Rapport de synthèse
p. 421-430
Texte intégral
1Les « contraintes extérieures » qui pèsent sur le budget de la France sont lourdes et nombreuses pendant les années cinquante. Il suffit d’évoquer les événements qui les créent pour en prendre conscience : guerre d’Indochine, réarmement français dans le cadre de l’OTAN lors de la crise la plus « chaude » de la guerre froide – à savoir la guerre de Corée –, guerre d’Algérie, expédition de Suez, adaptation à l’ère de l’arme nucléaire. Il existe une mesure spectaculaire de ce phénomène de contraintes extérieures. Les travaux de Ch. André et de R. Delorme1 montrent en effet un véritable trend séculaire en matière de dépenses militaires, fait d’une croissance continue de ces charges à partir de la fin du xixe siècle et tout au long du xxe, et parvenant à un apogée précisément au début des années cinquante. Après chacune des deux guerres mondiales, les dépenses militaires diminuent, mais elles restent en francs constants à un palier plus élevé que celui de l’avant-guerre. De même elles pèsent plus lourdement, tant sur le total des dépenses publiques que sur le produit intérieur brut : elles représentent 34 % et 8 % en 1938 ; 36,3 % et 12,6 % en 1953. Cette année 1953 constitue le record historique – hors guerres mondiales – du poids des dépenses militaires sur les finances et l’économie française.
2À ce titre, les années cinquante sont passionnantes à étudier. Il est particulièrement intéressant de voir comment la direction du Budget a réagi devant ces contraintes au moment où elles pèsent d’une façon maximale sur les budgets de la France.
3Cette étude, sous forme de rapport de synthèse, s’appuie sur les communications suivantes : de Jean-Claude Allain sur « Le budget du ministère des Affaires étrangères de 1948 à 1960 », de Hugues Tertrais sur « La direction du Budget et la guerre d’Indochine », de Daniel Lefeuvre sur « Le budget de financement de la guerre d’Algérie ». Il se fonde également sur le témoignage écrit de Pierre Cortesse, administrateur civil à la direction du Budget de 1954 à 1961. Enfin, il tient compte des notes et rapports de Roger Goetze, directeur du Budget de 1949 à 1956.
4Cette recherche sur les contraintes extérieures, telles qu’elles sont perçues, analysées, gérées par la direction du Budget, comporte des lacunes et se heurte à une difficulté majeure. Tout d’abord, des sujets fondamentaux sur les enjeux internationaux n’ont pas encore fait l’objet d’investigations : la direction du Budget face à la France d’outre-mer (hors Indochine et Algérie), face à la construction européenne. D’autre part, les archives de la direction du Budget ne fournissent pas toujours les réponses aux questions de l’historien. En particulier, les papiers de la direction sont souvent discrets sur son propre rôle. Pour définir celui-ci, le chercheur est souvent réduit à analyser le produit fini de la direction, à savoir les documents budgétaires eux-mêmes : faute de connaître l’action du Budget avec un grand B – la Direction –, on risque de se rabattre sur l’étude des budgets avec un petit b – le résultat de son action. Or, les risques et les faiblesses de la méthode sont évidents. L’œuvre ne dit pas tout sur son co-auteur, tout simplement parce que les autres co-auteurs, co-acteurs et co-décideurs sont nombreux. Ainsi, la question de la part respective des uns et des autres dans le processus de décision reste entière.
5Malgré tout, il est possible de déceler un certain désarroi de la direction du Budget pendant ces années cinquante face aux grands enjeux internationaux et aux contraintes extérieures qui pèsent sur la France. Ce désarroi est dû à l’imprévisibilité des événements ayant lieu en dehors de la métropole, imprévisibilité qui semble absolue pendant toute la période considérée. Cette impossibilité de prévoir exaspère les hommes du Budget, puisqu’elle hypothèque considérablement leur capacité de produire de bons et solides budgets. Mais cette impuissance n’est pas totale, et de cette faiblesse, ils ont su aussi en faire leur force, d’une façon différente selon la période : il convient de distinguer celui de la guerre d’Indochine et du réarmement de guerre froide et celui de la guerre d’Algérie et de l’entrée de la France dans l’ère nucléaire.
I. LE RÈGNE DE L’IMPRÉVISIBLE
6Il est une chose évidente : les hommes du Budget, comme dans d’autres administrations françaises, ont entièrement intériorisé les leçons de la crise des années trente et le traumatisme de la défaite de 1940. S’ils gardent leur fonction naturelle de gardiens des grands équilibres, de censeurs sourcilleux en matière de dépenses publiques, ils ne s’inscrivent aucunement dans la ligne de l’orthodoxie traditionnelle. Ils luttent contre les déficits, mais ils les assument en raisonnant sur la notion plus large d’« impasse » budgétaire et en précisant la limite qui sépare le tolérable et l’intolérable pour l’économie. L’intervention de l’État dans, l’économie est devenue tout à fait légitime à leurs yeux, et la création de l’École nationale de l’administration produit une nouvelle génération complètement acquise à cette idée : « La légitimité de l’intervention du pouvoir central dans tous les compartiments de la vie économique et sociale, dont la direction est un des organes majeurs, est profondément “internalisée” par les membres de la direction : elle trouve son fondement dans l’échec – abondamment et complaisamment décrit (à l’ENA notamment) – du capitalisme libéral symbolisé par la crise de 1929 et dans les vertus de la planification, à laquelle elle participe activement...2. »
7Au lendemain de la seconde guerre mondiale, priorité est donnée en France à l’effort de production et de modernisation intérieure. S’il faut aller à la chasse des dépenses, ce sont les dépenses de fonctionnement ou les dépenses improductives de toutes sortes qu’il convient surtout de traquer, bien plus que les dépenses d’investissement. Lorsque celles-ci sont jugées surabondantes et déséquilibrantes, c’est avec prudence que la direction critique leur montant, et cette critique est toujours précédée, comme pour s’excuser, d’un hommage obligé aux fondateurs de la croissance à la française. Les documents de l’époque, en particulier les papiers de Roger Goetze, confirment totalement ce nouvel état d’esprit.
8« La priorité accordée par les pouvoirs publics au problème de la production apparaît comme ayant été l’élément décisif qui permit d’opérer, au cours des dernières années, à une cadence particulièrement rapide, le relèvement économique du pays et la stabilisation de la monnaie. Malgré sa hardiesse, l’initiative prise par M. Monnet et approuvée par tous les gouvernements de dresser un plan d’équipement des activités de base a été couronnée de succès (...). Il serait aujourd’hui dangereux, et peut-être, en fait impossible de revenir sur une telle évolution3. »
9Certes, dans ce texte de 1951, Roger Goetze développe ensuite l’idée que les temps ont changé depuis la Libération et qu’il convient de faire des choix plus stricts, mais il reste fidèle au credo moderniste et productiviste. Quelques années plus tard, en 1956, il emploie la même clause de style (l’hommage à la hardiesse de l’après-guerre) au moment même où il invite son ministre à limiter les autorisations de programme trop nombreuses. Tout se passe comme s’il existait un complexe ou un syndrome du Budget, comme si son directeur redoutait que l’exercice naturel de sa fonction modératrice fût interprété comme un retour à l’orthodoxie classique et aux errements supposés de l’avant-guerre.
10« Il ne saurait être question ici de minimiser les résultats obtenus pour la relance de l’économie, par l’élan donné aux investissements au cours des toutes dernières années. Sans une certaine hardiesse – qu’un financier classique eût trouvée téméraire – l’économie aurait continué à stagner. Il est toutefois permis de se demander si les gouvernements successifs n’ont pas cependant un peu trop cédé à la facilité en accordant généreusement des autorisations de programme...4 ».
11Cet effort de modernisation intérieure implique aussi une priorité par rapport aux ambitions extérieures. Cette nouvelle philosophie est le résultat d’une véritable « révolution copernicienne » bien illustrée par l’Inventaire Schuman de 1946. Ce rapport dénonce la faute commise entre les deux guerres. Dans un premier temps, les dépenses militaires avaient pesé trop lourdement sur l’économie, au point d’hypothéquer sa rénovation. Les armes accumulées sont vite devenus obsolètes. Puis, dans un second temps, lorsqu’est venue la menace hitlérienne, le réarmement français a été fondé sur une industrie insuffisamment modernisée, qui a eu du mal à répondre à la demande. Les auteurs de l’Inventaire Schuman veulent inverser la tendance, ne plus mettre la charrue devant les bœufs pour éviter toute catastrophe, comme celle de 1940 : modernisation économique et industrielle d’abord, la puissance militaire suivra, une puissance réelle, et non factice5. Peu importe la justesse ou non de l’analyse relative à l’entre-deux-guerres, ce qui compte c’est l’affirmation d’une modernité face aux « errements du passé ». Ces ambitions productivistes prennent nettement le pas, après le départ du général de Gaulle en janvier 1946, sur les ambitions assignées par celui-ci à la Défense nationale, et jugées trop précoces par ses successeurs. Or, ces priorités sont à peine proclamées que commence la guerre d’Indochine.
12Il est intéressant de voir que ce conflit, aux yeux de la direction du Budget, apparaît précisément comme une véritable perturbation extérieure par rapport à une ligne intérieure de modernisation qu’il ne faut pas modifier. Face à cette situation imprévue, la première réaction est donc l’ignorance, le mépris, l’occultation. Hugues Tertrais montre qu’en 1950, au moment où le coût de la guerre d’Indochine prend d’importantes proportions (il croît de 42 %, représente 45 % des crédits militaires et près de 10 % du budget national), la direction le minimise singulièrement. Les allusions au conflit sont très discrètes, et l’accent est mis au contraire sur le dégonflement des dépenses militaires de 25 %... depuis le niveau des années trente : « Tel quel, comparé à celui de 1938, le budget de 1950 apparaît comme un budget d’équipement et de reconstruction6 ». Fidélité à la ligne, même lorsque la réalité des contraintes extérieures vient sérieusement l’infléchir. En 1951, lors de la préparation du budget 1952, Goetze sort au contraire de son silence et parle davantage des « opérations en Indochine », passant même, selon Hugue Tertrais, « d’un extrême à l’autre ». Mais au refus de reconnaître, succède la conscience de l’impossibilité de prévoir. Face à ce qu’il appelle « l’incertitude », Goetze clame que « toutes les hypothèses sont possibles » et que « parmi elles la reconduction pure et simple a paru être celle qui présentait le plus de vraisemblance7 ».
13Autre perturbation, également imprévue, la guerre de Corée qui, aux yeux de la direction, a « marqué, au milieu de l’année 1950, un tournant et même un renversement de la conjoncture économique, financière et politique ». En effet, ce conflit, en conduisant la guerre froide à son paroxysme, met à l’ordre du jour le réarmement des alliés européens des États-Unis. Ce réarmement tombe mal à un double titre, car il hypothèque à la fois la modernisation et la stabilisation financière « qui était à peu près obtenue à cette époque8 » :
14« Dans tous les domaines de l’activité de l’État où le redressement financier commençait à porter ses fruits, un effort de défense nationale aussi important que celui qui est entrepris survient trop tôt9 ».
15Là encore, Goetze insiste sur la difficulté à chiffrer l’effort. Les inconnues sont en grand nombre. Le directeur s’en prend aux conditions très défectueuses d’établissement et d’approbation des programmes de fabrications. Il a même la dent dure à l’égard des militaires, montrant implicitement la crise de l’autorité de l’État. En effet, avant qu’ils aient reçu une sanction gouvernementale, « ces divers plans sont considérés par les autorités militaires comme ayant une valeur obligatoire ; il ne serait pas surprenant que l’on apprenne un jour que certaines de leurs dispositions ont même déjà été mises à exécution en addition ou par substitution à des programmes régulièrement approuvés10 ». De plus, il faut ajouter le manque d’informations sur l’aide américaine au réarmement français. La France obtiendra-t-elle le « budget commun » qu’elle réclame au sein de l’OTAN, entre alliés européens et États-Unis ? ou la contribution de ces derniers se fera-t-elle dans un cadre bilatéral ?11 Il y a même désaccord sur le mode de calcul de cette aide. Les Français souhaiteraient qu’elle serve à combler le déficit budgétaire induit par le réarmement, alors que les Américains préfèrent prendre la balance des comptes comme base de calcul et se limiter à fournir les dollars indispensables à son équilibre. Finalement, la France se rapprochera de cette position12. D’une façon générale, la direction du Budget réclame une amélioration des méthodes dans le processus de décision dans le cadre de l’OTAN, car elle n’aime pas raisonner sur des programmes interalliés élaborés par des organismes militaires, mais non officiellement approuvés.
16Quelques années plus tard, la guerre d’Algérie apporte à son tour ses propres perturbations imprévisibles. La Direction la minimise dans ses notes et rapports encore plus longtemps que la guerre d’Indochine. « La guerre d’Algérie est une guerre sans budget », nous dit Daniel Lefeuvre. C’est même, pourrions-nous ajouter, une guerre sans nom, puisque, comme partout en France, à la direction on préfère parler d’« événements d’Algérie » ou d’« opérations de maintien de l’ordre ». Peut-on budgéter de simples « événements ? comment affecter des opérations de police ? à la Guerre, à l’Intérieur ? Si la direction du Budget minimise, on ne peut cependant dire qu’elle occulte. C’est tout le contraire, Îmisqu’elle cite, mais seulement « pour mémoire », les dépenses induites par es opérations spéciales en Afrique du Nord, sans les chiffrer, ou en avançant des chiffres qui ne sont pas comptés dans les additions finales. En 1956, Goetze table sur une impasse budgétaire de l’exercice en cours de 820 milliards, compte non tenu du conflit algérien :
17« Un tel objectif est-il susceptible d’être réalisé et convient-il d’ailleurs de se l’assigner d’une manière absolue ? Ma réponse ne serait affirmative que s’il n’y avait pas l’incertitude des événements de l’Afrique du Nord dont le financement ne peut, à mon avis, répondre à des règles strictes. Dans la détermination des règles qu’il pourrait imposer à ses collègues, je proposerai donc au ministre de faire abstraction de la surcharge résultant du maintien de l’ordre en Algérie (...). Pour le financement des charges supplémentaires en Algérie, il y aurait alors lieu d’obtenir des Autorités militaires des économies féroces dans la gestion de ce que j’appellerai leur budget ordinaire (...) et toutes les dépenses qui ne pourraient pas être gagées par de telles économies, devraient alors être financées, jusqu’à nouvel ordre du moins, par des ressources de trésorerie supplémentaires13. »
18Cette propension à sous-estimer les contraintes extérieures pour ne pas subir leur règle dénote bien l’attachement à un volontarisme en matière de politique intérieure, comme si les priorités de modernisation énoncées en 1946, avec le correctif de la nécessaire stabilisation financière, devaient être maintenues contre vents et marées. D’une façon générale, l’« extérieur », même sans contraintes, l’« international » ne semble pas au centre des préoccupations positives de la direction. Pierre Cortesse montre bien que « le Quai d’Orsay, en tant qu’administration, est considéré comme « non prioritaire »14. L’étude de Jean-Claude Allain confirme ce point, du moins pour la IVe République. Si le budget du ministère des Affaires étrangères est en croissance (en francs constants, il est multiplié par deux entre 1948 et 1960), son poids dans le budget total ne varie guère jusqu’en 1957. Il diminue même : 0,84 % en 1948 et entre 0,52 et 0,45 % dans les années 1952-195715. En revanche, il souligne la césure de la Ve République : l’essentiel de la croissance des dépenses du ministère pendant la période étudiée se situe entre 1958 et 1960, le poids sur le budget total passant à 0,72 puis à 1,1 %.
19Inquiétude face au monde extérieur, imprévisibilité des contraintes imposées par celui-ci, voilà sans doute une des constantes de ces années cinquante, mais il convient de distinguer deux périodes.
II. LA MARGE DE MANŒUVRE DU BUDGET AU TEMPS DE L’INDOCHINE ET DU RÉARMEMENT
20Le coût de la guerre d’Indochine et le réarmement convergent au début des années cinquante. C’est cette convergence qui est à l’origine du record historique de l’année 1953, dont il a été question. Ces contraintes ont beau être imprévisibles, difficiles à chiffrer, elles ne peuvent être minimisées longtemps. Elles laissent à la direction une marge de manœuvre bien mince. Pourtant, les hommes du Budget montrent une détermination dans leur tentative de maîtriser la situation.
21Hugues Tertrais montre les leviers qu’ils utilisent sur le plan réglementaire, budgétaire et politique, face aux problèmes posés par le conflit indochinois. La Direction semble jouer un rôle certain dans la longue bataille de la dévaluation de la piastre, décidée par René Pleven en 1953 (elle passe de 17 à 10 francs). « Le Budget a gagné », écrit le conseiller financier à Saigon. En effet, des économies budgétaires étaient attendues de cette opération, puisque les paiements en piastres coûteraient moins de francs, à condition évidemment que les prix ne se mettent à flamber en Indochine, ce qu’ils ne manquèrent pas de faire.
22Plus politique a été la fermeté de Goetze pour faire comprendre à partir de 1951 que la guerre d’Indochine contrarie le réarmement de la France et qu’elle engendre un déficit dont le montant absolu « atteint un ordre de grandeur jamais envisagé jusqu’ici16 ». Il plaide pour une internationalisation du financement de la guerre d’Indochine, arguant du fait qu’elle s’inscrit dans le combat de guerre froide des Occidentaux :
23« La France peut-elle continuer à supporter seule les pertes humaines et les sacrifices financiers qu’elle consent, depuis cinq années, pour la sauvegarde d’un territoire auquel les plus récents événements permettent de prêter la valeur d’un avant-poste “atlantique” ?17 ».
24L’aide américaine directe au titre de l’Indochine est obtenue au début 1952, et elle allège considérablement, on le sait, le coût du conflit pour la France, contribuant à le « débudgétiser ».
25L’attitude de Goetze est même critique à l’égard de ce conflit dont il ne voit pas d’issue victorieuse : « c’est plus de 300 milliards qui seront engloutis l’année prochaine, sans qu’aucune issue apparaisse avec certitude, puisqu’il semble bien que nos moyens militaires actuels ne puissent faire autre chose que contenir la pression de l’adversaire18 ».
26Quant au réarmement, il le trouve à la fois nécessaire, trop lourd, et devant être partagé sur un plan international. Autant, il espère limiter complètement le coût de la guerre d’Indochine, autant il souhaite que la France respecte ses engagements dans le cadre de l’OTAN. Le conflit indochinois devient précisément à ses yeux un obstacle à la bonne réalisation de ce réarmement. Il conseille d’honorer en crédits de paiement les autorisations de programme prévues par la loi du 8 janvier 1951. « Certains esprits » pourraient réclamer leur réduction pour alléger le déficit. Or, ce n’est pas là que Goetze compte faire des économies. Il refuse de grever les exercices suivants, persuadé qu’il faudra bien de toute façon exécuter cette loi de janvier 1951.
27D’une certaine manière, on trouve là la dimension moderniste de la direction : ne pas entraver la modernisation de l’armée française, et, comme l’écrit Hugues Tertrais à propos de l’Indochine, « aller dans le sens qui prévaudra en 1954 avec Pierre Mendès France : le désengagement19 ».
III. LA GUERRE D’ALGÉRIE : ACCROISSEMENT OU REFLUX DES CONTRAINTES EXTÉRIEURES ?
28Comparer le coût des guerres d’Indochine et d’Algérie est extrêmement malaisé, car les Comptes sont très complexes pour les deux conflits, les dépenses se cachant dans de nombreux budgets différents. Pour le premier conflit, Goezte prévoit en 1951 un coût de 300 milliards pour l’année suivante. En fait, il faudra 460 milliards de francs courants pour 1952 et 1953, et 486 milliards sont prévus pour 1954, dont une grande partie est financée par les États-Unis. Pour les opérations en Algérie, Goetze, en 1956, monte très progressivement ses prévisions pour 1957. Il table d’ailleurs sur une fourchette entre 210 et 360 milliards pour cet exercice.
29« Si les opérations de pacification aboutissaient à une fin heureuse et définitive à l’entrée de l’hiver, les séquelles financières des fabrications lancées et des sureffectifs appelés sous les drapeaux n’en seraient pas moins telles que le minimum de dépenses à prévoir au titre de l’Algérie pour l’année 1957 ne pourrait être ramené au-dessous de 210 milliards. Si par contre une guérilla d’usure devait se prolonger, que les opérations continuent avec les effectifs et au rythme actuel, elles coûteraient au moins 360 milliards20. »
30Daniel Lefeuvre évalue au moins à 600 milliards le coût de la guerre d’Algérie en 1957, soit le double des prévisions de Goetze.
31De son côté, Jean-Charles Asselain21 avait montré, après Ch. André et R. Delorme, que c’était pendant la guerre d’Algérie que se situait le renversement du trend historique : les dépenses militaires croissent moins vite que les dépenses civiles. Leur poids dans le budget total diminue de 1953 à 1962 (de 36,3 à 24,7 %), sauf en 1956 et 1957 : la remontée en valeur relative pendant ces deux années ne rejoint cependant pas le haut palier de 1953, ni même celui, plus bas, de 1954. Le poids des charges militaires sur le PIB baisse aussi entre 1953 et 1962 (de 12,6 à 7,5 %). Ce n’est point que la guerre d’Algérie coûte moins que la guerre d’Indochine. La raison essentielle est que la conjonction entre la guerre coloniale et le réarmement, si lourde au temps de l’Indochine, a cessé au temps de l’Algérie. La mort de Staline, la politique New Look d’Eisenhower et de Dulles, ainsi que leur doctrine affichée de représailles massives, n’impliquent plus de réarmement occidental dans le domaine des armes conventionnelles.
32Il est de fait d’ailleurs que Goetze paraît moins critique à l’égard du conflit algérien qu’il ne l’a été pour le conflit indochinois. Certes, on peut évoquer ses liens avec le pays : il a été directeur des Finances en Algérie de 1943 à 1949, puis il assume des responsabilités dans le domaine de la recherche pétrolière. Mais il y a aussi le fait qu’il est persuadé, en 1956-1958 en tout cas, que la détérioration des finances publiques est due à la croissance trop rapide des dépenses civiles, à la politique de facilité des différents ministères, bien plus qu’au gonflement des dépenses pour l’Algérie. En 1956, son pessimisme est grand pour les perspectives des années 1957, et surtout 1958 et 1959. Il entrevoit une crise financière pour 1958, avec des causes purement internes, qui n’ont rien à voir avec l’affaire algérienne, puis une amélioration à partir de 1960, grâce à l’apurement des dépenses liées aux promesses de 195622. Pendant toute cette période, il perçoit la décrue des dépenses militaires, perception, il est vrai, facilitée par sa sous-estimation du fardeau algérien. Il est bien plus critique à l’égard de la « malheureuse affaire du Canal ». L’expédition de Suez aurait, selon lui, un coût direct de 40 milliards, mais aurait surtout fait perdre 95 milliards de recettes (pertes sur la taxe sur les carburants, du fait de la pénurie d’essence, pertes sur la TVA, du fait de la récession engendrée)23. Comme au temps de la guerre d’Indochine, Goetze refuse de sacrifier la modernisation de l’armée. Il appelle même de ses vœux une réforme de cette dernière et un abandon de sa politique archaïque des effectifs, au profit d’une priorité aux armes atomiques, au nom desquelles il défend à la fin 1956 un minimum de crédits d’investissements militaires24.
33Daniel Lefeuvre nuance le tableau esquissé par Jean-Charles Asselain. Sans contester le raisonnement fondé sur le calcul du poids relatif, il souligne que la guerre d’Algérie a un coût économique à ne pas sous-estimer : la ponction sur la main-d’œuvre, en particulier qualifiée, du fait de l’envoi des jeunes sous les drapeaux, l’incidence sur la balance des comptes, etc. Jean-Raymond Guyon prend conscience de ces phénomènes assez rapidement. Le patronat est divisé sur ce sujet, mais là aussi la conscience du coût économique de la guerre d’Algérie et de la pression sur les salaires conduit à des évolutions. La même prise de conscience fait évoluer Goetze. Daniel Lefeuvre date cette évolution de l’année 1960 environ. Le désengagement est nécessaire, au nom de la modernisation et de la saine croissance.
34En conclusion, la foi dans la modernité économique reste le leitmotiv du Budget après la guerre, y compris dans sa fonction naturelle de censeur des dépenses. Les grands équilibres sont recherchés, mais sans sacrifice de l’expansion. Cette foi n’a pas permis la pleine maîtrise de la dépense publique, tant les contraintes extérieures furent nombreuses, imprévisibles et ingérables, en particulier pendant la grande crue des dépenses militaires au début des années cinquante. Il n’en reste pas moins vrai que pendant cette période le Budget a pu jouer un rôle non négligeable pour faire comprendre le coût et la vanité du conflit indochinois. Cette action fut moins nette pendant la plus grande partie de la guerre d’Algérie. Sans doute, les contraintes extérieures, malgré ce conflit, pesaient moins lourdement. Les finances publiques entraient néanmoins dans une crise profonde. Mais, cette fois, c’était du côté des structures internes qu’il fallait chercher les causes. Ce fut d’ailleurs bien la philosophie des réformes de 1958-1959, dont les origines intellectuelles, on le comprend maintenant à la lecture des notes de Goetze, furent plus anciennes.
Notes de bas de page
1 Ch. André et de R. Delorme. L’État et l’économie. Un essai d’explication de l’évolution des dépenses publiques en France, 1870-1980. Paris, Le Seuil, 1983.
2 Témoignage de Pierre Cortesse, p. 469.
3 Roger Goetze. Rapport au ministre sur les perspectives budgétaires de l’année 1952, 12 juillet 1951, annexe n“5, « Opportunité de la préparation d’un nouveau programme d’investissements civils », p. 2.
4 Roger Goetze. Rapport au ministre « Perspectives d’évolution des budgets de 1958 à 1961 », 27 décembre 1956, p. 17.
5 Voir Robert Frank. La hantise du déclin. Le rang de la France en Europe, 1920-1960 : finances, défense et identité nationale, Paris, Belin, 1994, p. 110-111.
6 Ministère du Budget, bureau d’étude. Le budget de la France en 1950, 63 pages, cité par Hugues Tertrais.
7 Rapport au ministre sur les perspectives du budget 1952, 12 juillet 1951, p. 21
8 Rapport au ministre sur les perspectives du budget 1952, 12 juillet 1951, p. 35.
9 Rapport au ministre sur les perspectives du budget 1952, 12 juillet 1951, annexe n° 5 p. 1.
10 Rapport au ministre sur les perspectives du budget 1952, 12 juillet 1951, p. 19.
11 Voir aussi Philippe Vial, « L’aide américaine au réarmement français (1948-1956) », in La France et l’OTAN (sous la direction de Maurice Vaisse, Pierre Mélandri et Frédéric Bozo), Bruxelles, éditions Complexe, 1996, p. 169-187.
12 Rapport au ministre sur les perspectives du budget 1952, 12 juillet 1951, p. 22.
13 Note pour le ministre, 6 février 1956, p. 3-4.
14 Témoignage de Pierre Cortesse.
15 Il s’agit des dépenses attachées aux services ministériels propres, sans compter les attributions variées du ministère des Affaires étrangères pendant cette période : Haut-Commissariat en Sarre, affaires allemandes et autrichiennes jusqu’en 1955, États associés en 1956-1957, affaires marocaines et tunisiennes de 1956 à 1959.
16 Rapport au ministre sur les perspectives du budget 1952, 12 juillet 1951, cité dans la communication d’Hugues Tertrais.
17 Ibidem.
18 Ibidem.
19 Communication de Hugues Tertrais.
20 Rapport au ministre, 8 août 1956, « Perspectives de l’exercice 1957 et possibilités de réduction des dépenses publiques ».
21 Jean-Charles Asselain, « Boulet colonial et redressement économique (1958-1962) », in La guerre d’Algérie et les Français (sous la direction de Jean-Pierre Rioux), Paris, Fayard, 1990, p. 289-303.
22 Rapport au ministre, 27 décembre 1956, « Perspectives d’évaluation des budgets de 1958 à 1961 ».
23 Rapport au ministre, 20 décembre 1956, « Perspectives actuelles du budget 1957 ».
24 Rapport au ministre, 27 décembre 1956, « Perspectives d’évaluation des budgets de 1958 à 1961 ».
Auteur
Agrégé d’histoire, docteur en 3e cycle, assistant puis maitre de conférences à l’Université de Paris X-Nanterre (1983-1990), directeur de recherches au CNRS et directeur de l’Institut d’histoire du temps présent de 1991 à 1994, Robert Frank est professeur d’histoire à l’Université de Paris-I. Panthéon-Sorbonne. Il a publié Le prix du réarmement français, 1935-1939, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982 ; Turbulente Europe et nouveaux mondes, 1914-1941, Paris, Masson, 1988, (avec la collaboration de René Girault) ; La loi des géants, 1941-1965, Masson, 1993, (en collaboration avec René Girault et Jacques Thobie) ; La hantise du déclin. Le rang de la France en Europe : finances, défense et identité nationale, 1920-1960, Belin, 1994.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le grand état-major financier : les inspecteurs des Finances, 1918-1946
Les hommes, le métier, les carrières
Nathalie Carré de Malberg
2011
Le choix de la CEE par la France
L’Europe économique en débat de Mendès France à de Gaulle (1955-1969)
Laurent Warlouzet
2011
L’historien, l’archiviste et le magnétophone
De la constitution de la source orale à son exploitation
Florence Descamps
2005
Les routes de l’argent
Réseaux et flux financiers de Paris à Hambourg (1789-1815)
Matthieu de Oliveira
2011
La France et l'Égypte de 1882 à 1914
Intérêts économiques et implications politiques
Samir Saul
1997
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (I)
Dictionnaire biographique 1790-1814
Guy Antonetti
2007
Les ministres des Finances de la Révolution française au Second Empire (II)
Dictionnaire biographique 1814-1848
Guy Antonetti
2007
Les ingénieurs des Mines : cultures, pouvoirs, pratiques
Colloque des 7 et 8 octobre 2010
Anne-Françoise Garçon et Bruno Belhoste (dir.)
2012
Wilfrid Baumgartner
Un grand commis des finances à la croisée des pouvoirs (1902-1978)
Olivier Feiertag
2006