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La rationalisation des choix budgétaires à l’Éducation nationale 1970‑1982 : résorption ou endogénéisation ?

p. 489-513


Texte intégral

1Contrairement à d’autres secteurs comme la santé1 ou l’agriculture2, la mise en œuvre du programme gouvernemental de rationalisation des choix budgétaires (RCB) au sein du ministère de l’Éducation nationale (MEN)3 n’a donné lieu à ce jour à aucune étude spécifique4 et ce, alors même que l’éducation – comprise ici comme l’enseignement scolaire primaire et secondaire – constitue le deuxième poste de dépense du budget de l’État après la Défense à partir de 19705. L’Éducation nationale est par ailleurs peu citée ou prise en exemple dans des travaux de recherche fondateurs évoquant l’institutionnalisation de l’évaluation des politiques publiques en France6 ou les réformes des administrations publiques et l’émergence d’un « souci de soi » de la part de l’État7.

2Les quelques publications disponibles évoquant ce sujet émanent essentiellement de fonctionnaires réfléchissant à la modernisation des administrations scolaires. Allusives, elles restent peu convergentes. Si certains auteurs soulignent, sans en apporter la preuve, le rôle de la RCB dans le développement de nouveaux outils de gestion et de « pilotage »8, d’autres au contraire prennent soin de s’en démarquer9, quand ils n’ironisent pas sur la faible audience de ce programme : « La rationalisation des choix budgétaires – RCB. Qui s’en souvient malgré son beau titre ? », se demande un inspecteur général10.

3Comment alors rendre compte d’un point de vue analytique de la mise en œuvre de la RCB au sein de ce ministère ? La thèse que nous souhaitons mettre à l’épreuve dans ce chapitre est que celle-ci correspond à un double mouvement de neutralisation et d’instrumentalisation de ce programme par des acteurs sectoriels, ce double mouvement étant caractéristique de l’affirmation de l’identité de ce secteur et de la forte capacité des acteurs qui le composent à (re)problématiser l’action publique en fonction de leurs intérêts et des situations d’action publique dans lesquelles ils évoluent. Plutôt qu’à un processus de résorption souligné à plusieurs reprises dans la littérature11, qui implique à la fois une dilution et une diffusion de la RCB, un double mouvement de rétractation et d’abandon de traces influentes, on assiste donc dans le cas de l’Éducation nationale à une endogénéisation de ce programme par ce ministère, endogénéisation dont les formes varient en fonction des configurations d’action publique en présence.

4Pour cela, nous mobilisons dans ce chapitre trois types de matériaux qui sont présentés dans la première section : des archives publiques, un corpus d’articles de revues professionnelles et institutionnelles et quelques entretiens. Sur leur base, nous décrivons la trajectoire historique de la RCB à l’Éducation nationale de 1970 à 1982 avant de discuter dans une dernière section trois interprétations théoriques majeures : la théorie de la préfiguration selon laquelle la RCB constitue, malgré son « échec », le premier jalon d’un mouvement de rationalisation de l’État et de développement de l’évaluation des politiques publiques ; la théorie de la résorption, que celle-ci soit politique, administrative ou professionnelle ; et la théorie de l’endogénéisation qui nous amènera à distinguer différentes configurations d’action publique.

Méthodologie

5Ce chapitre est fondé sur trois types de matériaux qui ont été collectés dans le cadre de projets de recherche distincts. Nous mobilisons d’abord, et pour une large part, les archives publiques disponibles sur le sujet qui ont été consultées spécifiquement pour ce chapitre12. Ces archives, qui émanent des services successivement en charge des opérations RCB (parfois du cabinet du ministre), ont donné lieu à la constitution de huit chronologies : l’une retraçant l’évolution générale du programme et sept autres consacrées à des études RCB spécifiques. Ces chronologies ont permis bien sûr d’affiner la périodisation des événements, mais aussi de systématiser les informations sur le degré d’institutionnalisation de la RCB, les organismes concernés par sa mise en œuvre et ses effets sur les acteurs.

6Ces archives ont été recoupées avec cinq entretiens (et quelques documents qui ont été transmis par nos interlocuteurs) effectués dix ans auparavant auprès d’acteurs ou de témoins de la mise en œuvre de ce programme dans le cadre d’une thèse de doctorat portant sur l’évaluation des politiques éducatives en France13. Nous nous référerons à ce travail de thèse au moment de les citer. Ces témoignages ont convergé pour souligner la faible audience de la RCB au sein du MEN : « je vous mets au défi de trouver au ministère un des rapports quelconques de la RCB » a pu déclarer l’un d’eux, éminent historien14. Les archives ont permis cependant d’éclairer sous un autre angle ces extraits d’entretien en les faisant évoluer du statut de conclusions empiriques intermédiaires dans le cadre d’un questionnement plus générique (sur l’évaluation) à celui de discours ad hoc à relier à des contextes historiques précis dans le cadre d’une recherche spécifiquement consacrée à la RCB.

7Enfin, nous mobilisons un corpus de 493 contributions publiées dans des revues professionnelles et institutionnelles qui permet de couvrir la période 1945-2012. Ce corpus a été constitué dans le cadre d’une recherche ANR que nous avons codirigée avec Christian Maroy et Agnès van Zanten et qui visait à comparer la trajectoire des politiques française et québécoise en matière de gouvernance par les résultats en éducation (projet NewAGE). Ces revues ont été sélectionnées sur la base de trois critères : leur statut, leur rôle central dans la mise en visibilité d’un certain nombre de sujets techniques et de problématiques liés à notre objet de recherche et/ou la particularité des publics qu’elles visent plus spécifiquement comme les enseignants ou les personnes intéressées par les problématiques internationales15. Ce corpus est mobilisé de manière ponctuelle dans cet article pour établir deux constats par défaut : celui de l’absence de véritable communication sur la RCB par le MEN d’une part, et celui de la faible reprise de cette expérience dans leurs raisonnements par les auteurs désireux de penser les nouveaux modes de pilotage de l’éducation d’autre part16.

Trajectoire historique de la RCB au MEN

8D’après ces éléments, l’histoire de la RCB au ministère de l’Éducation nationale connait quatre phases majeures qu’illustrent à leur manière les tableaux 1 à 3 présentés en fin de chapitre.

Vers une mise en conformité critique : janvier 1970‑rentrée 1973

9Phase de lancement la plus documentée dans les archives, cette première période voit le MEN passer progressivement du statut de mauvais élève stigmatisé en réunion interministérielle à celui d’une mise en conformité active et critique. En effet, si le groupe RCB du MEN est vraisemblablement constitué dès la rentrée 196917 et s’il produit ses premières réflexions en janvier 1970, en commission interministérielle, le MEN est à plusieurs reprises renvoyé à son image de ministère dépensier plutôt discret sur les initiatives à conduire pour rationaliser sa gestion comme en témoignent l’ordre des prises de paroles en réunions interministérielles – qui voit parfois le MEN intervenir en 17e position –, les comptes rendus rédigés par certains membres de bureaux du ministère de l’Économie et des Finances disponibles dans les archives18, ou de manière encore plus explicite ce procès-verbal de la Commission RCB du 18 janvier 1971 :

« Le Président [le ministre de l’Économie et des Finances] ayant noté qu’aucune observation n’avait été présentée par l’Éducation nationale, alors qu’on aurait pu penser que représentant désormais la masse budgétaire la plus importante, elle aurait à cœur d’aborder la rationalisation de ses choix, le Secrétaire d’État auprès du Ministre de l’Éducation Nationale souligne que c’est par modestie. Son Département ne fait en effet que commencer à y voir clair dans ce domaine. » (p. 26, passages soulignés dans le texte d’origine).

10Il est vrai que le premier groupe d’études RCB du MEN insiste dès janvier 197019 sur un aspect que l’on retrouve dans les discours sur l’ensemble de la période à savoir les particularités du secteur de l’éducation et les difficultés à y appliquer une analyse systémique de type RCB : débat continu et non tranché sur les finalités de l’enseignement, impossibilité d’attribuer un seul objectif à un programme en éducation, difficultés à définir les « produits » de l’éducation (est-ce le diplôme, le niveau d’études, l’emploi, le niveau de rémunération… ?), délimitation problématique des coûts de l’éducation, impossibilité de mesurer tous les avantages de l’enseignement de manière monétaire, absence de contrôle réel des résultats du fait d’un manque d’indicateurs et de procédures d’évaluation…

11Cependant, le MEN structure progressivement son « offre RCB » à partir de janvier 1971 autour de quatre piliers majeurs : 1) une réorganisation de l’administration centrale à la rentrée 1970 qui voit la création d’une « direction de la Prévision » (DIPRE) en charge, en lien avec la direction des Affaires financières et budgétaires (DAFB) des études RCB ; 2) la constitution de budgets de programme permettant de présenter le budget 1972 sous les deux nomenclatures ; 3) une étude d’envergure sur les transports scolaires qui vise à réorganiser la politique d’association du MEN avec des partenaires privés dans les territoires où les transports publics font défaut et qui débouche sur un décret en 197320 ; et 4) des travaux visant à améliorer les systèmes d’information du ministère en cohérence avec les manques identifiés plus haut d’indicateurs d’objectifs, de produits, de moyens et de résultats.

12Cette offre est régulièrement présentée et commentée en commission interministérielle. Elle vaut au MEN d’intervenir beaucoup plus tôt et de manière plus conséquente dans la hiérarchie symbolique des prises de parole21 et lui permet de progressivement devenir un partenaire actif sur le sujet, comme lorsqu’il s’agit de demander des précisions sur les modalités de mise en œuvre de la RCB auprès des « services extérieurs » que constituent alors les autorités académiques22, au point de se montrer même parfois, fort de son expérience sectorielle, un interlocuteur critique en Commission RCB. Le procès-verbal de la réunion interministérielle qui se tient le 22 juin 1973 le met clairement en évidence : après avoir rappelé que le passage en budgets de programme fut moins difficile au MEN que dans d’autres ministères du fait de l’existence d’une procédure proche dite du « schéma directeur » (regroupement de propositions budgétaires sous un certain nombre de rubriques et d’objectifs présenté au ministre pour informer sa décision) et avoir souligné les retombées positives de ce passage, le représentant du MEN n’hésite pas à constater les difficultés du dialogue avec la direction du Budget dès lors qu’est constaté un écart important entre les demandes d’un ministre et l’offre faite par cette direction, tout en plaidant pour le maintien de l’exercice et de l’attribution d’enveloppes globales dont l’utilisation est laissée à la libre appréciation du ministre.

13À la rentrée 1973, le MEN se trouve ainsi au sujet de la RCB dans une position plus forte qu’au début de la période : il a réorganisé ses services, il a chiffré ses budgets de programme, il a terminé un premier cycle d’études (voir les tableaux 1 et 2) et son service Statistique conçoit de nouveaux outils de gestion (tableaux de bord) et de connaissance du système scolaire (premier panel d’élèves de 6e de 1972 et première évaluation standardisée des acquis des élèves).

Un net ralentissement : rentrée 1973‑rentrée 1975

14Cette dynamique s’infléchit nettement au cours des deux années scolaires 1973-1974 et 1974-1975. Cet infléchissement concerne d’abord la production d’études dont le nombre est réduit à deux et dont la conduite s’avère délicate : une étude sur l’entretien du parc immobilier du MEN dans l’enseignement secondaire lancée en avril 1974 qui peine à démarrer faute de l’existence de fichiers académiques permettant d’établir un recensement précis des besoins des établissements, et une étude sur l’enseignement préélémentaire qui est plusieurs fois annoncée, qui aurait débutée en 197323 et qui sera finalement effectuée en 1981. L’infléchissement est visible également en matière de budget de programmes – la direction générale des Affaires financières et budgétaires (DGAFB) se concentrant sur l’affinement de certains indicateurs et sur le « programme général d’action » qui regroupe des activités de mise en œuvre de la politique éducative –, ainsi qu’en matière d’outils de gestion et d’évaluation, la période étant marquée par les critiques des premières évaluations standardisées des acquis des élèves et par les problèmes de mise en œuvre des tableaux de bord en académie24 au point que certains chargés d’étude éprouvent le besoin de se démarquer de la RCB pour légitimer les « méthodes modernes de gestion » qu’ils doivent promouvoir25.

15Ce ralentissement s’explique par une congruence de divers facteurs. Sur le plan politique d’abord, l’essoufflement de la RCB au niveau gouvernemental depuis la démission de Jacques Chaban-Delmas en juillet 197226, qu’on observe dans différents ministères comme celui de la Santé27, coïncide dans le secteur de l’éducation avec d’une part un changement de ministre et l’arrivée de René Haby, moins sensible à ce type de procédure, et d’autre part avec l’intense réflexion institutionnelle qui entoure la réforme des collèges, le tout contribuant à rendre plutôt secondaires les considérations techniques développées dans le cadre de la RCB.

16Sur un plan organisationnel, la période est marquée par deux réorganisations de l’administration centrale, en 1973 et en 1975, qui ont pour conséquence de disperser la production des travaux RCB entre des pôles dépendant de différents services et directions. Ces réorganisations impliquent de nouveaux coûts de coordination. Plusieurs notes ministérielles publiées au cours de l’année 1974 visent ainsi à préciser la division des tâches en la matière : finalement, les études analytiques reviennent à la nouvelle direction générale de la Programmation et de la Coordination qui coordonne toutes les directions centrales (DGPC), la constitution des budgets de programme à la DGABF et les initiatives en matière de modernisation de la gestion au service Statistique28. Ces réorganisations attisent par ailleurs les querelles de territoire et réactivent, différemment selon les contextes, divers clivages animant la vie administrative du ministère comme celui opposant les directeurs d’administration centrale issus du monde de l’éducation et les jeunes énarques ou chefs de bureau travaillant pour le cabinet29, celui opposant les chargés d’étude du ministère et les inspecteurs généraux30 ou encore celui opposant différents services d’étude et de prévision au sein des administrations. Les difficultés de lancement de l’étude sur l’entretien du parc immobilier du MEN en fournit plusieurs illustrations. Dans une note du 12 mars 1975 par exemple, le département d’études RCB de la DGPC conteste la méthodologie retenue par le service Statistique pour généraliser les résultats d’une pré-enquête effectuée dans 19 établissements : le premier propose un échantillon national tandis que le second préconise une enquête exhaustive dans les quatre académies regroupant les 19 établissements visités. La deuxième solution sera finalement retenue à court terme, et la première à moyen terme.

17Enfin, cette dispersion des activités RCB en plusieurs pôles invite chacun d’eux à approfondir des activités qui sont conformes à ses intérêts mais qui peuvent infléchir la mise en œuvre du programme dans son ensemble. Dès 1974, par exemple, Thierry Malan constate ainsi qu’au sein de la DGAFB, « en pratique, faute de la participation active des services extérieurs et des établissements à la redéfinition des objectifs préliminaires nécessaire à la redistribution des moyens qui leur est demandée, les dépenses devenues routinières continuent à être déclarées prioritaires et les mesures nouvelles à n’intervenir que marginalement »31. De même, nos travaux sur l’évaluation mettent en évidence des liens ambivalents au cours de cette période entre la RCB et le service Statistique du ministère : si la première a fourni une grammaire générale pour analyser le fonctionnement du ministère et si elle a permis de recruter des chargés d’étude, la prise en compte des évolutions de la raison évaluative pour améliorer en retour la procédure RCB reste faible, les deux traditions de questionnement ne donnant pas lieu à des rencontres formelles et régulières de la part des acteurs concernés32.

Un second souffle : novembre 1975‑été 1981

18Les éléments précédents pourraient faire penser à un déclin progressif de la RCB au MEN similaire à celui observé parfois dans d’autres ministères. La période suivante, qui s’ouvre avec le lancement en novembre 1975 d’une nouvelle étude sur les Centres de documentations et d’information (CDI) des établissements secondaires, marque au contrainte un renouveau de la RCB dans ce ministère. Ce renouveau coïncide d’ailleurs avec un rattachement institutionnel plus clair de la RCB au sein du MEN puisque la mise en œuvre technique des travaux est assurée à partir d’octobre 1976 par un département des études RCB affecté à la sous-direction des études économiques et sociales de la DGPC, en lien avec le service Statistique et la direction des Affaires financières.

19Ce renouveau n’affecte pas la constitution des budgets de programme dont la conception et le renseignement déclinent tout au long de la période, au MEN comme dans d’autres ministères, d’après Robert Poinsard33, et ce, malgré les tentatives d’adaptation du programme sur le second degré aux transformations induites par la loi de juillet 1975 et la création du collège unique. Il ne concerne pas véritablement les nouveaux outils de gestion mises en œuvre par le service Statistique de manière relativement autonome34. Il concerne avant tout les études analytiques qui se multiplient au cours de la période (voir le tableau 2) pour concerner des thèmes aussi variés que l’entretien du parc immobilier, la fonction documentation du ministère (CDI puis réseau du Centre national de documentation pédagogique), la gestion du parc des machines-outils ou les rythmes scolaires.

20Ces études obtiennent cependant un écho plus ou moins favorable au niveau interministériel auprès des membres de la Commission RCB. Si certaines d’entre elles effectuées (comme celles sur le parc des machines-outils ou l’accueil des jeunes enfants entre 2 et 3 ans) ou annoncées (sur les formations professionnelles courtes, les achats de biens et services par le MEN ou les effets redistributifs du système scolaire) suscitent un très grand intérêt de la part des membres de cette commission, d’autres en revanche comme les rythmes scolaires révèlent les différences d’appréciation entre la direction de la Prévision (intéressée en l’espèce) et celle du Budget (ici plus réservée). Les procès-verbaux des réunions des Commissions RCB qui se sont tenues le 29 janvier 1980 et le 16 février 1981 montrent que ces différences d’appréciation ne concernent pas que le sujet particulier des rythmes scolaires mais le devenir de la RCB dans son ensemble. L’année 1981 est par ailleurs marquée par des divergences d’appréciation entre les ministères du Budget et de l’Éducation nationale quant à l’usage par ce dernier des emplois RCB qui lui sont affectés.

L’enterrement de 1982 ?

21Il reste difficile d’apprécier l’évolution de la RCB au MEN au cours de l’année scolaire 1981-1982. Dans les archives consultées, il n’y a plus de trace de l’étude sur l’accueil des jeunes enfants de 2-3 ans au-delà du mois de novembre 1981, et aucun élément n’est précisé concernant le premier trimestre. Une récapitulation des activités RCB pour l’année 1982 est effectuée en janvier-février dans une note transmise au directeur de la DGPC, puis dans une seconde note de ce dernier transmise au cabinet du ministre. Sont évoqués un travail sur les budgets de programme afin d’intégrer l’enseignement supérieur et la jeunesse conformément au nouveau découpage ministériel, la tenue d’études analytiques anciennes (sur la gestion du parc de machines-outils), la réalisation prochaine d’autres études dont nous n’avons aucune trace dans les archives (études sur l’aide sociale aux élèves par exemple) et la nécessité de préciser les orientations et les finalités de la RCB. Une note ministérielle, datée du 6 avril 1982, transmise au directeur des lycées et collèges (DLC) par le directeur des Affaires générales, acte la disparition du département d’étude RCB de la DGPC et précise que la terminaison de l’étude sur la gestion du parc de machines-outils incombe désormais à la DLC. Les archives consultées ne permettent pas d’aller au‑delà.

Discussion théorique

22Quel sens donner à cette trajectoire historique de la RCB au ministère de l’Éducation nationale ? Trois principales interprétations théoriques peuvent être mobilisées et l’objet de cette section est d’en discuter la pertinence empirique dans le cas de l’éducation.

Une préfiguration d’un nouveau management public plus tourné vers l’évaluation des politiques publiques ?

23La première interprétation consiste à envisager la RCB comme une tentative pionnière visant à développer une forme vernaculaire de New Public Management en France et aussi comme une opération prémisse favorisant le développement de l’évaluation des politiques publiques. Nous proposons de qualifier cette approche de « théorie préfigurative » au sens où la RCB est supposée préfigurer des changements ultérieurs plus significatifs. Cette expression renvoie cependant à des travaux d’origine diverse (scientifique ou institutionnelle) qui soulignent avec plus ou moins de force le déterminisme historique à l’œuvre.

24Les travaux de Sylvain Brunier35 sur le secteur de l’agriculture, par exemple, mettent en évidence un effet d’entraînement important de la RCB. Selon lui, cette dernière a servi de référentiel à la réforme de l’Agence nationale pour le développement agricole (ANDA). Bien plus qu’une réflexion institutionnelle relativement théorique, la RCB aurait dans ce secteur fourni une véritable méthodologie afin de réduire le coût des actions de développement et de mieux arbitrer les différents entre les organismes professionnels agricoles sollicitant les financements de l’ANDA. Elle aurait donc eu un impact beaucoup plus significatif qu’ailleurs sur le travail des acteurs de terrain (notamment des conseillers) et aurait entraîné le développement de nouveaux instruments de gestion et de contrôle managérial.

25Sans toujours mettre en évidence des effets d’entrainement si importants, de nombreuses présentations de l’histoire de l’évaluation des politiques publiques émanant de chercheurs36 ou de promoteurs de l’évaluation37 envisagent la RCB comme un « moment », une « scène », une « étape » particulière de l’institutionnalisation de cette évaluation. Avec précaution d’analyse mais non sans invention d’une tradition, certains établissent même des liens plus directs entre la RCB et la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) même si c’est pour mieux les discuter ensuite38. On retrouve d’ailleurs cette vision qui tend à enjamber deux décennies dans certains propos de hauts fonctionnaires de l’éducation.

« La RCB ça change quoi ?

Ça reste très formel. Le budget de programme reste formel, sans doute pour une raison, c’est qu’on n’a pas fait ce qu’on a fait avec la LOLF, c’est-à-dire modifier la procédure budgétaire. Mais en revanche, ça a permis de générer, ou de renforcer, ou de constituer des équipes d’études »39.

« Il est intéressant de noter qu’il y a trente ans, le ministère s’était lancé résolument dans la mise en place de ce système d’information dans un contexte où la rationalisation des choix budgétaires (RCB) et des instruments associés comme le budget de programmes ou les tableaux de bord étaient considérés comme un facteur de modernisation. Après tout la LOLF se situe totalement dans la logique de la démarche RCB, appliquée de manière plus systématique. »40

26Néanmoins la théorie préfigurative ne nous semble pas rendre compte de manière pertinente de la trajectoire de la RCB au MEN pour deux séries de raisons principales qui se répondent l’une à l’autre.

27La première est que cette opération a été très peu diffusée dans le champ de l’éducation. Le ministère lui-même a peu communiqué sur le sujet. Dans le corpus de revues institutionnelles et professionnelles que nous mobilisons, seul un article est consacré à la RCB, sans d’ailleurs mentionner ce sigle41. Non signé, publié en janvier 1973 dans les pages roses de la revue L’éducation consacrées aux « Informations du ministère de l’Éducation nationale », il évoque l’impérieuse nécessité de maîtriser la gestion de l’« entreprise » gigantesque qu’est l’Éducation nationale avec ses 12 millions de « clients » (les élèves) et ses 900 000 employés. Il est essentiellement consacré aux budgets de programme et à la nouvelle nomenclature budgétaire proposée pour les budgets 1972 et 1973.

28Par ailleurs, les modalités d’institutionnalisation de la RCB freinent fortement la diffusion de son vocable, de sa méthodologie et de ses résultats. Confiés d’abord à une direction éphémère (la DIPRE de 1970 à 1973), les travaux en matière de RCB sont ensuite dispersés en plusieurs pôles et progressivement intégrés aux activités régulières de ces derniers sans qu’il soit toujours possible de les distinguer des précédentes. De manière étonnante mais emblématique, nous avons pu interroger des membres du service Statistique chargés pourtant de la mise en place de certains outils de gestion ou d’évaluation qui déclaraient qu’il n’y avait jamais eu d’étude RCB au ministère42. La primauté progressivement donnée aux études analytiques ad hoc, malgré leur répétition à certaines périodes, ne permet pas non plus une forte inscription de la RCB dans la mémoire collective de l’institution et ce d’autant moins que leurs thèmes ne sont pas d’ordre pédagogique, qu’ils sont parfois très techniques (comme l’entretien du parc de machines-outils) et qu’ils renvoient à des auditoires spécialisés tout à fait limités en nombre. Enfin, les activités RCB sont essentiellement portées soit par des « professionnels de l’État »43, soit par de jeunes chargés d’étude recrutés pour leurs connaissances en sciences économiques au sens large, mais beaucoup moins souvent par des « professionnels institutionnels » influents comme les inspecteurs généraux, les recteurs ou des directeurs de grandes administrations centrales.

29La deuxième série de raisons est que la réflexion institutionnelle sur le nouveau management public et le développement d’une culture d’évaluation dans le secteur de l’éducation est portée principalement par ces « professionnels institutionnels » et par des cadres intermédiaires du système scolaire (inspecteurs territoriaux, chefs d’établissement) et qu’elle emprunte une voie qui n’accorde pratiquement aucune attention à la RCB et à ses retombées. De manière symptomatique, celle-ci n’est citée qu’une fois dans notre corpus de revues professionnelles et institutionnelles par Marc Debène, recteur spécialiste du droit de l’éducation, au moment d’évoquer les liens entre la LOLF et le pilotage pédagogique des académies44. Elle n’est alors envisagée que comme un élément de contexte dans la continuité duquel s’inscrirait la LOLF, mais son contenu n’est en rien développé. La réflexion institutionnelle sur ce qui est progressivement appelé le « pilotage par les résultats » se focalise sur certains instruments d’action publique – le projet, le contrat et l’évaluation – dont les logiques de mise en œuvre s’éloignent de l’analyse systémique et des savoirs managériaux au fondement de la RCB45. C’est le cas des différentes « sciences de l’évaluation » proposées par exemple par les groupes professionnels en charge de l’évaluation de l’action publique dans le secteur de l’enseignement scolaire que sont, par exemple, les inspecteurs généraux ou les statisticiens du ministère, les premiers plaidant pour une approche empirique visant à vérifier sur le terrain le degré de mise en œuvre des réformes et les autres plaidant pour une statistique publique « objective » et robuste se démarquant de l’informatique de gestion46.

Une résorption politique, administrative et professionnelle ?

30Faut-il alors voir dans cette trajectoire historique un mouvement de résorption de la RCB ? C’est la conclusion à laquelle arrive Daniel Benamouzig dans le domaine de la santé : « Plutôt qu’à une disparition, la RCB est soumise à une forme de résorption au sein de l’administration. Avant de refluer, ses méthodes irriguent le tissu administratif, non sans être l’objet de distorsions. Parfois choisie ou programmée, la résorption est le plus souvent subie. Elle permet à la RCB de se survivre à elle-même. »47 Cette résorption se manifeste alors de plusieurs manières : dilution des principes de l’optimisation économique dans les outils de planification développés, décrochage politique et administratif à partir de 1972, diffusion essentiellement dans les couches intermédiaires de l’administration faute d’un leadership important sur le sujet, limitation du nombre d’études mais aussi effet indirect de la RCB sur l’émergence d’un contrôle de gestion et d’un « management hospitalier ». Philippe Bezes48 reprend cette notion dans son analyse des réformes de l’administration entreprises depuis les années 1960. Ce mouvement de dilution-diffusion peut prendre trois formes conjointes selon lui : une résorption administrative qui débouche sur une mise en œuvre faiblement coordonnée de la RCB et sur le privilège donné à une méthode incitative de développement ; une résorption politique qui procède des rivalités au plus haut sommet de l’État et conduit à l’absence de véritable leadership sur le sujet ; et une résorption professionnelle et/ou cognitive qui renvoie aux dynamiques de production des savoirs professionnels et aux stratégies des groupes d’experts en présence. La concurrence entre ces derniers favorise la dilution de la RCB, qui ne repose pas sur une doctrine fermée, mais aussi la diffusion sélective de certains de ses principes en fonction des stratégies des divers groupes.

31À maints égards, le cas de l’Éducation nationale s’inscrit dans cette tendance. La résorption (ou le décrochage) politique de 1972 affecte aussi le MEN, certes avec un léger décalage temporel comme en témoigne le ralentissement des activités RCB entre septembre 1973 et septembre 1975. La résorption administrative quant à elle est visible dans les difficultés à institutionnaliser les activités RCB après l’échec de l’expérience de la DIPRE, dans les multiples divisions du travail RCB au sein de l’administration centrale qui ont suivi, ou dans l’absence de leadership administratif sur le sujet, qui se manifeste lui-même par la centralité dans le suivi des procédures de nouveaux chargés d’étude par ailleurs peu influents et par une faible intégration des « professionnels institutionnels » dominants que sont les inspecteurs généraux, les recteurs et les directeurs des administrations centrales plus pédagogiques, qui à plusieurs reprises multiplient les initiatives parallèles. Enfin, on observe également une résorption professionnelle et cognitive qui se manifeste par exemple par l’importance décroissante – dans les analyses développées mais aussi dans les archives disponibles – des références aux expériences emblématiques du Planning, Programming, Budget System (PPBS) ou de l’étude RCB sur la périnatalité, ou par les effets indirects de la RCB sur le développement de nouvelles méthodes de gestion au sein du MEN comme celle qui consiste à concevoir et diffuser des tableaux de bords des établissements secondaires49.

32Cependant, cette théorie de la résorption ne permet pas à nos yeux de rendre compte du fort regain d’activité en matière de RCB qui caractérise la période allant de novembre 1975 à l’été 1981. Ce regain se traduit, notamment, par la production d’un nombre important d’études analytiques pluriannuelles (plus important qu’au cours de la période classique de pré-résorption 1970-1973) sur des sujets mobilisateurs et avec des incidences directes et nombreuses sur le fonctionnement des établissements et ce, par un service d’étude RCB clairement identifié au sein de la DGPC, en contact direct avec le cabinet du ministre et avec d’autres services de l’administration centrale, et qui continue à utiliser la grammaire des études RCB. Comment expliquer ce regain, auquel succède d’ailleurs la terminaison de l’expérience RCB, autrement que par la métaphore d’un flux avant un reflux définitif qui finalement nous renseigne peu sur les processus conduisant à ces flux et reflux ?

Une endogénéisation sectorielle d’un programme interministériel ?

33Notre explication insiste sur les capacités des acteurs sectoriels à neutraliser et instrumentaliser à la fois la RCB en fonction de leurs intérêts, à traduire et recontextualiser les enjeux en fonction des logiques inhérentes au secteur d’action publique autonome que constitue l’Éducation nationale à ce moment‑là.

34Ce mouvement de « sectorisation » de ces enjeux peut se traduire aussi bien par des mécanismes classiques de fermeture du secteur vis-à-vis d’influences externes qu’au contraire par des mécanismes d’ouverture sélective de ce dernier conduisant à une nouvelle problématisation de l’action publique conforme à ses dynamiques endogènes.

L’Éducation nationale comme secteur d’action publique

35Pour Pierre Muller50, un secteur d’action publique désigne « une structure verticale de rôles sociaux (en général professionnels) qui fixent des règles de fonctionnement, d’élaboration de normes et de valeurs spécifiques, de sélection des élites et de délimitation des frontières », « un ensemble de problèmes associés de manière plus ou moins institutionnalisée à certaines populations ». Ces règles, normes, valeurs, frontières et problèmes sont définis par des acteurs insiders souvent représentés par des organisations corporatistes externes ou internes à l’administration qui défendent les intérêts du secteur (composante stratégique du secteur) ; elles sont le résultat de relations de pouvoir balisées entre les organisations emblématiques de ce secteur (composante institutionnelle) ; et elles s’adossent à des visions des problèmes prioritaires à résoudre qui reposent sur des diagnostics, des raisonnements ou encore des catégories d’analyse partagés par les acteurs sectoriels (composante cognitive).

36La constellation des syndicats d’enseignants, l’importance de la régulation corporatiste et bureaucratique de l’éducation51, la grande histoire partagée de l’école républicaine mais aussi les histoires spécifiques aux différents problèmes qui font l’actualité de ce champ (les réformes du collège, le redoublement, la baisse de niveau, etc.), ou dans un autre registre, la prolifération d’acronymes renvoyant à divers dispositifs d’action publique qui se sédimentent, sont autant d’illustrations du secteur « fort », c’est-à-dire clairement délimité, intégré et identifié comme tel, que constitue l’Éducation nationale dans les années 1970.

Deux logiques de sectorisation : neutralisation et instrumentalisation

37La trajectoire historique de la RCB à l’Éducation nationale donne ainsi à voir deux logiques de sectorisation. La première est la neutralisation des ambitions réformatrices de ce programme gouvernemental. Au niveau des acteurs, la RCB est essentiellement portée par des acteurs faibles en nombre (énarques) ou dominés (chargés d’étude) dont le pouvoir d’enrôlement au sein de l’administration scolaire centrale reste faible, sauf quand leur activité rejoint ponctuellement celle d’insiders influents comme les inspecteurs généraux ou les recteurs. En termes institutionnels, les archives donnent à voir à plusieurs reprises le besoin de rationaliser a posteriori les procédures ainsi que le flou qu’il règne parfois en matière de division du travail dès lors qu’il s’agit de RCB. Ces éléments peuvent être compris comme autant de manifestations d’une résistance organisationnelle du secteur. Concernant les représentations, enfin, sans doute la composante du secteur la plus forte en l’espèce, dès le début et tout au long de la période, est répété l’argument majeur selon lequel il reste particulièrement difficile d’évaluer les « résultats » ou « produits » du système scolaire et encore plus délicat d’en imputer les variations à des facteurs spécifiques. Cet argument n’a pas que pour effet d’invalider une étape essentielle de l’analyse systémique préconisée dans le cadre de la RCB : il permet aussi de réaffirmer la spécificité de l’action éducative, irréductible à toute forme de mesure, et à travers elle celle du secteur dans son ensemble. Cet argument réifie par ailleurs la double ligne hiérarchique – administrative et pédagogique – qui structure tout le ministère et il cantonne, selon une logique de découplage organisationnel, la RCB aux enjeux de « fonctionnement » et de gestion des administrations elles-mêmes. Dans la mesure où dans les années 1970 plus de 70 % du budget de l’Éducation nationale sont des dépenses en personnels difficiles à réduire dans un contexte de massification de l’enseignement secondaire, et où les budgets de programme ne se substituent pas à la nomenclature budgétaire classique, cet argument a pour conséquence de limiter le périmètre légitime de la RCB à des réformes de structure relativement périphériques et très techniques (transports, parc immobilier, parc de machines-outils, etc.). En d’autres termes, des thèmes centraux de la politique éducative (réforme des personnels, réformes pédagogiques) n’entrent pas dans le cadre de réflexion de la RCB.

38Néanmoins, on assiste aussi à une logique d’instrumentalisation des apports de la RCB par les acteurs ministériels. C’est particulièrement le cas en matière d’obtention de postes de chargés d’étude. Les biographies et les propos tenus en entretien par certains acteurs ou observateurs de la RCB confirment que celle-ci a été l’occasion de faire entrer au ministère de nouveaux administrateurs sur des postes d’ingénieurs d’étude ou de recherche dans un contexte où se développe grandement le service Statistique du ministère52. Dans certains cas, comme celui de l’étude sur les rythmes scolaires, la RCB permet par ailleurs de stabiliser un certain nombre d’arguments utiles aux réformateurs et qui, pour certains, sont encore évoqués aujourd’hui (comme celui de l’important volume d’enseignement au regard d’autres pays européens).

Configurations de sectorisation

39Ce double processus de neutralisation/instrumentalisation est d’intensité et de forme variables selon les configurations d’action publique à l’œuvre en éducation. Ces configurations dépendent elles-mêmes des conjonctures politiques, des arrangements institutionnels préexistants, des trajectoires et identités professionnelles des acteurs et enfin des représentations, éléments de connaissances et catégories d’analyse qu’ils partagent. Le tableau 4 en fin de chapitre donne une vision synoptique des quatre configurations à l’œuvre au cours de la période.

40Dans un contexte marqué 1) par les réflexions suscitées par les événements de Mai 1968, qui ont pointé la perte de sens du travail administratif et la nécessité pour une administration centrale faible de se doter de meilleurs outils de connaissance du système scolaire et d’un véritable service Statistique53 ; 2) par le syndrome de l’« école bloquée »54 ; et 3) par les premiers discours sur la nécessité d’améliorer la « gestion par objectifs » de « l’entreprise Éducation nationale »55, la pression interministérielle forte à la mise en œuvre de la RCB se traduit au MEN par la création d’une nouvelle direction d’administration centrale (la DIPRE devant permettre d’améliorer la capacité du ministère à anticiper son action), par la focalisation sur une étude phare (les transports scolaires) permettant de tester la méthode RCB en éducation, mais aussi par la production précoce de discours sur les difficultés à évaluer les « produits » ou les « résultats » de l’enseignement. Ce mouvement se traduit par le recrutement de nouveaux chargés d’étude mais aussi par les premières tentatives de neutralisation de la portée de la RCB sur un plan cognitif.

41L’entrée dans la réforme sensible du collège unique et les priorités politiques du nouveau ministre, associée au décrochage politique évoqué plus haut et aux réorganisations de l’administration centrale, offrent aux statisticiens du ministère une double opportunité de valoriser les activités de leur service. Ceux-ci peuvent en effet librement continuer à développer des outils de gestion et d’évaluation qui améliorent la technicité et la portée de leurs analyses et qui informent les décideurs tout en profitant des dispositions d’une procédure qui s’essouffle certes mais dont le cadre institutionnel perdure. Ce mouvement de technicisation et de professionnalisation de la production statistique s’accompagne du développement dans les discours de ces derniers d’une identité professionnelle spécifique faisant du statisticien d’État le garant de la production d’une statistique publique, objective et non soumise au contrôle politique, mais aussi d’une progressive redéfinition des finalités d’outils comme les tableaux de bord56. On assiste dès lors à une neutralisation et une instrumentalisation faibles de la RCB, l’essentiel en cette période 1973-1975 étant ailleurs pour la majorité des protagonistes.

42La configuration change à partir de la rentrée 1975. La période n’est plus à la libre indifférence du ministère vis-à-vis de la RCB alors même que ce programme connaît un reflux au niveau interministériel. En effet, si les tentatives de neutralisation de la RCB restent limitées, et pour cause, l’instrumentalisation de ses possibilités par le MEN en revanche s’accroit fortement du fait de l’évolution des besoins du ministère lui-même mais aussi de la stratégie d’expansion du service Statistique ministériel. Le contexte politique est en effet marqué par la mise en œuvre effective du collège unique dans un contexte de massification scolaire, par les premiers débats sur l’éventuelle décentralisation de l’éducation et par les premières réflexions en matière de réduction des déficits budgétaires. Dans ce contexte, les études RCB fournissent une occasion de réfléchir à une meilleure gestion de certains aspects du fonctionnement des établissements du second degré. Se multiplient ainsi les études sur l’entretien et le développement de leur parc immobilier, de leurs machines-outils ou de leurs centres de documentation. C’est alors que le service Statistique généralise les tableaux de bord des établissements et se pose ainsi comme interlocuteur légitime des recteurs et progressivement du cabinet sur les sujets d’ordre statistique et technique.

43L’alternance politique majeure de mai 1981 se traduit à la rentrée suivante par une toute autre configuration qui voit les responsables éducatifs se concentrer sur de nouvelles politiques emblématiques (l’éducation prioritaire, la décentralisation, la carte scolaire, etc.) et des mots d’ordre (comme celui de la démocratisation) qui s’écartent du périmètre initial de la RCB en éducation. La suppression du département d’étude de la DGPC et à l’inverse la réorganisation d’un service Statistique en pleine expansion en contact direct avec le cabinet sont emblématiques de la réorientation de la production d’études au sein du ministère qui se développe désormais beaucoup plus fortement selon le modèle de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) et des services statistiques ministériels.

Conclusion

44Finalement, la théorie de l’endogénéisation nous semble plus pertinente d’un point de vue empirique que celles de la préfiguration ou de la résorption pour rendre compte de la mise en œuvre de la RCB au sein du ministère de l’Éducation nationale. Si l’histoire de ce dernier s’inscrit dans des tendances générales identifiées dans d’autres domaines, comme la nette inflexion à partir de 1973 ou différentes formes de résorption à certaines périodes, il présente néanmoins plusieurs spécificités comme la faible connexion entre la RCB et les réflexions ultérieures en matière de New public management et d’évaluation des politiques publiques, ou la relance des études RCB en 1975-1976. Ces spécificités nous ont amené à nous doter d’une autre approche théorique qui insiste beaucoup plus sur les logiques de neutralisation et d’instrumentalisation de la RCB par les acteurs sectoriels en fonction des problématisations dominantes de l’action publique à l’œuvre en éducation. Ces logiques seront d’ailleurs à l’œuvre à d’autres moments de l’institutionnalisation de l’évaluation des politiques éducatives au niveau interministériel57.

Annexe

Tableau 1. La RCB au MEN : frise chronologique par grands domaines

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Tableau 2. Études RCB du ministère de l’Éducation nationale

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Tableau 3. Études RCB du ministère de l’Éducation nationale (suite)

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Tableau 4. Logiques de sectorisation et configurations d’action publique

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Notes de bas de page

1  Daniel Benamouzig, La santé au miroir de l’économie, Paris, Presses universitaires de France, 2005.

2  Sylvain Brunier, « Management public et développement agricole. Histoire méconnue d’un mariage précoce (1972-1983) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 129, 2016/1, p. 141‑155.

3  Cet acronyme correspond à une convention d’écriture car l’intitulé exact du ministère peut varier selon les conjonctures politiques.

4  Ce constat ne prend pas en compte la contribution à cet ouvrage de Clémence Cardon-Quint avec laquelle ce chapitre, rédigé dans des délais similaires, entre en résonnance de multiples manières.

5  C’est encore le cas aujourd’hui mais le premier poste de dépense est désormais le remboursement de la dette.

6  Vincent Spenlehauer, « L’évaluation des politiques publiques, avatar de la planification », thèse de doctorat en science politique sous la direction de François d’Arcy, université Pierre Mendès France, Institut d’études politiques de Grenoble, 1998.

7  Philippe Bezes, Réinventer l’État. Paris, Presses universitaires de France, 2009, p. 61‑126.

8  Pierre Champagne, Yves Cottereau, Georges Dallemagne Thierry Malan, « Les processus de modernisation dans l’administration de l’Éducation nationale », Politiques et management public, vol. 11, n° 1, 1993, p. 87‑109 ; Jean-Richard Cytermann, « La contribution des outils statistiques et d’évaluation à la modernisation de l’Éducation nationale », Politiques et management public, vol. 23, n° 1, 2005, p. 91‑103.

9  Denis Meuret, « Le tableau de bord des collèges et des lycées : histoire d’un ajustement », Politiques et management public, vol. 4, n° 1, 1986, p. 1‑28

10  Pierre Daste, « Peut-on gérer l’Éducation nationale ? Le point de vue d’un administrateur après trente ans de pratique », Politiques et management public, vol. 23, n° 1, 2005, p. 111‑123.

11  D. Benamouzig, La santé au miroir de l’économie, op. cit. et P. Bezes, Réinventer l’État, op. cit.

12  Il s’agit des cotes suivantes (avec leur date de consultation) : AN 19770477/1 (14/01/2016) ; 19770477/2 (14/01/2016) ; 19770477/3 (10/02/2016) ; 198440715/1 (10/02/2016) ; 198440715/2 (10/02/2016) ; 19870208/48 (26/04/2017) ; 19870214/14 (10/12/2016) ; 19870559/11 (10/12/2016) ; 19880108/18 (26/04/2017) ; 19910828/1 (26/04/2017) ; 19940646/3 (13/12/2016) ; 19940698/1 (08/12/2016) ; 19940698/2 (21/04/2017) ; 19940698/3 (21/04/2017) ; 19940698/4 (21/04/2017) ; 19940698/5 (26/04/2017) ; 19970213/2 (21/04/2017).

13  Xavier Pons, « L’évaluation des politiques éducatives et ses professionnels : les discours et les méthodes (1958-2008) », thèse de doctorat en science politique sous la direction de Pierre Lascoumes et d’Agnès Van Zanten, Sciences Po, Paris, 2008.

14Ibidem, p. 83.

15  Il s’agit précisément : 1) de revues ministérielles ou fortement liées à l’actualité de ce ministère comme L’éducation (1968-1980), Courrier de l’éducation (1975-1981), L’éducation Hebdo (1980-1982), Cahiers de l’Éducation nationale (1982-1986) ; 2) de revues à dimension internationale comme Les amis de Sèvres (1949-1988), Éducation et pédagogies (1989-1993) puis la Revue internationale d’éducation de Sèvres (depuis 1994) ; 3) de revues de professionnels de l’éducation comme Administration et éducation (depuis 1979) et Éducation et management (1998-2009) ; et enfin 4) d’une revue syndicale Nouveaux regards, 1994‑2012.

16  Pour plus de précisions sur ce corpus, Claire Dupuy, X. Pons, Le « pilotage par les résultats » : genèse et trajectoire. Paris, Observatoire Sociologique du Changement, 2013.

17  Ministère de l’Économie et des Finances, sous-direction C, « Note de présentation du Document de travail n° 002/70, “‘La RCB’ appliquée à l’Éducation nationale” », Paris, 23 mars 1970.

18  Une « Note de présentation du Document de travail n° 002/70 “‘La RCB’ appliquée à l’Éducation nationale” » de la sous-direction C de ce ministère du 23 mars 1970 précise ainsi que le document de travail remis par le MEN est moins ambitieux que prévu faute de moyens humains suffisants au MEN et d’une collaboration régulière entre les deux ministères.

19  Françoise Gérard, Michel Pineau et Élisabeth Salembien, « Document de travail sur la RCB appliquée à l’Éducation nationale », MEN, DIPRE, Réf. 002/70, janvier 1970.

20  Pour une analyse plus détaillée de cette opération et de ses effets, voir la contribution de Clémence Cardon-Quint dans le présent volume, partie III.

21  En 3e position en Commission RCB des 26 et 27 mai 1971, par exemple.

22  Commission de rationalisation des choix budgétaires du 15 juin 1972.

23  Il n’y a aucune trace de cette étude dans les archives consultées.

24  X. Pons, L’évaluation des politiques éducatives, op. cit., p. 623‑626.

25  D. Meuret, « Le tableau de bord des collèges et des lycées : histoire d’un ajustement », op. cit., p. 3.

26  P. Bezes, Réinventer l’État, op. cit., p. 120‑123.

27  D. Benamouzig, La santé au miroir de l’économie, op. cit., p. 115‑127.

28  Direction générale de la Programmation et de la Coordination, sous-direction des Études économiques et sociales, département des études RCB, « Rapport sur les activités et projets en matière de RCB », Paris, 20 novembre 1974.

29  Voici par exemple comment un membre du premier groupe de travail RCB, rattaché à la DIPRE au cours de la période précédente, évoque son expérience. « Christian Beullac venait du privé. Donc il avait un petit groupe de travail avant. Et il venait d’une société de conseil je crois. Il était très ouvert à ces méthodes. Et il a souhaité que ce soient des jeunes administrateurs, pas des anciens. De jeunes administrateurs du ministère venant de plusieurs directions, le tout étant piloté par un administrateur de la direction des Affaires financières et que ce groupe fasse en fait du “brainstorming” sans passer par leurs directeurs. C’était hors hiérarchie. Et le groupe lui remettait ses rapports directement, sans passer par leur direction ou par le cabinet. Donc il avait monté ce truc (…)

Comment était perçu ce petit groupe par le reste de l’administration centrale ?

Pas très bien. Pas très bien même si nous étions tous suffisamment prudents, par exemple pour donner aux directeurs respectifs nos conclusions avant de les présenter au ministre, notamment au directeur des affaires financières. En privé, on testait un peu. Le directeur des affaires financières était très ouvert. Mais les autres et les plus anciens ont trouvé que tout cela était vraiment, que nous étions des jeunes fous quoi. Pas très très vieux et dangereux. Dangereux. Mais vraiment. […]

Qu’est-ce qui gênait dans la forme et dans le fond ?

Eh bien dans la forme, qu’on ait recours à des jeunes incontrôlés (rires) qui rendaient directement compte au ministre sans passer par la hiérarchie. […] Et puis sur le fond, eh bien c’est qu’on ait osé dire qu’on gérait mal et qu’on dépensait trop. Donc de fait ça mettait en cause tous ceux qui “géraient mal et dépensaient trop”. » in X. Pons, L’évaluation des politiques éducatives et ses professionnels, op. cit., p. 83‑84.

30  X. Pons, L’évaluation des politiques éducatives et ses professionnels, op. cit., p. 765‑773.

31  T. Malan, « L’évolution de la fonction de planification de l’éducation en France au cours des Ve et VIe Plans (1966-1975) ». Revue française de pédagogie, vol. 26, 1974, p. 35.

32  X. Pons, L’évaluation des politiques éducatives et ses professionnels, op. cit., p. 86‑87.

33  Robert, « Les budgets de programmes, quinze ans après ». Économie & prévision, n° 71, vol. 5, 1985, p. 23‑49.

34  D. Meuret, « Le tableau de bord des collèges et des lycées : histoire d’un ajustement », op. cit., p. 3‑4.

35  S. Brunier, « Management public et développement agricole. Histoire méconnue d’un mariage précoce (1972-1983) », op. cit. et voir sa contribution dans le présent volume, partie III.

36  Clément Lacouette Fougère, Pierre Lascoumes, « L’évaluation : un marronnier de l’action gouvernementale ? », Revue française d’administration publique, 2013/4, n° 148, p. 859‑875 ; V. Spenlehauer, L’évaluation des politiques publiques, avatar de la planification, op. cit. p. 205‑288.

37  Bernard Perret, L’évaluation des politiques publiques, Paris, La Découverte, 2014.

38  B. Perret, « De l’échec de la rationalisation des choix budgétaires (RCB) à la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) », Revue française d’administration publique, 2006/1, n° 117, p. 31‑41.

39  X. Pons, L’évaluation des politiques éducatives et ses professionnels, op. cit., p. 84.

40  J.-R. Cytermann, « La contribution des outils statistiques et d’évaluation à la modernisation de l’Éducation nationale », op. cit., p. 92.

41  « La gestion par objectifs à l’Éducation nationale », L’éducation, n° 162, 25 janvier 1973, p. IV‑V.

42  X. Pons, L’évaluation des politiques éducatives et ses professionnels, op. cit., p. 639.

43  P. Bezes, « Les hauts fonctionnaires croient-ils à leurs mythes ? L’apport des approches cognitives à l’analyse des engagements dans les politiques de réforme de l’État : quelques exemples français (1988-1997) », Revue française de science politique, vol. 50, n° 2, 2000, p. 307‑332.

44  Marc Debène, « La LOLF et le pilotage pédagogique des académies », Administration et éducation, n° 105, 2005, p. 107‑117.

45  C. Dupuy, X. Pons, Le « pilotage par les résultats » : genèse et trajectoire, op. cit., p. 53‑63.

46  X. Pons, Évaluer l’action éducative : des professionnels en concurrence, Paris, Presses universitaires de France, 2010.

47  D. Benamouzig, La santé au miroir de l’économie, op. cit., p. 115‑116.

48  P. Bezes, Réinventer l’État, op. cit., p. 113‑126.

49  D. Meuret, « Le tableau de bord des collèges et des lycées : histoire d’un ajustement », op. cit., p. 1‑28.

50  Pierre Muller, « Secteur », in Laurie Boussaguet et al., Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2014 (4e éd.), p. 591‑593.

51  Agnès Van Zanten, « Régulation et rôle de la connaissance dans le champ éducatif en France. Du monopole à l’externalisation de l’expertise ? », Sociologie et sociétés, n° 40, 1, 2008, p. 69‑92.

52  X. Pons, L’évaluation des politiques éducatives et ses professionnels, op. cit., p. 84‑87.

53  Groupes de réflexion critique sur l’administration, Rapport de synthèse, mai-juin 1968.

54  Cette expression fait référence au titre d’un ouvrage à succès de Suzanne Citron, historienne et militante pédagogique. Faisant lui-même référence à l’ouvrage de Michel Crozier, La société bloquée (Le Seuil, 1970), il pointe différents mécanismes de blocage de l’enseignement en France en s’appuyant sur diverses études, notamment de l’OCDE. Au-delà de cet ouvrage, la période 1970-1973 est marquée par le télescopage d’un grand nombre d’ouvrages pointant les blocages de l’école républicaine (théorie de la reproduction de Bourdieu, puis de Boudon, rapport de l’OCDE, traduction de « La crise de l’éducation » d’Hannah Arendt, etc.). Ce télescopage fait lui-même écho à plusieurs décennies de réforme impossible du premier cycle de l’enseignement secondaire dont Donegani et Sadoun fournissent un premier bilan. Voir Jean-Marie Donegani, Marc Sadoun, « La réforme de l’enseignement scolaire en France depuis 1945 : analyse d’une non-réforme », Revue française de science politique, 26, 6, 1976, p. 1125‑1146.

55  C. Dupuy, X. Pons, Le « pilotage par les résultats », op. cit., p. 33‑35.

56  D. Meuret, « Le tableau de bord des collèges et des lycées : histoire d’un ajustement », op. cit., p. 1‑28.

57  X. Pons, L’évaluation des politiques éducatives et ses professionnels, op. cit., p. 65‑210.

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