Quatre portes ouvertes sur les dynamiques foncières et immobilières pendant la Révolution. Cadastre, droit minier, confiscations et marché des biens
Introduction de la première partie
p. 17-26
Texte intégral
1Quoi de plus naturel que de parler de propriété lorsqu’on entend revenir sur les dynamiques économiques de la Révolution ? La Révolution n’entendait-elle pas exalter, unifier et garantir le droit de propriété ? Quoique renvoyé à l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ce droit n’avait-il pas été érigé en droit inviolable et sacré ? Le Code civil ne paracheva-t-il pas l’application de ce principe universel ? La Révolution n’est-elle pas censée avoir promu un droit de propriété absolu, destiné à se substituer aux superpositions de droit qui caractérisaient le système de la propriété sous l’Ancien Régime ? Et ce n’est pas tout. En matière de propriété, l’œuvre de la Révolution ne se limita pas à une telle remise à plat des droits des propriétaires. Les ventes de biens nationaux redistribuèrent en partie les propriétés foncières et les biens immobiliers avec l’impact que l’on connaît, grâce à la longue suite de travaux qui aboutit finalement à la synthèse, que nous qualifierions de définitive, de Bernard Bodinier et Éric Teyssier1. La portée de cette opération fut telle que la mise en vente de ces propriétés figure ainsi comme « l’événement le plus important de la Révolution ». La Révolution s’attaqua aussi aux questions de dévolution de propriété, via l’héritage, avec des réformes successives dont le point d’aboutissement fut le fameux Code civil qui fixa pour longtemps – et au-delà de la France – les principes qui guident en particulier le régime de la propriété et des successions2. Elle réussit également à mettre sur pied un système d’enregistrement hypothécaire qui obligeait les vendeurs à purger les créances qui pesaient sur leurs biens et à transmettre ainsi ces derniers en offrant toute garantie à l’acquéreur, contrairement à ce qui se pratiquait sous l’Ancien Régime3. Elle réforma le système du droit d’enregistrement, notamment en imposant les héritages en ligne directe, en redéfinissant les modalités de prise en compte des mutations de propriété, et en s’inspirant, il est vrai, des principes qui guidaient ces formalités sous la monarchie. Elle s’attela à la confection d’un cadastre parcellaire censé couvrir l’ensemble du territoire français. Elle régula le système de l’expropriation et inscrivit dans le marbre le principe de l’utilité publique…
2Pour rendre compte de cette œuvre protéiforme, il aurait fallu un colloque entier. Dès lors, les organisateurs ont sagement choisi de ne pas couvrir l’ensemble du champ des réformes et ruptures introduites par la Révolution et l’Empire. Ils ont ainsi pris pour cibles quatre angles d’approche, en sachant qu’il y en avait d’autres.
3Le cadastre de l’an XI, sur lequel porte la contribution de Julien Vincent, n’est certainement pas le plus connu, mais c’est à coup sûr l’un des plus décriés, et cela sans doute parce que, globalement, il échoua. À sa décharge, il fut loin d’être le seul. Quoi qu’il en soit, dans le cadre du grand chambardement foncier et fiscal décrété par les révolutionnaires, la construction de ce cadastre s’imposait. Non pas, comme le cadastre parcellaire, pour régler la question des conflits de bornage entre les propriétaires, ou pour conférer une légitimité quelconque sur la possession d’une parcelle, mais avec un objectif essentiellement fiscal. Le besoin était d’autant plus criant que l’impôt, tel qu’il avait été défini par la Constituante, était essentiellement fondé sur la propriété à travers la contribution foncière. Il s’agissait d’asseoir l’imposition équitablement sur les propriétaires pour la rendre plus acceptable.
4Dès 1791, on avait tenté de dresser des matrices et certaines communes s’y attelèrent effectivement. Nous en avons encore la trace, et Michel Vovelle les avait étudiées autrefois en Beauce4. Cependant, écartons d’emblée l’idée que cette création avait quoi que ce soit d’original. Certains États avaient en effet dressé un tel cadastre depuis belle lurette, à savoir les États italiens (Milan par exemple), et plus largement les pays placés sous la domination des Habsbourg ou, plus près de nous, le Piémont – donc la Savoie –, de même que l’Espagne (le fameux cadastre d’Ensenada) ou encore la Bavière5. Il s’agissait généralement de cadastres parcellaires. Or, ici, c’est d’un cadastre par masses de cultures6 dont il était question. Mais, une fois encore, ce choix ne relevait en aucune façon d’une démarche originale. Le cadastre de Bertier de Sauvigny étudié par Mireille Touzery7 avait un caractère expérimental à l’échelle de la généralité de Paris et il reposait sur le même principe.
5Faute d’un cadastre général qui aurait permis de taxer équitablement tous les propriétaires à l’échelle nationale, le cadastre de l’an XI se positionnait au niveau local. On avait renoncé, en effet, à ce cadastre général, impossible à construire à brève échéance. Compte tenu de l’urgence, on avait assis la taxe foncière sur un bricolage hardi effectué à partir des impositions d’Ancie Régime. Ce procédé, assez fruste au demeurant, avait abouti à des inégalités criantes entre les départements, comme l’a montré Robert Schnerb8, et laissait en outre de côté le problème de la ventilation de la contribution au niveau de la commune.
6La décision de privilégier la répartition par masses de cultures et de tenter une péréquation sur cette base assortie des déclarations des intéressés s’imposa pour deux raisons : d’une part parce qu’elle était moins difficile à mettre en œuvre et moins coûteuse, d’autre part car elle était sans doute moins irritante pour les propriétaires, déjà d’emblée braqués contre l’intrusion des arpenteurs, soupçonnés à juste titre d’avoir des arrière-pensées fiscales. Telle qu’elle fut conçue, elle marqua donc une avancée dans l’élaboration d’un cadastre parcellaire, bien qu’elle achoppât sur les réticences, atermoiements et oppositions des contribuables.
7Le questionnement auquel procède Thomas Le Roux sur le droit minier revient sur la loi de 1810, qui définit durablement les règles établies en plusieurs temps par la Révolution en ce qui concerne précisément le régime juridique et l’exploitation des mines. Au nom de l’efficacité, cette loi tranchait en faveur de concessions consenties par l’État à des sociétés jugées les mieux à même de mettre en valeur les mines. Elle accordait la propriété perpétuelle du tréfonds à ces cessionnaires, y compris le droit de le transmettre, avec la bénédiction de l’État et sous son contrôle9. Quatre observations peuvent être faites.
8Premièrement, cette loi reprenait – et systématisait, d’une certaine manière – les dispositions établies dans le cadre de la loi de 1744, qui se situait elle-même clairement dans le prolongement de maintes décisions prises antérieurement par la monarchie. L’Ancien Régime s’était, en effet, déjà emparé de cette question, passant outre les droits des propriétaires fonciers sur leurs biens, et pour la même raison : une mise en exploitation plus efficace, avec des moyens techniques et financiers suffisants, qui ne se bornerait pas à une exploitation superficielle et extensive, telle qu’elle était pratiquée ordinairement par les propriétaires du fonds.
9Deuxièmement, cette loi promulguée sous l’Empire permettait de rompre en partie avec les dispositions prises par la Constituante10. Au terme de vingt années d’atermoiements et de quatre années de débats, le texte arbitrait, à tout prendre, à rebours de la loi de 1791 qui entendait ménager le droit de propriété des détenteurs du fonds et concilier ce droit avec la souveraineté de la nation. En accordant la libre disposition des mines à l’État, devenu propriétaire de fait, elle s’inscrivait largement en contradiction avec le droit de propriété absolu proclamé par la Déclaration des droits que les propriétaires du fonds étaient censés détenir sur la chose.
10La troisième remarque part du constat que non seulement l’État procédait au dédoublement de la propriété du sol et du sous-sol, mais s’arrogeait également le droit de concéder la mine pour une durée illimitée à des sociétés concessionnaires, qui en devenaient ainsi des quasi-propriétaires, au lieu de détenir, comme sous l’Ancien Régime, ce qui s’apparentait à un simple bail à long terme. À partir du moment où l’État octroyait un droit perpétuel et transmissible sur les mines tout en percevant une redevance et où il gardait un droit de regard sur leur gestion à travers le Conseil général des mines, on peut admettre que tout se passait comme s’il conservait la propriété éminente du sous-sol.
11La quatrième remarque découle de ce constat. En distinguant trois formes de propriété sur le même bien (le sol, le sous-sol et la mine elle-même), on pourrait dire que la loi de 1810 représentait une entorse aux principes de 1789, résolument réfractaires à l’égard de toute superposition de droits. En fait, le régime ainsi instauré était le fruit d’un compromis laborieux destiné à permettre à l’État d’exercer ses droits régaliens et de promouvoir une meilleure exploitation. La concession était ainsi une forme d’emphytéose, ce qui ne contrevenait en rien aux principes érigés par les révolutionnaires. Ceux-ci n’avaient jamais remis en cause ce type de contrat, si l’on met entre parenthèses le fait que les Constituants avaient banni l’idée même de perpétuité. On comprend que la nouvelle loi se situait cependant dans la continuité de celle qui avait été votée un mois plus tôt sur le principe de l’expropriation, pour des raisons qui tenaient à l’utilité publique, et qui ménageait la possibilité de déchoir les sociétés des droits qui leur avaient été accordés.
12Hannah Callaway revient sur les comportements des propriétaires pris dans la tourmente d’événements singuliers et qui se retrouvèrent souvent en position de vendeurs involontaires, en raison des confiscations prononcées à la suite de leur émigration, voire sans avoir émigré. Les stratégies des familles parisiennes confrontées à de telles mesures sont ainsi scrutées à la loupe à partir de deux cas particuliers. Nous voudrions ici rappeler le contexte dans lequel s’inscrivent ces situations individuelles particulièrement compliquées.
13Il faut d’emblée rappeler que le marché généré par les ventes de biens nationaux, a fortiori celles de seconde origine, ne constitue qu’une partie fort minoritaire de l’activité foncière et immobilière. Ce que nous avons appelé « le marché ordinaire11 » continue en effet d’accaparer une bonne partie des mouvements de propriété, comme l’avait montré autrefois Jean Sentou pour Toulouse12. Ceci ne signifie nullement que ce marché extraordinaire n’ait pas eu d’importance, surtout en ville, ni que la remise en circulation forcée de biens qui circulaient plutôt lentement n’ait pas changé la donne.
14En premier lieu, la localisation privilégiée des terrains des institutions religieuses et des hôtels aristocratiques en faisait des enjeux cruciaux sur le plan de l’urbanisme. Le cas de Saint-Étienne est exemplaire, tant la ville était corsetée et entravée jusque-là dans son développement par les biens considérables des communautés ecclésiastiques avant que leur mise en vente ne libère des espaces constructibles13.
15En second lieu, si l’orientation du marché immobilier n’est pas réellement connue pour Paris, elle l’est en revanche davantage pour Aix-en-Provence, voire pour La Rochelle14. Ce qui est certain, c’est que le départ des grandes familles, ici les parlementaires aixois, a tué le marché. Le prix des immeubles s’est effondré par cet afflux de biens sans doute négociés au plus mal, mal entretenus pendant ces années et privés des acheteurs potentiels capables d’offrir des sommes élevées pour les acquérir. Privées de ce capital, les grandes familles parisiennes ont dû faire face – aussi bien celles qui mettaient en location des habitations que celles qui possédaient des terres, surtout, puisque l’une de leurs principales sources de revenus avait disparu. Et cela, même si l’on peut se dire, cyniquement, que celles qui disposaient d’un hôtel particulier perdirent une source de dépenses ! C’est précisément les dispositifs mis en place, non seulement pour éviter la confiscation mais aussi pour reconvertir leurs capitaux lorsqu’ils parvenaient à vendre avant l’émigration, voire une fois émigrés, qui sont au cœur de cette communication.
16On sait que l’utilisation des prête-noms, les donations, les ventes fictives et les dettes fictives ont été monnaie courante pour préserver le patrimoine. Si nous ne savons cependant rien des prix pratiqués ni des acquéreurs, qui seraient sans doute (les uns et les autres) accessibles dans les actes civils publics, il est toutefois probable que la valeur des immeubles a plongé, et cela pour deux raisons. D’une part, on peut supposer que, à l’instar des familles juives contraintes de s’enfuir dans la France occupée, elles ont probablement négocié au plus juste l’aliénation de leurs propriétés, quand elles ont pu se désengager. D’autre part, beaucoup d’acheteurs potentiels n’étaient plus en capacité de négocier l’acquisition au même prix que précédemment. Le départ des représentants des grandes familles a tari les sources de revenus de la plupart des habitants, à commencer par tous ces fournisseurs étudiés par Natacha Coquery, qui vivaient plutôt bien dans leurs boutiques grâce au train de vie parfois exubérant de l’aristocratie. Ce n’est pas un hasard si Aix a perdu le quart de ses habitants, alors que la plupart de ces partants n’étaient pas des émigrés15.
17Que pouvait faire de son argent cette population aisée lorsqu’elle échappait à la confiscation pure et simple et se résolvait à vendre ? Soit – cas rare – réinvestir dans d’autres propriétés, soit mobiliser le capital pour d’autres formes de placements ou pour s’en servir afin de faire face aux dépenses courantes. Ainsi se poursuivait un processus, largement amorcé à la fin de l’Ancien Régime, à la fois de désengagement subi pour maintenir un train de vie dispendieux générateur d’endettement et de lente mais inexorable reconversion des fortunes immobilières vers d’autres investissements16.
18C’est du côté de la bourgeoisie marchande des ports bretons et de leurs stratégies d’acquisitions foncières et immobilières que nous entraîne Karine Audran. On sait que les familles négociantes, à Nantes (rue de la Fosse), à Bordeaux, à Saint-Malo comme à La Rochelle17, faisaient construire ou achetaient de belles demeures ou des hôtels particuliers au cœur de leur ville, et qu’ainsi, par ricochet, transitaient sur le marché des habitations somptueuses qui leur étaient destinées. Pas à tous, loin de là, en effet. Certaines propriétés étaient encore hors de portée de beaucoup de marchands, même les plus aisés, car il n’y avait pas de commune mesure entre le niveau de fortune de la plupart d’entre eux et celui que pouvaient afficher les membres des grandes fortunes aristocratiques. Seuls les plus opulents des armateurs pouvaient s’en approcher alors qu’ils glissaient doucement vers l’anoblissement. Or, ces propriétés inaccessibles étaient précisément offertes désormais à la convoitise de cette bourgeoisie, à des conditions généralement avantageuses, de surcroît, surtout pour les biens de seconde origine ; les acquéreurs pouvaient dès lors profiter également du déséquilibre né de cet afflux de biens sur le marché. Ces propriétés étaient d’autant plus attrayantes que le paiement comptant comme le solde réglable à crédit devaient avoir lieu en assignats destinés à se déprécier18.
19En compensation, il est vrai, la crise du commerce maritime pénalisait terriblement le monde de la marchandise et devait inciter les acteurs à reconvertir leurs avoirs vers des placements plus rémunérateurs et moins risqués. Mais lesquels ? La fourniture aux armées pour ceux qui le pouvaient ? Les prêts d’État, même si le gouvernement impécunieux n’encourageait guère à aller dans ce sens ? Le crédit rentier, mais l’on sait que le crédit était grippé par l’inflation19 ? L’investissement dans le secteur productif, ou une réorientation de leurs circuits commerciaux ? Certes, un peu tout cela, mais, dans ce contexte troublé, l’investissement foncier et immobilier n’était-il pas le plus facile ou le mieux garanti ?
20Ce choix représentait-il quelque chose de nouveau ? Sans doute pas. Avoir un hôtel particulier bien en vue pour un armateur, exhiber une demeure confortable pour un simple marchand était à tout prendre une obligation pour asseoir sa réputation, donc son crédit, et affirmer sa position sociale. Posséder de la terre était également socialement et stratégiquement utile. Il y avait ainsi complémentarité entre les placements immobiliers – à dire vrai plutôt fonciers – et les investissements marchands. La Révolution changea-t-elle la donne ? Nullement. Les marchands rochelais aussi bien que les marchands et armateurs malouins, brestois ou lorientais achetaient des biens-fonds et des immeubles avant la Révolution, comme ils en achetaient pendant ; ils profitaient simplement des opportunités offertes par le marché des biens confisqués.
21Cette pression accrue doit être examinée de plus près. D’une part, la décision de se porter sur le marché que nous qualifierions d’« extraordinaire » devait contribuer à siphonner le marché ordinaire, sur lequel les biens se négociaient au prix fort et généralement en monnaie sonnante et trébuchante. Ce constat reste valide, même si la circulation des biens-fonds restait intense avec des prix en berne, en raison de l’abondance de l’offre et de l’affaissement de la demande provoquée par la chute des revenus. D’autre part, il faut bien distinguer deux temps. Alors que les ventes de seconde origine figuraient comme des spéculations faciles pour les raisons qu’on a identifiées précédemment, celles de première origine étaient plus aléatoires ; nul ne pouvait prévoir que la monnaie papier allait s’effondrer, surtout à cette vitesse-là. Ce n’est qu’à partir de l’an III que tout devint clair. Or, investir de telles sommes à crédit avec des mensualités considérables pouvait constituer un pari. Il faut se remémorer les affres de Chartier se lançant dans l’achat de sa ferme du Plessis-Gassot, avec un gros crédit, alors qu’il ignorait qu’il ne paierait finalement presque rien20. Nous connaissons la fin de l’histoire, au contraire des acquéreurs de biens nationaux.
22Une question reste toutefois difficile à résoudre. L’achat des biens nationaux était-il un acte militant, un acte d’adhésion à la Révolution ? Il était aussi l’œuvre d’hommes d’affaires qui raisonnaient en fonction du profit à attendre, et que la crise du commerce atlantique avait, par ailleurs, peu de chances de transformer en thuriféraires de la Révolution.
23Terminons par quelques mises en garde, issues tant des constats effectués précédemment que du contenu des communications, et qui ont pour vertu de nous garder de quelques interprétations abusives.
241. Si le principe du droit de propriété absolu est bien issu de la Révolution, il s’en faut de beaucoup que cette propriété soit réellement, « parfaitement » parfaite, plus même que sous l’Ancien Régime. Au lieu de payer des droits aux seigneurs, les propriétaires payaient des impôts à l’État ; au lieu d’être taxés par le même seigneur lors des mutations qu’ils réalisaient, ils l’étaient par l’administration de l’enregistrement ; au lieu de risquer le retrait féodal, ils risquaient maintenant l’expropriation. Ce prétendu droit absolu concédé aux propriétaires entrait en conflit avec le souci de l’efficacité et avec le pouvoir régalien. Les mines restaient des réalités économiques trop importantes pour être abandonnées aux initiatives des propriétaires du sol. Il fallait donc se résoudre à faire ce qui constitue, à tout prendre, une entorse au droit de propriété, donc s’approprier le sous-sol et le concéder en bail à longue durée aux entreprises minières.
252. Si les dispositions prises à l’égard des propriétés ecclésiastiques découlaient de la situation financière délicate dans laquelle se trouvait la monarchie, celles relatives aux biens de seconde origine résultèrent des mesures prises à l’égard de ceux qui étaient considérés comme des ennemis de la nation et qui, à ce titre, se trouvaient déchus de leurs propriétés. En retour, si la politique de confiscation des biens de première origine engendra à la fois la rupture avec Rome, la scission du clergé et l’hostilité durable d’une bonne partie des catholiques, la politique de confiscation des biens de deuxième origine provoqua quant à elle des manœuvres d’évitement et des arbitrages de la part des familles concernées. Les redistributions foncières et immobilières qui en résultèrent affectèrent donc profondément le jeu des acteurs, et ces remous furent accentués par l’ingérence d’un accident qui a peu à voir avec la Révolution au sens strict : l’inflation galopante, accentuée par l’état de guerre. Si nous pouvons opérer des constats quant aux effets que certaines politiques ou certains événements ont pu avoir sur la situation des acteurs, il faut se débarrasser de la tentation de l’anachronisme et bien comprendre que si nous connaissons rétrospectivement ce qui s’est passé, il n’en était rien pour les contemporains. La chute de l’assignat n’était pas inscrite dans les astres et obligea les acteurs à faire des paris ou les incita à profiter d’une aubaine.
263. Si la Révolution modifia largement les conditions et les occasions d’accès à la propriété, il serait erroné de croire ce que les révolutionnaires ont tenté de nous faire admettre, à savoir qu’ils avaient fait table rase du passé et radicalement innové. On a vu que de nombreuses mesures trouvaient leur origine dans les décisions prises par l’Ancien Régime, que ce soit le droit minier ou le cadastre, tandis que des stratégies s’inscrivaient dans la continuité de celles en vigueur avant la Révolution. L’investissement foncier et immobilier constituait l’une d’elles et l’appétit de terres et d’immeubles urbains qu’il révélait traversa intact la Révolution, même chez ceux que l’on aurait tendance à considérer comme des capitalistes purs – les marchands, négociants et armateurs des ports, par exemple.
274. Si la Révolution est traditionnellement conçue comme un bloc, encore faudrait-il prendre en compte les scansions de cette histoire qui n’est nullement linéaire, et décider si nous considérons la période révolutionnaire au sens strict ou s’il convient d’englober également l’Empire qui, à certains égards, prolongea ou contraria l’œuvre de la Révolution. Le choix du cadre chronologique de référence a en effet des conséquences immédiates. La loi sur les mines de 1810, votée donc sous l’Empire, était ainsi en contradiction avec les règles formulées par la loi de 1791. Si elle en reprenait, certes, une partie des termes, elle se plaçait en contrepartie clairement dans le prolongement des décisions prises par la monarchie. De la même manière, l’initiative qui fut prise de confectionner un cadastre reprenait le projet esquissé en 1791, mais dans des termes proches de ceux adoptés par l’Ancien Régime finissant et avec les mêmes préoccupations. On pourrait multiplier ainsi les exemples.
28Ainsi faut-il bien s’entendre sur le concept de Révolution, car les positions adoptées par les gouvernements successifs s’inscrivirent dans une dynamique qui renvoie au thème de ce colloque. Les temporalités furent diverses et en étendant la période à l’Empire – comme il est clair que ce colloque entendait le faire –, on rencontre alors des aboutissements, des compromis, des allers et retours et des ruptures qui risquent à tout moment de compliquer la tâche de l’observateur.
Notes de bas de page
1 Bernard Bodinier et Éric Teyssier, L’événement le plus important de la Révolution. La vente des biens nationaux (1769-1867) en France et dans les territoires annexés, Paris, Société des études robespierristes, Éd. du CTHS, 2000.
2 Joseph Goy, « Transmission successorale et paysannerie pendant la Révolution française : un grand malentendu », Études rurales, n° 110‑112, 1988, p. 45‑56.
3 Gérard Béaur, « Foncier et crédit dans les sociétés préindustrielles : des liens solides ou des chaînes fragiles », Annales. Histoire, Sciences sociales, vol. 49, n° 6, 1994, p. 1411‑1433.
4 Michel Vovelle, « Propriété et exploitation dans quelques communes beauceronnes de la fin du xviiie au début du xixe siècle », Mémoires de la Société Archéologique d’Eure-et-Loir, vol. XXII, n° 2, 1961, repris dans idem, Ville et campagne au xviiie siècle (Chartres et la Beauce), Paris, Les éditions sociales, 1980, p. 215‑226.
5 Florence Bourillon et Nadine Vivier (dir.), La mesure cadastrale. Estimer la valeur du foncier, Rennes, PUR, 2012.
6 Il est vrai assorti de la liste des propriétaires avec leurs déclarations de parcelles.
7 Mireille Touzery, L’invention de l’impôt sur le revenu. La taille tarifée, 1715-1789, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1994, consultable en ligne, https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/igpde/2061 et Atlas de la généralité de Paris au xviiie siècle. Un paysage retrouvé, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1995.
8 Robert Schnerb, La péréquation fiscale de l’Assemblée constituante, 1790-1791, Clermont-Ferrand, Imprimerie générale de Bussac, 1930.
9 Lionel Latty, « La loi du 21 avril 1810 et le Conseil général des mines avant 1866. Les procès-verbaux des séances », dans Documents pour l’histoire des techniques, dossier thématique « Les sources de l’Histoire des Mines : Nouveaux outils, Nouvelles approches », p. 17‑29.
10 Marcel Rouff, Les mines de charbon en France au xviiie siècle, 1744-1791. Étude d’histoire économique et sociale, Paris, Rieder et Cie, 1922.
11 G. Béaur, « Révolution et transmission de la propriété : le marché foncier ordinaire (Lizy-sur-Ourcq et Bar-sur-Seine entre 1780 et 1810) », dans La Révolution française et le monde rural, Paris, Éd. du CTHS, 1989, p. 271‑286.
12 Jean Sentou, La fortune immobilière des Toulousains et la Révolution française, Paris, Bibliothèque nationale, Commission d’histoire économique et sociale de la Révolution française, Mémoires et Documents, t. 24, 1970.
13 G. Béaur, L’immobilier et la Révolution. Marché de la pierre et mutations urbaines (1770-1810), Paris, Armand Colin, coll. « Cahiers des Annales », 1994.
14 Ibid.
15 Ibid.
16 G. Béaur, « La noblesse et l’immobilier : le cas d’Aix-en-Provence entre 1770 et 1810 », dans Claude-Isabelle Brelot (dir.), Noblesses et villes, Tours, université de Tours, Maison des Sciences de la ville, coll. « Sciences de la ville », n° 10, 1995, p. 83‑94.
17 André Lespagnol, Messieurs de Saint-Malo. Une élite négociante au temps de Louis XIV, Rennes, PUR, 2011 ; Brice Martinetti, Les négociants de La Rochelle au xviiie siècle, Rennes, PUR, 2013 ; Philippe Gardey, Négociants et marchands de Bordeaux. De la guerre d’Amérique à la Restauration (1780-1830), Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 2009 ; Olivier Pétré-Grenouilleau, L’argent de la traite. Milieu négrier, capitalisme et développement : un modèle, Paris, Aubier, 1996.
18 G. Béaur, « Révolution et redistribution des richesses dans les campagnes : mythe ou réalité ? », Annales historiques de la Révolution française, n° 352, avril-juin 2008, p. 209‑239.
19 Gilles Postel-Vinay, La Terre et l’argent. L’agriculture et le crédit en France du xviiie au début du xxe siècle, Paris, Albin Michel, 1998.
20 Jean-Marc Moriceau et G. Postel-Vinay, Ferme, entreprise, famille. Grande exploitation et changements agricoles. Les Chartier (xviie-xixe siècle), Paris, Éditions de l’EHESS, 1992.
Auteur
Directeur de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Gérard Béaur est membre du Centre de recherches historiques (CRH) – laboratoire qu’il a dirigé de 1997 à 2010 – et spécialiste d’histoire économique – il fut président de l’Association française d’histoire économique (AFHE) –, il est actuellement président de l’European Rural History Organisation (EURHO). Ses travaux concernent en priorité le monde rural et la circulation de la terre et de l’argent dans les campagnes au cours du xviiie-xixe siècle, plus particulièrement autour de la Révolution. Il a publié Histoire agraire de la France au xviiie siècle, Paris, Sedes, 2000. Il a codirigé avec Phillip Schofield, Jean-Michel Chevet et María Teresa Pérez Picazo, Property Rights, Land Market and Economic Growth in the European Countryside (13th-20th Centuries), Turnhout, Brepols, 2013 et dirigé Alternative Agriculture in Europe, 16th-20th Centuries, Turnhout, Brepols, 2020. Il est l’auteur de « Révolution et redistribution des richesses dans les campagnes : mythe ou réalité ? », Annales historiques de la Révolution française, 2008, p. 209-239. Il a également codirigé avec Laure Quennouëlle-Corre Les crises de la dette publique, xviiie-xxie siècle, Paris, IGPDE/Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2019, consultable en ligne, https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/igpde/6056.
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