Rapport de synthèse
p. 685-695
Texte intégral
1Il n’est pas possible, dans l’état actuel de la recherche, de dresser un bilan, même partiel, du rôle de la direction du Budget dans le système de prise de décision dans les années cinquante. De nombreux travaux ont été menés sur l’histoire financière ou sur l’histoire industrielle de cette époque. Ils n’isolent pas, de manière spécifique, la direction du Budget comme acteur autonome. Cette situation exige une rapide correction, car une lecture, même partielle, de documents tels que les travaux préparatoires au Budget démontrent que la direction n’est, en aucune manière, un acteur passif. Le directeur du Budget et ses services prennent parti avec force et obstination pour tenter de faire passer des messages dont le contenu, en termes de politique économique, mériterait une étude attentive.
2L’action de la direction du Budget, dans le domaine qui nous occupe, ne se limite pas à la préparation du budget. Elle s’appuie également sur un ensemble législatif et réglementaire complexe qui lui confie des missions de tutelle et de contrôle, complémentaires de celle exercée par le Trésor, sur différents organismes d’intervention, et sur les « Grandes entreprises d’intérêts national ». Seuls des travaux particuliers portant sur chacun de ces organismes ou sur chacune de ces entreprises et mettant en œuvre les archives de la direction permettront d’apporter des réponses pertinentes aux questions que nous nous posons, car seules elles permettront de spécifier son point de vue, sa doctrine et son action. C’est pourquoi les travaux de Daniel Berthereau et de Bernard Cassagnou ont un caractère pionnier, car ils reposent sur de tels dépouillements.
3Il nous semble possible d’aborder le sujet proposé sous trois angles :
4Quelle est la doctrine, ou plus simplement le point de vue, de la direction du Budget, qu’il s’agisse de son directeur ou de ses services, dans le domaine de l’action économique de l’État, par le biais du Budget, c’est-à-dire des subventions économiques, au sens large du terme ? Plus généralement comment la direction du Budget a-t-elle perçu le rôle économique du Budget dans son ensemble ?
5Comment la direction du Budget a-t-elle envisagé le système de soutien aux entreprises publiques dans leur ensemble ?
6Comment la direction du Budget a-t-elle appliqué la loi sur la marine marchande ? La question a d’autant plus d’intérêt que ce type de soutien sectoriel a pris par la suite une ampleur inattendue.
7Enfin l’expérience des Charbonnages de France permet d’analyser concrètement le rôle de la direction du Budget dans les discussions budgétaires, mais aussi dans la gestion d’une grande entreprise nationale.
I. LE PROBLÈME DES SUBVENTIONS ÉCONOMIQUES
8Les subventions économiques, au sens restreint du terme, c’est-à-dire telles qu’elles apparaissent explicitement dans le budget (Titre IV), sous les dénominations d’encouragements et interventions, ou de subventions aux entreprises d’intérêt national, ont beaucoup augmenté au cours des années cinquante. Elles s’étaient fortement réduites entre 1945 et 1949, à la suite des politiques de René Mayer et de Maurice Petsche. Elles se sont rapidement accrues au-delà. Elles sont passées de 112 milliards d’AF en 1949 à 428 milliards en 1955. La meilleure restrospective des dépenses budgétaires, publiées en 1977 (n° spécial 358 de Statistiques et Études financières) permet de dresser le tableau suivant :
Part dans les dépenses globales des subventions (en %)
Courantes totales | Économiques totales | Aux entreprises nationales | |
1953 | 17,1 | 6,5 | 3,3 |
1954 | 20,3 | 7,9 | 3,7 |
1955 | 25,6 | 10,1 | 4,5 |
1956 | 26,1 | 9,8 | 3,9 |
1957 | 26,5 | 8,8 | 3,0 |
1958 | 27,8 | 8,5 | 3,1 |
1959 | 25,2 | 6,1 | 2,6 |
Moyenne | 24,1 | 8,2 | 3,4 |
9Le directeur du Budget écrit, dans un rapport du 12 juillet 1951 : « L’équilibre budgétaire serait facilité si l’État laissait payer les divers produits à leur prix réel de marché ou du moins à un prix acceptable, compte tenu des cours internationaux. C’est une autre formule d’assainissement financier que d’écarter du budget toutes subventions économiques. » On ne peut s’empêcher de penser qu’une telle formule exprime une désapprobation d’ensemble du système, même si le directeur ajoute que subventionner les produits de base ou ceux de grande consommation est sans doute légitime quand on se propose, soit d’éviter les hausses passagères dues à des causes spéciales et temporaires, soit d’une manière plus durable, d’assurer par la voie budgétaire une nouvelle répartition des revenus. Mais, du moins, faut-il alors que cette politique « soit assortie de modalités cohérentes de financement et que ce soit l’imposition des revenus élevés ou la taxation différentielle des produits de luxe qui apporte au budget les ressources nécessaires à l’abaissement autoritaire des produits de première nécessité ». En 1951 encore, le directeur du Budget affirme avec vigueur : « Comme il ne semble pas que l’intervention de l’État dans le domaine des prix ait été la préoccupation en France, comme c’est le cas en Angleterre, d’une pensée systématique, on conclura à l’élimination aussi complète que possible de ces subventions. » Le 27 décembre 1956, le directeur du Budget écrit encore : « J’ai trop souvent insisté sur le volume considérable et excessif des subventions économiques pour y revenir dans le présent rapport. »
10Une telle analyse condamne, à l’évidence, sans appel, toute politique de subventions. Elles se sont pourtant accrues, nous l’avons dit, dans les années cinquante, d’une manière incontrôlée, ce que la direction du Budget ne cesse de déplorer. Dans son témoignage, recueilli par Mme Patricia Bas, M. Robert Vaysset, qui fût chef du bureau des subventions économiques entre 1957 et 1959, déclare : « En ce qui concerne les subventions économiques, l’objectif essentiel et permanent était le plus souvent de réduire le montant des subventions par tous les moyens, et notamment, par des modifications à la législation ou à la réglementation en fonction des dernières données de l’évolution de la conjoncture et de la politique économique. »
11Lors de la préparation du budget de 1957, un effort de clarification a été entrepris : les services de la Direction ont établi, en août 1956, une liste exhaustive comprenant non seulement « les crédits budgétaires proprement dits », mais aussi « un certain nombre de fonds retracés au titre VIII (Fonds spécialisés) », et « certains dégrèvements à incidence directe sur les prix ». Ce n’est sans doute pas un hasard si, en mai 1956, la commission des finances de l’Assemblée nationale a déposé un rapport demandant une clarification des dépenses budgétaires consacrées aux subventions et fait valoir qu’il fallait ajouter à celles énumérées au titre IV, celles du titre VIII, principalement consacrées à « l’assainissement des marchés agricoles ». Le rapporteur constate que « le contrôle de la politique économique est rendu très difficile par le fait que bien souvent aucun texte et, parfois même, aucune règle juridique précise, ne préside à l’attribution des avantages pour lesquels des crédits sont inscrits dans le budget ». Ces imprécisions résultent en effet de la manière dont bon nombre de ces subventions sont accordées, à l’initiative de parlementaires ou du Gouvernement lui-même, soumis à la pression d’une multitude de groupes d’intérêt. La direction du Budget ne cesse de dénoncer ces pratiques.
12Les résultats des deux analyses ne sont pas, quantitativement, tout à fait identiques. Mais elles manifestent l’une et l’autre une volonté de clarification, et, dans le cas de la direction, de réduction, qui prépare l’action entreprise dans le cadre du plan Rueff-Armand. Les idées de la direction du Budget dans ce domaine, comme dans celui de l’assainissement budgétaire en général, ont beaucoup influencé les rédacteurs du rapport.
13Les subventions de cette époque, en dehors des subventions aux GEN et de l’aide à la construction, avaient trois orientations principales : l’aide à l’exportation, l’aide à l’agriculture et à certains secteurs (subventions aux charbons importés en particulier), les aides compensatoires destinées à permettre le maintien du niveau des prix. Pour la seule année 1956, les décisions prises pour le maintien de l’indice des 213 articles ont coûté 100 milliards. La direction du Budget marque son hostilité à ce type d’aides non seulement parce qu’elles faussent les mécanismes du marché, mais aussi parce qu’elles creusent le déficit budgétaire et obligent à recourir à l’accroissement de la pression fiscale. Le directeur du Budget écrivait en septembre 1956 : « il est indispensable de réduire les interventions de l’État dans les domaines militaires, économique et social ».
14Il semble clair que la direction du Budget a été favorable à la neutralité de l’action budgétaire. Elle n’est pas favorable à une politique industrielle qui s’appuierait trop exclusivement sur des aides sectorielles, quelle que soit leur nature. Les aides accordées à la marine marchande et aux sociétés de navigation aérienne et maritime sont considérées comme normales car elles existent « dans la plupart des pays étrangers ». La direction semble avoir accepté facilement le financement par le Budget de la politique de décentralisation industrielle, en raison de sa neutralité du point de vue sectoriel. La préférence de la direction va à des mesures qui s’appliquent à l’ensemble des secteurs, sans discrimination ni choix préférentiel. Elle se trouve en phase, de ce point de vue, semble-t-il avec la direction des Impôts.
15Dans cette perspective, il serait intéressant de préciser quelle a été sa réaction face à une tendance à la sectorialisation de la politique industrielle, indépendamment de l’aide apportée aux GEN, qui se dessine dès avant 1958 et qui s’épanouit dans les années soixante. Il faudrait en dresser un bilan exhaustif. Citons, par exemple, en dehors de l’agriculture et des charbonnages, les actions en faveur de l’industrie textile, celles, plus générales en faveur du « développement scientifique et industriel », les subventions accordées à la recherche pétrolière ou encore l’émergence, à partir de 1956, d’une politique de la recherche. Henri Longchambon a proposé en 1957, la création d’un véritable budget recherche. Une ligne de crédits a été prévue dans le budget de 1957 pour effectuer, à titre expérimental, une recherche en coopération, supervisée par le Conseil supérieur de la recherche scientifique et du progrès technique. Une recherche d’envergure portait sur la valorisation des celluloses nationales. Ces projets préfigurent la création Fonds national de la recherche scientifique et technique. Dans les années soixante, la politique industrielle, étroitement associée à la politique de la recherche, devient de plus en plus volontariste. Elle déboucha, sur une sectorialisation des aides, au profit presque exclusif de certains secteurs et sur le financement direct d’une part importante de la recherche privée par le budget de l’État. Il serait intéressant de savoir si la direction du Budget a approuvé, sans réticence, ces orientations.
II. LES SUBVENTIONS AUX GEN
16L’aide apportée aux grandes entreprises nationales a, elle aussi, été jugée excessive par la direction du Budget, dans son principe même. Elle est, tout autant que les autres subventions, contraire à la vérité des prix, car elle est largement une conséquence de la politique de manipulation de l’indice des prix. À propos de la SNCF, le directeur du Budget écrit, en 1951 : « quel que soit le rôle que les conceptions doctrinales assignent à l’État, on ne peut légitimement admettre qu’une de ses attributions soit de couvrir le déficit permanent d’un service commercial ni qu’il soit financièrement et économiquement valable qu’en permanence le contribuable partage avec l’usager, et pour près d’un tiers de son prix de revient, le coût du service des transports, fut-il d’intérêt national ». À propos de la RATP, le directeur du Budget écrit en mai 1956 : « il n’y a pas lieu de faire supporter par l’ensemble des contribuables du pays la totalité d’un déficit qui n’intéresse que la population parisienne ».
17La direction a constamment défendu le principe d’une gestion financière équilibrée des entreprises nationales. Elle a préconisé le financement de leurs investissements par autofinancement, par le biais de la création d’un fonds d’équipement des secteurs énergétiques et, pour la SNCF, le développement du fonds de renouvellement. Cette politique se justifiait, à ses yeux, non seulement par la nécessité d’alléger les charges du budget, mais aussi parce qu’elle « permettrait de réserver une part plus grande de l’épargne active aux investissements privés » (1951). De plus elle a constamment milité pour une application rigoureuse de la législation définissant les liens entre l’État et ces entreprises et contre les dépassements de crédit, qu’il s’agisse de GEN proprement dites ou d’organismes tels que le CEA. Elle a vivement combattu le maintien à des prix anormalement bas des tarifs du métro ou du gaz. Le directeur écrit au ministre en mai 1956 que « si aucune mesure n’était prise pour ajuster les tarifs, la RATP serait en cessation de paiements à une date très prochaine ». Il faut reconnaître la pertinence de ses observations. Cette politique aveugle déboucha sur la crise de la RATP, au début des années soixante.
18Même hostilité à l’égard des manipulations des prix du gaz. J.P. Williot a bien montré l’importance de l’effort d’investissement réalisé par GDF, en particulier en raison de la mise en place du réseau de transport et de distribution du gaz de Lacq. Cet effort a été financé principalement par l’emprunt « pour compenser, écrit-il, une insuffisante capacité d’autofinancement liée à l’insuffisance des tarifs ». Car, intégré à l’indice des prix, le prix du gaz fut à plusieurs reprises réduit et les hausses effectives sont toujours restées en deçà de ce qu’aurait dû imposer la prise en compte des coûts réels. En 1956, Paul Ramadier décida une telle réduction et prit l’engagement de compenser les pertes de recettes par une avance budgétaire. En 1957, l’entreprise put accroître ses tarifs, dans des proportions encore insuffisantes. Au total, le point de vue de la direction du Budget et celui de l’entreprise se rejoignent : l’une et l’autre ont une préférence pour la vérité des prix qui permet le financement des investissements par autofinancement et réduit l’endettement. Le cercle vicieux lié au contrôle des prix est ici particulièrement éclatant.
19Mais la principale préoccupation de la direction était le déficit de la SNCF. Jacques Delmas, dans une lettre adressée au comité, rappelle le choc que fût l’annonce, en 1949, d’un déficit de 50 milliards de francs. Elle entraîna la démission forcée de Marcel Flouret et de Maurice Lemaire, remplacés par Pierre Tissier et Louis Armand. Elle eut une autre conséquence : la nomination du directeur du Budget au conseil d’administration de la SNCF. Roger Goetze eut ainsi une connaissance directe des problèmes de l’entreprise. La loi du 5 juillet 1949 fut suivie du décret du 31 août qui resserra le contrôle financier de l’État. La loi des finances pour 1950 plaça la SNCF sous la surveillance d’une « mission de contrôle ». Une commission d’experts, présidée par Jean Toutée, proposa des mesures de réorganisation de la SNCF, mais insista surtout sur la nécessité de mettre au point une véritable politique de coordination des transports. Ce rapport fut transformé en projet de loi en novembre 1950. Mais elle ne fut pas adoptée par le Parlement.
20Une note de la direction du Budget, rédigée en juillet 1951, fournit une analyse exhaustive de la situation des transports et déplore la non-adoption de la loi. Son argumentation fut maintes fois reprises au cours des années cinquante et constamment adaptée aux circonstances. Elle se décompose en quatre arguments.
- Le déficit de la SNCF, qui atteint 100 milliards en 1950, et son financement par le budget reflète « l’échec de la politique des transports menée depuis plusieurs années ». Car, indique la note de 1951 « aujourd’hui, une industrie qui ne crée pas de richesses comme le transport est suréquipée, elle occupe le 7e de la population active et le déficit du seul chemin de fer coûte 100 milliards à l’État, auquel on demande encore de financer les investissements ». L’idée selon laquelle le transport ne crée pas de richesses étonne aujourd’hui. Mais il faut rappeler que les modes de calcul de la richesse nationale n’ont pas encore été fixés. Le point essentiel est que cette politique qui a échoué doit être abandonnée. La direction n’a cessé de faire des propositions concrètes pour parvenir à l’équilibre.
- Pour combattre son déficit, la SNCF doit faire un effort de rationalisation de ses modes de gestion, en modernisant le réseau, en réduisant ses effectifs, en s’engageant sur la voie des licenciements, en fermant certaines lignes, en développant une exploitation allégée sur certaines parties du réseau, en modifiant le régime de retraite. « Il n’y a rien d’anormal, constate le rapport de 1951, en présence de l’allongement de la longévité humaine à mettre des agents à la retraite à 55 et 60 ans. » Ces mesures seraient « très en deçà de ce qui se fait sur les réseaux étrangers ».
- Mais la direction du Budget admet que déficit de la SNCF est largement dû à l’État. « Les multiples obligations extra-commerciales qui ont été imposées au temps où il bénéficiait d’un quasi-monopole empêchent (le chemin de fer) de s’adapter aux conditions de la concurrence que lui infligent les modes de transports plus jeunes comme l’automobile. » C’est une « extravagance économique » que d’imposer à un exploitant de traiter également tous ses clients bons ou mauvais et « d’appliquer un tarif uniforme, publié à l’avance ». Le point de vue de la direction du Budget retrouve ici sa pleine cohérence : « c’est au mécanisme des prix et non à des interventions non coordonnées que l’on doit semble-t-il demander de faire la répartition du trafic, l’ensemble des divers moyens d’intervention étant déterminé par la nécessité d’obtenir une fixation correcte de ces prix et d’en assurer le respect ».
- La vraie solution se situe donc dans une politique de coordination intelligente. La direction propose, comme le projet de loi de 1950 le faisait déjà, l’établissement progressif « d’une tarification conçue de manière à provoquer entre les modes de transport une répartition du travail rendant minimal leur coût total pour la collectivité ». Les solutions proposées sont fiscales. La direction approuve l’idée d’une taxe sur les poids lourds, proposée par la loi et suggère un impôt annuel proportionnel à la puissance fiscale des véhicules. Il s’agit de « relever le prix de revient du transport automobile » afin de « donner une nouvelle élasticité aux tarifs de chemin de fer. Mais tant que cette nouvelle tarification n’aura pas été mise au point, la seule voie est de renforcer les mesures réglementaires ». La direction du Budget n’a donc pas poussé jusqu’au bout la logique du recours au « mécanisme des prix », qui aurait été la liberté des prix, une fois la nouvelle fiscalité mise en place. Elle envisage la création d’un organisme qui se chargerait d’évaluer « les coûts pour la collectivité » et de fixer les tarifs, de choisir les investissements et de répartir les trafics en fonction de ces calculs. En fait, les investissements dans le domaine des transports, comme le montre clairement Nicolas Neiertz, ne furent nullement coordonnés et n’ont été soumis à aucun calcul comparatif des rentabilités. Il faut reconnaître d’ailleurs que les conclusions de ce type de calcul sont toujours fortement contestées et contestables.
21La loi du 30 décembre 1951 créa le Fonds spécial d’investissement routier, dont les ressources étaient fournies par la taxe sur les carburants et dont le but était de financer la modernisation du réseau routier. La direction du Budget milita avec constance pour que la loi de 1949 soit réellement appliquée. Ce ne fut qu’en 1956 que la loi de finances mit en place le dispositif fiscal de taxation des camions. La direction considéra dès lors que la SNCF avait « trouvé un très large commencement de satisfaction et que le moment devait être venu d’exercer une forte pression sur elle pour obtenir un nouvel effort de compression des dépenses ». Son analyse resta critique : selon la direction, la mise en œuvre de la fiscalité routière et des accords tarifaires intervenus entre la SNCF et la Fédération française des transports routiers devait rendre possible une augmentation significative des tarifs de chemin de fer, qui n’était pas intervenue. De plus, elle constatait que « les investissements » des chemins de fer français étaient excessifs. Le fait, ajoutait-elle, d’être à la tête du progrès est sans doute flatteur pour l’amour propre national, mais onéreux pour les finances publiques et pour le contribuable. C’était là un hommage pour le moins ambigu rendu à Louis Armand.
22Une note de décembre 1956, dressant les perspectives d’évolution du Budget jusqu’en 1961, exprime un certain pessimisme. Elle constatait que « le déficit de la SNCF, en perpétuelle augmentation, pouvait sembler décourageant ». Car l’augmentation normale du trafic ne saurait absorber que très partiellement les hausses de salaires dont bénéficient périodiquement les cheminots. « La seule solution serait », comme la direction l’a suggéré à plusieurs reprises, « d’ajuster périodiquement les tarifs ce qui renforcerait les bénéfices tirés de l’accroissement du trafic ». En 1959, la SNCF absorbait 75 % des subventions versées aux GEN.
23Il faudrait compléter ces indications très partielles par une analyse approfondie des relations quotidiennes entre la SNCF et la direction du Budget. Elles illustrent cependant le sentiment d’impuissance que la direction a éprouvé face au caractère inéluctable de ce déficit croissant.
III. LA DIRECTION DU BUDGET ET LA MARINE MARCHANDE
24Le 24 mai 1951 fut votée une loi de « soutien » à la construction navale. Le ministre de la Marine la justifiait par le fait « qu’un navire rapporte, durant sa vie, quatre à cinq fois sa valeur en devises ». Il appartenait à la direction du Budget de l’appliquer. Le but de la loi était d’assurer le renouvellement de la marine en évitant les sorties de devises, de maintenir une capacité de construction suffisante, et enfin d’exporter. Elle prévoyait une allocation forfaitaire, attribuée au chantier de construction pour chaque navire en fonction de ses caractéristiques. Jusqu’en 1954, l’application de la loi n’a pas rencontré de difficulté majeure, par contre en 1954, la hausse du fret maritime a provoqué un afflux de commandes. Les armateurs ont passé des commandes couvrant quatre années de production. De plus, le volume des commandes admissibles à l’aide s’est considérablement accru. Les crédits d’engagement pour 1955 n’étaient pas suffisants pour faire face aux allocations exigibles. Le risque était grand de voir les commandes passer à l’étranger. Les services de la marine marchande ont demandé des engagements portant sur les années 1955-1958 s’élevant à 58 milliards de francs. La direction du Budget s’en tient, face à cette demande, au texte de la loi qui permet de prévoir une aide de 8 ou 9 milliards par an, en fonction des besoins de renouvellement de la flotte.
25La direction du Budget s’appuie aussi sur des principes généraux, conformes à ce qu’il faut appeler sa doctrine : « Il n’y a pas de raison de transformer, une fois de plus, une profession qui conserve tous ses bénéfices en une sorte de régie dont l’État assurerait tous les mauvais risques. » Le recours à une nouvelle loi fut, un moment, envisagé, après l’intervention de la commission des finances de l’Assemblée nationale, mais le directeur du Budget trouva un terrain d’entente : un décret ouvrit 40 milliards d’autorisation pour les années 1955-1958. La loi des finances du 4 août 1956 ouvrit 42 milliards supplémentaires pour les années 1956-1960. La direction du Budget est donc parvenue à trouver une ligne de conduite qui permettait de définir un cadre d’application de la loi de 1951 qui fournissait aux armateurs des garanties tout en fixant des limites à l’intervention de l’État. Roger Goetze a, de toutes ses forces, résisté au soutien, trop généreux à ses yeux, accordé, sous la pression du « lobby paquebot », selon l’expression de Bernard Cassagnou, accordé au Paquebot Atlantique Nord, futur paquebot France, proposé par la CGT.
26L’action de la direction du Budget, dans le domaine de l’aide à la construction navale, s’inscrit donc dans la même logique que celle de la lutte contre la prolifération des subventions et contre les déficits des GEN. La direction du Budget résiste à tout ce qui peut surcharger la barque budgétaire mais aussi à tout ce qui peut créer des distorsions dans le fonctionnement de l’économie. Le budget ne doit pas servir d’instrument de dérèglement des mécanismes économiques et de création de privilèges indus. On ne peut que constater la modernité de cette analyse.
IV. LA DIRECTION DU BUDGET ET LES CHARBONNAGES DE FRANCE
27L’étude proposée par Daniel Berthereau des relations entre la direction du Budget et les Charbonnages de France ne se contente pas de décrire les modes de fixation de l’aide financière, dans le cadre du budget, mais analyse aussi l’action de la direction dans le cadre de ses missions de tutelle et de contrôle. Cette tutelle couvre un champ très vaste. Elle s’étend en fait à l’ensemble des activités de l’entreprise.
28La direction a porté une attention toute particulière aux prises de participation de l’entreprise qui ne pouvaient être réalisées qu’avec son approbation. Il n’y en eut pas moins de 60 au cours des années 1950. La direction du Budget n’a presque jamais refusé. Mais elle a posé ses conditions. Les charbonnages ont mis en œuvre tous les biais juridiques offerts par la loi pour contourner ces exigences. Sans être conflictuelles, ces relations ont reposé sur des négociations serrées. La direction a surtout cherché à éviter d’éventuels accroissements de charges incontrôlables. Peut être a-t-elle ainsi mis un frein à l’effort de diversification des charbonnages.
29La direction a cherché à contrôler l’évolution des salaires. L’enjeu était d’autant plus important que le salaire des mineurs était un « salaire directeur ». Mais son contrôle réel était, nécessairement, limité, de même d’ailleurs que celui de la commission interministérielle des salaires, qui ne jouait un rôle que pour les augmentations générales. En fait il était difficile de remettre en question les résultats des négociations entre les CdF et les syndicats.
30Dans le domaine de la définition des orientations et des investissements, le rôle de la direction du Budget était moins important que celui de la direction du Trésor, car ils étaient financés par emprunt. Pourtant la direction eut de plus en plus son mot à dire en raison de l’apparition, puis de la croissance du déficit après 1953. Il était largement dû à la charge des emprunts. La direction ne pouvait certes porter un jugement sur les choix techniques. Mais la tendance au développement des subventions, dispersées d’ailleurs dans un grand nombre de postes du budget, s’accentua à partir de 1954. Ces interventions concernent entre autres :
- les subventions de reconversion dans le budget du développement industriel et scientifique (45-12) ;
- le budget des charges communes (participation aux charges d’emprunt (45-91) ;
- la subvention à la caisse de compensation des prix des combustibles minéraux et solides (44-11) ;
- la subvention dite de compensation des disparités des charges sociales dans les charbonnages français ;
- la subvention, pour disparités des prix en 1958, adoptée contre l’avis de la direction.
31En fait les subventions budgétaires sont restées raisonnables jusqu’en 1960. Il faut y ajouter d’ailleurs l’aide considérable apportées à la Sécurité sociale minière.
32L’aide la plus importante apportée par l’État aux CdF fut la dotation en capital, demandée par les CdF dès 1951 et mise en œuvre seulement en 1957. La direction du Budget préférait en fait « faire jouer à l’État un rôle de banquier que d’actionnaire ». Mais le Parlement vota le principe de la dotation en 1953. La décision ne fut appliquée, par Félix Gaillard, qu’en 1957. La dotation fut prévue avec un intérêt global de seulement 1 %. Cette décision a permis d’assainir le bilan de l’entreprise. La direction du Budget a dû céder, à la suite de l’arbitrage du ministre « qui, déclare R. Goetze, dans son interview enregistré, “a forcément raison” ». « La dotation en capital, note Daniel Berthereau, correspond à la reprise en charge par l’État des perspectives de développement qu’il a imposé à travers le plan. » Mais la direction a joué le rôle de l’État actionnaire « sous la contrainte du politique ».
33À partir de 1957, la direction a tenté de renforcer, dans tous les domaines, son contrôle sur les charbonnages, qu’il s’agisse des prises de participation ou des salaires. La direction a cherché à devenir un intervenant obligé des négociations salariales, de même que de la définition du plan d’investissements. Dès juillet 1958, le ministère des Finances demanda à la direction des CdF d’étudier un plan de régression et de fermeture des exploitations les moins rentables. La direction du Budget a cherché à remédier à la surproduction en faisant soumettre à approbation le volume prévisionnel de la production. De même que les idées de la direction ont influencé la politique Rueff-Pinay, elles ont influencé les rédacteurs du plan d’adaptation de 1960. C’est ainsi qu’il prévoit que les investissements devront être inférieurs aux amortissements, ce qui correspond aux orientations définies dès 1951 par la direction. Elle a accepté que soit accordée une subvention pour accompagner le plan, mais a refusé le principe d’une subvention permanente. Au total, cette réaction de la direction a été, selon Daniel Berthereau, efficace : elle est parvenue à reprendre l’initiative dans le contrôle des Charbonnages, ce qui lui a permis d’exercer à nouveau un véritable rôle de tutelle.
34Ces quelques indications permettent de tirer deux conclusions provisoires :
35La direction du Budget a su définir une ligne de conduite cohérente et constamment réaffirmée. Elle s’appuie d’abord sur le principe d’une rigueur budgétaire qui doit, de préférence, être atteinte par la limitation des dépenses, dont l’augmentation est trop souvent liée à l’action de groupes de pression ou à des promesses inconsidérées des hommes politiques, que par l’accroissement des recettes. Car la pression fiscale a ses limites. Mais une autre raison, tout aussi essentielle, de l’hostilité de la direction à la prolifération des subventions et des aides sectorialisées est la crainte de leurs effets pervers (l’expression n’est pas utilisée dans les documents consultés, mais l’idée s’y trouve) sur les mécanismes économiques. Hostilité aux manipulations de prix et au financement des investissements par des emprunts, dont la charge retombe finalement sur le contribuable, hostilité à la création de privilèges au profit de certains secteurs ou entreprises, dont l’État prendrait en charge « les mauvais risques ». La rationalité économique est à rechercher dans un système de prix qui tienne compte des coûts réels et du jeu de la concurrence et d’une fiscalité qui n’introduise pas de distorsion entre les concurrents. Ces principes ont été appliqués avec rigueur aux différents dossiers, et particulièrement à celui des GEN. Les relations entre la direction et les entreprises n’a pas été conflictuelle car dans bien des cas et tout particulièrement dans celui des tarifs, les points de vue convergeaient. Mais la direction a constamment réaffirmé la nécessité de leur imposer des critères de gestion que l’on peut qualifier « d’industriels », pour faire court.
36La direction du Budget nous semble, par ailleurs, avoir, par ses prises de position courageuses, anticipé et influencé plusieurs des grandes décisions des années 1958-1960, qu’il s’agisse du plan Rueff-Armand ou du plan d’adaptation des charbonnages. Cette liste n’est pas exhaustive. Cet aspect de son action mériterait un approfondissement.
Auteur
Professeur d’histoire à l’Université de Paris IV. Il a publié notamment : Histoire économique de la France : xixe-xxe siècles, Armand Colin, 1995 ; Les deux révolutions industrielles du xxe siècle. Albin Michel, 1997.
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Anne-Françoise Garçon et Bruno Belhoste (dir.)
2012
Wilfrid Baumgartner
Un grand commis des finances à la croisée des pouvoirs (1902-1978)
Olivier Feiertag
2006