Rapport introductif
p. 129-132
Plan détaillé
Texte intégral
1Si le discours de Marshall à Harvard date du 5 juin 1947, c’est seulement le 28 juin 1948 que l’accord bilatéral place officiellement la France parmi les bénéficiaires de l’aide Marshall et on admet généralement, même s’il y a un certain flou sur sa date terminale, que le Plan Marshall prend fin le 30 juin 1952. C’est donc d’une période relativement brève que traitent les communications qui vont suivre.
2Le rapport de notre collègue F. Lynch sur la position de la France face à l’Union Européenne des Paiements présente l’intérêt de replacer ces problèmes dans un assez long terme, puisqu’elle fait remonter son étude en deçà du Plan Marshall et la poursuit jusqu’en 1954. Les autres rapports se limitent plus exactement à la période considérée : Irwin Wall étudie la mission Marshall en France et le fonctionnement de cet organisme américain chargé de surveiller l’octroi de dollars et de contrôler le déblocage de la contre-valeur ; Michel Margairaz analyse les institutions françaises qui ont pris part à l’utilisation de l’aide Marshall, G. Bossuat enfin traite des relations franco-américaines durant cette période, tout comme Carlo Spagnolo qui a eu connaissance des archives Jean Monnet. Voici donc les communications que j’ai la tâche d’introduire.
3Et je le ferai en partant du titre de cette séance. On a souvent parlé des choix français face à l’aide américaine. Le mot « choix » a par ailleurs été utilisé pour qualifier cette période par F. Bloch-Lainé et J. Bouvier en tête de leur livre en forme de dialogue sur La France restaurée. Dans leur esprit, ce mot traduisait parfaitement l’obsession des acteurs qui se demandent aujourd’hui quelles alternatives réelles ils avaient eues, et hésitent à posteriori sur les motivations de leur choix : les dilemmes étaient-ils bien ceux qu’ils ont décrits après coup, les explications qu’ils donnent ne pèchent-elles pas par excès de clarté ?
4Je me suis permis de paraphraser F. Bloch-Lainé et j’espère ne pas avoir déformé sa pensée. Jean Bouvier précisait quant à lui que le mot choix pouvait être pris de deux façons. Au singulier, c’est un choix pour la modernisation, cette modernisation qui s’imposait comme un impératif, comme une objectif évident. Au pluriel, il établit la distinction entre les différentes voies et les moyens par lesquels on pouvait parvenir à cette modernisation. Mais, à ce propos, permettez-moi d’insister sur le contexte particulier de l’époque : les hommes qui ont eu à décider, à choisir, l’ont fait, poussés par le temps, par l’urgence, par le caractère dramatique de la situation. Nous avons trop tendance ensuite, nous autres historiens, à étudier ces choix comme s’ils eussent été effectués à froid, dans la réflexion. Quelques mots à présent pour rappeler la situation de la France, les rapports franco-américains, les discussions qui ont émaillé ces rapports. Je me contenterai, pour l’essentiel, de poser des questions.
5D’abord la situation de la France à cette époque. R. Girault a parlé à propos des pays bénéficiaires du Plan Marshall de vainqueurs et de vaincus. Si la France s’est présentée victorieuse, force est de constater que ce vainqueur était groggy, que la guerre l’avait gravement atteint. A l’époque, on avait l’impression que tout allait mal, même plus mal qu’en 1945. L’originalité de la situation française tient alors au fait que le Plan Monnet a été décidé avant le Plan Marshall, dès le 14 janvier 1947, avec l’approbation par le gouvernement français du rapport général sur le premier plan de modernisation et d’équipement. Les objectifs économiques sont ainsi fixés, les secteurs prioritaires définis et parmi les 6 programmes d’activité de base, les plus importants sont déjà engagés. Le Plan Marshall ne fait donc que s’insérer dans une histoire qui a déjà commencé, son influence sur l’évolution économique de la France en est réduite d’autant.
6Fin 1947 donc, la situation économique est dramatique, angoissante même, pour reprendre un qualificatif qui revient régulièrement sous la plume des témoins de cette époque : elle se résume en quelques mots : manque de réserves de changes, c’est-à-dire pénurie de dollars, donc des moyens d’accès au seul marché pouvant fournir à la France les produits nécessaires à sa modernisation, aussi bien les matières premières que les machines. Il y a là un goulot d’étranglement extrêmement prononcé : en 1947 par exemple, il a fallu suspendre pendant quelque temps pratiquement toutes les importations, excepté les plus vitales d’entre elles, le blé et le charbon. Manque de moyens de changes donc, et aussi des ressources pour financer le Plan Monnet. Présenté de manière un peu floue, le financement de celui-ci n’avait pas été précisément calculé. Au fond, le but de Monnet lui-même était d’obtenir le plus fort soutien possible des Américains, mais l’ampleur de ce soutien demeurait une inconnue, une incertitude grave. Telle est la situation au moment du discours de Harvard, au seuil du second semestre de 1947 : une attente ardente, celle de l’aide américaine, comme on le voit dans les témoignages qui ont été recueillis et fort bien analysés par Mme Descamps dans le cadre du Comité pour l’Histoire Économique et Financière.
7Cette aide ardemment attendue, elle arrive enfin. Soulagement des décideurs, puis inquiétude : cette aide, comment l’utiliser dans les perspectives déjà tracées par le Plan Monnet ? La question va être au centre des débats entre Français et Américains. Il faut se garder de faire des uns et des autres deux camps homogènes et cohérents : des deux côtés, des organismes nouveaux se créent, qui insufflent de nouvelles conceptions, quand, dans le même temps, les organismes établis changent de politique ou modifient leurs perspectives. On doit noter cette pluralité d’instances appelées à réfléchir et à décider.
8Du côté américain d’abord, et je renvoie à la communication, très fouillée, d’Irwin Wall, la mission américaine du Plan Marshall joue, bien sûr, un rôle capital ; il lui arrive, par ailleurs, tout comme à d’autres missions du Plan Marshall, d’être tentée d’adopter le point de vue du pays hôte, en l’occurrence du gouvernement français. Mais parallèlement à cet organisme, il y a aussi l’administration du Plan Marshall, le département d’État, le Congrès, l’ambassadeur des États-Unis à Paris qui a un certain pouvoir sur les affaires économiques. Une certaine division règne donc à l’intérieur de la sphère de décision américaine, que se traduit par des conflits entre l’ambassade des États-Unis à Paris et la mission du Plan Marshall à Paris, les réticences de cette dernière à suivre les instructions données par l’administration économique à Washington. Divisions donc, mais par là-même possibilités de manœuvre, et aussi de complicité pour les Français.
9Du côté français, les divisions sont aussi nombreuses et tout aussi frappantes. Les positions face à l’UEP divergent, F. Lynch le montre bien. Elle décrit l’opposition à l’UEP, qui réunit la section européenne du Quai d’Orsay, le ministère de l’Industrie, la CGT, la CGA, et, à l’opposé, les instances favorables au développement de l’UEP, le ministère des Éinances, le Conseil économique. Des clivages apparaissent aussi sur la question de l’utilisation de l’aide Marshall traitée par M. Margairaz et G. Bossuat. Je pense en particulier au conflit ou plutôt à la compétition entre le Commissariat Général au Plan et la Direction du Trésor pour le contrôle du FME. Mais, par delà ce débat, il y a une convergence de fond entre les Finances et le Plan sur la nécessité de financer les investissements prévus par le Plan. Et je me demande si les convergences ne sont pas plus importantes que les divergences. Il faut ajouter encore du côté français toutes sortes d’intervenants, personnes ou organismes : le SGCI avec P.P. Schweitzer, l’ambassadeur de France à Washington. Le tout forme un ensemble complexe engagé dans un jeu qui ne l’est pas moins. Les absents mêmes – mais sont-ils réellement absents ? – sont remarquables : la Banque de France, les banques d’une façon générale paraissent hors jeu. Ainsi structuré, entremêlé pourrait-on dire, l’espace décisionnel offre d’assez grandes possibilités de manœuvre pour certains Français : d’aucuns peuvent, par exemple, s’appuyer sur les Américains, et comme Monnet jouer de ses relations tout à la fois avec la mission américaine à Paris et avec l’instance de Washington. La mission du Plan Marshall à Paris peut être un appui précieux, prêt à résister aux pressions de Washington en expliquant qu’il serait dangereux de provoquer une crise politique.
10Le déphasage entre les décideurs qui sont finalement à peu près tous d’accord sur le financement des investissements grâce au Plan Marshall et les opinions publiques me frappe aussi. Il apparaît très nettement dans les différentes communications : l’opinion américaine, G. Bossuat nous le montre avec le texte d’un journal américain, est souvent sévère pour la France ; l’opinion française, selon le sondage cité par M. Margairaz, marque quant à elle une résistance évidente face au Plan Marshall. Il ressort à l’inverse des interviews de fonctionnaires qui ont été faites que ceux-ci ont été soulagés par l’annonce du Plan Marshall ; ils demeurent unanimes ou presque pour en vanter les mérites.
11Il me faut aborder en un troisième point les discussions complexes qui ont confronté, et parfois opposé, des Français entre eux, des Américains entre eux, mais c’est plus rare, et des Français et des Américains. Il y a trois aspects sur lesquels, me semble-t-il, on pourra revenir. En premier lieu, l’utilisation des dollars pour acheter des produits américains, l’aspect commercial des choses si l’on veut. Ce qui est frappant finalement c’est l’utilisation judicieuse des dollars ; ils ont servi à acheter, pour l’essentiel, des produits utiles à la modernisation et au relèvement de l’économie française. Certes, on a parfois monté en épingle l’achat de produits imposés par tel lobby américain, au niveau du Congrès, par exemple celui du tabac dont les importations ont augmenté. Mais tout cela ne joue que sur de petites quantités. Pour l’essentiel, les produits importés sont des matières premières indispensables : charbon, pétrole, coton, et des machines... De ce point de vue, l’aide Marshall a donc vraiment correspondu aux besoins de la France.
12Le second aspect, plus longuement analysé dans plusieurs communications, est l’utilisation de la contre-valeur : elle aurait pu être utilisée pour rembourser ou pour consolider la dette de l’État ; elle a servi au financement des investissements. Sans doute y a-t-il eu un accord entre les Français, c’est-à-dire, entre le Plan et le Trésor, et, dans une large mesure, entre les Français et les Américains ou au moins la mission américaine à Paris sur une telle utilisation de la contre-valeur. Il existait par ailleurs un précédent : un accord de principe donné par P. Hoffman à J. Monnet en avril 1948 permettait aux Français d’utiliser la contre-valeur de l’aide intérimaire de fin 1947 pour financer les investissements du Plan. L’accord de principe conclu, cela dit, il y a eu des marchandages, certains disent du chantage, d’autres disent des négociations, sur les conditions auxquelles la contre-valeur en francs de l’aide Marshall serait accordée pour tel ou tel investissement : il a pu s’agir de conditions politiques – on accorde plus facilement le déblocage à tel gouvernement plutôt qu’à tel autre –, de la promesse d’une stabilisation financière, ou de mesures de libéralisation commerciale. Mais, et c’est le plus important, la mission américaine a autorisé, pour l’essentiel, le déblocage des fonds de la contre-valeur, les premiers investissements du Plan Monnet ont été largement réalisés grâce à cette contre-valeur, et 70 à 90 % de l’ensemble des fonds de la contre-valeur ont été affectés au financement des investissements. Il faut bien sûr établir une distinction chronologique : ce que je viens de vous dire est valable jusqu’en 1949. A partir de 1950-1951, le volume de la contre-valeur diminue et les Américains essayent davantage d’orienter l’utilisation de cette contre-valeur : ils font des pressions en faveur de la construction de logements à bon marché ou de l’utilisation d’une partie des crédits américains pour le réarmement.
13Mais il est temps d’esquisser un bilan. C’est bien connu, la France a reçu un volume considérable en dollars d’aide Marshall. Peut-être peut-on expliquer ce fait par l’enjeu qu’elle représentait pour l’équilibre Est-Ouest, en raison de la puissance du parti communiste français. D’autre part, l’utilisation de cette contre-valeur pour le financement des investissements est conforme aux orientations primitives du Plan de 1946-1947 : ce sont donc des entreprises nationalisées, l’EDF, le Gaz de France, les Charbonnages, la SNCF qui ont essentiellement bénéficié de la contre-valeur. La préexistence du plan Monnet au Plan Marshall est donc fondamentale.
14Trois réflexions encore, pour montrer la richesse de ces communications. On a généralement considéré que le rôle de J. Monnet a été considérable et que sa stratégie a réussi. Carlo Spagnolo, qui s’est servi des archives Monnet, porte un jugement plus mesuré : son action aurait été un demi-échec, ressenti comme tel, peut-être, par J. Monnet lui-même à la fin de la période.
15D’autre part, il faut ajouter au bilan économique un chapitre institutionnel avec la naissance d’institutions durables du financement des investissements publics. M. Margairaz en parle longuement dans sa communication.
16Les conséquences, enfin, du Plan Marshall pour les territoires d’Outre-Mer ne doivent pas être négligées, et c’est l’intérêt de l’inventaire qu’en fait G. Bossuat.
Auteur
Professeur d’histoire économique à l’université de Paris X, 200, avenue de la République, 92001 Nanterre Cedex.
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