Une centralisation paradoxale : les usages de la RCB dans l’administration de l’Agriculture
p. 533-545
Texte intégral
1Le cas de l’agriculture invite à se départir d’une vision trop pyramidale de la mise en œuvre de la méthode RCB dans l’administration française des années 1970. Au détour d’un article sur les concours financiers de l’État alloués à l’agriculture de la Libération aux années 1980, Pierre Alphandéry notait que « dans les faits, l’action de la RCB ne semble pas avoir réussi à transformer profondément l’organisation de l’administration », même si « elle a permis le rassemblement d’informations annuelles homogènes sur le budget de l’agriculture réunies dans un document, le budget de programmes, distribué chaque année aux parlementaires et largement utilisé par de nombreux organismes agricoles.1 » Pourtant, malgré d’évidentes limites, la RCB a participé à la profonde remise en question des politiques de modernisation agricole héritées de l’immédiat après-guerre, et en particulier les actions de vulgarisation et de développement laissées pour une large partie à l’initiative de conseillers agricoles bien ancrés sur le terrain.
2La méthode RCB obéit à un principe de centralisation de l’information budgétaire, mais ses effets dans l’administration de l’agriculture française deviennent véritablement structurants lorsqu’on s’éloigne de l’administration centrale du ministère de l’Agriculture pour aller vers les directions départementales et les Chambres d’agriculture, ces dernières ayant un statut parapublic. Ce paradoxe apparent invite à analyser plus en détail quels ont été les usages stratégiques de la RCB, comment ces méthodes ont été appropriées aux différents niveaux et par quels acteurs. Pour ce faire, cette contribution2 prend appui sur l’analyse des bulletins RCB3, le travail de J. Audibert publié en 1976 faisant un bilan intermédiaire de la RCB au ministère de l’Agriculture4, ainsi que ma propre enquête de thèse sur l’histoire des conseillers agricoles5. Les injonctions de la méthode RCB à restructurer les politiques en programmes d’actions permettant une évaluation coûts/avantages ont peu d’effets sur le fonctionnement de l’administration centrale. Mais, à l’inverse, dans chaque département, l’ensemble des actions de développement est ré-agencé autour d’un Plan pluriennal de développement agricole, dont la forme est directement inspirée de la méthode RCB.
La RCB au ministère de l’Agriculture
3Les premières formations aux outils de la RCB débutent en 1969. Elles s’adressent théoriquement à l’ensemble des personnels du ministère de l’Agriculture. Ceux qui occupent des postes de direction sont encouragés à élaborer des programmes, autrement dit à déterminer des objectifs à atteindre et évaluer quels sont les moyens d’y parvenir6. Les formations sont principalement investies par les membres des corps techniques des services extérieurs du ministère, qui occupent par exemple des postes de directeurs départementaux de l’agriculture ou de chefs d’atelier régional d’études économiques et d’aménagement rural, beaucoup moins par les hauts fonctionnaires de l’administration centrale, de formation juridique ou littéraire, qui occupent des postes de directeurs, de chefs de bureau, ou de chefs de service7. Les ingénieurs du Génie rural et des Eaux et forêts (IGREF) se trouvent dès lors largement surreprésentés par rapport aux administrateurs civils : les outils de la RCB suscitent davantage d’intérêt du côté des corps techniques que des corps administratifs. Les séminaires de formation sont pilotés par le bureau RCB du ministère, composé d’une majorité d’IGREF. Ils proposent des études de cas, traitées en petits groupes de cinq ou six personnes sous la direction d’un animateur appartenant au bureau, afin de familiariser les participants avec les méthodes de définition des objectifs et d’élaboration des programmes d’action8.
4La RCB se décline en trois types d’action : des budgets de programmation, des études analytiques et des méthodes de contrôle de gestion des services. Au-delà du travail de récapitulation des aides publiques à l’agriculture dans un document unique, la restructuration de la présentation du budget en programmes reste de portée limitée car « les programmes ne font que reproduire l’organigramme »9 : les budgets continuent d’être organisés autour des structures administratives existantes, les arbitrages entre objectifs demeurent en réalité des arbitrages entre directions du ministère. En 1978, le Bulletin RCB regrette que la construction des budgets par programmes reste inaboutie : les services continuent de travailler selon l’ancienne méthode, les indicateurs et l’affectation des coûts par programmes sont incomplets10. Les études analytiques – une dizaine pendant la décennie 1970 – ont elles aussi une portée limitée dans le sens où elles « se rapprochent des travaux classiques de l’administration », puisqu’elle vise à éclairer des questions spécifiques « en-dehors de la perspective d’un choix budgétaire »11. Dans son étude sur la mise en œuvre de la RCB au ministère de l’Agriculture, J. Audibert, chargé d’enseignement à la faculté de Droit de l’université de Nantes, regrette l’absence de collaboration avec le ministère de l’Économie et des Finances, ce qui est à rapprocher de sa crainte que les IGREF aient la mainmise sur la RCB au détriment des administrateurs civils. En creux, on peut faire l’hypothèse que la rationalisation administrative promue par la RCB échappe pour partie à ses promoteurs, qui l’ont conçue d’abord comme un système de remontée d’information pyramidal vers le ministère de l’Économie et des Finances. Les études analytiques se poursuivent jusqu’au début des années 1980, par exemple sur la filière porc12, ou sur les bonifications de prêts en agriculture13, sans que les critiques formulées par Audibert ne soient véritablement prises en compte. Du point de vue de la construction des budgets par programmes et des études analytiques, les transformations souhaitées par les promoteurs des méthodes RCB semblent limitées.
5Il faut quitter l’administration centrale et descendre au niveau des départements pour comprendre quels ont pu être les effets en matière de contrôle de gestion des services. Le bureau RCB soutient la création du Système de programmation et de gestion des directions départementales de l’agriculture (Sagidda) expérimenté dans plusieurs directions départementales de l’agriculture (DDA) à partir du début des années 197014. Les bilans annuels publiés dans les bulletins RCB tout au long de la décennie indiquent que cette initiative rencontre des difficultés et ne parvient pas à être généralisée à l’ensemble des DDA. En revanche, deux opérations pilotes menées respectivement dans les départements du Rhône et de l’Allier sont suivies de près durant la même période. Dans l’Allier, un nouveau planning mural permet de rationaliser la gestion du personnel, mais sans aller jusqu’à l’affectation des coûts correspondants. Dans le Rhône, un système d’information doit permettre de suivre l’évolution de la situation de l’environnement économique et social à partir de 622 indicateurs. À partir de 1974, craignant la lourdeur de la collecte des informations nécessaires pour remplir les tableaux de suivi, le bureau RCB tente de généraliser à l’ensemble des DDA une formule allégée de tableaux de bord regroupant les informations comptables, financières, techniques et administratives nécessaires à la programmation et à la mise en œuvre des opérations d’investissement. Mais là encore, les bilans annuels publiés dans le Bulletin RCB à la fin des années 1970 indiquent que l’appropriation de ces instruments reste limitée, et n’a en tout cas pas conduit à transformer en profondeur le contrôle de gestion des DDA15. Avant de conclure au relatif échec de la RCB dans l’administration de l’agriculture, il est nécessaire d’effectuer un pas de côté pour analyser le rapport entre l’introduction de ces méthodes et la crise des politiques de développement agricole dont la mise en œuvre était principalement assurée par les Chambres d’agriculture via leur Services d’utilité agricole et de développement (SUAD). Si la RCB a donné lieu à davantage d’initiatives dans les services déconcentrés que dans l’administration centrale, qu’en est-il dans les services parapublics de développement agricole ?
La crise des politiques de développement agricole
6Après-guerre, la concurrence entre les services de l’État et ceux des organisations professionnelles pour l’encadrement du monde agricole avait participé à la création d’un maillage institutionnel très dense. Le projet de modernisation agricole prévoyait une forte augmentation de la productivité du travail agricole sans pour autant tendre vers une industrialisation pure et simple du secteur. Restructurée et équipée, l’exploitation familiale constituait le cadre rassurant dans lequel réaliser la synthèse des nouvelles exigences économiques et des aspirations du monde agricole en matière d’ascension sociale16. Pour inciter les agriculteurs à investir dans la modernisation de leur outil de production, les politiques agricoles misaient notamment sur de nouvelles formes de vulgarisation du progrès technique17. Cet effort reposait sur la formation de petits groupes d’exploitants, accompagnés dans leurs efforts par un conseiller agricole, bien implanté sur le terrain, leur assurant un appui technique, économique et organisationnel18. L’organisation des marchés et le soutien aux prix représentent des dimensions essentielles de la politique agricole, mais le contrôle des dispositifs dits de vulgarisation puis de développement cristallise l’opposition entre les services de l’État et les organisations professionnelles agricoles.
7Les syndicats majoritaires que sont la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et le Centre national des jeunes agriculteurs (CNJA) prennent une part active à l’élaboration des lois d’orientation de 1960-1962, qui encouragent une sélection active des agriculteurs en fonction de la taille de leur exploitation19. Cependant, ce principe de cogestion ne s’applique pas sans mal en matière de développement agricole. La réforme de 1966 marque le passage, dans les textes, de l’ancienne conception de la vulgarisation du progrès technique à une approche plus globale en termes de développement20. Elle institue un nouvel équilibre financier et institutionnel. L’Agence nationale du développement agricole nouvellement créée est financée en large partie par la perception d’une taxe parafiscale payée par les céréaliers et contrôlée directement par les organisations professionnelles agricoles. L’État se cantonne à une fonction de coordination et de contrôle et concentre désormais ses moyens propres sur la question de l’enseignement agricole. La conduite des dispositifs de développement échoie aux Services d’utilité agricole départementaux (SUAD) rattachés dans les faits aux chambres d’agriculture21.
8Cependant, les organisations professionnelles agricoles ne forment pas un bloc uni face à l’État. Il existe des divergences entre les syndicats, les chambres, les associations spécialisées, les coopératives. En outre, à l’intérieur même de ces institutions, des lignes de fracture se dessinent selon les régions, les systèmes de production, les intérêts économiques, les représentations professionnelles de l’activité agricole22. Dès la fin des années 1960, les critiques se multiplient et le relatif consensus qui s’était installé finit par éclater23. Trop coûteux, pas assez sélectif, le développement agricole se retrouve dans le collimateur de ses principaux financeurs, l’État d’un côté et les grands exploitants céréaliers de l’autre. À l’inverse, une partie des petits et moyens exploitants en difficulté, qui ne parviennent pas à rentabiliser les investissements qu’ils ont dû concéder, se mobilise pour dénoncer la vaine course à la rentabilité et la prolétarisation des paysans24. Loin d’être un épiphénomène, la crise de la politique de développement agricole marque le début d’une nouvelle période dans laquelle la maîtrise des coûts et le contrôle de l’efficacité des moyens prennent le pas sur toute autre considération.
9Commandé par le ministère de l’Agriculture en 1970, le rapport de la Cour des comptes sur le développement agricole publié en 1972 critique sèchement la complexité des structures et des circuits financiers, l’imprécision des objectifs annoncés et des programmes établis, et regrette l’insuffisance du contrôle administratif sur les réalisations et l’emploi des fonds25. Les rapporteurs mettent en doute le fait que les actions de développement bénéficient réellement à « ceux qui en ont le plus besoin », sans nier pour autant que leur portée dépasse « le cercle restreint des agriculteurs innovateurs ». Ils notent que c’est la « finalité même du développement agricole » qui pose un problème, car le public visé n’est jamais déterminé avec précision. Cet argument révèle en fait un renversement du regard sur la politique agricole. Son efficacité reposait depuis deux décennies sur la préservation de l’unité du monde agricole dont il fallait assurer la promotion globale, chaque action particulière rejaillissant sur l’ensemble des agriculteurs et construisant la figure d’un paysan modèle26. Cette fiction est maintenant dénoncée comme illusoire, la recherche d’efficacité imposant de délimiter précisément les publics auxquels les actions de développement doivent directement s’adresser. Dénonçant la multiplication incontrôlée des institutions émargeant au budget de l’Agence nationale du développement agricole (ANDA), la Cour suggère de financer désormais des actions et non plus directement des organismes, ce qui impose de disposer d’une vision synchronique et synoptique de l’ensemble des initiatives entreprises sur le plan national et dans les départements.
10Dans une certaine mesure, le rapport de la Cour des comptes apparaît comme un nouvel épisode de la rivalité entre les services du ministère de l’Agriculture et les organisations professionnelles agricoles pour le contrôle de l’appareil de développement. Cependant, les injonctions de la Cour des comptes bénéficient cette fois d’une large audience du fait des tensions internes à l’ANDA, entre organisations agricoles concurrentes. Au sortir de la guerre, la contribution des fractions du monde agricole les plus aisées, céréaliers et betteraviers en tête, au financement de la vulgarisation avait été pensée comme la contrepartie de la garantie par l’État de prix élevés sur les marchés27. Désormais, les associations spécialisées qui défendent leurs intérêts réclament et obtiennent la contribution d’autres filières. La perception de la taxe alimentant l’ANDA est ainsi étendue aux producteurs d’oléagineux, de viande et de vin28. Ce raisonnement en termes de filières bien différenciées met à mal le mythe de l’unité syndicale entretenu par la FNSEA29.
11Les réactions au rapport de la Cour des comptes cristallisent de nouvelles divergences entre les organisations professionnelles agricoles. Une partie des dirigeants de la FNSEA et des coopératives agricoles remettent en question la prééminence des chambres d’agriculture dans la conduite des actions de développement agricole. L’ancienne conception du développement, qui liait l’augmentation de la productivité du travail agricole à la promotion sociale des exploitations familiales, défendue notamment par l’Assemblée permanente des chambres d’agriculture, est désormais concurrencée par un modèle plus entrepreneurial, dont la logique modifie en profondeur le projet coopératif, en insistant sur la spécialisation et l’intensification des productions. Les critiques de l’administration sont reprises à leur compte par ceux qui contestent la capacité des chambres d’agriculture à conduire les actions de développement. La « réforme de Grignon », compromis trouvé en 1972, impose de maîtriser les coûts, c’est-à-dire d’en limiter le volume et d’en contrôler la répartition, et d’adapter le travail des conseillers agricoles aux nouvelles exigences d’une production pensée en termes de filières commerciales plutôt que d’exploitations familiales. Dans chaque département, le service d’utilité agricole de développement (SUAD) doit passer une convention avec l’ANDA afin d’obtenir les fonds nécessaires à la réalisation de son Plan pluriennal de développement agricole (PPDA). L’attribution des financements nationaux est modulée en fonction du respect des directives préconisées aux organisations départementales. De nouveaux instruments d’enregistrement et d’analyse sont nécessaires pour mesurer l’efficacité des opérations de développement30.
12Les méthodes et les indicateurs des sciences de gestion deviennent les instruments privilégiés pour aider aux prises de décisions à tous les échelons de l’appareil de développement, du conseiller agricole travaillant auprès de l’exploitant jusqu’aux instances départementales et nationales élaborant des programmes sur plusieurs années. L’usage de ces outils s’inscrit dans le programme de rationalisation des choix budgétaires (RCB).
Les Plans pluriennaux de développement agricole : des instruments inspirés de la RCB
13Pour répondre à la crise de la politique agricole, les promoteurs de « la réforme de Grignon » ont fait du PPDA un outil d’orientation, de coordination et de contrôle des actions entreprises par chaque organisation prétendant à un financement de l’ANDA. Élaboré au sein de chaque chambre d’agriculture en concertation avec la direction départementale de l’agriculture, et après consultation de l’ensemble des organismes départementaux et locaux, le PPDA repose sur la définition d’objectifs précis et chiffrés, hiérarchisés en sous-objectifs, eux-mêmes décomposés en critères de réalisation. Ce programme, établi en fonction d’une analyse de la situation du département, est soumis à l’ANDA qui peut alors exiger des modifications avant de donner son agrément. La méthode de la RCB guide les différentes opérations qui conduisent à l’élaboration et à la validation du PPDA. Le service méthodologique de l’Association permanente des chambres d’agriculture (APCA) édite d’ailleurs une brochure afin d’exposer les principes de la RCB aux salariés des chambres pour les aider dans leur tâche31. La RCB est d’ailleurs présentée comme une procédure devant faciliter la prise de décision par décomposition du travail en différentes phases : observation, définition et mise en ordre des objectifs et moyens d’action, évaluation prévisionnelle, exécution, contrôle des résultats et réévaluation des objectifs.
14Dans une perspective opposée à l’approche globale qui avait guidé les actions de développement agricole jusque-là, le PPDA doit identifier des « groupes-cibles », en tenant compte de la diversité des productions et des conditions de production. La version finale se présente sous forme d’un graphe pyramidal à quatre niveaux. Au sommet, le quatrième niveau est celui des missions permanentes (augmentation des niveaux de vie, amélioration des revenus), en dessous, le troisième niveau récapitule les objectifs stratégiques (développer telle ou telle production), en dessous encore, le deuxième niveau présente les objectifs tactiques (développer telle ou telle technique), enfin, à la base, le premier niveau est celui de la présentation des réalisations pratiques (telle opération à tel endroit)32. En théorie, les différents niveaux du graphe doivent être accompagnés d’indicateurs chiffrés permettant de hiérarchiser les objectifs en fonction du calcul de leur « coût-efficacité » et de leur « coût-avantage ». S’il est impossible d’évaluer la valeur monétaire de ces indicateurs, la méthode prévoit de donner une note à chaque mission permanente en fonction de son importance, puis à chaque objectif, sous-objectif et réalisation en fonction de l’intensité de sa contribution à la réalisation de l’objectif qui lui est supérieur. Il devient alors possible de traiter mécanographiquement les informations recueillies afin d’établir quels sont les chemins prioritaires à emprunter, partant de l’action de base jusqu’à la mission permanente.
15En pratique, la mise au point des PPDA est beaucoup plus chaotique que ce que les textes réglementaires prévoient. L’ANDA est d’ailleurs prudente : la première année, l’application de la réforme de Grignon concerne un échantillon de onze départements33. Elle est progressivement étendue les années suivantes à l’ensemble des départements français. Si la réforme ne modifie pas fondamentalement la répartition des rôles entre les différentes organisations professionnelles agricoles et l’État, elle introduit de nouveaux instruments élaborés dans la perspective d’une généralisation des méthodes du management public. L’application de la méthode RCB doit servir non seulement à réduire le coût des actions de développement, mais aussi à arbitrer les différends entre organisations professionnelles agricoles dont les rivalités se trouvent exacerbées par les restrictions budgétaires.
Jeux d’échelles et appropriations de la RCB
16Décidée en 1972, la mise en œuvre des premiers PPDA commence donc véritablement en 1974. Pour ses défenseurs, ce projet doit permettre à la politique agricole d’influer sur la répartition géographique des productions et d’associer les firmes agro-alimentaires et les coopératives au développement dans l’objectif de conquérir de nouveaux marchés. En différenciant clairement les exploitations « bloquées » de celles aptes à une « promotion économique », les PPDA doivent permettre de recentrer les moyens du développement sur les secondes, notamment en ajustant les stratégies de production avec celles de commercialisation34. Cependant, la réalisation de ces projections implique un travail considérable, ne serait-ce que pour définir le contenu de chaque PPDA. Les directeurs de chaque service d’utilité agricole départemental (SUAD), les services techniques des chambres d’agriculture, se trouvent quelque peu démunis devant les nouvelles exigences de l’ANDA, qui imposent une formalisation beaucoup plus importante des actions de développement.
17Le système d’évaluation des résultats a posteriori tranche avec la gestion jusque-là très empirique du développement agricole dans le cadre des SUAD. L’autonomie de chaque service dans son département, le dépassement des cadres réglementaires et la valorisation du sens de l’adaptation des conseillers étaient des principes fondateurs du style de vulgarisation imposé par les organisations professionnelles agricoles35. Toutes les actions de base doivent désormais être mises en fiches comportant une présentation sommaire, les agriculteurs ciblés, les objectifs à réaliser, les indicateurs d’objectifs, la zone de réalisation, les objectifs visés au niveau supérieur, un planning financier comportant les différentes sources de financement et un descriptif des actions élémentaires (maître d’œuvre, nombre de personnes touchées, nombre de journées consacrées à l’action par technicien, coût total)36. Cette logique est foncièrement antinomique avec la manière dont les conseillers travaillent sur le terrain. Ces derniers ne distinguent pas ou peu, au cours d’une même journée ou d’une même semaine, les temps consacrés aux productions animales, à l’animation ou à l’aménagement rural37.
18Ce décalage suscite non seulement les critiques ouvertes de certains conseillers qui voient là une restriction de leur autonomie d’action, mais aussi les réserves de certains responsables de chambres d’agriculture pour qui un tel dispositif est inapplicable, en particulier dans les régions de montagne. Ils s’opposent de manière directe ou détournée à ce qu’ils considèrent comme une profonde remise en cause de la spécificité de leur mission, fondée sur la promotion des exploitations familiales, la personnalisation du lien avec les agriculteurs, l’émergence de dynamiques locales. Cette situation affermit la volonté des chambres d’agriculture de défendre leur propre conception du développement agricole, et de revaloriser les interventions de leurs conseillers par rapport à celles des agents technico-commerciaux embauchés par les organismes économiques, alors que l’ANDA tend à entretenir la confusion entre les deux.
19La préparation du deuxième PPDA en 1978 montre que ces tensions sont de plus en plus vives. L’ANDA menace de représailles financières les départements qui ne joueraient pas le jeu selon les nouvelles règles. Les critères chiffrés (nombre d’agriculteurs touchés, nombre de dossiers traités, nombre de stages accomplis, etc.) sont devenus prépondérants pour évaluer le premier plan et justifier les orientations du second. Il est difficile de ne pas voir dans l’exposition de ces chiffres la recherche d’un effet d’affichage, bien que les documents officiels assurent qu’il s’agit d’un bilan objectif des réalisations accomplies. En 1981, le directeur du SUAD de Savoie reconnaît d’ailleurs qu’il a toujours cherché à « réduire au maximum les charges administratives consécutives aux réformes permanentes du développement », ce qui accrédite l’idée d’une alliance entre les conseillers et les responsables départementaux contre la tutelle de l’ANDA, chaque décision nationale étant sujette à traduction départementale voire locale38. Pour autant, il ne faudrait pas sous-estimer l’impact des instruments gestionnaires : les discussions internes aux chambres d’agriculture pour définir les orientations à venir se font désormais sur la foi des indicateurs mis en place pour évaluer les différentes actions du PPDA39. Plus profondément, la généralisation de l’usage des instruments de gestion dans le développement agricole légitime un renversement idéologique du sens donné au projet modernisateur.
20En l’espace d’une dizaine d’années, du début des années 1970 au début des années 1980, la politique de développement agricole est profondément transformée. La sélection des agriculteurs est désormais déconnectée de la promotion des exploitations familiales, notion qui avait structuré la politique de modernisation de l’agriculture française après-guerre. De nouveaux instruments de contrôle managérial, mis en place à la suite du programme de rationalisation des choix budgétaires pour mesurer l’efficacité des actions de développement, imposent une parcellisation des tâches et des approches dans le travail des conseillers agricoles, qui vont de pair avec la spécialisation et l’intensification des productions agricoles. Cette nouvelle conception du développement, à l’opposé de celle que les chambres d’agriculture défendaient depuis les années 1950, est soutenue en particulier par les coopératives et le Crédit agricole. Les réformes de la politique de développement agricole se succèdent jusqu’au début des années 1980 sans toutefois bouleverser les institutions existantes, au premier rang desquelles se trouvent les chambres d’agriculture. Ces institutions avaient été créées pour vaincre « la résistance au changement » que les agriculteurs pouvaient opposer au mouvement de modernisation, selon la terminologie en vogue dans les sciences sociales pendant les années 1950 et 1960. Elles se trouvent désormais contraintes à des prises de positions conservatrices pour sauvegarder leur conception initiale du projet de modernisation.
Notes de bas de page
1 Pierre Alphandéry, « Les concours financiers de l’État à l’agriculture de 1945 à 1984 », Économie rurale, n° 184‑186, 1984, p. 134‑143.
2 Cette contribution constitue la version remaniée d’un article déjà paru : voir Sylvain Brunier, « Management public et développement agricole. Histoire méconnue d’un mariage précoce (1972-1983) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 129, 2016/1, p. 141‑155. L’auteur et les directeurs de l’ouvrage remercient le comité de rédaction de la revue d’avoir accepté la reproduction de larges parties de cet article dans la présente contribution.
3 La Bibliothèque nationale de France conserve la collection complète de ces bulletins. Voir RCB. Bulletin interministériel pour la rationalisation des choix budgétaires, Paris, La Documentation française, n° 1‑53, 1970‑1983.
4 J. Audibert, « L’expérience de rationalisation des choix budgétaires au ministère de l’Agriculture », Revue administrative, n° 172, 1976, p. 434‑444.
5 Sylvain Brunier, « Conseillers et conseillères agricoles en France : l’amour du Progrès aux temps de la “révolution silencieuse” (1945-1983) », thèse de doctorat en histoire sous la direction d’Anne-Marie Granet Abisset, université de Grenoble, 2012.
6 J. Audibert, « L’expérience de rationalisation des choix budgétaires… », op. cit., p. 440.
7 Ibid., p. 442.
8 Ibid., p. 443.
9 Ibid., p. 445.
10 Commission RCB, « La RCB dans les administrations : rapport de synthèse », RCB. Bulletin interministériel pour la rationalisation des choix budgétaires, mars 1978, p. 24‑25.
11 J. Audibert, « L’expérience de rationalisation des choix budgétaires… », op. cit., p. 446.
12 Bertrand Espinassous, « Pour une approche des problèmes agro-alimentaires par une gestion en termes de filière : l’exemple de la filière porc », RCB. Bulletin interministériel pour la rationalisation des choix budgétaires, n° 39, décembre 1979, p. 12‑14.
13 Dominique Gagey, Pierre Lenoël, « Bilan de l’étude prioritaire sur l’efficacité des prêts bonifiés à l’Agriculture », RCB : bulletin interministériel pour la rationalisation des choix budgétaires, n° 44, mars 1981, p. 29‑46.
14 Yves Louis, Yves Peignier, « La rénovation des méthodes de gestion dans les Dda », RCB. Bulletin interministériel pour la rationalisation des choix budgétaires, n° 25, juin 1976, p. 35‑45.
15 « Commission RCB, “La RCB dans les administrations : rapport analytique” », RCB. Bulletin interministériel pour la rationalisation des choix budgétaires, n° 37, juin 1979, p. 45‑46.
16 Jacques Rémy, « L’exploitation agricole : une institution en mouvement », Déméter, n° 19, 2013, p. 357‑384.
17 S. Brunier, « Des intermédiaires sur mesure. Les conseillers agricoles ont-ils été des modernisateurs (1945-années 1970) ? », Gouvernement et action publique, 2016/3, p. 59‑81.
18 Paul Houée, Les Étapes du développement rural, t. 2 : La révolution contemporaine : 1950-1970, Paris, Éditions Économie et Humanisme/Éditions ouvrières, 1972.
19 Édouard Lynch, « Le “moment Debré” et la genèse d’une nouvelle politique agricole », in Serge Berstein, Pierre Milza et Jean-François Sirinelli (dir.), Michel Debré, Premier ministre, 1959-1962, Paris, Presses universitaires de France, 2005, p. 335‑363.
20 Marianne Cerf et Daniel Lenoir, Le Développement agricole en France, Paris Presses universitaires de France, 1987.
21 Françoise Gerbaux et Pierre Muller, « La naissance du développement agricole en France », Économie rurale, n° 159, 1984, p. 17‑22.
22 Pierre Coulomb, Hélène Delorme, Bertrand Hervieu, Marcel Jollivet et Philippe Lacombe (dir.), Les Agriculteurs et la Politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1990. Pour une actualisation du propos, voir B. Hervieu, Nonna Mayer, P. Muller, François Purseigle et J. Rémy (dir.), Les Mondes agricoles en politique : de la fin des paysans au retour de la question agricole, Paris, Presses de Sciences Po, 2010.
23 Le rapport Mansholt et le plan Vedel constituent les premières critiques officielles de la politique de développement agricole. Ils partagent les mêmes conclusions sur la faible productivité du secteur agricole en France et préconisent des mesures drastiques comme le gel d’une partie des terres et la concentration des exploitations. Voir Perspectives à long terme de l’agriculture française, 1968-1985, rapports remis les 27 juin 1968 et 20 juin 1969 au ministre de l’Agriculture par la Commission présidée par le doyen Georges Vedel, Paris, La Documentation française, 1969. Pour une présentation critique des enjeux du plan Mansholt, voir Michel Petit et Jean-Baptiste Viallon, « Réflexions sur le plan Mansholt », Économie rurale, n° 86, 1970, p. 43‑50.
24 Bernard Lambert, Les Paysans dans la lutte des classes, Paris, Le Seuil, 1970.
25 Le rapport, publié en 1972, porte sur des données recueillies pour l’année 1970. Voir Cour des comptes, Rapport au président de la République suivi des réponses des administrations, année 1970, Paris, Journaux officiels, 1972, p. 53‑57 (rapport), p. 135‑137 (réponse du gouvernement). Pour une analyse éclairante de ce rapport, voir André Brun, Jean-Pierre Deffontaines, Pierre-Louis Osty et M. Petit, « Une équipe de recherches face aux problèmes de développement », Économie rurale, 99‑100, 1974, p. 105‑114.
26 P. Coulomb et Henri Nallet, Le Syndicalisme agricole et la création du paysan modèle, Paris, CORDES/INRA, 1980.
27 Certains auteurs parlent d’une « rente céréalière » pour décrire cette politique des prix élevés. Voir Claude Servolin, L’Agriculture moderne, Paris, Le Seuil, 1989, p. 176.
28 Pierre-Jean Raugel, « La crise de la vulgarisation agricole (1972-1977) », mémoire de DEA réalisé sous la direction de Denis Bergmann, Paris, INRA, 1978, p. 17.
29 P. Coulomb et H. Nallet, « Les organisations syndicales à l’épreuve de l’unité », in Yves Tavernier, Michel Gervais et C. Servolin (dir.), L’Univers politique des paysans dans la France contemporaine, Paris, Armand Colin, 1972, p. 379‑413.
30 P.-J. Raugel, « La crise de la vulgarisation agricole… », op. cit., p. 112‑113.
31 P.-J. Raugel, « La crise de la vulgarisation agricole… », op. cit., p. 116‑117.
32 APCA, « Une démarche nouvelle pour l’élaboration et la gestion des Programmes de développement agricole », Chambres d’agriculture, 553‑554, 1975, p. 1‑14.
33 P.-J. Raugel, « La crise de la vulgarisation agricole… », op. cit., p. 123.
34 Louis Malassis, « Commentaires à propos des plans départementaux de développement », Économie rurale, n° 99‑100, 1974, p. 102.
35 Roger Le Guen, « Chapitre 4. Les relations employeurs-employés : des affinités électives à la prise de distance », in J. Rémy, Hélène Brives et Bruno Lémery (dir.), Conseiller en agriculture, Dijon, Éducagri, 2006, p. 71‑82.
36 Archives de la chambre d’agriculture de la Savoie (ACA Savoie), procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 29 novembre 1974.
37 Je m’appuie ici sur l’étude comparative des politiques menées par les chambres d’agriculture de l’Isère et de la Savoie, qui était au cœur de mon travail de thèse. Voir S. Brunier, Conseillers et conseillères agricoles en France…, op. cit.
38 ACA Savoie, procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 19 novembre 1981.
39 ACA Savoie, procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de la Savoie du 24 novembre 1977 ; ACA Isère, procès-verbal de la session ordinaire de la chambre d’agriculture de l’Isère du 18 novembre 1977.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le moment RCB ou le rêve d’un gouvernement rationnel 1962-1978
Ce livre est cité par
- Pillon, Jean-Marie. Garcia, Sandrine. Mauchaussée, Marion. Peyrin, Aurélie. (2021) La Grande transformation des trois fonctions publiques : enjeux quantitatifs et qualitatif. Entretien avec Marion Mauchaussée et Aurélie Peyrin. Revue Française de Socio-Économie, n° 27. DOI: 10.3917/rfse.027.0141
Le moment RCB ou le rêve d’un gouvernement rationnel 1962-1978
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3