Penser une stratégie européenne en matière d’énergie et d’environnement
Table ronde animéé par Patrick Lamm avec la participation de Claude Mandil, Eluned Morgan, Jean-François Cirelli et Nicolas Théry
p. 79-102
Texte intégral
1 Patrick LAMM 1
2Les différents intervenants de ce débat sont Madame Eluned Morgan, députée au Parlement européen, membre de groupe socialiste et qui a été rapporteure du Parlement européen sur le Livre Vert sur l’énergie, Monsieur Claude Mandil, directeur exécutif de l’Agence internationale de l’énergie, Monsieur Jean-François Cirelli, président de Gaz de France, et Monsieur Nicolas Théry, conseiller du directeur général « Environnement » à la Commission européenne.
3Madame Morgan, que pensez-vous des décisions prises récemment par le sommet européen concernant l’énergie, et des objectifs fixés tant en matière d’émission de C02 que de développement des énergies renouvelables ?
4 Eluned MORGAN 2
5Selon moi, c’était un paquet assez compréhensible qui touchait tous les sujets nécessaires, surtout celui du changement climatique. Les pays européens ont en particulier clairement affiché leur intention de diminuer de 20 % leurs émissions de C02 par rapport à 1990. Mais le paquet comprend d’autres décisions importantes pour l’approfondissement du marché intérieur de l’énergie, avec la question de la libéralisation des réseaux énergétiques. Je suis toujours frappée quand j’arrive à la gare de Waterloo par une affiche qui dit « EDF fournit de l’électricité à des millions de Londoniens ». Je rêve qu’un jour, je puisse arriver à la gare du Nord, et voir une affiche qui dirait « Centrica, toujours pas aux mains des Russes, fournit de l’électricité à des millions de Parisiens ». Ce serait un système juste, mais pour l’instant, c’est un rêve. Des règles disent que cela pourrait passer au mois de juillet de cette année, mais nous savons bien que, pour l’instant, c’est un rêve.
6Après les « non » français et néerlandais au référendum, il y a un besoin manifeste de se rapprocher des citoyens et s’il est un domaine dans lequel ce rapprochement peut se faire, c’est celui de l’énergie et des changements climatiques. Il s’agit clairement d’un domaine dans lequel des efforts doivent être faits à travers tout le continent ; on ne peut pas traiter ces questions seuls. On ne peut pas s’attaquer à ces problèmes uniquement à l’échelle locale. Mais la question qui se pose est : peut-on atteindre les trois objectifs que sont la sécurité de l’approvisionnement, le développement durable dans le contexte du changement climatique et une économie compétitive ? Est-ce possible ? Et peut-on assurer l’accès à l’énergie aux plus pauvres ? Le type de priorités qu’a fixées la Commission, en matière d’efficacité énergétique, dans quatre-vingt domaines différents dans lesquels, selon elle, il faudrait légiférer est judicieux. Légiférons à l’échelle de l’Union européenne, instaurons des règles ayant valeur de référence pour le monde entier. Prenons le mode de production de nos voitures, ou de nos réfrigérateurs, si nous établissons une norme en termes d’efficacité énergétique, le reste du monde suivra notre exemple. Je pense qu’il est raisonnable de se concentrer sur l’efficacité énergétique en particulier, car c’est la solution la moins coûteuse.
7La question du bouquet énergétique est un sujet délicat. En France, vous êtes très attachés à votre énergie nucléaire, ce qui n’est pas un problème en soi, et l’AIE est maintenant très favorable à l’énergie nucléaire du fait de la question du changement climatique, mais vous devez reconnaître que de nombreux États membres y voient un enjeu politique. L’énergie ne figure pas encore dans les traités, ce n’est pas un sujet sur lequel les États membres, l’Union européenne, peuvent légiférer. L’Union européenne ne peut le faire que dans les domaines touchant au marché unique. Le bouquet énergétique est donc d’une importance capitale. L’accord intervenu il y a deux semaines prévoit que 20 % de l’énergie de l’UE devra à terme être issue de sources d’énergie renouvelables. Et il faut admettre que si l’on doit atteindre ce niveau, il y aura des répercussions d’un État membre à l’autre. Au Danemark par exemple, 20 % de l’énergie provient déjà de sources renouvelables. Quand le vent souffle, il a des effets : les Danois ayant trop d’énergie, les conséquences sur le réseau électrique se font sentir dans d’autres pays. Vous devez donc comprendre qu’une interconnexion existe déjà et je pense qu’à terme, il faut que nous développions un réseau énergétique européen.
8Le recours aux énergies renouvelables doit s’accompagner d’une réflexion sur la compétitivité et de mesures destinées à garantir la sécurité d’approvisionnement. Du point de vue du développement durable, ces énergies ne posent pas de problème quant à l’émission de gaz à effet de serre. Mais même sous l’angle de la compétitivité, en Allemagne, 280 000 emplois ont été créés grâce aux énergies renouvelables. L’investissement est une question clé pour nous ; la Commission a évalué que nous devrions, dans les prochaines années, consacrer mille milliards d’euros aux investissements et à l’énergie. L’important est de s’assurer que ces investissements soient orientés vers des technologies à faible intensité en carbone. Et pour y parvenir, nous devons nous assurer que le système d’échange de quotas d’émission mis au point par l’Union européenne qui, seule, en avait la capacité, fonctionne mieux qu’il ne le fait à présent. Le prix du carbone doit être approprié. Actuellement, le prix est d’environ un euro la tonne. Ce prix devrait avoisiner les 30 euros la tonne. Et nous devons nous attacher à modifier le système d’échange de quotas d’émissions pour un système qui encourage les émetteurs de carbone à réduire leurs émissions par le biais de pénalités financières s’ils enfreignent les règles, s’ils émettent trop de carbone, et par des incitations financières lorsqu’ils sont respectueux de celles-ci. Et si nous parvenons à faire fonctionner ce système de manière adéquate, c’est un modèle que le reste du monde peut suivre.
9Le prix de l’énergie est d’une importance capitale, et la question de la disponibilité d’une énergie abordable doit être placée au cœur du débat. Je pense que les besoins des consommateurs ont longtemps été ignorés, le débat a été confisqué par les entreprises productrices d’énergie. À présent, nous devons adopter une charte de l’énergie pour les consommateurs. À l’heure actuelle, dans beaucoup de pays comme la France, il existe des tarifs préférentiels et des tarifs réglementés pour l’énergie. Dans d’autres, comme le Royaume-Uni ou les Pays-Bas, le marché est très libéralisé et l’offre de tels tarifs repose sur la concurrence. Le débat sur la libéralisation des marchés de l’énergie ne pouvait sûrement pas tomber plus mal. L’année dernière en particulier, les prix du gaz étaient particulièrement élevés au Royaume-Uni, et les gros consommateurs ont ressenti les effets de la réduction des approvisionnements. Et le fait que les États membres ayant libéralisé leur marché aient vu leur facture énergétique augmenter n’a peut-être pas non plus été favorable. Mais cela s’explique à la fois par les prix élevés du gaz et du pétrole, l’introduction du système d’échange de quotas d’émission et enfin un hiver très rigoureux. Néanmoins, les études successives ont montré qu’à long terme, la concurrence ferait baisser les prix et donnerait au consommateur un plus large choix. En France, les gens ont peut-être du mal à comprendre que de gigantesques entreprises publiques ont investi il y a des années dans des dizaines de centrales nucléaires, ce qui leur permet maintenant de produire de l’énergie bon marché. Mais ces centrales nucléaires devront, un jour ou l’autre, être remplacées et les prix vont inévitablement augmenter.
10Je crois que les Britanniques, qui ont toujours été le peuple le plus eurosceptique de l’Union européenne, remettent également toujours en cause l’affirmation selon laquelle les Français sont la pierre angulaire de l’intégration européenne. Il y a une profonde injustice au sein du système, qui n’accorde pas à tout le monde les mêmes conditions d’accès aux réseaux énergétiques ; il nous paraît injuste qu’EDF et E. ON, le géant allemand de l’énergie, puissent accaparer un pourcentage si important de notre marché, et que nos entreprises britanniques ne puissent entrer sur le vôtre. Mais la déréglementation du marché protège-t-elle les pauvres ? Et bien, une chose est sûre, le manque de concurrence dans de nombreux pays a fait, par exemple dans le cas de l’Allemagne, que les petites et moyennes entreprises ont déboursé cinq milliards de plus que nécessaire pour l’énergie, à cause de l’absence de libéralisation. Et bien entendu, cela compromet l’objectif de compétitivité au sein du marché unique.
11Mais qu’en est-il de l’accès à l’énergie pour les personnes démunies ? Je suis socialiste, certes britannique, donc peut-être peu digne de considération, mais socialiste ; le système français de prix réglementés protège effectivement les pauvres, mais il protège aussi des gens qui n’ont pas besoin d’être protégés. Ce système permet aux riches de chauffer leur piscine et ne constitue pas une manière novatrice de s’attaquer au problème de l’énergie. Des millions de citoyens de l’Union européenne n’ont pas un accès suffisant à l’énergie. Et je crois que nous devons chercher comment protéger les plus démunis. Au Royaume-Uni, par exemple, nous avons une allocation d’hiver pour les retraités, ciblée en direction des personnes les plus démunies. Mais comment rassembler les fonds correspondants ? Et bien, nous pourrions peut-être redistribuer aux plus pauvres une partie des sommes provenant du système d’échange de quotas d’émission, qui pourrait s’élever à plusieurs milliards d’euros.
12Je crois qu’à l’avenir l’Europe doit prendre le plus de mesures communes possible dans le domaine de l’énergie. Nous pouvons rechercher des accords internationaux sur l’efficacité énergétique, ce qui serait judicieux. Nous devons, dans la mesure du possible, parler d’une seule voix et peut-être accroître de manière significative nos dépenses dans le domaine de la recherche et du développement. L’Europe a traversé la crise de la cinquantaine, mais je crois que nous devons tirer parti de cette crise. Nous devons comprendre que dans un contexte de mondialisation, si nous voulons être compétitifs dans les années à venir, si nous voulons être à la hauteur des Américains, des Chinois et des Indiens, dans un continent marqué par le vieillissement démographique et soucieux de défendre un modèle social européen à même de protéger les pauvres, de prendre soin des malades et de veiller sur les chômeurs, alors, il nous faut reconnaître que ce modèle coûte cher et que nous devons être compétitifs. Et pour y arriver, nous devons travailler ensemble pour financer un modèle qui, pour la première fois dans l’histoire, a su maintenir la paix en Europe, ce continent si longtemps ravagé par la guerre.
13 Patrick LAMM
14Nous avons bien compris que le système visant à réduire les émissions de C02 était au cœur du dispositif que vous prônez, et que vous souhaitez que Centrica puisse un jour racheter EDF, comme EDF a pu, un jour, acheter en Angleterre.
15 Si tant est que Centrica ne tombe pas un jour dans les mains du Russe Gazprom. Claude Mandil, pouvez-vous nous brosser un panorama de la situation de l’Europe aujourd’hui sur le plan de l’énergie ?
16 Claude MANDIL 3
17Les décisions de la Commission et du Conseil européen avaient pour objet de travailler sur deux problèmes majeurs, d’une part le problème de la sécurité d’approvisionnement, c’est-à-dire la dépendance énergétique, et d’autre part le changement climatique. Dans ces deux domaines, où en sommes-nous ?
18L’Europe est de plus en plus dépendante de l’extérieur pour ses approvisionnements en énergie. En ce moment, la dépendance est d’environ 50 %, c’est-à-dire que 50 % de l’énergie consommée en Europe est importée. Ceci couvre des chiffres comme 55 % pour le gaz, 80 % pour les produits pétroliers et 40 % pour le charbon. De plus, toutes les perspectives montrent que ceci va s’accroître, les 50 % pouvant atteindre 65 % en 2020, les 55 % de gaz risquent de devenir 85 % parce que le gaz de mer du Nord britannique diminue fortement, etc.
19Il y a, en tout cas dans l’esprit de l’opinion publique, un sérieux problème. À vrai dire, je ne suis pas sûr que le problème de la dépendance vis-à-vis des importations soit, en lui-même, un sérieux problème. Dans certains cas, les importations ne nous posent aucun problème, et dans certains autres, selon moi, nous devrions même importer plus que nous ne le faisons. Par exemple, concernant les biocarburants, il est absurde de dépenser autant d’argent à les produire en Europe, au lieu de les importer des pays où on les fabrique à bas prix. Nous sommes ravis d’importer le charbon, et serions ravis d’en importer plus. Selon moi, le vrai problème concernant la sécurité d’approvisionnement est le problème de la diversification, c’est-à-dire ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier.
20 En apparence, la situation européenne n’est pas mauvaise dans ce domaine. Si nous regardons aujourd’hui ce que nous appelons dans le jargon, Venergy mix (bouquet énergétique) européen, nous constatons que – je parle là de l’Europe à vingt-cinq – un gros tiers est représenté par le pétrole, 25 % par le gaz, 18 % par le charbon, 15 % par le nucléaire. Il faut néanmoins regarder un peu plus dans le détail, pour constater que la situation n’est pas aussi bonne qu’elle paraît. Premièrement, 95 % des services de transport en Europe sont assurés par les produits pétroliers, il n’y a donc aucune diversité dans le service de transport. Concernant le gaz, aujourd’hui, nous sommes à 24 %, mais l’essentiel des nouvelles centrales électriques en cours de construction ou décidées en Europe sont des centrales à gaz. Ceci veut dire que la dépendance du système électrique vis-à-vis du gaz va aller croissant de façon rapide. Ce problème de diversification de nos approvisionnements est donc un réel problème, d’autant plus que cela se pose dans un contexte mondial qui est, lui-même, de plus en plus tendu, à cause de la croissance des pays émergents et du très gros retard d’investissement dans le domaine énergétique que connaît le monde entier, en particulier l’Europe.
21Pour ce qui concerne le changement climatique, on peut dire qu’avec les tendances actuelles, les émissions de C02 en Europe seraient en 2015 6 % plus élevées qu’en 1990, et en 2030 10 % plus élevées qu’en 1990. Ce sont des augmentations très inférieures aux augmentations moyennes mondiales, mais, néanmoins, elles sont incompatibles avec les engagements de Kyoto, complètement incompatibles avec la nécessité du long terme parce qu’il va falloir faire de la place aux pays émergents et, par conséquent, les pays développés comme l’Europe devraient fortement diminuer leurs émissions de C02. De ce fait, il est exact, du double point de vue de la dépendance énergétique et du changement climatique, que l’Europe n’est pas dans une situation très satisfaisante, le paquet de la Commission ayant pour objectif de remédier à cela.
22 Patrick LAMM
23Quel jugement portez-vous sur les dernières décisions arrêtées, au début du mois, par le sommet européen ?
24Claude MANDIL
25Globalement, ces décisions sont très bonnes. Nous avons un regard très positif sur la plupart de ces décisions, et je suis en très grand accord avec beaucoup de ce qui a été dit par Madame Eluned Morgan, en particulier sur la nécessité d’aller beaucoup plus loin concernant la libéralisation et l’achèvement du marché intérieur.
26Ce n’est pas la faute de la Commission si nous n’avons pas pu aller au bout du processus, mais réellement celle des États membres qui n’ont pas voulu de régulateur unique, du découplage production-transport (unbundling) complet. C’est regrettable car, selon moi, c’est bon pour la sécurité d’approvisionnement et pour les problèmes de changement climatique.
27Je critiquerais le paquet qui a été adopté au sommet européen sur un point seulement. En effet, il y a une quantité totalement excessive d’objectifs chiffrés. Il est bon toutefois qu’il y ait un objectif chiffré sur les émissions de C02 parce que c’est vraiment le problème central, et c’est en ayant une limitation des émissions de C02 que l’on peut mettre au point un système de permis d’émission négociable, comme celui qui existe actuellement. Mais si on y ajoute, comme cela a été fait, un objectif sur les énergies renouvelables, à l’intérieur de cet objectif, un autre sur les biocarburants, en plus, un objectif sur l’accroissement de l’efficacité énergétique, et puis, comme si cela ne suffisait pas, il va falloir négocier maintenant ce que nous appelons dans le jargon européen le burden sharing – le partage des objectifs entre les vingt-sept États membres –, nous arrivons ainsi à des objectifs multiples qui se contredisent les uns les autres, qui surtout vont faire que nous n’aurons pas des situations de moindre coût. Cela va coûter plus cher, et on compromet la mise en œuvre d’un nouveau système de permis d’émissions négociables. Ce dernier fonctionne si vous avez un objectif C02, mais si les objectifs sont trop nombreux, il faudra autant de marchés séparés sur lesquels les prix du C02 ne seront pas les mêmes. Là, selon moi, nous sommes allés trop loin. Je vois bien l’intérêt qu’il y avait à un affichage politique très fort – peut-être trop fort d’ailleurs –, mais je pense que l’objectif sur les énergies renouvelables est totalement impossible à atteindre, sauf avec des importations massives de biocarburants et des achats de permis d’émission à l’extérieur, c’est-à-dire que c’est à l’extérieur de l’Europe qu’il faudra certainement faire une partie significative des engagements de l’Europe en matière d’énergies renouvelables.
28 Patrick LAMM
29Jean-François Cirelli, nous venons d’insister sur la dépendance de l’Europe dans le domaine de l’énergie. Quelle est la stratégie d’un groupe comme Gaz de France pour desserrer cette contrainte ?
30 Jean-François CIRELLI 4
31Quand vous êtes dépendant, vous essayez de diversifier vos fournisseurs, mais aussi les routes car plus il y a de routes, moins vous avez d’ennuis. À Gaz de France, nous ne sommes pas trop mauvais puisque nous sommes le gazier le plus diversifié d’Europe. Nous avons, en gros, cinq grands fournisseurs, le premier étant la Norvège, ensuite la Russie, l’Algérie, les Pays-Bas, et enfin l’Egypte qui est devenue un grand producteur de gaz et représente presque 10 % de la consommation française. Diversifier les routes est moins facile quand vous avez des gazoducs car, par définition, il y a un point d’arrivée et un point de départ, mais nous les diversifions par le gaz naturel liquéfié, le GNL qu’il ne faut pas confondre avec le GPL, et qui est transporté dans des bateaux à – 160°.
32Je souhaitais faire cinq remarques préalables pour ouvrir le débat sur l’Europe de l’énergie.
33Premièrement, l’Europe ne s’est pas faite par l’énergie. Pourtant, au départ, vraisemblablement, l’idée était de commencer aussi par l’énergie puisque l’on avait fait la Communauté du charbon et de l’acier. Qu’est-ce qu’était le charbon, si ce n’est la source d’énergie la plus utilisée dans les années cinquante. En fait, cet objectif européen n’a donc pas été atteint. Ensuite, l’Europe n’est entrée dans l’énergie que par le truchement des traités, à savoir la question du marché intérieur et des réseaux trans-européens d’infrastructures.
34 Deuxièmement, a-t-on besoin d’Europe, aujourd’hui, dans le domaine de l’énergie ? Finalement, on pourrait se dire que chaque pays vit sa vie. La réponse est clairement que nous avons besoin d’Europe pour la sécurité d’approvisionnement, le fonctionnement du marché, l’indépendance énergétique, pour les sujets de développement durable, de technologie, d’harmonisation, d’investissement – comment on investit entre les différents pays et comment on s’assure que les investissements se font entre la Belgique et l’Allemagne, ou entre la France et l’Espagne, etc.
35Troisièmement, une fois que nous avons fait ce constat, depuis peu finalement puisque l’Europe n’a commencé à réglementer le secteur de l’énergie qu’à partir de 1998, elle ne s’est intéressée alors qu’à un seul sujet, celui du fonctionnement du marché – le fameux marché unique de l’électricité et du gaz – et ce, parce qu’elle n’avait pas non plus beaucoup d’autres marges de manœuvre. Le résultat, dix ans après, n’est pas exceptionnellement brillant. Elle s’est évertuée à casser les monopoles nationaux, l’idée même de monopole national de la fourniture d’énergie étant considérée comme un crime. Sur cette question précise du monopole, cela passe à peu près bien partout, sauf en France car nous avions des monopoles dont tout le monde était assez content. Une des difficultés de la France à gérer sa politique européenne d’énergie est qu’elle ne voyait pas de raison de changer de politique car personne ne demandait de changement. Quand vous souhaitez changer quelque chose, il faut au moins que soit les clients, soit les politiques, soit les entreprises elles-mêmes aient besoin d’aller expliquer qu’il faudrait bien que cela change. Nous avions une unanimité, car ni les politiques, ni les clients, ni les entreprises ne voulaient que cela change, c’était donc un peu difficile pour nous. C’est pourquoi, en France, nous avons eu des difficultés à passer du monopole à l’ouverture à la concurrence, ce qui n’est pas encore tout à fait le cas puisque pour EDF en électricité et GDF en gaz, le monopole de fourniture sera complètement supplimé le 1er juillet 2007. A cette date, Centrica pourra venir toucher les consommateurs français, mais je vous rassure, nous fournissons de l’énergie à plus d’un million de Belges avec Centrica, car Gaz de France et Centrica sont partenaires pour fournir l’énergie aux Belges.
36 L’Europe s’est donc occupée de casser les monopoles, avec toute la difficulté que nous connaissons, et une approche qui est assez dogmatique, et sur laquelle si vous commencez à poser des questions, nous allons nous empoigner sans trouver de résultat, à savoir ce que Claude Mandil appelait Yownership unbundling, c’est-à-dire la séparation des activités de transport des autres activités de l’entreprise. C’est relativement simple, vous pouvez produire et vendre, mais vous n’avez pas le droit de transporter en plus. Le transport de l’énergie doit être indépendant donc, vous créez des sociétés qui ne font que transporter. En Europe, on considère que c’est mieux au motif que cela éviterait les discriminations au profit de producteurs possédant le réseau de transport et que cela permettrait de mieux investir. Ce sont les deux arguments mis en avant par ceux qui prônent cette thèse, thèse à laquelle nous, Français, sommes totalement opposés – avec de bons arguments. Nous considérons que la discrimination n’est pas prouvée, que pour dire qu’il y a discrimination, il faudrait au moins que les clients se plaignent quand ils passent dans nos réseaux de transport, et personne ne se plaint. Moi qui suis un nouvel entrant en électricité, quand nous avons des sujets d’électricité à gérer à Gaz de France, la dernière chose que l’on mette en avant est qu’il puisse y avoir un problème de non indépendance du RTE, le réseau d’électricité d’EDF. Selon moi, cela n’est donc pas un vrai sujet, mais cela fait partie du grand jeu communautaire aujourd’hui, et c’est un vrai clivage idéologique, c’est-à-dire les vieux monopoles continentaux (allemand, français) contre le fer de lance britannique, la compétition d’un côté et le statique monopole de l’autre.
37Que devrait faire l’Europe ? Selon moi, elle devrait s’harmoniser beaucoup mieux. Nous avons vingt-sept régulateurs, pensez-vous qu’il soit facile de travailler avec autant de régulateurs ? Je devrais même dire qu’ils sont cinquante-quatre parce que pour chaque régulateur, il y a un ministère, une administration. En Belgique, ils sont même quatre parce qu’il faut un Flamand, un Bruxellois, un Fédéral, un Wallon, et il faut parvenir à les mettre d’accord. L’Europe devrait s’occuper des investissements, et bien sûr des spécificitions du gaz. Est-ce vraiment la question de la propriété qui va favoriser ou non le marché unique, quand on sait que pour Gaz de France, par exemple, qui reçoit du gaz russe à la frontière allemande, il lui est interdit de le réexporter en Belgique, pourtant à deux pas, parce qu’il n’a pas la même odeur et les mêmes spécifications que le gaz belge ? Les vrais sujets résident davantage, en général, dans la technique que dans des grandes déclarations sur Yownership unbundling. Les faits donneront raison à ce que je dis ou pas, puisque si nous allons, un jour, vers une séparation patrimoniale, nous verrons si le marché fonctionne mieux ou moins bien, mais ce ne sera que dans cinq ou dix ans.
38Quatrièmement, c’est curieux mais il n’y a plus de politique énergétique en tant que telle. Il y a une politique énergétique qui est soumise à un impératif, et récemment, c’est devenu la lutte contre le changement climatique. Quand vous reprenez les documents du Paquet énergie de la Commission, on ne parle pas de la politique énergétique pour l’Europe, mais de la politique énergétique pour lutter contre le changement climatique. Cela veut dire qu’on y met quand même toute l’influence européenne, et c’est très porteur car tout le monde aime lutter contre le changement climatique. La question que je pose est de savoir s’il faut subordonner la politique énergétique à un seul objectif qui est la lutte contre le changement climatique. Je suis un peu provocateur en disant cela, mais comme le disait Madame Eluned Morgan, il y a une question que l’on ne se pose plus qui est celle de la compétitivité de l’économie européenne. A quel coût ? La question mérite quand même d’être posée et discutée. Quand on demande 20 % d’économie d’énergie grâce à des mesures d’efficacité énergétique, 20 % d’énergies renouvelables, on sait que cela coûte environ 25 Mds€. Sommes-nous d’accord pour les payer ? Si nous le sommes, c’est très bien, mais après, il ne faut pas aller dire aux compagnies qui vendent de l’énergie qu’elles vendent trop cher. Pour que les énergies renouvelables soient vendables, il faut que les énergies fossiles soient chères. La question des autres composantes de la politique énergétique semble donc avoir un peu disparu.
39Je reviens sur la compétitivité de l’économie parce que si nous avons déjà en Europe, qui a vocation à être une des premières économies du monde, les coûts salariaux et les coûts énergétiques les plus élevés au monde, il y a quand même une question que nous sommes tous en droit de nous poser, à savoir où seront les emplois dans trente ans. Selon moi, il faudra bien se poser cette question un jour.
40 La sécurité d’approvisionnement est une autre question très importante. Chaque fois que nous en parlons, il y a toujours un biais pour dire que les monopoles essayent de se protéger. Peut-être, mais en tout cas, il faut quand même se poser la question parce qu’à Bruxelles, c’est le premier objectif de la politique énergétique, security of supply, on fait des discours, mais franchement on ne fait rien. On peut continuer ainsi si l’on considère que ce n’est pas un sujet d’importance.
41Par ailleurs, on considère qu’il va falloir investir 1 000 Mds$ en Europe, dans les vingt ans, pour renouveler les centrales et faire les investissements nécessaires dans le domaine de l’énergie. C’est quand même une somme importante : qui va le faire ? Avec quelles incitations ? Derrière tout cela, il y a quand même des hommes et des machines. Quels sont les conseils d’administration qui vont expliquer qu’il faut investir de l’argent parce que c’est plus rentable ? Quels sont donc les mécanismes d’incitation qui sont mis derrière si l’on considère qu’il faut vraiment investir ?
42Enfin, le dernier point sur lequel je voudrais insister, c’est le décalage formidable entre les opinions publiques et la réalité de l’industrie. Les opinions publiques ont totalement basculé en faveur du changement climatique. Tout le monde considère qu’il faut agir vite. Quand on dit qu’en 2030, 80 % de l’énergie consommée dans le monde sera d’origine fossile, cela ne nous rend pas populaire du tout. La plupart des personnes à qui je dis cela me disent que ce n’est pas possible, qu’il va falloir que cela change. Nous avons donc un vrai décalage entre ce que disent les gouvernements, qui sont extraordinairement en faveur des énergies renouvelables, et la réalité qui va être devant nous, c’est-à-dire que nous allons continuer à vivre avec des énergies fossiles. Je ne sais pas comment nous allons combler ce gap qui est devant nous. Comment réagissez-vous si l’on vous dit qu’en 2030, 80 % de votre consommation sera d’origine fossile, et l’Europe dans laquelle vous vivrez sera dépendante pour son énergie à 65/70 % ? Est-ce un problème ou non ? Si l’on considère que c’est un problème, comment le résoudre ?
43Finalement, les questions d’énergie sont quand même au cœur, plus que d’autres, de l’industrie, du sentiment que l’on a de la société que l’on veut construire et sont plus complexes qu’on ne l’imagine.
44Patrick LAMM
45Nicolas Théry, un certain nombre de réserves ont été exprimées concernant l’accord intervenu au dernier sommet européen. Est-ce un accord de façade ?
46 Nicolas THÉRY 5
47J’aime beaucoup les « réserves » de Claude Mandil quand il dit qu’il a un regard très positif sur les décisions de la Commission européenne. C’est le genre de critiques que nous acceptons très facilement, mais je dois dire que je partage aussi un certain nombre de ses doutes.
48Comme le verdict a été rendu par les intervenants précédents sur le paquet énergie proposé par la Commission début janvier, et que le Conseil européen a largement approuvé, je vais passer très rapidement sur la description de ce paquet, avec trois remarques.
49D’abord, très bonne nouvelle, nous avons aujourd’hui une stratégie européenne intégrée entre climat et énergie, et l’on voit bien que le nœud de l’accord, au sein du Conseil européen, de la Commission, et du Parlement européen, est l’idée qu’il faut limiter le réchauffement de la planète à + 2 °C par rapport au niveau préindustriel, que cela implique un certain nombre de choix en termes de mix énergétique puisque 80 % des émissions de gaz à effet de serre viennent du secteur énergétique, et qu’il faut donc intégrer la politique énergétique par rapport à cet objectif central.
50J’ai d’ailleurs été très frappé par les conclusions du Conseil européen qui dit qu’« il convient d’adopter l’approche intégrée de la politique en matière de climat et de politique énergétique ».
51C’est une bonne nouvelle, et nous avons un accord sur trois choses.
52Premièrement, d’ici 2020, l’Europe propose un accord post-Kyoto qui réduirait de 30 % les émissions des pays développés par rapport à 1990.
53Deuxièmement, l’Europe, et c’est un gage de crédibilité, dit qu’elle va réduire, de manière autonome et indépendante de tout accord international, ses émissions de gaz à effet de serre de 20 %.
54 Troisièmement, et c’est là où j’ai une petite nuance par rapport à Claude Mandil, il y a des objectifs intermédiaires d’efficacité énergétique, d’énergies renouvelables, de biocarburants, qui sont nécessaires afin de mettre en œuvre ces objectifs.
55Au risque d’être paradoxal, je dirais que c’est une bonne et une mauvaise nouvelle d’avoir une telle approche intégrée. En effet, sur ce point, nous avons un précédent dont le bilan est un peu contrasté : la stratégie de Lisbonne. En 2000, tout le monde disait qu’elle était formidable, les gouvernements de l’époque accumulant les objectifs et les annonces sur quinze pages. Mais ces quarante paragraphes de conclusions étaient suivis d’un paragraphe 41 qui disait : « L’essentiel de la mise en œuvre de cette stratégie relèvera du secteur privé, l’Union européenne ne devant agir que comme catalyseur ». On s’est bien rendu compte par la suite que, lorsque l’essentiel de la mise en œuvre d’une stratégie dépend de quelqu’un d’autre que soi, cela rend la mise en œuvre plus aléatoire. En effet, entre les objectifs, la stratégie et les moyens, il y a une liaison qu’il convient de préserver. Selon moi, maintenant, le vrai défi pour la politique climatique et la politique énergétique au niveau européen est celui de la mise en œuvre. Il convient de passer d’une unanimité sur les objectifs à un vrai accord sur les moyens, et cela veut dire toucher un certain nombre de secteurs, pour passer à ce que l’on appelle l’économie pauvre en carbone, la low carbon economy, avec des mesures sur le transport, l’industrie, l’énergie, l’agriculture, le logement, donc des mesures qui impliqueront chacun d’entre nous.
56Sur ce point, un élément doit peut-être nous inciter un peu à la modestie, c’est la dernière proposition des États membres en matière de marché carbone. Kyoto exige que, d’ici 2012, l’Union européenne, certes à quinze, réduise de 8 % ses émissions de gaz à effet de serre par rapport à 1990. Les États membres ont proposé pour le marché carbone des quotas d’émission 2008-2012, et en faisant l’addition de ce qu’ils avaient proposé à la Commission on s’est aperçu qu’ils proposaient des émissions supérieures de 15 % aux émissions de 2005.
57Évidemment, ensuite, la Commission est apparue comme un mauvais garnement qui a dû dire aux États qu’il n’était pas possible de faire Kyoto à – 8 % tout en proposant au niveau national des hausses de + 15 %. Sur les débats de mise en œuvre, il va falloir probablement faire « rentrer l’édredon dans la valise » en anticipant ce changement et ce, de manière respectueuse des questions de compétitivité, des contraintes de chaque secteur, mais aussi en impliquant des efforts de chacun. D’une certaine façon, il s’agit de faire une politique industrielle durable, en favorisant ce changement sur la durée.
58Sur la compétitivité, une remarque pour dire que ce débat m’a paru singulièrement tranché par les travaux de Nick Stem sur le changement climatique. L’économiste en chef du Trésor britannique, ancien économiste en chef de la Banque mondiale, a dit, de manière assez claire, que les coûts de l’absence de lutte contre le changement climatique étaient infiniment supérieurs aux coûts de la lutte contre le changement climatique. En gros, vous avez intérêt à prendre une police d’assurance, consistant à lutter contre le C02 aujourd’hui, plutôt que d’avoir à assumer les conséquences demain.
59Ma remarque de conclusion est plus liée au thème général de ce colloque sur les cinquante ans de la construction européenne qu’à la politique énergétique. Au regard des dernières évolutions, je suis frappé de voir à quel point on a, sur l’énergie et l’environnement, une conjonction favorable en termes d’avenir de la construction européenne. Pour moi, la recette du bon fonctionnement en Europe, c’est lorsque l’on réunit trois conditions clefs : une unité de doctrine, de projet et d’action. Il y a un côté « théâtre grec » dans la construction européenne. Il faut être d’accord sur un concept, et pendant longtemps, ce concept implicite a été l’économie sociale de marché. Cela n’a jamais été écrit nulle part, mais on était à peu près d’accord sur ce point. Depuis deux ou trois ans, ce que je vois en termes de stratégie de développement durable, de politique énergétique, de lutte contre le changement climatique, est qu’il y a probablement, autour de ces questions, une unité de concept réelle à vingt-sept. Par exemple, en Grande-Bretagne, David Miliband, le ministre de l’Environnement, a lancé une campagne sur le thème de l’« Environmental Union » (Union environnementale), avec les mêmes initiales que « European Union » (Union européenne). Il est intéressant que cette unité de doctrine soit partagée des deux côtés de la Manche. On voit que l’unité de projet émerge et, finalement, c’est l’enjeu des toutes prochaines années que de savoir comment transformer les conclusions de ce Conseil européen en propositions et règles adoptées par tous, dans les deux ou trois ans à venir.
60Ce qui manque encore, et il faut dire les choses un peu brutalement, c’est l’unité d’action. En Europe, c’est bien connu, si vous voulez que quelque chose ne fonctionne pas, décidez donc à l’unanimité, et on le voit bien en matière fiscale. Or, on a aujourd’hui un article 175-2 du traité qui dit que la politique énergétique est décidée à l’unanimité puisque les mesures, affectant sensiblement le choix d’un Etat membre entre les différentes sources d’énergie et la structure générale de son approvisionnement énergétique relèvent de l’unanimité. J’émettrais là un souhait personnel puisque ni le Conseil européen ni la Commission, pour des raisons d’efficacité pratique, n’ont ouvert ce débat, mais selon moi, à terme plus ou moins rapproché, il faudra le remettre sur la table. Si nous voulons vraiment une union environnementale, une politique énergétique européenne, il faudra peut-être se poser la question de la compétence européenne et du vote à la majorité qualifiée.
61 Patrick LAMM
62Vous avez, tous les quatre, insisté sur la nécessité d’accroître sensiblement les investissements. Quel est, aujourd’hui, le mécanisme le mieux placé par rapport à ces investissements ? Sont-ce le marché ou les États ?
63 Eluned MORGAN
64C’est un peu des deux, mais il faut un modèle où l’État impose le prix du carbone. Vous ne pouvez utiliser le modèle du marché qu’une fois que ceci est réglé. Par exemple, le système de émissions trading scheme (système d’échanges de permis d’émission) est un exemple parfait où l’État intervient dans le marché, mais après, c’est au marché de régler la façon dont cela fonctionne. C’est donc un mariage des deux et, selon moi, la meilleure façon d’arranger ce marché.
65Jean-François CIRELLI
66En France, nous avons une programmation des investissements qui est obligatoire dans l’électricité et indicative dans le gaz. Il nous faut un cadre, que je préférerais européen, mais un cadre, en tout cas, pour investir. Nous ne pouvons pas faire n’importe quoi dans ce domaine. Après, c’est au marché de déterminer en fonction des taux de rentabilité, et de l’incitation que l’on veut donner aux investissements, mais l’intervention du cadre public est indispensable dans notre domaine qui n’est pas un secteur économique comme un autre.
67 Patrick LAMM
68Vous avez également parlé de l’unbundling, le découplage entre production et transport. Quels sont les avantages d’un tel découplage ?
69 Nicolas THÉRY
70Claude Mandil et Jean-François Cirelli ont bien présenté les deux thèses. Je suis d’accord avec Claude Mandil sur l’idée que nous sommes obligés, pour donner leur pleine dimension au marché européen et à la libéralisation, d’avoir une indépendance des réseaux de transport. Si nous voulons notamment développer les investissements des opérateurs et imposer des prix de marché qui soient réalistes sur toute l’Union européenne, nous sommes obligés d’avoir un schéma et un dispositif communs. Nous avons fait un choix énergétique, il y a dix ans, un choix de libéralisation, et j’ai le sentiment que, pour aller au bout de ce choix, l’unbundling est une étape logique.
71 Patrick LAMM
72Est-ce que cela permettra d’accroître les investissements plus sensiblement qu’une entreprise qui serait soumise plus aux impératifs des marchés financiers ?
73Claude MANDIL
74Tel que l’on présente souvent l’unbundling, cela a l’air d’être une querelle idéologique. Ce n’est pas cela du tout, et il faut exprimer clairement ce que cela veut dire. Il y a une activité dans la chaîne énergétique qui est le transport d’électricité ou de gaz. Cette activité est, naturellement, monopolistique parce que nous ne pouvons pas avoir, sur le même trajet, plusieurs lignes électriques ou plusieurs tuyaux de gaz. Autrement dit, cette activité doit être rendue au service de tout le monde. On ne peut pas imaginer de soupçonner la personne morale qui rend ce service de transport de travailler différemment selon qu’elle travaille pour elle-même ou pour quelqu’un d’autre. On hurlerait si l’aéroport de Paris était détenu ou géré par Air France, si l’aéroport de Francfort était détenu ou géré par Lufthansa. Il faut donc supprimer cela. Je suis convaincu que le jour où Jean-François Cirelli aura une filiale de transport et qu’il constatera qu’il ne peut ni nommer son dirigeant, ni nommer son conseil d’administration, ni définir sa stratégie, ni définir son dividende, il préférera la vendre, très cher, et réinvestir le produit de cette vente dans d’autres activités qu’il pourra mieux contrôler. C’est pour cela que l’unbundling de gestion ou de propriété, c’est à peu près la même chose, mais l’unbundling est complètement indispensable. Naturellement, et je suis complètement d’accord avec Jean-François Cirelli, cela ne peut se faire que si, parallèlement, on est avec un régulateur européen unique. Nous ne pouvons pas continuer à avoir autant de régulateurs qu’il y a de frontières.
75Jean-François CIRELLI
76Le Conseil européen de mars 2007 a exclu la question de Yownership unbundling.
77 Nicolas THÉRY
78Il n’a rien exclu du tout.
79Jean-François CIRELLI
80Les Français se sont réjouis, en tout cas, que cela n’en fasse pas partie.
81 Nicolas THÉRY
82C’est un test merveilleux des traductions nationales. Je cite les conclusions du Conseil : « Le Conseil européen convient qu’il faut une séparation effective des activités d’approvisionnement et de production d’une part, et de la gestion des réseaux d’autre part (découplage ou unbundling en anglais) ». Nous sommes donc loin d’une opposition du Conseil européen. « Le Conseil européen invite la Commission à clarifier davantage les mesures clés et leur impact, à réaliser quels investissements supplémentaires sont nécessaires, et à voir comment mettre en œuvre le principe de réciprocité ». Le Conseil européen a donc approuvé l’unbundling et a demandé des études d’impact.
83 Patrick LAMM
84Vous semblez ne pas avoir la même lecture, tous les deux.
85 Jean-François CIRELLI
86La phrase qui vient d’être lue a été négociée pendant un mois entre les ministres de l’Énergie, c’est tout vous dire. Selon moi, ce sujet est assez secondaire. La question n’est pas de savoir s’il faut dissocier la propriété ou non, mais de savoir si cela sert à quelque chose. Est-ce mieux ? Si ce n’est pas mieux, pourquoi l’imposer ?
87Nous avons près d’une trentaine de transporteurs d’énergie qui passent dans nos réseaux de canalisation en France. Qu’on nous tape dessus, le jour où nous discriminons. Si les clients sont contents, pourquoi aller dire que c’est un objectif logique de séparer le transport patrimonialement ? Juridiquement, il est séparé. Dans l’avenir, des générations d’étudiants étudieront la compatibilité entre la réglementation européenne relative à l’énergie et le droit des sociétés puisque nous avons des filiales dont nous détenons le capital, et à l’intérieur desquelles nous ne pouvons pas décider d’un certain nombre de choses car nous devons donner l’indépendance de gestion aux gestionnaires de réseaux. Je ne sais pas comment rendre compatible les deux droits.
88Pourquoi expliquer qu’il est nécessaire de vendre les réseaux de transport si les clients ne se plaignent pas ? Au nom de quoi y aurait-il discrimination ? Quand vous donnez des ordres à des gens en leur disant qu’ils ne peuvent pas discriminer, ils ne discriminent pas. Que le premier qui se plaigne vienne nous voir, et nous verrons, à ce moment, si nous devons prendre des décisions. Je dis que c’est idéologique parce qu’au fond, la question n’est pas de savoir s’il faut faire ou non. D’ailleurs, si c’est un monopole, je me demande s’il convient que ce soit privé. Aujourd’hui, quand vous mettez en bourse un réseau, que faites-vous quand vous êtes patron du réseau ? Vous devez assurer la rentabilité de votre réseau. Vous distribuez d’abord tous vos dividendes, vous voyez que les politiques de distribution sont extrêmement favorables aux actionnaires, et l’on peut d’ailleurs se demander si c’est bon pour les investissements à venir. Récemment, j’ai vu que Centrica se plaignait de la façon dont le réseau britannique était géré, notamment qu’il n’avait pas assez investi.
89Pour une fois, je voudrais être un peu anglo-saxon et pragmatique. Si l’on me démontre que cela sert à quelque chose, pourquoi pas ? Je dis que c’est un peu idéologique parce qu’on a l’impression que c’est dans la suite des choses, qu’on a lancé quelque chose alors on doit s’exécuter. La première chose, selon moi, est d’abord d’aller voir si les clients sont contents ou non. S’ils ne sont pas contents, qu’on nous reproche de ne pas avoir fait notre travail, et nous ferons différemment. Mais tant que les clients sont contents, je ne vois pas pourquoi on nous l’imposerait, si ce n’est par idéologie.
90C’est quand même extraordinaire. Si vous parlez de cela aux États-Unis, ils vous regardent avec des yeux ronds. En Europe, on s’est focalisé sur la désintégration des entreprises, et cela n’intéresse franchement pas grand monde, sauf les entreprises comme la mienne parce que cela signifie couper les entreprises en deux, trois ou quatre. Nous n’aimons pas cela car nous avons des histoires sociales et industrielles. Mais il faudrait le faire si on me prouvait que cela fonctionnerait mieux autrement, que cela répondrait à un objectif. Or à cela, je réponds « non » sauf si peut-être, demain, nous avons une grande société européenne qui ne fait que cela avec un seul régulateur. Mais si c’est pour nous laisser vingt-sept régulateurs, avec nos vingt-sept tuyaux, dans toute l’Europe, en expliquant que, parce qu’ils sont indépendants, cela va être l’Europe unique, il y a encore de la marge.
91 Eluned MORGAN
92Pourquoi avez-vous si peur que les gens puissent choisir ? Si vous êtes le meilleur, ils vous choisiront. Vous êtes sûr que les gens ne se plaignent pas, mais je suis sûre que plusieurs personnes se plaignent. Le service que donnent les compagnies n’est pas toujours excellent.
93 Jean-François CIRELLI
94Nous ne nous sommes pas compris. Le réseau n’est pas pour vendre aux clients, mais pour vendre aux compagnies qui vendent. Qui circule dans nos réseaux de transport ? Gaz de France, bien sûr, mais EDF, Total, Distrigaz, Centrica, E.on, etc. Ce sont les shippers qui utilisent le réseau de transport.
95Si vous voulez me faire passer pour un tenant du monopole, je vous arrête car pour ma part, j’accepte bien l’ouverture à la concurrence. Demain, nos amis pourront choisir du gaz de Centrica plutôt que celui de Gaz de France si le service est meilleur. La concurrence arrive le 1er juillet, et nous verrons.
96Mais le réseau transport et les sociétés qui passent dans le réseau de transport représentent une trentaine de clients.
97 Eluned MORGAN
98La Commission a fait des investigations, et a trouvé qu’il n’y a pas de transparence ici. Il y a des conflits d’intérêt, des intégrations verticales, et d’autres choses qui font que le marché ne fonctionne pas de manière juste ici.
99 Jean-François CIRELLI
100Dans ce cas, il faut sanctionner.
101Patrick LAMM
102Monsieur Mandil, le nucléaire est-il une solution pour s’approvisionner de façon sûre et s’attaquer au problème du réchauffement climatique ?
103 Claude MANDIL
104À l’AIE, nous pensons que le nucléaire est une partie indispensable de la solution pour un avenir durable à long terme, globalement pour le monde, en particulier pour l’Europe. La partie la plus importante est l’augmentation de l’efficacité énergétique, et les économies d’énergie. C’est facile à dire, mais plus difficile à faire. Si maintenant, quelqu’un acceptait d’éteindre tous les plafonniers de cette salle, nous y verrions tout aussi bien, et nous ferions moins d’effet de serre. Vous voyez qu’il y a des progrès à faire.
105Le numéro un est l’efficacité énergétique. Après, il faut beaucoup d’énergies renouvelables, beaucoup d’énergies fossiles et c’est pour cela qu’il faudra développer des technologies propres comme la capture et la séquestration, et pas mal de nucléaire. Toutefois, il faut être réaliste. Nous ne ferons pas le nucléaire contre les opinions publiques, c’est impossible. Par conséquent, pour l’instant, le nucléaire, durablement, va devoir rester de compétence nationale, et non de compétence européenne, tout simplement parce que ce sont les gouvernements nationaux qui sont encore, pour l’essentiel, comptables devant leur opinion publique. Des pays l’accepteront, et d’autres non.
106Pour gagner les opinions publiques, il faut avoir un discours crédible sur les sujets les plus difficiles, en particulier sur la gestion des déchets. J’espère simplement que de nombreux pays accepteront le nucléaire, et que ceux qui ne l’accepteront pas auront la gentillesse de s’abstenir d’exporter leur désamour du nucléaire auprès des autres.
107 Patrick LAMM
108Y a-t-il une évolution en Grande-Bretagne de l’opinion publique et des pouvoirs publics sur le nucléaire ?
109Eluned MORGAN
110En ce moment, il y a de fortes discussions. Le gouvernement dit clairement avoir intérêt à développer ce modèle. Le problème est qu’il veut refaire ce qu’il a maintenant parce que les centrales seront obsolètes prochainement, que cela prend quinze ans pour construire, et que nous n’avons pas assez de temps.
111 Patrick LAMM
112Jean-François Cirelli, vous êtes engagé dans un rapprochement avec un groupe français qui s’appelle Suez, Nicolas Sarkozy a émis un autre avis, et prône un rapprochement avec la Sonatrach. Que pensez-vous de son idée ?
113 Jean-François CIRELLI
114Pas de raccourci, Nicolas Sarkozy n’a pas dit cela.
115Tout ce qui rapproche un producteur de Gaz de France est bienvenu. Nous sommes très heureux de renforcer notre coopération chaque fois que nous le pouvons, avec Gazprom, Gasunie, le grand gazier hollandais, ou la Sonatrach. Nous avons énormément de choses en commun avec la Sonatrach ; non seulement nous leur achetons du gaz, mais nous avons une société commune avec laquelle nous envoyons des bateaux ensemble aux États-Unis (le gaz naturel liquéfié), et nous faisons de l’exploration-production dans le Sud algérien. Tout ce qui peut continuer à renforcer nos liens avec la Sonatrach est le bienvenu, nous n’avons aucune difficulté avec cela. En général, cela ne se sait pas, mais nous produisons nous-mêmes 10 % du gaz que nous vendons, donc nous sommes tout à fait pour tout rapprochement entre producteurs, et entre Gaz de France et la Sonatrach avec laquelle nous avons quarante ans de relations. Le premier gaz algérien est arrivé par bateau dans les années soixante. Nous avons même l’antériorité du transport maritime du gaz liquide avec les Algériens. Ceci dit, nous avons un autre projet de fusion avec Suez, et ce sont deux choses différentes.
Notes de bas de page
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