoirs du plan Marshall pour la France », Études et Documents I, Comité pour l’histoire économique et financière, Imprimerie nationale, 1989. L’aide américaine, la France et la construction européenne, 1944-1954, Comité pour l’histoire économique et financière, Imprimerie nationale, 1992.
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