Rapport de synthèse
p. 497-513
Texte intégral
1Il y a peu, un ancien directeur du Budget n’hésitait pas, à travers l’opposition forgée entre la logique du « dépensier » et celle du « budgétaire », à qualifier ce dernier de « moine-soldat », de « despote éclairé », d’« intégriste des finances publiques », de « professionnel convaincu d’être le dernier rempart contre le déficit, le gaspillage, l’inflation, bref l’anarchie », face à tous ceux que porte « la dynamique intrinsèque de la dépense »1. Il convient ici de s’interroger sur les spécificités éventuelles de la direction du Budget, cette fois-ci au sein même de l’administration des Finances et de l’Économie et dans ses rapports avec le ministre, pendant le long magistère de Roger Goetze. L’imagerie, quelque peu caricaturale, du directeur du Budget et de ses services, soumis à la servitude du quotidien, en a fréquemment fait l’homme de la négation et du court terme. Or, on sait que, dans ces années 1949-1957, la rue de Rivoli a connu de profondes novations affectant d’ailleurs davantage ses pratiques que ses structures administratives ou la masse de ses personnels. Jusqu’à quel point le Budget a-t-il été partie prenante de ce mouvement général ? Ses relations avec les autres directions en ont-elles été affectées ? Peut-on, en retour, déceler, lors de ce quasi-septennat, des infléchissements notables par rapport aux traits de longue durée de ce que l’on essaiera de définir comme une « culture » du Budget ? Ce rapport s’appuie sur sept communications, elles-mêmes fondées sur des travaux en cours, sur nos propres recherches antérieures ainsi que sur l’exploitation des archives privées de Roger Goetze et des sources orales constituées par les entretiens effectués au Comité pour l’histoire économique et financière par plusieurs des responsables du Budget d’alors. Cet ensemble fournit, à défaut de conclusions définitives, des hypothèses ou des pistes à poursuivre, que les débats et travaux de la journée ont contribué à préciser.
2Après un rappel des principales mutations subies ou engagées par le ministère des Finances depuis 1945 et de la place occupée alors par le Budget, on examinera ses relations avec d’autres services des Finances et avec le ministre, à travers trois questions, mieux connues : la rénovation des services statistiques et la Comptabilité nationale ; la politique des investissements ; la politique des subventions et des prix.
I. LE BUDGET AU CŒUR D’UN MINISTÈRE CONVERTI À LA POLITIQUE D’EXPANSION À MOYEN TERME
3De 1944 à 1948, le ministère des Finances a connu, sous la poussée de forces extérieures multiples, d’importantes novations qui ont modifié à la fois des pratiques et d’anciens équilibres internes entre services. Parmi les principales des forces agissant de l’extérieur, certaines des mesures préconisées par le programme du Conseil national de la Résistance se traduisent par la définition d’objectifs économiques et sociaux élevés. C’est le cas, en particulier, outre les nationalisations, des ordonnances d’octobre 1945 sur la Sécurité sociale, de la loi du 28 octobre 1946 sur la réparation intégrale des dommages de guerre ainsi que du Rapport sur le premier plan de modernisation et d’équipement élaboré sous la direction de Jean Monnet et adopté le 27 novembre 1946. Ces mesures représentent naturellement de lourdes dépenses budgétaires de court et de moyen terme. Or, ces objectifs impérieux ont été définis alors que les moyens financiers, matériels et institutionnels n’étaient pas à la mesure de ces ambitions. Il en résulte notamment une bataille de légitimité, à la fois au sein du ministère des Finances et entre celui-ci et un nouveau venu, pour définir quels services auront en charge les tâches nouvelles. Des principaux épisodes, égrenés de 1945 à 1948 et que l’on a contés ailleurs, retenons pour notre objet la création – prévue initialement pour six mois – du Commissariat général au plan et les vaines tentatives (conduites d’abord par Pierre Mendès France en 1944-1945, puis par André Philip au premier semestre de 1946) de regrouper les responsabilités nouvelles dans un ministère de l’Économie nationale, appuyé en partie sur les services du dirigisme par les prix et les quantités issus de l’Occupation. Cette administration nouvelle aurait ainsi dépouillé les Finances de plusieurs de ses anciennes prérogatives, parallèlement à une certaine mise en cause de l’Inspection des finances. Or, nous avons pu établir que les nouveaux organismes proprement financiers, loin d’affaiblir la rue de Rivoli, ont été greffés sur ses anciennes structures, alors que, dans le même temps, s’estompaient les pratiques et les organes du dirigisme de la répartition. Mieux, il faut attendre la rupture socio-politique de 1947, le glissement à droite et les infléchissements libéraux du cabinet Schuman-Mayer en 1948 pour qu’un nouvel appareil économique et financier d’État se mette en place, sous l’autorité renforcée du ministère des Finances. Ainsi, tout en confortant ses structures traditionnelles (ses personnels comme ses services), l’administration des Finances intègre désormais des innovations pratiques et institutionnelles, ce qui nous a conduit à parler d’une véritable « conversion » à la dépense productive2. Peut-on définir précisément la place du Budget au sein d’une administration ainsi recomposée ?
4La direction du Budget, bien que parmi les plus prestigieuses du ministère, s’est retrouvée dans une position doublement effacée par rapport au Trésor. Certes, les déficits budgétaires lato sensu ont été considérables entre 1945 et 1947 (autour de 300 milliards de francs courants). Situation particulièrement hétérodoxe pour les responsables des Finances, soucieux d’abord d’assurer les grands équilibres, mais avec laquelle ceux-ci devront composer.
5Même si le Budget apparaît « tout-puissant vis-à-vis des administrations3 », le déficit budgétaire n’est, bien plus encore à ce moment, que l’un des éléments du déséquilibre, plus ample, entre les ressources et les charges de trésorerie, dont la direction du Trésor a la responsabilité. De plus, ce déficit apparaît alors autant, si ce n’est davantage, en francs qu’en dollars, ce dont les Finances extérieures ont la charge. D’ailleurs, dans les faits, malgré son ampleur, le déficit budgétaire a été, en 1946 et 1947, relégué au second plan par les goulots de matières premières (charbon, acier et même blé), de devises et de main-d’œuvre.
6En outre, dans la lutte engagée par les Finances pour conserver ses prérogatives, la direction du Trésor a été à la fois la plus exposée et la plus conquérante. Celle-ci a dû d’abord résister aux assauts de l’Économie nationale en 1946-1947 (notamment pour la politique des investissements et le contrôle des entreprises nationalisées). Puis, une fois levée l’hypothèque « dirigiste » avec la chute du « ministère géant » de l’Économie nationale confié à Jules Moch, le 19 novembre 1947, le Trésor doit déjouer l’offensive de Jean Monnet pour contrôler le futur fonds de financement des investissements du Plan4. On sait que François Bloch-Lainé, placé à la tête de la direction du Trésor depuis juin 1947, a réussi à convaincre René Mayer, alors ministre, de ne pas « démembrer » la trésorerie en créant le Fonds de modernisation et d’équipement (à titre « provisoire », par la loi du 21 mars 1948) comme compte spécial du Trésor, parallèlement à la CAREC (Caisse autonome pour la reconstruction) et à « inventer » la Commission des investissements (par un décret du 10 juin 1948)5. Désormais, alors que les investissements prioritaires du plan avaient été financés jusque-là par des expédients, tels les crédits à moyen terme réescomptables à la Banque de France, l’appareil financier d’État pour les investissements se trouve mis en place.
7Lorsque, en juillet 1949, Roger Goetze succède à François-Didier Gregh comme directeur du Budget, la « fin des grandes pénuries » (Jean Monnet) rend possible une certaine stabilisation monétaire et financière, parallèlement à la disparition des principales restrictions issues de l’Occupation. L’État assure en cette année le volume maximal d’investissements sur fonds publics de toute la période, ce qui rend possible le plus fort rapport des investissements productifs au PNB6.
8Dans deux domaines de novation, le Budget va devoir tenir compte de la nouvelle capacité d’initiative de la direction du Trésor : les services statistiques et la Comptabilité nationale d’une part ; et, d’autre part, la politique des investissements.
II. BUDGET, STATISTIQUES ET COMPTABILITÉ NATIONALE : LES AMBIGUÏTÉS D’UNE RENCONTRE
A. Une relative ignorance avant 1949
9Avant l’arrivée de Roger Goetze, le Budget a dû faire face à une double création hors de sa sphère d’influence : l’INSEE en avril 1946 (rattaché à l’Économie nationale) et, au sein même de la direction du Trésor, le Comité de statistiques du ministère des Finances (le 13 octobre 1947) et le bureau de statistiques économiques et financières (BSEF), le 24 mai 1948. La direction du Budget ne peut se désintéresser de la question, dans la mesure où, dans le premier cas, elle peut peser sur l’évolution budgétaire du nouvel organisme (jugé alors fort coûteux) et où, plus généralement, elle est à la fois utilisatrice et productrice d’informations chiffrées.
10La création de l’INSEE s’effectue au moment où, du fait de l’effacement momentané de l’Inspection des finances, André Philip et les services de l’Économie nationale conduits par Gaston Cusin, espèrent conserver les moyens généreux, notamment en personnel, dont a pu bénéficier le Service national de statistiques (SNS) pendant l’Occupation. Les travaux de Béatrice Touchelay montrent, au contraire, la longue marche subie par cette « direction pléthorique » sur la voie des restrictions budgétaires et des réductions d’effectifs qui, de plus de 8 000 (fin 1944), passent à guère plus de 5 000 (fin 1947), et même moins de 3 700 à la fin de 1948, alors que, en avril 1948, il lui est interdit d’embaucher7. Son directeur-général, Francis-Louis Closon (à ce poste des origines à 1961) ne cesse de déplorer cette déflation des moyens, peu compatible avec la lourdeur des tâches imposées au nouvel organisme (recensement, exploitation et entretien des fichiers des électeurs ou des véhicules automobiles, des déclarations du chiffre d’affaires ; établissement de nomenclatures des activités économiques...) et en partie responsable du départ des meilleurs éléments. Il semble d’ailleurs que le contact n’ait pu s’établir directement avec F.-D. Gregh. L’INSEE subit probablement les retombées d’un triple handicap. Aux yeux des inspecteurs des Finances de la rue de Rivoli, l’Institut est considéré comme un service trop coûteux, composé de « militaires poussiéreux »8. Traces tardives du scepticisme marqué à l’égard du SNS, dirigé de 1941 à 1944 par René Carmille, contrôleur général des Armées, qui l’avait alors peuplé d’officiers en mal d’activité ? En outre, F.-L. Closon ne vient pas de l’Inspection des finances et a abandonné son poste aux Finances pour rejoindre Londres dès 1941. Enfin, l’INSEE subit à son niveau le déclin de l’Economie nationale, précipité par l’arrivée de René Mayer aux Finances, et apparaît, avec le Contrôle économique, comme l’un des plus gros gisements d’économies budgétaires.
11De même, les initiatives de François Bloch-Lainé pour accueillir au Trésor les premiers travaux de Claude Gruson, afin d’établir un budget économique national devant servir de cadre au budget annuel, semblent s’effectuer jusqu’en 1949 sans rôle actif de la direction du Budget, malgré sa représentation au Comité de statistiques. C’est bien plus du côté du Commissariat au Plan, responsable jusque-là des travaux du Bilan national, qu’il a fallu obtenir que celui-ci se dessaisisse des tâches ébauchant la Comptabilité nationale à la Commission du Bilan.
B. Roger Goetze amorce de nouvelles relations
12Dans les deux cas, l’arrivée de Roger Goetze semble indiquer une attitude désormais active de la direction du Budget à l’égard de cette « effervescence statistique9 ».
13Roger Goetze établit désormais des relations directes avec F-L. Closon. Il persiste à penser que les données exhaustives de l’INSEE sont élaborées de manière trop coûteuses, mais qu’elles fournissent cependant les éléments fondamentaux de tout bilan sur la situation financière, tel qu’il les élabore à l’arrivée de chaque nouveau ministre. Cela ne le conduit pas toutefois à inverser la tendance déflationniste, mais seulement à freiner quelque peu les restrictions (qui se poursuivent néanmoins, les effectifs passant après 1950 sous les 3 000), ou à autoriser certains arrangements budgétaires.
14Si elle parvient à sauver le fichier automobile, la direction du Budget refuse, en janvier 1950, les crédits nécessaires au recensement général (qui ne pourra être réalisé en 1951), ainsi qu’au recensement agricole. En outre, Roger Goetze se garde bien d’intervenir dans la controverse qui aboutit à marginaliser l’INSEE au sein du Comité des Experts, créé par le décret du 31 mars 1950. Ce comité est destiné à légitimer l’existence du BSEF – rebaptisé Service des études économiques et financières (SEEF) en 1952 – au Trésor et à transférer définitivement les travaux de comptabilité nationale du Plan à l’équipe conduite par Claude Gruson.
15De manière parallèle, Roger Goetze amorce une coopération directe, jusque-là semble-t-il plus difficile, entre le Budget et le SEEF, qui peut disposer des informations nécessaires à l’élaboration des premiers travaux de comptabilité nationale. Selon Aude Terray, plusieurs éléments partagés entre François Bloch-Lainé, Claude Gruson et Roger Goetze rendent compte de cette collaboration : des promotions chronologiquement proches à l’Inspection des Finances, une attention voisine aux renouvellements de la théorie économique, une certaine proximité avec Pierre Mendès France, qui préside la commission des Comptes de la Nation depuis sa création par Edgar Faure (le 18 février 1952). Au total, un souci analogue de forger des outils de modernisation et de rationalisation de la politique économique et financière10.
16On peut constater le rapprochement dans trois domaines. Roger Goetze crée en 1950 le bureau d’études du Budget (bureau B1 de la 1re sous-direction, qui, jusque-là, n’existait pas), destiné à élaborer l’évaluation des recettes en fonction de la conjoncture. Confié à Jean Rossard, il est animé par Jacques Delmas, Jean Gallois et Albert Viala, Roger Goetze ayant souhaité ainsi associer un inspecteur des Finances, un administrateur civil et – petite révolution pour le Budget – un ingénieur des Ponts. Ce souci de « concilier la technique et la finance » (Roger Goetze), en particulier pour l’élaboration du budget d’équipement, témoigne de la préoccupation d’élargir l’horizon budgétaire – tout au moins pour l’évaluation des recettes – par des approches macro-économiques11. Ne travaillant pas à la même échelle, le SEEF et le Budget pouvaient ainsi trouver un terrain de coopération. Roger Goetze fournit d’ailleurs quatre postes de contractuels au SEEF. Cependant, les témoignages ne concordent pas, en particulier à propos de la chronologie, sur les modalités de la coopération : dès 1955 ? ou seulement après le départ de Goetze ? pourquoi les fonctionnaires du SEEF en ont-ils un souvenir plus estompé ?12
17De même, pour la réforme, entreprise en 1952-1953, de la nomenclature du budget des dépenses en huit titres, il ne semble pas que les relations avec le service de Claude Gruson aient permis de rapprocher les points de vue, même si la nouvelle présentation s’articule aux opérations de la Comptabilité nationale13.
18Le troisième, et sans doute principal, objet de rapprochement a été le décret du 11 juin 1956, qui inclut en particulier, d’après l’idée de Roger Goetze, la commande au SEEF par le Budget d’un rapport économique et financier destiné à introduire la loi de finances. Cette novation devait insérer officiellement le budget dans un environnement macro-économique retracé par la Comptabilité nationale.14
C. Le maintien de relations ambiguës
19Alors que le décret sur la commission des Comptes de la Nation délimite en février 1952 un partage des tâches entre SEEF et INSEE, la direction du Budget manifeste des relations diversement mais également ambiguës à l’égard des deux organismes.
20Malgré des décisions politiques qui confortent son existence – en particulier la décision du recensement de 1954 et celle du recensement agricole, facilitées par l’arrivée de Pierre Mendès France à Matignon – l’INSEE continue à subir les restrictions budgétaires, même atténuées après 1954, qui compromettent notamment l’exploitation du recensement démographique.
21Tandis que les relations entre le SEEF et le Plan se resserrent, particulièrement pour la préparation du IIIe Plan, l’attitude précise du Budget n’apparaît pas nettement. Et l’arrivée de Pierre Mendès France à la tête du Gouvernement ne clarifie pas les positions respectives. Alors que le Budget s’est déclaré favorable à une relance de la planification dès 1951 – sans d’ailleurs recueillir, semble-t-il, une écoute bienveillante de Jean Monnet et de son entourage – l’élaboration, fort confuse, du IIe plan voit s’affronter les divers protagonistes, en particulier Roger Goetze et Claude Gruson, bien que tous favorables aux principes du Plan15. Les propos sévères formulés par Claude Gruson sur l’attitude du Budget aussi bien vis-à-vis de l’INSEE que de la réflexion à long terme imposent d’examiner, par delà les convergences apparentes sur la rationalisation du traitement de l’information économique, les relations concrètes entre services16. Quoi qu’il en soit, on peut avancer que les bases de la collaboration entre le Budget, le SEEF et l’INSEE, dictées par leur intérêt bien compris, ont été alors posées, même si les véritables développements ne se manifesteront que dans la décennie suivante, ponctués par la rationalisation des choix budgétaires17.
III. LE BUDGET, LE TRÉSOR ET LA POLITIQUE DES INVESTISSEMENTS
22La direction avec laquelle le Budget a entretenu le plus de relations est sans conteste le Trésor, dont l’ampleur de vue supérieure – son horizon inclut le crédit, la monnaie et les finances extérieures – lui confère un prestige probablement encore plus net dès cette période. La politique des investissements apparaît commme un poste d’observation privilégié des rapports complexes noués entre les deux directions. Laure Quenouëlle analyse avec soin les multiples facettes du mélange subtil entre alliance, émulation et conflits. Encore convient-il de différencier les périodes selon le poids relatif du financement public des investissements et des enjeux qu’il représente.
A. Des initiatives du Trésor à la concertation obligée
23En 1946 et 1947, les grands programmes des « activités de base » du plan sont lancés, mais sans institution de financement appropriée. Outre par les crédits à moyen terme réescomptables à la Banque de France, c’est donc essentiellement par des instruments hérités de la guerre (utilisation de la lettre d’agrément et de la loi du 23 mars 1941 assurant la garantie de l’État) et la multiplication des comptes spéciaux du Trésor – portés à près de 400 en 1947 – que la direction du Trésor, appelée direction du Crédit de manière éphémère en 1946, peut assurer les prêts et avances nécessaires. On dispose de quelques traces de réticences du Budget vis-à-vis de la multiplication de ces financements non orthodoxes18. Mais, plus généralement, la mise en œuvre de la reconstruction et du plan Monnet en 1947 coïncide avec une grave crise financière, où les ressources en dollars font autant, si ce n’est plus, cruellement défaut que celles de la trésorerie.
24En 1948, la stabilisation financière et monétaire du plan Mayer ainsi que les ressources en dollars et en francs de l’aide Marshall permettent d’envisager des modes de financement plus stables. Outre la Caisse autonome de reconstruction (CAREC), le Fonds de modernisation et d’équipement (FME) est constitué le 21 mars 1948. On sait que la création de ce fonds résulte d’une rivalité Plan-Trésor arbitrée par René Mayer. Mais François Bloch-Lainé ne peut réserver au seul Trésor l’examen du financement des investissements du Plan. Aussi est-il conduit à « inventer » une commission des Investissements (par décret du 10 juin 1948), qui réunit, sous la présidence du ministre, les représentants des services et ministères dépensiers (Plan, MEN, MRU, ministères techniques), des directions du Trésor et du Budget, de la Banque de France et du Crédit national. Mais le secrétariat en est assuré par un haut fonctionnaire du Trésor, successivement Jean Guyot en 1948, Dominique Boyer de 1949 à 1953, Jean Saint-Geours de 1953 à 1956. On ne dispose guère que des témoignages de François Bloch-Lainé pour apprécier la place du Budget dans cette genèse. Il n’était guère envisageable de se passer de la direction du Budget, d’autant plus que, depuis la loi du 30 mars 1947, un budget de reconstruction et d’équipement (BRE) regroupait les dépenses d’investissements de l’État, financées à travers des autorisations de programmes, qui débordent les cadres de l’annualité. Mais le Budget a pu aussi servir de repoussoir et assurer la prééminence à un directeur du Trésor habile à se présenter comme « un meilleur avocat de l’investissement contre le fonctionnement19 ». En retour, la direction du Budget y a gagné de pouvoir donner son avis sur le financement de l’ensemble des investissements (y compris ceux des entreprises privées), soumis à la tutelle du Trésor. Cela coïncide également avec une plus grande transparence, puisque la loi du 6 janvier 1948 intègre les comptes spéciaux du Trésor dans la loi de Finances débattue au Parlement. Même si le Trésor assure la coordination d’ensemble, la commission des Investissements réunit tous les responsables de la ressource comme de la dépense autour des priorités à moyen terme définies par le plan. À travers l’examen de ses débats, on a pu établir qu’elle a constitué un véritable Aréopage de la modernisation20. Et la présence du Budget parmi d’autres rendait les arbitrages plus acceptables que s’ils avaient été formulés par lui seul21.
25Pour définir le type de relations tissées entre le Trésor et le Budget en son sein, il convient d’opérer une triple clarification : distinguer la période du plan Monnet de la suivante ; différencier les positions des deux directions sur les investissements dans leur ensemble (à la fois dans leur volume, leurs modes de financement et la hiérarchie de leur priorité) et leur appréciation sur tel ou tel poste ; enfin, tenter de confronter l’attitude des deux directeurs de celle des hauts fonctionnaires qui les entourent.
B. De 1948 à 1952 : convergences fondamentales et rivalités à la marge
26La période s’étalant de 1948 à 1952 correspond à l’apogée du financement public des investissements, aussi bien quant au volume total (de 530 à plus de 780 milliards de francs 1949), à la part des fonds publics dans le total des modes de financement des investissements (de 61 % en 1949 à 38 % en 1952), et au poids des investissements dans les dépenses budgétaires (de 21 % en 1949 à 10 % en 1952) ou dans les charges de trésorerie (de 38 % en 1949 à 25 % en 1952). Il s’agit de la phase cruciale de la pleine exécution des programmes de base du plan Monnet. Après un ralentissement transitoire opéré par la commission Boutteville au premier semestre de 1948 pour les besoins du plan Mayer, la commission des Investissements, dans l’une de ses premières réunions, refuse d’ajuster les dépenses aux seules ressources présumées, se déclare « extrêmement sensible à l’importance capitale que présente la politique des investissements de base », et recommande le recours à des ressources supplémentaires permanentes, du fait que « pendant de très longues années encore (..) l’État devra faire face (..) au financement d’importants programmes de reconstruction et d’investissements »22. Le Trésor comme le Budget se sont donc ralliés aux raisonnements de Jean Monnet. Comme désormais les investissements se trouvent intégrés dans la loi de Finances, chaque fin d’année, la Commission doit préparer les chiffres qui figureront dans la loi des maxima. Nous avons pu étudier et décrire la « comoedia » (F. Bloch-Lainé) qui se répète chaque année de 1948 à 1952. Les deux directeurs sont, semble-t-il, « convenus entre eux lors de réunions officieuses » des fourchettes délimitant les options possibles23. Trésor et Budget semblent avoir adopté une attitude voisine face à une double pression contradictoire. D’un côté, la triple Alliance (Plan, MRU, ministères techniques), qui adopte les hypothèses hautes. De l’autre, les réflexes déflationnistes des ministres, en particulier Maurice Petsche, en place de 1948 à 1951.
27Dès son arrivée à la direction du Budget, en juillet 1949, Roger Goetze est nommé au Comité spécial de la commission des Investissements (présidé par Wilfrid Baumgartner et composé de Jean Monnet, de représentants du MRU et de la Défense), destiné à préparer les ultimes ajustements. Le Comité, après avoir révisé en baisse les chiffres initiaux, confirmant au passage la priorité de l’équipement sur la reconstruction, plaide toutefois dans son rapport pour la défense des investissements productifs24. Roger Goetze ne s’est guère écarté des chiffres proposés par le Trésor. Les deux directions ont également proposé le recours à un surcroît de fiscalité pour éponger une partie de l’impasse. Le scénario se répète en 1950, mais les charges se trouvent alourdies par les débuts du réarmement. Cette fois, le premier examen des chiffres s’effectue entre le Trésor et le Budget seuls. Dans une note pour Maurice Petsche, Roger Goetze met en garde contre une réduction mécanique des dépenses d’investissement, qui supposent un « freinage considérable se traduisant par l’arrêt total d’un certain nombre de chantiers », et en vient à recommander « une inflation sévèrement contrôlée »25. Dans le comité restreint, présidé par Pierre Grimanelli, directeur des Programmes économiques, le Trésor et le Budget se rallient à l’hypothèse la plus basse (680 milliards) pour les dépenses de reconstruction et d’équipement (par rapport à deux autres), effectivement retenue par le ministre. De manière générale, le responsable de la rue de Rivoli – qu’il s’agisse de René Mayer, de Maurice Petsche ou d’Edgar Faure – épouse les propositions validées par le Budget, dont la rigueur est connue. Cela conduit à étaler sans la compromettre la réalisation du plan, en sollicitant, sur la proposition de François Bloch-Lainé, les autorités de Washington pour le surcroît de dépenses militaires. Et Jacques Delmas, représentant habituel du Budget à la commission des Investissements, en rédige en collaboration avec Boyer (Trésor), Delcourt (Plan) et Bizot (Programmes), le troisième rapport, qui rejette l’idée d’un ralentissement des programmes civils d’investissements. En 1951, les réductions par rapport aux chiffres initiaux apparaissent plus importantes et aggravées par une seconde compression lors des abattements décidés par Antoine Pinay. Budget et Trésor ont épaulé Jean Monnet dans son plaidoyer en faveur de la défense des investissements. Dès le 5 mai 1951, Jacques Delmas propose d’ailleurs une relance de la planification, dont on trouve la trace dans le rapport au ministre, signé par Roger Goetze le 12 juillet 1951. Il y salue l’initiative de Jean Monnet, qui a « entraîné (...) un véritable glissement des interventions économiques de l’État du domaine de la répartition vers celui des investissements » et... « malgré son caractère inévitablement “dirigiste” (...) a hâté l’abandon des divers contrôles de la production et de la consommation, facilitant, de ce fait, le retour à un régime d’économie libérale26 ». Cette évolution expliquerait peut-être les réticences du même Jean Monnet à poursuivre au-delà du premier plan.
28Ainsi, le Trésor et le Budget ne s’éloignent guère quant aux chiffres globaux face aux ministères dépensiers, s’accordent à préconiser l’impôt plutôt que l’emprunt – ce qui se traduit d’ailleurs par une hausse du prélèvement fiscal – et se retrouvent sur les priorités des secteurs de base du plan. La marge de manœuvre sur les chiffres était de toute façon fort mince, dans la mesure où la poursuite des programmes déjà engagés empêchait des réductions trop draconiennes et où les priorités du plan étaient admises par tous. Le Budget comme le Trésor ont repris l’argument, plus économique que financier, du Commissariat au plan selon lequel l’arrêt des travaux aurait été plus préjudiciable que leur poursuite. La logique de T amont, celle des grands programmes, concentrés de surcroît dans les grandes entreprises nationalisées et la sidérurgie (centrales thermiques EDF ; électrification de la SNCF, trains à bandes sidérurgiques...) a commandé, mais les deux directions s’y sont ralliées.
29Les deux directions ont fait admettre, dans la pratique de ces ajustements annuels, une nouvelle orthodoxie financière, rigoureuse mais non déflationniste : équilibrer les dépenses ordinaires par les recettes budgétaires ; financer la reconstruction par des surcroîts d’impôts et les investissements productifs par l’épargne et la contrevaleur en francs de l’aide Marshall.
30Une divergence toutefois : à plusieurs reprises, Roger Goetze a proposé de faire porter les réductions des montants attribués au FME, sur les crédits destinés aux entreprises privées (industrielles ou agricoles), l’État ne pouvant guère intervenir « comme prêteur au moment où il ne peut lui-même trouver à emprunter pour les besoins généraux27 ». Réaction plus orthodoxe que celle du Trésor, dont, au passage on peut ainsi réduire le champ d’action !
31Pour le reste, les témoignages des directeurs ou de leurs collaborateurs comme les archives confirment l’idée que les deux directions ont plutôt manifesté leur convergence dans la défense de l’investissement productif. François Bloch-Lainé rappelle que Roger Goetze « n’était pas un budgétaire sans entrailles quand il s’agissait d’investir », et indique que leur « accord, que facilitait l’amitié, se faisait généralement en privé et à l’amiable28 ». La politique publique des investissements apparaît, pour cette période, comme une sorte de condominium des deux directions, non sans quelques partages de territoires. Face aux réactions déflationnistes de certains ministres, surtout Maurice Petsche en 1949-1951 et Antoine Pinay en 1952, l’accord fondamental du Budget et du Trésor a permis de préserver l’essentiel de l’effort de réalisation des grands programmes d’investissements. Cela ne contredit pas le fait que le Budget, en élargissant ainsi son horizon, pouvait susciter quelque agacement au Trésor, à d’autres échelons que celui du directeur, d’où la mention de « rivalité » ou de « luttes d’influence » dans les souvenirs des deux secrétaires de la commission des Investissements29.
32Pour apprécier dans le détail les éventuels désaccords sur telle opération précise d’investissement, il convient de la suivre de bout en bout et de distinguer débat sur les principes, controverse technique, attitude tactique ou même politique. Un exemple avec l’outre-mer. Alix Le Masson montre clairement la résistance de Roger Goetze face au directeur de la Caisse centrale de la France d’outre-mer (CCFOM), André Postel-Vinay, qui, appuyé par François Bloch-Lainé, n’obtient qu’en 1952 de porter la part des subventions dans les sections d’Outre-mer du FIDES de 55 à 75 %30. Cela n’empêche pas Roger Goetze de déplorer, en décembre 1948, l’insuffisance de la part d’aide Marshall aux TOM. Et après 1955, lorsque la subvention est portée à 90 %, le Budget se rallie, mais uniquement pour des raisons politiques. Le Trésor comme le Budget pouvaient être également convaincus de la nécessité politique du financement d’investissements outre-mer et souhaiter en faire plutôt supporter la charge par l’autre direction.
C. De 1953 à 1957 : « une coopération mêlée d’un conflit permanent »31
33À partir de 1953, les occasions de conflits se multiplient, dans la mesure où l’urgence et l’importance du financement public décroît (les investissements sur fonds publics ne représentent guère plus de 20 % du total en 1957), où les priorités ne sont plus aussi claires, ni concentrées qu’au temps du plan Monnet, et où le processus de planification se trouve lui-même grippé. En outre, si Roger Goetze demeure, François Bloch-Lainé et Guillaume Guindey quittent le ministère à la suite de désaccords avec Antoine Pinay (respectivement sur l’emprunt et la dévaluation). La communauté des grands directeurs de la Reconstruction se disperse quelque peu. Les controverses entre les deux directions se développent d’autant plus que l’écart entre les charges et les ressources se réduit (depuis 1952, le déficit des opérations ordinaires régresse de 700 milliards à moins de 600, avec, il est vrai, une quasi-stabilité des prix, et ne remonte à plus de 900 milliards qu’en 1956), que les engagements financiers de l’État régressent, parallèlement à la renaissance des modes classiques de financement (autofinancement et, de manière encore timide, marché financier) et que les grands programmes prioritaires sont achevés.
34Une convergence sur le fond cependant se confirme : les deux directions se montrent précocement et également favorables au passage de relais du financement sur fonds publics au financement privé. Certes, les diverses acceptions du terme « débudgétisation » suscitent des lectures différentes, selon que l’on entend la débudgétisation totale ou partielle, par le transfert vers les correspondants du Trésor32. Dans ce second cas, le désengagement de l’État n’est que fictif. C’était bien l’enjeu de la débudgétisation en trompe-l’œil lancée par Edgar Faure en 1953. Mais dès 1950, le Trésor comme le Budget ont essayé de trouver des modes effectifs de financement autres que publics, avec toutefois les transitions nécessaires, d’où le transfert de crédits directs du FME à des « tranches optionnelles » de travaux pour les entreprises nationales ou à des emprunts garantis. Mais s’il y a convergence en faveur d’une vraie débudgétisation, il peut y avoir divergences sur les voies et moyens : pour le Trésor, cela signifie moins de prêts et d’avances ; pour le Budget, moins de subventions. Chacune des deux directions défend d’autant mieux sa propre voie vers la libéralisation des financements que le niveau élevé de l’effort nécessaire d’équipement dépend de moins en moins des capitaux publics.
35De 1953 à 1956, Budget et Trésor ne s’écartent guère l’un de l’autre dans leurs propositions d’ajustement des charges aux ressources. Et même en 1956, alors que Roger Goetze constate une « aggravation évidente de la situation budgétaire » par suite de l’alourdissement brutal des dépenses militaires, les deux directions en arrivent à envisager un effort de diminution assez également réparti sur l’ensemble des crédits33. De toute façon, lorsqu’elles ont comptabilisé les « opérations en cours » à préserver en priorité, puis les « opérations annuelles reconduites », elles ne s’écartent généralement guère des chiffres de l’exercice antérieur pour les « opérations nouvelles », sur lesquelles portent les réductions.
36À travers les cas particuliers de controverses – d’ailleurs peu nombreux – relevés par Laure Quenouëlle dans les archives (RATP en août 1954 ; établissements culturels à l’étranger et pont de Tancarville en 1955), il convient de distinguer désaccord technique et jeu tactique. Techniquement, des dépenses provisoires ou rentables doivent plutôt être financées par des resources de trésorerie et des dépenses permanentes couvertes par des subventions budgétaires. Cependant, les cas sont rarement chimiquement purs et il s’y mêle une sorte de jeu de mistigri, où le Budget saisit toute occasion de supprimer des subventions ou de les transformer en avances, tandis que le Trésor procède à l’inverse. Mais cela ne peut jouer qu’à la marge puisque, de manière paradoxale, chacune des deux directions, en réussissant à reporter ainsi ses charges sur l’autre restreint par là sa propre sphère d’influence !
37De même, lorsque, par le décret du 24 septembre 1952, il est décidé d’engager au Budget, sous la responsabilité de Jacques Delmas, la nomenclature des investissements, cela rejoint les préoccupations d’assainissement des finances publiques de Pierre-Paul Schweitzer, directeur du Trésor, et implique le ralliement de Gilbert Devaux, directeur de la Comptabilité publique. Ce « travail de, bénédictin » (Roger Goetze) aboutit à la circulaire du 1er décembre 195634. À la même date, le directeur du Budget recommande une « révision sévère » de tous les investissements, notamment par la chasse aux doubles emplois35.
38Il est un domaine où le partage des territoires n’exclut pas parfois les frottements : les investissements des entreprises nationales. À travers la représentation du ministère, le domaine a été partagé : au Budget, la SNCF, le GDF et les établissements publics ; au Trésor, l’EDF, Air France, les banques, les assurances et les sociétés d’économie mixte. Les deux directions se rejoignent une fois encore sur l’idée de relayer autant que faire se peut le financement public direct par l’autofinancement des entreprises nationales. Mais il peut y avoir des chevauchements ou des divergences sur les modalités, y compris sur le contenu économique des projets36. Marcel Boiteux rappelait, lors d’un colloque récent, que les fluctuations des crédits d’investissement d’EDF s’interprétaient par le poids dominant du Trésor – pour les chiffres élevés – ou du Budget – pour les plus bas37. Seule l’étude précise par entreprise peut révéler des clivages durables.
39Peu avant son départ, Roger Goetze manifeste, dans son rapport-testament du 27 décembre 1956, le souci « à tout prix de maintenir ou accroître le volume des investissements productifs38 ». Dans le même temps, il souhaite rationaliser la planification, qu’il entend préserver, en incitant le ministère des Finances à fournir une enveloppe financière pour le IIIe Plan, qui serait soumise au Parlement, ainsi qu’en sollicitant le Plan et la Comptabilité nationale, afin qu’ils indiquent « le niveau désirable des investissements planifiés pour avoir le plus de chances d’obtenir une certaine activité économique39 ». De telles préoccupations étaient-elles très éloignés de celles du directeur du Trésor d’alors ?
IV. LE BUDGET ET LES AFFAIRES ÉCONOMIQUES : PRIX ET SUBVENTIONS
40Des services de l’Économie nationale, constitués aux fins de servir l’économie dirigée par Yves Bouthillier en 1940 dans un ministère désormais dualiste, ne comptent plus véritablement après 1948, outre l’INSEE, que la direction des Prix et la direction des Relations économiques extérieures (DREE), témoins du maintien d’un contrôle des prix (total pour la plupart des produits de base – représentant environ 15 % du PIB ; partiel pour ceux soumis au régime de « liberté surveillée ») et du commerce extérieur. Quelles relations, directes ou indirectes, le Budget a-t-il pu établir avec celles-ci ?
41Selon Michel-Pierre Chelini, les souces orales et écrites révèlent des relations directes « rares et peu conflictuelles » entre Budget et direction des Prix, dont les responsables – respectivement Roger Goetze et (de 1947 à 1962) Louis Frank – ne semblent guère se connaître40. De nature fort hétérogène, les subventions représentent un total difficile à estimer, que Roger Goetze chiffre à plus de 220 milliards de francs en décembre 195641. Dans le rapport remis à chaque nouveau ministre, il ne cesse de réclamer la réduction de leur montant total. Et, en décembre 1956, il recommande la réduction de 100 milliards de dépenses tributaires de la « politique de blocage de l’indice42 ». Dès l’été 1951, il observe que les subventions « n’ont aucun effet curatif sur l’organisme économique », qu’elles agissent « comme un anesthésique » et « ne devraient être employées que dans des cas exceptionnels et seulement dans la mesure où elles peuvent avoir une contre-partie de ressources réelles43 ». S’il n’existe pratiquement pas de conflit direct – si ce n’est pour le prix du gaz de la ville de Paris – le Budget s’oppose de manière indirecte à la direction des Prix, qui soutient davantage la politique des subventions et de l’indexation des prix. Et si Roger Goetze obtient partiellement satisfaction, c’est à travers la commission Rueff, alors qu’il a quitté ses fonctions.
42De manière assez analogue, les subventions à l’exportation, étudiées par Marc Duchassin, se trouvent mises en place à partir de 1951, sans réticence de la part du Budget, dans la mesure où le volume en est faible et l’aide présentée comme éphémère. Après 1953, face à des demandes croissantes de la part de la DREE, à la pérennisation de l’aide et à une dérive financière du système, Roger Goetze se raidit et dénonce « la solution de facilité qui dispense de s’attaquer au véritable problème (...) la sclérose des structures économiques françaises... »44. Mais paradoxalement, la direction du Budget n’est guère écoutée lorsqu’elle emploie des arguments sur l’inanité économique de certaines dépenses, même si, par ailleurs, les concours à l’exportation régressent à partir de 1954, et surtout de 1956.
43Dans les deux cas, le Budget se heurte indirectement à deux directions des Affaires économiques, non pas sur des arguments financiers, mais à travers un désaccord sur l’efficacité économique des dépenses correspondantes, qui ne sauraient dispenser producteurs ou exportateurs des efforts nécessaires de productivité et de modernisation. Mais le Budget n’est plus véritablement sur son terrain de compétence reconnu par le ministre (qu’il s’agisse d’Antoine Pinay ou d’Edgar Faure), qui n’écoute pas la direction sur cette question, mais prend en compte d’autres paramètres. Et ceci d’autant plus que, depuis 1952, Roger Goetze plaide, à propos des prix comme des exportations, pour une dévaluation à laquelle les ministres successifs se refusent. Les ministres, qu’il s’agisse d’Antoine Pinay ou d’Edgar Faure, et même de Pierre Mendès France, pourtant naguère proche de Roger Goetze, ne font guère de cas des recommandations économiques – en l’occurrence allant dans le sens d’une libéralisation des prix et des marchés – d’une direction du Budget qu’ils semblent ainsi davantage cantonner dans son rôle technique de gardien de l’orthodoxie financière.
* * *
44On mesure davantage la contribution de la direction du Budget à la rénovation du ministère des Finances, quand on prend connaissance des analyses de Gilbert Devaux, successeur de Roger Goetze, dans son ouvrage, publié en 1957, La Comptabilité publique. Philippe Masquelier, qui en a étudié minutieusement les développements montre que, à partir d’une vision juridique fondée sur la règle, conformément à l’esprit des conceptions traditionnelles de l’ancien système financier, Gilbert Devaux dénonce « l’éclatement des règles de la comptabilité publique », à travers les pratiques relatives à la Reconstruction, aux entreprises nationales ou aux interventions économiques. Il désapprouve tout à la fois les tendances à la décision collective, à la multiplication des experts et des contrôleurs par rapport aux comptables généralistes, ou les dépassements de crédits tolérés par la direction du Budget. Gilbert Devaux indique que le directeur du Budget se trouve ainsi tiraillé entre le respect de la règle, au prix d’une perte de clients administratifs au profit du Trésor, et la tolérance d’entorses répétées, qui amoindrissent son autorité. Une telle vision intégriste du budget comme élément subordonné à une comptabilité publique restée fidèle aux principes du décret de 1862 se trouve nécessairement en porte-à-faux avec toutes les novations auxquelles la Direction a contribué depuis 1945. Cela souligne a contario combien les pratiques nouvelles ont été perçues comme des facteurs de corruption des règles comptables traditionnelles par ceux qui y restaient attachés45.
45Sans doute, le Trésor, à travers ses pratiques et ses fonctions, se présente comme plus généraliste, voire plus ouvert. La direction du Budget s’est cependant manifestée par deux innovations majeures par rapport à ses traditions. D’abord, en se préoccupant du contenu et de l’efficacité économique des dépenses ; ensuite, en replaçant l’horizon budgétaire dans des perspectives de moyen terme. Cela s’est effectué sans fracas excessif, ni bouleversement des pratiques anciennes. L’intérêt pour la planification et la Comptabilité nationale témoigne d’une conversion à des préoccupations puisées dans un keynésianisme, probablement plus implicite que revendiqué. Ainsi, en juillet 1951, la note sur la poursuite du plan indique, à son propos, que « (...) le budget qui a subi de larges transformations au cours des dernières années exerce aujourd’hui un rôle moteur dans l’économie. Bénéficiant directement ou indirectement des dépenses faites par l’État ou avec l’aide de l’État, l’ensemble des entreprises productrices s’organise et spécule sur les prévisions de l’équipement. Le nouveau programme fixera les limites du nouvel essor économique : ses objectifs serviront de base et de garantie à l’expansion des initiatives privées46 ». L’intérêt – maintenu même au-delà de 1951 – pour le plan et la Comptabilité nationale, en ce qu’ils assurent un horizon de certitude de croissance à moyen terme (plusieurs des anciens de la Direction se réfèrent fréquemment à la formule de Pierre Masse, le « réducteur d’incertitude ») constitue la version française de la préoccupation keynésienne d’atténuer l’incertitude pour les acteurs économiques.
46Au terme de ce développement, trois questions devraient toutefois relativiser le propos.
47Les sources, écrites et orales, ne nous ont-elles pas surtout orienté sur le bureau B2 plus que sur l’ensemble de la Direction, pour laquelle on ne saurait définir précisément le dosage entre le vieux et le neuf ?
48Cette évolution retracée entre 1949 et 1957 n’est-elle pas d’abord tributaire des choix de Roger Goetze et de ses capacités d’entraînement ?
49Enfin, ne s’agit-il pas d’une période exceptionnelle, dans le sens où les besoins de reconstruction et de modernisation, portés par un grand élan national, excédaient de beaucoup les ressources, rendaient anachroniques les principes comptables traditionnels et investissaient de fait les finances publiques de responsabilités inédites ? Avec, en outre, des taux de croissance de l’ordre de 5 % l’an et un État d’autant plus volontariste que l’économie demeurait encore largement fermée aux mouvements extérieurs, le Budget ne pouvait-il pas se permettre certaines audaces ? Au total, il a pris sa part de la « conversion » des Finances en faveur d’une politique de la dépense productive. Mais seul le caractère durable de la conversion pourrait nous donner des réponses définitives.
Notes de bas de page
1 Jean Choussat, « Le budgétaire et le dépensier. Défense et illustration de la direction du Budget », Pouvoirs, 53, 1990, p. 55-64.
2 Cf. Michel Margairaz, l’État, les finances et l’économie (1932-1952). Histoire d’une conversion, Paris, CHEFF 1991, 2 t., 1456 p.
3 Entretiens avec Roger Goetze, haut fonctionnaire des Finances. Rivoli-Alger-Rivoli, 1937-1958, Texte établi, présenté et annoté par Nathalie Carré de Malberg, CHEFF, Paris, 1997, p. 230.
4 Cf. Michel Margairaz, L’État..., op. cit., t. 2, p. 931-939 ; François Bloch-Lainé, Profession fonctionnaire, Paris, 1976, p. 103-104.
5 Ibid., p. 109.
6 En 1949, le volume d’investissements sur fonds publics atteint 786 milliards de francs courants (contre respectivement 484, 600, 777, 580, 532 milliards de francs 1949 en 1947, 1948, 1950, 1951, 1952), cf. T Rapport de la Commission des investissements, Paris, 1953. Le rapport investissements productifs/ PNB est de 14,2 % en 1949, contre 13,3 ; 12,9 ; 11,3 en 1950, 1951 et 1952 ; cf. Rapport sur les Comptes de la Nation – 1949-1955.
7 Cf. la contribution de Béatrice Touchelay, infra, p. 625.
8 Cf. Entretien biographique de Claude Gruson avec le CHEFF, 1989.
9 Entretiens..., op. cit., p. 240.
10 Cf. la contribution de Aude Terray, infra, p. 609, ainsi que la note du SEEF in Statistiques et Études financières, juillet 1950.
11 Entretiens, op. cil, p. 239.
12 Cf. les entretiens biographiques de MM. Magniez, Rossard et Gruson avec le CHEFF.
13 Entretiens.., op. cil, p. 244.
14 Cf. la contribution de Lucile Tallineau, supra, p. 163.
15 Cf. Pierre Mendès France et l’économie, (M. Margairaz eds), Paris, 1989, p. 365 et suiv.
16 Cf. Entretien biographique de Claude Gruson, cité.
17 Cf. Renaud de la Genière, Le Budget, Paris, 1976, p. 27 et suiv.
18 Cf. la contribution de Laure Quenouëlle, infra, p. 587.
19 Cf. Entretien biographique de François Bloch-Lainé avec le CHEFF, 1989.
20 Michel Margairaz, L’État.., op. cit., t. 2, p. 1 236 et suiv.
21 François Bloch-Lainé, Jean Bouvier, La France restaurée (1944-1954) Dialogue sur les choix d’une modernisation, Paris, 1986, p. 172.
22 SAEF, B. 42 268, p. v. de la séance du 21 juin 1948 de la commission des Investissements.
23 François Bloch-Lainé, Jean Bouvier, La France..., op. cit., p. 171.
24 SAEF, B. 33 508.
25 SAEF, B. 33 509, note au ministre.
26 Archives privées de Roger Goetze, Rapport au ministre, 12 juillet 1951, annexe n° 5.
27 SAEF, B. 33 508, note de Roger Goetze au ministre.
28 François Bloch-Lainé, Jean Bouvier, La France..., op. cit., p. 172.
29 Cf. les entretiens biographiques de Jean Guyot et Dominique Boyer avec le CHEFF.
30 Cf. la contribution de Alix Le Masson, infra, p. 537.
31 Expression employée par Pierre Cortesse dans son entretien biographique avec le CHEFF.
32 Entretiens, op. cit., p. 265.
33 Archives privées de Roger Goetze, Rapport au ministre du 19 mai 1956.
34 Entretiens., op. cit., p. 251.
35 Archives privées de Roger Goetze, Rapport au ministre, 27 décembre 1956.
36 Idem, Rapport cité.
37 Cf. La nationalisation de l’Electricité. Nécessité technique ou logique politique ? Dominique Barjot, Henri Morsel (eds), Paris, 1996.
38 Ibid, Rapport cité.
39 Ibid, Rapport cité.
40 Cf. la contribution de Michel-Pierre Chelini, infra.
41 Archives privées de Roger Goetze, Rapport cité, annexe 2.
42 Idem.
43 Idem, Rapport au ministre, 12 juillet 1951, annexe n° 20.
44 Cf. la contribution de Marc Duchassin, infra, p. 529.
45 Cf. la contribution de Philippe Masquelier, infra, p. 549.
46 Archives privées de Roger Goetze, Rapport au ministre, 12 juillet 1951, annexe n° 5.
Auteur
Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Paris-Saint-Denis, (Paris VIII). Il dirige également la mission historique de la Banque de France. Il a notamment publié L’État, les Finances et l’Économie ; Histoire d’une conversion, 1932-1952, (deux volumes), CHEFF, 1991. Ses recherches en cours portent sur l’histoire de la Banque de France et sur l’histoire des transports publics parisiens.
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