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La mécanique du PPBS américain 1946‑1972. Du rêve administratif au cauchemar politique

p. 13-33


Texte intégral

1La métaphore de la parenté entre rationalisation des choix budgétaires (RCB) et Planning, Programming, Budgeting System (PPBS) atteint vite ses limites. Ainsi, les tenants américains du PPBS n’ont pas cherché à enfanter la RCB en France, au contraire en particulier de ce qui s’est passé pour la planification française dans l’immédiat après-guerre1. En raison de configurations politico-administratives très différentes de part et d’autre de l’Atlantique (un pays de taille moyenne doté d’un État se percevant comme unitaire et centralisé à l’époque, d’un côté, et un grand pays fédéral, de l’autre) les importateurs français du PPBS ne l’ont pas calqué trait après trait. Ils s’en sont plus simplement inspirés avec des horizons d’attentes se situant à l’intérieur d’un cadre stratégique franco-français, voire parisiano-parisien. Au-delà de l’absence de retard technique et scientifique de la France par rapport aux États-Unis, la superficialité et le tropisme national de l’importation du PPBS se sont trouvés renforcés par le fait qu’elle a eu lieu alors que le PPBS s’installait, s’expérimentait dans une quarantaine d’administrations et d’agences fédérales américaines, du ministère de l’agriculture à la CIA en passant par l’Atomic Energy Commission, le Peace Corps et la Tennessee Valley Authority. En résumé, connaître la RCB n’est pas véritablement connaître le PPBS. En revanche, mieux connaître le PPBS peut permettre de mieux comprendre la RCB en tant que projet de réforme administrative parmi d’autres.

Méthodologie rédactionnelle

2Pour rédiger cet article, j’ai procédé en deux temps. Dans un premier temps, j’ai passé en revue ma thèse de doctorat (1998)2 et les travaux intermédiaires qui l’étayent, ce qui m’a amené à relire mes lectures commentées des deux textes d’Aaron Wildavsky relatifs aux choix budgétaires et au PPBS3, ainsi que des comptes rendus d’entretiens par exemple avec Bernard Cazes (1927-2013), premier et rare français à avoir fait un passage à la Rand avec une bourse de la Fondation Ford, ou avec Daniel Bell (1919-2011), grand sociologue et membre éminent, sous Kennedy puis Johnson, de la National Commission on Technology, Automation and Economic Progress, en sachant que quelques jours avant l’entretien, il s’était aimablement, et à ma demande, entretenu avec son bon ami le sénateur D.P. Moynihan, très critique à l’égard de la « PPBSisation » de la war on poverty en 1965 et qui l’avait vue venir en tant que vice-ministre du travail4. Dans une moindre mesure, je me suis appuyé sur mes travaux concernant la genèse des policy sciences aux États-Unis5 lors de mon post-doc Fulbright au département d’histoire de l’University of California at Los Angeles réalisé en 2000 à l’invitation de Theodore Porter, que je remercie ici. Dans ce cadre, j’avais pu par exemple m’entretenir longuement avec Charles Lindblom (1917-2017) à l’université de Yale. Dans un second temps, suivant la suggestion de Florence Descamps, que je remercie vivement, j’ai confronté ma première version des choses avec le contenu du livre collectif dirigé par Agatha et Thomas Hughes en 20006 et notamment les articles très approfondis de David Hounshell7 et de David Jardini8. Ces lectures, tout comme celle de l’article de ma collègue Soraya Boudia sur la « trajectoire de l’analyse coût-bénéfice dans l’action publique »9 et la consultation du site de la Rand : https://airandspace.si.edu/, n’ont pas révélé de divergences d’analyse majeures et m’ont surtout permis de préciser empiriquement et « historiographiquement » mon propos. Cependant, j’en assume entièrement les dimensions analytiques et interprétatives.

RAND : « Research And Development » OR « Research And No Development » ?

3Juste après la Seconde Guerre mondiale, nombre de chefs militaires américains voient leur bonheur et leur fierté de vainqueurs quelque peu gâchés : alors qu’une part de la victoire revient à la mobilisation très intense des milieux scientifiques universitaires du pays, ces derniers expriment, une fois la guerre gagnée, de fortes réticences à travailler sur ou sous commande militaire pour des raisons morales et/ou de normes professionnelles académiques. Cette situation devient de plus en plus alarmante du fait, d’une part, de la constitution parallèle et rapide d’un bloc de l’Ouest et d’un bloc de l’Est aux relations tendues et quasi-belliqueuses et, d’autre part, de renseignements indiquant que l’Union soviétique n’a pas, quant à elle, relâché son effort scientifique, technologique et d’espionnage militaire, renseignements que viendra confirmer en août 1949 l’explosion de la première bombe atomique russe10.

4En 1946, le généralissime et tout jeune retraité Henry Harvey Arnold (1886-1950) de l’US Air Force est très soucieux de ce problème de démobilisation scientifique américaine. Avec un professeur d’électronique du MIT, Edward Bowles, qui l’avait aidé pendant la guerre à organiser rationnellement la traque aérienne des sous-marins allemands (débuts de la « Recherche Opérationnelle »), Arnold parvient à s’arranger avec Donald Douglas, le PDG de l’entreprise Douglas Aircraft installée à Long Beach près de Los Angeles, pour mettre en place en son sein un certain « Project RAND ». L’idée consiste à développer, en dehors du Department of Defense (DoD) mais avec ses financements, en dehors de l’Université mais avec des chercheurs universitaires, ni plus ni moins qu’une « science de la guerre » interdisciplinaire, faisant usage d’outils mathématiques et/ou quantitatifs et traitant de questions de tactiques opérationnelles comme de stratégies pluriannuelles (par exemple, compte tenu de l’histoire d’innovations aéronautiques, faut-il mieux investir dans un système de missiles, dans le développement d’un nouvel avion bombardier, ou un mix des deux ?). Les pères de la Rand ont résumé en deux mots cette manière multi-angles et pluri-scalaire de traiter de systèmes d’armes : « system analysis »11.

5Intervient dès 1948 un repositionnement institutionnel crucial. Au DoD comme chez Douglas-Aircraft ou chez ses concurrents, des voix s’élèvent pour déclarer anormal que le DoD abrite le projet RAND à l’intérieur d’un des principaux fournisseurs de l’US Air Force. De fait, la guerre et son état d’exception sont désormais terminés. Le project Rand est donc sorti de (la cuisse de) Douglas Aircraft. Ainsi naît la Rand Corporation, une entreprise d’expertise à but non lucratif, bénéficiant d’un gros prêt d’installation à taux zéro de la part de la Fondation Ford et travaillant d’abord exclusivement sur contrats de l’US Air Force. De cette sortie du giron de Douglas Aircraft, les gens de la RAND estiment qu’elle lève ou, du moins, remet en cause l’ambiguïté originelle selon laquelle l’acronyme RAND signifie à la fois Research And Development et Research And No Development. Eux ont fait leur choix, ils s’auto-décernent le qualificatif « d’Université sans étudiants » ou, de façon moins provocatrice, de « think tank » indépendant. Il ne s’agit pas de propos de façade. Si les chercheurs de la RAND travaillent sur des commandes spécifiques en provenance de l’US Air Force, ils passent une bonne partie de leur temps comme bon leur semble, comme organiser des séminaires autour de visiting scholars prometteurs comme Kenneth Arrow (Nobel d’économie 1972), Charles Lindblom ou Herbert Simon (Nobel d’économie 1978), ou réaliser des recherches libres (entretiens avec Bernard Cazes et Charles Lindblom)12.

D’une science de la guerre à une science des moyens en R&D de la guerre

6Cependant, l’effervescence interdisciplinaire réelle qui caractérise les débuts de la Rand ne doit pas occulter que c’est la création en 1948, puis la vertigineuse montée en puissance de son département de sciences économiques qui va en structurer en bonne partie l’histoire jusqu’à la naissance du PPBS fin 1965 et au-delà. Sous la direction du jeune et brillant Charles Hitch (1910-1995)13, le department of economics de la Rand va tout au long des années 1950 détourner celle-ci de son projet initial très vague et holistique de « science de la guerre » à infuser dans les grands esprits militaires américains pour, à la place, proposer à l’US Air Force et plus largement au DoD les bases d’une politique de R&D cost-efficient et très novatrice, car extrêmement critique à l’égard de la manière dont les affaires de R&D étaient gérées jusque-là dans le domaine de la défense nationale. Il est important d’en dire quelques mots ici car, dans l’énorme panique qui saisit l’establishment militaire et politique américain après la mise sur orbite par les soviétiques du premier satellite artificiel, Spoutnik, le 4 octobre 1957, c’est cette « proposition » de nouvelle politique publique de R&D qui va valoir à la Rand d’être considérée par ce même establishment comme la pépinière d’experts qui ont eu raison avant tout le monde et dont il faut par conséquent suivre les conseils de reconfiguration du secteur de la défense américaine, notamment via l’instauration du PPBS. Et, bien entendu, c’est en partie parce que, dans la première moitié des années 1960, la Rand semble avoir trouvé la recette miracle pour remettre une grosse administration comme le DoD sur la voie de l’efficacité optimale que l’extension de la recette à l’ensemble de l’administration fédérale sera décidée (on verra en conclusion qu’il s’agit là d’un choix autant politique que technocratique).

7Entrons un peu plus dans le détail de cette proposition de new R&D policy for the DoD14.

8À 29 ans, tout juste nommé professeur d’économie à Oxford, le très précoce Charles Hitch a fait sensation académique en publiant avec Robert Hall en 1939 dans les prestigieux Oxford Economic Papers un long article intitulé « Price Theory and Business Behaviour »15. Ce texte procède d’une grande enquête de sociologie économique auprès d’une cinquantaine de grandes firmes britanniques : la théorie économique dit ceci et cela, mais, dans la vraie vie, comment les firmes décident-elles de leurs prix et peut-on modéliser ce processus de décision ? Dès son arrivée à la Rand en 1948, Hitch réitère : il demande à quelques membres de son équipe d’enquêter sur l’allocation des ressources étiquetées R&D au DoD. Il est non seulement question de construire une vision d’ensemble mais aussi de produire, comme pour l’article de 1939, une cinquantaine d’études de cas approfondies sur des projets spécifiques de systèmes d’armes. Qui paye qui, combien, pour faire quoi, sur quelles bases contractuelles, etc. ?

9Les trois principales chevilles ouvrières de ce chantier de recherche sont Armen Alchian (qui était aussi professeur à UCLA), Reuben Kessel et Burton Klein (qui prendra la tête du département en 1961 lorsque Charles Hitch quittera la Rand pour devenir vice-ministre de la Défense aux côtés de Robert Mac Namara (personnage dont nous parlerons plus longuement ci-dessous). Que découvrent-ils16 ? Un système multi-paroissial (parochial) de R&D peu centralisé car bénéficiant d’une certaine aisance budgétaire et donc ne nécessitant pas de fréquents arbitrages centraux (par exemple de la part du ministre) et fonctionnant plutôt en silos et sous-silos (l’image des tuyaux d’orgue manque de pertinence car il n’y a clairement pas un organiste aux claviers). Cela fait penser à la notion de « système de coordination par ajustement mutuel partisan » de Charles Lindblom, lequel écrit d’ailleurs en préface de The intelligence of democracy de 196517 que l’idée de ce livre lui est venue lorsque « as a consultant to the Rand Corporation in the summer of 1954, [he] was involved in some problems of an appraisal of defense policy against a background of rivalry among the military services18 » (p. vii). Le clou de l’étude menée par Alchian, Kessel et Klein de la Rand consiste en l’analyse de la composition et du fonctionnement de chaque paroisse : 1) des bureaucrates militaires techniques en étroites relations de gré à gré avec un tout petit nombre de fournisseurs et d’industriels rarement mis en concurrence, 2) une recherche fondamentale universitaire quasi-hors champ (5 % du budget R&D total du DoD), 3) une activité de prototypage et d’expérimentation relativement limitée (30 % du budget), 4) les deux tiers des ressources budgétaires servant au développement c’est-à-dire à la viabilisation et l’industrialisation des prototypes choisis sur la base de critères non explicites.

10Les économistes de la Rand recommandent un changement radical de logiciel. Il s’agit déjà d’augmenter le financement de la recherche fondamentale (basic research) par les différentes branches de l’armée, lesquelles doivent apprendre à se montrer ouvertes c’est-à-dire pas trop directives, car il importe de stimuler les ressorts de l’innovation technologique y compris en sciences sociales. Chaque paroisse militaire doit également s’astreindre à susciter une diversité d’offres de technologies et/ou de systèmes d’armes de la part des industriels, quitte à engager des programmes parallèles de prototypages et d’expérimentation, et là aussi les militaires ne doivent pas trop brider l’imagination des industriels en restant à l’écart. C’est seulement pendant la phase du développement que des mécanismes explicites de mise en concurrence, mais aussi de mélanges des offres peuvent être activés, ce qui suppose plus de coordination et/ou de coopération inter-paroissiale sous la supervision arbitrale des niveaux supérieurs, lesquels usent bien entendu du critère de la comparaison des coûts à efficacité égale.

11À ce point de la présente contribution, il convient de bien faire ressortir trois traits caractéristiques de cette nouvelle manière de procéder proposée par Alchian, Kessel et Klein, de conduire la R&D au DoD. Primo, les questions des coûts et donc de rigueur budgétaire ne sont pas centrales, celles de coûts-efficacités le sont bien davantage, la grande priorité demeurant de moderniser la puissance militaire américaine par injection de fortes doses de sciences, coûte que coûte du moment que l’efficacité est au rendez-vous ! Secundo, ce new way civilise la R&D militaire par le haut – diminution du pouvoir discrétionnaire des experts militaires paroissiaux au profit de gestionnaires de procédures d’appels d’offres, d’analyse coût-efficacité, etc. – et par le bas – diversification de l’offre industrielle et ouverture de synapses au sein de la recherche fondamentale universitaire. Cela a pour effet de « pyramidaliser » le fonctionnement et le financement de l’activité R&D au DoD avec d’une part une centralisation des décisions stratégiques ou d’arbitrage, notamment vers le cabinet du ministre, et d’autre part une décentralisation par polycentrisme de l’effort de R&D dans l’industrie et l’Université. Tertio et in fine, la proposition d’Alchian, Kessel et Klein n’exige pas de restructuration du DoD, ils recommandent la mise en place d’un nouveau software sans toucher au hardware, ce qui les maintient dans le « politiquement correct »19.

Le PPBS, incubation à la Rand et installation au DoD

12On peut avancer quatre grands facteurs dont la conjugaison explique l’incubation du PPBS au sein de la Rand dans les années 1950.

13Il y a donc tout d’abord ce mouvement d’études que nous venons d’évoquer, lancé par Charles Hitch dès son arrivée à la Rand, sur la structure et la gestion des dépenses R&D au sein du Department of Defense américain. Ces études, qui s’inscrivent parfaitement dans les missions légitimes de la Rand, donnent à ses économistes l’occasion de constater que ce sont toutes les allocations de ressources au sein du DoD qui semblent être décidées à la petite semaine par une kyrielle de paroisses militaires jalouses de leur autonomie de gestion et entrant parfois en rivalité avec leurs proches voisines. Les économistes de la Rand formulent très vite l’hypothèse que ce mode d’allocation des ressources est sous-optimal, car les opportunités de mutualisation des dépenses et de leur comparaison à objectifs égaux sont systématiquement ignorées. Est ainsi créé en 1950, tout contre le department of economics de la Rand, un cost analysis department (CAD), dirigé par David Novick (1906-1991)20, chargé, en amont de l’analyse, d’aller « glaner » (le terme est probablement un peu trop doux) les données budgétaires des différentes branches et services du DoD.

14Le second facteur tient justement au fait que l’afflux de données budgétaires engendré par la mise en place du CAD permet de fédérer au sein de la Rand économistes, mathématiciens spécialistes de Recherche Opérationnelle, statisticiens et informaticiens (aménagement d’une « IBM room » dans le bâtiment de la Rand à Santa Monica) autour de l’analyse et l’optimisation des dépenses du DoD, dépenses qui deviennent en conséquence un objet « scientifique » fédérateur et donc légitime de la Rand.

15Les troisième et quatrième facteurs sont d’ordre contextuel. Primo, même si après la victoire des Alliés la transition d’une économie de guerre à une économie de paix a constitué la priorité du gouvernement fédéral (cf. la création en 1946 du Council of Economic Advisers), la manière dont l’effort de guerre a été organisé et rationalisé a durablement installé l’idée que les militaires n’étaient pas forcément les meilleurs gestionnaires de leurs affaires. Et inversement que des hommes de science, SHS comprises, civils pouvaient utilement contribuer à la bonne gestion des affaires militaires. Comme l’a dit en août 1947 un des pères du project Rand, le très scientiste général quatre étoiles Curtis LeMay (1906-1990)21 : « Warfare is no longer a military problem »22. La reprise en main civile des affaires militaires s’est traduite plus largement par l’institutionnalisation en 1947, pour la première fois dans l’histoire des États-Unis, d’un Secretary of Defense civil chapeautant les armées de l’air, de terre et de mer (National Security Act de 1947) officiellement regroupées en 1949 au sein d’un même Department of Defense (amendement de la loi de 1947). Secundo, aux États-Unis, dans les années 1950, les techniques de « management accounting », i.e. de gestion comptable des grandes entreprises américaines (big business) – multinationales, multi-secteurs, verticalement intégrées, planifiant à long terme leur activité (le contraire de l’entreprise agile d’aujourd’hui), et assumant une forte activité de lobbying – sont en train de devenir centrales dans les cursus des grandes business schools universitaires américaines (Harvard, Stanford…)23, cursus qui peuvent s’appuyer sur de nombreux case studies stylisant de vraies histoires en entreprises. Aussi ample qu’effervescente, cette montée en puissance du management accounting, racontée en anglais par Kaplan et Johnson24 et brillamment resituée dans les débats actuels sur la quantification de l’action publique par Fabrice Bardet25, induit chez les gens de la Rand une certaine inspiration technique.

16La Rand Corporation s’investit donc, sans rencontrer beaucoup plus de résistance que des torsions de nez et autres grognements, dans la conception et l’expérimentation sur données réelles de méthodes de rationalisation de l’allocation des ressources au sein du DoD, et ce, au-delà des seules dépenses R&D26 de ce ministère. Et à ce titre, le petit ouvrage de David Novick de 1953 constitue indiscutablement le document fondateur et séminal du PPBS27. Il fait une centaine de pages. Si toute son illustration empirique provient de l’US Air Force, il revendique explicitement une portée générale, pour l’ensemble de l’action gouvernementale fédérale. Son postulat est que la comptabilité publique américaine ne vise qu’à permettre la discussion et le vote annuels du projet de Loi de Finances (Budgetary Act) alors que les administrations publiques fonctionnent la plupart du temps dans le cadre de plans pluriannuels et que beaucoup de décisions budgétaires sont prises à des niveaux désagrégés. Il faut donc construire une méthodologie et une procédure comptable apte à rationaliser les choix budgétaires à tous les niveaux d’une administration publique (cf. par exemple la section conclusive « Decentralization of accounting records below base or installation level » (p. 90-92). Deux hypothèses fondamentales clés y sont présentées : si un plan validé se voit allouer un budget insuffisant parce que certaines dépenses couvrant la mise en place de moyens n’ont pas été budgétées (par exemple, les coûts de formation à l’usage d’un nouveau bombardier), le plan risque de ne pas se réaliser ; si deux plans validés entrent en concurrence forte (un arbitrage est nécessaire), une analyse fine de leurs coûts respectifs pourrait révéler la possibilité d’une mutualisation de moyens permettant de réaliser les deux plans plutôt que de n’en garder qu’un seul. De ces deux hypothèses, on déduit que l’activité de planification doit se baser à différents niveaux sur l’explicitation de programmes visant des objectifs clairs et quantifiés assis sur la mise en œuvre de moyens divers dont les coûts doivent faire l’objet d’une estimation budgétaire, le tout étant mis en système via l’examen des interdépendances négatives (contradiction) ou positive (synergie) entre programmes28.

17Ce qui nous amène à formuler deux remarques. Primo, le célèbre ouvrage de Hitch et McKean, The Economics of Defense in the Nuclear Age29, dont une importante partie est consacrée au PPBS, ne doit pas nous faire croire que ce dernier est d’essence économiste. Il s’agit essentiellement d’un projet de changement de régime comptable. La « Recherche Opérationnelle par programmation linéaire » y occupe, par exemple, une place plus centrale que l’analyse coûts-bénéfices pour la simple et bonne raison que la sécurité des États-Unis n’a pas véritablement de prix – à l’époque, mais c’est encore assez vrai aujourd’hui, elle a juste une structure de coûts budgétaires que le PPBS se propose d’optimiser. Des travaux sur l’efficacité des systèmes d’armes, sur les stratégies, voire les eschatologies militaires, sont menés au sein de la Rand mais ne font pas partie du projet PPBS. Il faut garder cela à l’esprit car, a contrario, lors de la généralisation du PPBS à l’ensemble de l’administration fédérale américaine, la question du « juste prix à payer », c’est-à-dire de l’équilibre entre dépenses consenties et bénéfices attendus de toutes sortes – économiques, politiques, sociétaux – s’imposera, là, en toile de fond de cette réforme politico-administrative appelée PPBS.

18Secundo, les étudiants du PPBS dans sa période uniquement « DoD » soulignent tous sa faculté proprement politique de centralisation du pouvoir. Elle est indéniable. L’instauration d’un instrument comptable rendant fortement commensurables les activités et la programmation de deux baronnies militaires A et B du DoD réduit leurs « zones d’incertitude » respectives, c’est-à-dire leurs autonomies respectives de décision par rapport à, et de facto, au profit de leur autorité supérieure de référence, disons le Comté C. On comprend donc le mécanisme centralisateur fondamental à l’œuvre. Et le rapprochement avec l’allégorie foucaldienne construite autour du Panoptique de Jeremy Bentham30 (1780) tombe sous le sens. Mais, justement, pour Bentham, le fait de se croire surveillé compte autant, sinon davantage, que d’être réellement surveillé. Si l’on retourne au DoD, le PPBS est en partie perçu par un décideur de rang (n) comme induisant une autodiscipline budgétaire, voire des arrangements coopératifs horizontaux chez et entre les décideurs de niveau (n-1) qu’il chapeaute. Bref, dans un DoD gravement miné par les rivalités interservices, ce n’est pas seulement le « roi » du DoD, le Defense Secretary, qui est « servi » par le PPBS, les échelons inférieurs en profitent aussi. Dit autrement, l’incontestable mécanisme global de remontée de l’information comptable vers le centre, mécanisme que porte la PPBS, ne doit pas obérer le fait qu’il se décompose en de multiples mécanismes locaux de centralisation de l’information à de multiples niveaux.

19Ce second point permet de mieux comprendre pourquoi, fin 1961, la décision prise par le nouveau Secrétaire d’État à la Défense débauché du manufacturier automobile Ford, Robert Mac Namara », d’opérer le changement de régime comptable PPBS au sein du DoD a été mise en œuvre de façon relativement fluide, hormis chez les très hauts gradés. Ceux-ci ont bien vu en effet que leur expertise militaire était désormais défiée car complétée au sein du cabinet de Mac Namara par celle, purement analytique et quantitativiste, des relativement jeunes et civils prêtres du PPBS, au premier rang desquels Charles Hitch (nommé Deputy Secretary) et Roland McKean.

La décision d’installer un nouveau software comptable nommé PPBS

20Le président J.F. Kennedy nomme Robert Mac Namara ministre de la Défense en décembre 1960, ce dernier s’installant aux rênes du DoD un mois plus tard. Dans l’intervalle, il lui est conseillé la lecture de l’ouvrage de Charles Hitch et Roland McKean, The Economics of Defense in the Nuclear Age (1960), qu’il dévore. Il demande alors à rencontrer Charles Hitch au plus vite, ce qui advient fin janvier 1961 : « love at first sight » (coup de foudre) est l’expression utilisée par l’ensemble des participants à cette réunion, les deux premiers intéressés inclus. Bien qu’elle ne manque probablement pas d’objectivité, cette vision romantique des choses pourrait laisser accroire que l’étincelle qui va provoquer la mise en place du PPBS dans tous les recoins du DoD tient davantage à la fortuna qu’à la virtù, pour reprendre la pertinente catégorisation de Machiavel. Or, dans cette micro-histoire, il convient, à mon sens, de mettre un bémol à la tonalité « hasard ».

21Né en 1916 à San Francisco, Mac Namara est le fils d’un directeur des ventes d’un fabricant de chaussures31. Élève précoce et brillant, il passe un B.A. d’économie mathématique et de philosophie à Berkeley, puis obtient le master de la Harvard Business School (HBS). La comptabilité d’entreprise est sa passion, il passe l’année 1939 comme comptable chez Price-Waterhouse qui n’était alors qu’une entreprise, importante certes, d’expertise comptable. En 1940, la HBS lui fait un pont d’or pour qu’il y revienne en tant que professeur en comptabilité d’entreprise, bien qu’il n’ait que 24 ans et pas de doctorat. Début 1942, après l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale, l’US Air Force demande à la HBS de mettre en place des programmes de formation accélérée en analyse comptable pour ses officiers et c’est à Mac Namara que l’on confie cette mission. L’Office of Statistical Control (OSC) de l’USAF le recrute un an plus tard au grade de capitaine. À ce poste, Mac Namara s’emploie notamment à rationaliser la logistique du déploiement opérationnel du système d’arme conçu autour de l’avion mythique de l’USAF (par exemple, le largage des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagazaki) : le B-29. Son déploiement est opéré sous la houlette du général Curtis LeMay, dont nous avons déjà parlé puisqu’il a été un des principaux promoteurs du Project Rand, puis de la Rand Corporation. En 1946, devenu lieutenant-colonel, Mac Namara et quelques-uns de ses collègues de l’OSC sont hautement recommandés par un des colonels de l’OSC au PDG de Ford, Henry Ford II, afin de reprendre en main la gestion de l’entreprise – laquelle perd beaucoup d’argent – via un dispositif centralisé de contrôle comptable et planification stratégique. Fort de ses succès au sein de Ford, Mac Namara est nommé en novembre 1960 PDG de Ford. Il est le premier président de Ford n’appartenant pas à la famille éponyme. Afin de bien comprendre son irrésistible ascension au sein du groupe Ford, il importe de noter que Mac Namara n’est pas qu’un comptable et un manager adepte du cost-killing. L’objet sociotechnique « automobile » l’intéresse, il sera par exemple un des premiers promoteurs des équipements de sécurité dans le design des voitures Ford. D’ailleurs, lorsque, quelques semaines après sa nomination à la tête de Ford, Robert Sargent Shriver, le beau-frère de J.F. Kennedy, lui propose le portefeuille de Secrétaire d’État au Trésor, il décline et accepte en revanche sans hésiter le second choix qui lui est proposé, le poste de ministre de la Défense.

22Mac Namara incarne une technocratie telle que Jean-Claude Thoenig nous la dépeint dans L’ère des technocrates32, une technocratie que seul grise le mélange d’une expertise technique avec des visions proprement politiques. Globalement, on voit donc qu’entre Robert Mac Namara et la Rand Corporation – et plus spécialement Charles Hitch –, existent d’évidentes affinités électives : élite scolaire, Harvard, US Air Force, comptabilité-gestion-microéconomie, assomption de sciences sociales quantitativistes au service d’actions gouvernementales, etc.).

23Mais il faut ajouter quelques considérations institutionnelles pour pleinement expliquer le coup de foudre entre Mac Namara et Hitch en janvier 1961. Après la déflagration politique et administrative engendrée par Spoutnik en octobre 1957, les critiques des incohérences stratégiques et gestionnaires au sein du ministère de la Défense reprennent de plus belle au sein de la classe et de l’intelligentsia politiques américaines, à l’image de Morris Janowitz33, qui craignent notamment une prolifération incontrôlée des armes nucléaires sur le sol américain34. En août 1958, le Department of Defense reoganization Act est voté. Une des principales dispositions de cette loi consiste à établir une ligne d’autorité directe entre, d’une part, le président, le ministre et son cabinet et, d’autre part, les commandements militaires engagés à l’étranger, ligne directe sensée en particulier court-circuiter les états-majors des trois armées et leurs subalternes basés aux États-Unis. En dépit de cette réforme institutionnelle, le problème subsiste : sur les théâtres des opérations, au Vietnam par exemple, les commandements militaires, même s’ils rapportent régulièrement au sommet, n’en continuent pas moins de s’en référer, par habitude mais aussi pour des raisons d’expertises techniques évidentes, aux chefs et sous-chefs des trois armées qui dès lors poursuivent leur business as usual. Sitôt élu par la convention démocrate en juillet 1960, J.F. Kennedy fait de l’ineffectivité du Department of Defense reoganization Act de 1958 un des grands coins enfoncés dans la campagne du candidat républicain Richard Nixon, avec notamment la création d’un [Senate] « Committee on the Defense Establisment » présidé par le sénateur démocrate Stuart Symington. L’intégration et la mise en cohérence du très morcelé Defense Department devient ainsi une des principales promesses de campagne de Kennedy. Le problème tient à ce que cette réforme n’est pas des plus faciles à mettre en œuvre ! Depuis quinze ans beaucoup s’y sont essayés sans succès. Et voilà qu’en janvier 1961 Charles Hitch ne propose à Robert Mac Namara ni réforme institutionnelle, ni réforme organisationnelle ou professionnelle. On prend le Defense Department tel qu’il est MAIS on y installe un méga-système de comptabilité analytique nommé PPBS qui, appliqué à tous les niveaux du ministère et dans ses différentes branches, mettra son fonctionnement global sur les rails de la cohérence, de l’efficacité et de l’efficience. Cette manière de trancher le nœud gordien, sans rien trancher d’autre, sied d’autant plus au ministre qu’elle ressemble beaucoup à la façon dont il a procédé à l’US Air Force pendant la guerre et chez Ford après-guerre. Le processus de mise en œuvre du PPBS au Defense Department va durer quatre ans.

24Trente ans plus tard, dans son livre In Retrospect. The Tragedy and Lessons of Vietnam, publié en 199535, Mac Namara affirmera non seulement que « we were wrong, terribly wrong » dans sa manière de conduire la guerre du Vietnam, mais aussi que la mise en place du PPBS avait contribué à ce sévère revers. Dans le panoptikon de Bentham, le gardien, au centre, ne peut pas bien surveiller les prisonniers, car ils sont nombreux et ne peut les observer qu’à contre-jour à travers un petit maton. L’erreur fondamentale de Mac Namara et de ses acolytes – dont Hitch et LeMay – a consisté à placer une foi démesurée dans les capacités du PPBS à centraliser l’information pertinente depuis les lointains champs de bataille jusqu’à Washington, à des fins de décision centrale pouvant être prétendument prise en pleine connaissance de cause. On peut pourtant modéliser le PPBS comme un amas plus ou moins pyramidal de pseudo-panoptikon ; pseudo car les « détenus » peuvent communiquer entre eux pour prendre des décisions « locales » et sont chargés de construire l’information qu’ils font remonter au niveau supérieur. On prend ici toute la mesure de la démesure rationaliste qu’a constitué le PPBS dans la première moitié des années 1960 et on ne peut que rejoindre Michel Foucault quand il clarifie l’intrigue centrale de Surveiller et Punir (Michel Foucault, 1975)36 : « L’automaticité du pouvoir, le caractère mécanique des dispositifs où il prend corps n’est absolument pas la thèse du livre (…) Étudier la manière dont on a voulu rationaliser le pouvoir (…) montrer le rôle important qu’y a occupé le thème de la machine, du regard, de la surveillance, de la transparence, etc. ce n’est ni dire que le pouvoir est une machine, ni qu’une telle idée est née machinalement ! »37. Pour différentes raisons, Mac Namara et beaucoup de ses proches ont cru que, en vertu de leur science comptable éprouvée, leur pouvoir central pouvait être mécanisé et automatisé. Cela rejoint la thèse générale défendue par Philip Mirowski dans Machines Dreams. Economics becomes a cyborg science38 et permet de compléter l’argument déployé par Ted Porter dans Trust in Numbers39 : la quantification (comptable) certes dépolitise la décision publique – c’est même pour cela qu’on l’entreprend –, mais construit également une fiction quant à son efficacité, fiction qui jette « mécaniquement » un pudique voile d’ignorance sur la question de l’efficacité réelle de la décision prise.

25Pour autant, la ferveur quasi-religieuse qui portait le PPBS du DoD au sein de la sphère gouvernementale américaine n’explique pas seule sa généralisation à l’ensemble de l’administration fédérale à l’automne 1965. Les vannes de la généralisation ne s’ouvrent véritablement qu’à la faveur d’une controverse interministérielle fédérale majeure quant à la façon de mener l’engagement du gouvernement américain dans une toute autre guerre que celle du Vietnam : la guerre contre la pauvreté.

Épilogue sur l’extension fédérale du PPBS et son demi‑naufrage sur les récifs acérés de la War on Poverty

26En 1944, dans son livre An American Dilemma, the Negro Problem and Modern Democracy, livre tiré d’une grande enquête commencée en 1938 et commandée par La Carnegie Corporation, l’économiste suédois Gunnar Myrdal40 fait de la situation des Afro-Américains un problème de valeur et donc de principe : la société et la classe politiques des États-Unis revendiquent fièrement de généreuses valeurs de démocratie, de liberté, d’égalité des chances, etc. en totale contradiction avec la manière dont globalement les Noirs américains sont traités par et dans leur propre pays. Dans son célèbre livre Maximum Feasible Misunderstanding. Community Action in the War on Poverty (1969), Daniel Moynihan affirme que la war on poverty (WoP) est officiellement née dans un mémorandum interne du Council of Economic Advisers en octobre 1963. Au-delà de la tentative de « déracialisation » de façade du problème noir que les termes war on poverty (WOP) expriment, Moynihan observe que sa problématisation a également changé : ce n’est plus seulement un problème de valeurs cardinales, c’est aussi et surtout un problème d’exploitation sous-optimale de ressources humaines. Spoutnik est passé par là ! Les États-Unis seront d’autant plus forts face à l’URSS s’ils valorisent correctement le potentiel représenté par les 15 % d’Afro-Américains41. Par ailleurs, entre 1944 et 1963, les sciences humaines et sociales américaines – principalement la sociologie, la science politique, la criminologie et les sciences de l’éducation – ne sont pas restées inactives sur la thématique de la pauvreté, urbaine notamment, pour montrer que son principal ressort résidait dans des gouvernances locales (dysfunctional social structures) qui la reproduisaient sans coup férir. Une des références séminales de ce courant de pensée (et d’action) est le livre de Philip Selznick, TVA and the Grass Root, a Study of Politics and Organization42, qui montre comment une riche agence fédérale s’installant dans un territoire rural pauvre, le Tennessee, se fait vite récupérer – « capturer » diraient les économistes des contrats d’aujourd’hui – par d’agiles configurations de pouvoirs publics et privés locaux en connivences routinières et discrètes43.

27On voit qu’en 1963 le projet encore vague de WoP ne manque pas d’axes de légitimation. Cependant et de façon paradoxale, ces derniers donnent facilement à voir des options différentes, voire divergentes de conduite de la WoP44. Les économistes du Council of Economic Advisers privilégient une approche nationale et sectorielle de la question : pour rendre crédible des analyses coûts-bénéfices – le Bureau of Budget, dont ils sont proches, les en presse régulièrement (un peu comme au début de la RCB) – ils souhaitent des programmes pauvreté & emploi, pauvreté & éducation, pauvreté & logement, etc., tandis que les tenants de la théorie des dysfunctional social structures, autrement appelés les « poverty warriors », envisagent carrément l’éclosion, sur financement fédéral, de multiples expérimentations locales, intégrées et impliquant au maximum les citoyens pauvres via le travail de médiation d’ONG locales45. Quant aux « Myrdaliens » de l’affaire – dont Moynihan fait grosso modo partie –, ils sont plutôt dans l’idée de lancer de grandes politiques fédérales d’affirmative action et d’ouverture de droits, comme par exemple l’accès à tous – et donc aux Noirs – des écoles publiques américaines, à la suite du vote du Civil Rights Act de 1964 et de la grande et fameuse Equality of Educational Opportunity Study du sociologue James Coleman de 196646.

28Au début, pour des raisons d’antériorité d’expertise, mais aussi parce qu’ils sont poussés par la Ford Fundation et la plupart des membres du President’s Committee on Juvenile Delinquency and Youth Crime (créé sous Kennedy), les poverty warriors tiennent la corde. Ils obtiennent même un accord de principe sur la mise en place d’une grande politique publique (financée à hauteur d’un milliard de dollars de l’époque par an) et lancent une myriade de Community action programs (CAPs) conçus sur la base d’une participation active des citoyens directement concernés (débuts de la catégorie de pensée et d’action « empowerment »).

29Même au Bureau of Budget, des gens comme l’économiste Charles Schultze, directeur adjoint du BoB, trouvent l’idée des CAPs participatifs intéressante car innovante. Les anciens de la mouvance J.F. Kennedy (son frère restera ministre de la Justice jusqu’en décembre 1964) voient aussi dans les CAPs participatifs la possibilité de court-circuiter les « [racist] power structures » en place dans certains États fédérés du Sud (entretien avec Daniel Bell). Mais d’autres, dont notamment le premier d’entre eux, le président Lyndon Johnson, sont beaucoup plus réservés. Aujourd’hui, même en France, des politiques publiques configurées comme des processus bottom-up d’appel compétitif à projets locaux et assorties d’une solide régulation nationale n’ont rien d’exceptionnel. Dans les années 1960 aux États-Unis, c’est encore très, trop innovant ; une politique publique, c’est d’abord un political statement affirmé par un sommet qui doit non seulement avoir le dernier mot mais aussi le premier ! Par ailleurs, nous sommes fin 1963 et Johnson souhaite assurer son élection en novembre 1964. Un lancement rapide et visible de la WoP doit pouvoir lui servir d’argument de campagne en termes de politique intérieure. Une WoP exclusivement articulée sur des CAPs qui vont mettre des mois à se structurer, loin de Washington de surcroît, lui cause souci. Enfin, Lyndon Johnson est un enfant du Texas où il garde beaucoup d’amis. Globalement, le président, en campagne, a besoin du soutien des élus locaux démocrates américains qui ne voient pas pourquoi on laisserait l’élaboration des CAPs à la discrétion d’acteurs associatifs locaux, alors que ce sont eux, les élus, qui sont les représentants légitimes des citoyens locaux.

30Pour le président et ses proches le temps presse donc. Il faut, sans démobiliser les poverty warriors et leur idée de CAPs, les remettre dans un cadre d’action publique plus conventionnel et ménager les structures institutionnelles existantes. Concrètement, Johnson souhaite qu’un projet de loi anti-pauvreté recadré soit rapidement mis en chantier pour être soumis et éventuellement voté au Congrès avant la fin de l’été 1964. Pour ce faire, il crée en février 1964 une [national] Task Force on Antipoverty Programs – qui peuvent donc être autre chose que des CAPs – à la tête de laquelle il nomme Sargent Shriver, alors directeur général du Peace Corps. Nomination extrêmement pertinente. Shriver est le beau-frère de John F. Kennedy et donc de Robert F. Kennedy, le ministre de la Justice alors en exercice. Sa proximité avec le mouvement des droits civiques de Martin Luther King est bien connue de l’électorat afro-américain. Il connaît parfaitement le parti démocrate et ses différentes sensibilités, sait ce qu’est une campagne présidentielle réussie et a déjà fait la preuve de ses grands talents de négociateur. Et, last but not least, il s’entend bien avec Johnson. Sans surprise, Shriver se montre digne de la confiance que Johnson place en lui dans cette affaire de WoP. Sur la gouvernance globale des CAPs, il trouve en quelques semaines un compromis avec les poverty warriors sur le principe, ambigu s’il en est, de « maximum feasible participation », dont le titre du livre de Moynihan, Maximum feasible misunderstanding, s’inspirera méchamment. S’il maintient officiellement l’idée de CAPs, Shriver prend bien soin de l’inscrire – « de la noyer » serait certainement exagéré – dans un projet législatif préexistant beaucoup plus large, l’Economic Opportunity Act (appelé aussi Poverty Bill), présenté au Sénat mi-mars 1964 et adopté, après votes favorables par le Sénat et la House of Representatives, le 20 août 196447. Dans la foulée, une nouvelle agence fédérale, l’Office of Economic Opportunity (OEO), est créée avec Sargent Shriver à sa tête.

31Tout cela nous amène-t-il loin du PPBS ? Absolument pas ou pas pour longtemps ! Rappelons-nous, en novembre 1960, Sargent Shriver avait été missionné par J.F. Kennedy pour débaucher Robert Mac Namara tout juste installé dans le fauteuil de PDG de Ford. Entre-temps, les deux hommes sont devenus de grands amis, à tel point que, lorsque Shriver est nommé par Johnson directeur de la Task Force on Antipoverty Programs, Robert Mac Namara lui propose d’être secondé par un de ses proches conseillers au Pentagone, Adam Yarmolinsky (1922-2000)48. Ainsi, on peut considérer que dès les débuts de la WoP l’idée prend corps de s’appuyer sur des procédures de type PPBS pour donner un cadre rationnel et fédérateur à l’ensemble des différents programmes anti-pauvreté, ensemble pour le moins hétéroclite, peu coordonné et traversé de conflits politiques. Avec la mise en œuvre de la poverty bill, qui commence véritablement une fois Johnson élu en novembre 1964, les hésitations de Shriver et l’Office of Economic Opportunity, si tant est qu’elles existent, disparaissent : le PPBS doit devenir la principale armature de gestion de la WoP. La décision est prise officiellement à la fin du mois d’août 1965 et le BoB propose de surenchérir sur cette première extension hors-Pentagone pour étendre le PPBS à quasiment toute l’administration fédérale, department of justice exclus, principe de séparation des pouvoirs oblige, ce qui explique pourquoi le FBI n’a pas eu à faire passer son dialogue annuel de gestion sous les fourches caudines du PPBS.

32Pour le BoB et son directeur Charles Schultze, la mise en œuvre pan-administrative du PPBS a été un mélange de sacerdoce et de calvaire, jusqu’à ce que, sitôt élu fin 1968, Richard Nixon leur demande de ne plus insister49 ! Les résistances se sont révélées aussi nombreuses que diverses et donc impossibles à surmonter. Citons quelques différences notables entre le PPBS à la Défense et le PPBS étendu, différences qui expliquent largement pourquoi le PPBS étendu a assez rapidement tourné court : la maturation longue du PPBS au Pentagone au gré d’échanges très nourris avec la Rand alors que le PBBS étendu a été imposé par le haut par un BoB clairement extérieur aux administrations devant s’y conformer ; une focalisation sur des calculs coût-efficacité et non sur des calculs coût-bénéfices techniquement et politiquement beaucoup plus fastidieux à effectuer50 ; un contexte institutionnel et professionnel d’application relativement homogène, l’Armée. Cependant, l’échec fonctionnel du PPBS ne doit pas occulter le fait que son extension fédérale a été accompagnée par l’ouverture dûment financée par le BoB de nombreux programmes de recherche policy-oriented ainsi que de nombreuses cellules pluridisciplinaires d’analyse de politiques publiques dans pratiquement toutes les agences et administrations centrales fédérales. Dans son très cité article de 1969, Rescuing Policy Analysis from PPBS51 – article qui retranscrit en fait le texte de son audition devant le Committee on Governement Operations du Sénat quelques mois plus tôt – c’est ce nouvel appareil intellectuel de l’État fédéral américain, bien connecté avec la recherche universitaire, qu’Aaron Wildavsky propose de ne pas jeter avec l’eau du bain. Wildavsky sera entendu52. Il existe par exemple un lien direct entre ce projet de sauvetage emmené par Wildavsky et cette innovation administrativo-académique majeure de 1972, financée par la Fondation Ford, qui a consisté à mettre sur pied des graduate53schools of public policy, pour instruire de « young people aimed at public service », dans sept grandes universités américaines : Berkeley, Carnegie-Mellon, Duke, Harvard (la fameuse Kennedy School of Government), Michigan, Stanford, Texas, plus une (devinez où !) au sein du Rand Institute à Santa Monica. Aujourd’hui, les cent meilleures universités américaines délivrent un master in public policy.

33Ainsi, l’agonie d’un grand (et sanglant) monstre mécanique de comptabilité bureaucratique a très ironiquement abouti à intensifier l’usage des sciences sociales universitaires par l’ensemble de la sphère gouvernementale américaine.

Notes de bas de page

1  Par exemple, l’exportation de cette technologie de gouvernement économique que constituent les tableaux entrées-sorties de Wassily Leontief (cf. Henri Aujac, « Leontief Input-Output Table and the French Development Plan », in Erik Dietzenbacher, Michael L. Lahr (eds.), Wassily Leontief and Input-Output Economics, Cambridge (GB), Cambridge University Press, 2004 et John Gillingham, European Integration, 1950-2003. Superstate Or New Market Economy? Cambridge (GB), Cambridge University Press, 2003.

2  Vincent Spenlehauer, « L’évaluation des politiques publiques, avatar de la planification », thèse de doctorat de science politique sous la direction de François d’Arcy, université Pierre Mendès France Grenoble II, 1998.

3  Aaron Wildavsky, The Politics of the Budgetary Process, Toronto, Little Brown & Co, 1964, et A. Wildavsky, « Rescuing Policy Analysis from PPBS », Public Administration Review 29 (2) 1969, p. 189‑202.

4  Cf. Daniel Patrick Moynihan, Maximum Feasible Misunderstanding: Community Action in the War on Poverty, NY (NY), The Free Press, 1969.

5  Cf. V. Spenlehauer, « L’ancrage de l’évaluation des politiques publiques dans les sciences sociales aux États-Unis : reconstruction d’un linéament intellectuel », Revue française d’administration publique, n° 148, 2013, p. 877‑893.

6  Agatha Hugues and Thomas Hugues (eds), Systems, Experts, and Computer, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 2000.

7  David Hounshell, « The Medium is the Message, or How Context Matters: the RAND Corporation Builds an Economics of Innovation, 1946-1962 », in A.C. Hugues, T.P. Hugues (eds), Systems, Experts…, op. cit.

8  David Jardini, « Out of the Blue Yonder: the Transfer of Systems Thinking From the Pentagon to the Great Society, 1961-1965 », in A.C. Hugues, T.P. Hugues (eds), Systems, Experts…, op. cit.

9  Soraya Boudia, « Gouverner par les instruments économiques. La trajectoire de l’analyse coût-bénéfice dans l’action publique », in Dominique Pestre (dir.), 2014, Le gouvernement des technosciences. Gouverner le progrès et ses dégâts depuis 1945, Paris, La Découverte, p. 231‑259.

10  Bruce Smith, The Rand Corporation, Cambridge (Ma.), Harvard University Press, 1966.

11  James Digby, Operations Research and Systems Analysis at Rand, 1948-1967, Rand N2936-RC, 1989.

12  Voir aussi Alex Abella, Soldiers of Reason: The RAND Corporation and the Rise of the American Empire, Boston (Ma.), Mariner Books, 2009.

13  Élevé à la dure dans un collège militaire du Missouri, économiste de formation (University of Arizona, Harvard, Oxford), Charles Hitch devient en 1938, du fait de son excellence scolaire, le plus jeune professeur d’économie de l’histoire du Queen’s College d’Oxford. En 1942, il revient aux États-Unis pour travailler en tant qu’économiste au sein de la War Production Board, puis à l’Office of Strategic Services (ancêtre de la CIA). En 1945, il retourne à Oxford, jusqu’en 1948, date à laquelle il est recruté à la Rand à Santa Monica (Californie). En 1961, le ministre de la Défense Robert Mac Namara le prend comme adjoint spécialement chargé de la mise en place du PPBS au DoD. Il quitte la tête du DoD trois ans avant Mac Namara en 1965 pour prendre les rênes administratives (« chancellor »), puis en 1967 et jusqu’en 1975 la présidence de l’université de Californie dans son ensemble (Berkeley, Los Angeles, San Diego…). Le dernier poste de Charles Hitch a donc en partie consisté à gérer sur les différents campus de l’UC l’agitation et les revendications estudiantines provoquées notamment par l’empêtrement américain au Vietnam.

14  Proposition synthétisée dans Burton Klein, « A radical proposal for R&D », Fortune 57 (May 1958), p. 112‑113, 218, 222, 224, 228.

15  Robert Hall, Charles Hitch, « Price Theory and Business Behaviour », Oxford Economic Papers, n° 2 May 1939, p. 12‑45.

16  Armen Alchian, Ruben Kessel, Burton Klein, « The Efficiency of the R&D Program: a Discussion on the Issues », d - 3017-PR, July 1955, Rand Corporation.

17  Charles Lindblom, The Intelligence of Democracy, New York (NY), Free Press, 1965.

18  « Pendant l’été 1954, en tant que consultant à demeure pour la Rand Corporation, il s’est trouvé dans la situation délicate de participer à une expertise de la politique de défense sur fond de rivalité entre différents services des Armées » (traduction de l’auteur).

19  Contrairement par exemple à l’analyse concomitante du sociologue de Columbia, Charles Wright Mills, consignée dans son fameux ouvrage The Power Elite, Oxford University Press NY (NY), 1956, qui argue de l’existence d’un Iron Triangle (cf. Theodore Lowi, The End of Liberalism, New York (NY), W.W. Norton, 1969) – politique, militaire, industriel – court-circuitant la démocratie américaine.

20  Comme Charles Hitch, mais avec des « envergures » inversées, David Novick combine une compétence académique en économie et une familiarité avec les finances publiques militaires. Né à Easton, Pennsylvanie, David Novick commence des études d’économie à Brown University à Providence (Rhode Island) et obtient un master d’économie au Lafayette College de sa ville natale en 1933. Il s’inscrit en doctorat à New York University avec un projet de thèse d’autant moins précis qu’il trouve un bon emploi d’analyste à la US Tariff Commission à Washington. Il abandonne complétement ses velléités doctorales en 1941 pour participer au développement du premier US Industrial Mobilization Plan, lequel s’institutionnalisera en 1942 en War Production Board. Rien n’indique qu’il y ait rencontré Charles Hitch mais c’est fort probable. Novick reste au DoD après la guerre (National Security Resources Board, puis Defense Production Administration, 1951-1952, puis Office of Defense Mobilization, 1952-1954, etc.) jusqu’à son recrutement à la Rand en 1950. Novick a toujours gardé un pied dans l’académique en étant notamment visiting professor en management militaire à la Harvard Business School.

21  Pour la biographie de cette très importante figure de l’establishment militaire américain pendant la Seconde Guerre mondiale, la guerre froide et la guerre du Vietnam, je renvoie au lien très complet de Wikipédia en anglais.

22  « La conduite de la guerre n’est plus un problème militaire » (traduction de l’auteur), cité dans D. Jardini, « Out of the Blue Yonder… », op. cit., p. 314.

23  Aux dépens de la science économique classique. Sur ce point, lire le toujours superbe Kenneth Galbraith, The New Industrial State, Princeton (NJ), Princeton University Press, 1967.

24  H. Thomas Johnson, Robert S. Kaplan, Relevance Lost. The Rise and Fall of Management Accounting, Boston, Harvard Business School Press, 1987.

25  Fabrice Bardet, La contre-révolution comptable. Ces chiffres qui (nous) gouvernent, Paris, Les Belles Lettres, 2014.

26  David Novick, « Beginning of Military Cost Analysis 1950–1961 », Journal of Cost Estimating, 9:4, 1‑14, 1979.

27  Cf. D. Novick, Efficiency and Economy in Government Through New Budgeting and Accounting Procedures, The RAND Corporation, R-254, Dec. 3, 1953. Consultable au lien suivant : https://www.rand.org/content/dam/rand/pubs/reports/2007/R254.pdf.

28  Ce petit livre de Novick fait un peu penser au Discours de la Méthode de René Descartes (1633).

29  C. J. Hitch, Roland N. McKean, The Economics of Defense in the Nuclear Age, Cambridge (Ma.), Harvard University Press, 1960.

30  Jeremy Bentham, Panoptique : mémoire sur un nouveau principe pour construire des maisons d’inspection, et nommément des maisons de force, Paris, Étienne Dumont, 1791 (1780).

31  La principale biographie de Robert Mac Namara reste l’ouvrage de la journaliste Deborah Shapley, Promise and Power: The Life and Times of Robert McNamara, Little Brown and Company, Boston, 1993. Toutefois, compte tenu de la complexité de ce personnage à la fois très public et très secret, lire l’autobiographie Vietnam-centrée qu’il a lui-même publié, peut-être en réplique au livre de Shapley d’ailleurs, en 1995, in Retrospect: the Tragedy and Lessons of Vietnam, me semble hautement conseillé.

32  Jean-Claude Thoenig, L’ère des technocrates. Le cas des Ponts et Chaussées, Paris, Les éditions d’Organisation, 1973.

33  Le politiste Morris Janowitz (1919-1988), grand nom de la sociologie militaire américaine, a été fortement influencé par Harold Lasswell (1902-1978), principal fondateur inter alia des policy sciences (V. Spenlehauer, « L’ancrage de l’évaluation des politiques… », op. cit.). Il partageait avec lui non seulement une grande inquiétude concernant le contrôle démocratique des forces armées américaines (cf. l’article séminal de Harold Lasswell, « The Garrison State », American Journal of Sociology, January, 46, 1941, p. 455‑468) mais aussi la conviction stratégique qu’il vaut mieux, en tant que sociologue, travailler avec l’institution militaire – afin de produire des connaissances détaillées et appropriables par celle-ci – plutôt que d’en dénoncer très publiquement l’immanence à la manière de C. W. Mills (op. cit.). Lasswell tenait d’ailleurs en haute estime le PPBS qu’il considérait comme un bon instrument de civilisation du DoD. L’histoire de la guerre du Vietnam lui a en bonne partie donné tort, comme me l’a fait gentiment remarquer Charles Lindblom lorsque je l’ai interviewé à Yale en avril 2001.

34  M. Janowitz, Sociology and the Military Establishment, New York (NY), Russel Sage, 1959 ; M. Janowitz (ed.), The New Military. Changing Patterns of Organization, New York (NY), Russel Sage, 1964.

35  Robert Mac Namara, Brian VanDeMark, in Retrospect: The Tragedy and Lessons of Vietnam, op. cit.

36  Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.

37In Michèle Perrot (dir.), L’impossible prison, Paris, Le Seuil, 1980, p. 30.

38  Philip Mirowski, Machines Dreams. Economics Becomes a Cyborg Science, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.

39  Theodore Porter, Trust in Numbers. The Pursuit of Objectivity in Science and Public Life, Princeton (NJ), Princeton University Press, 1997.

40  Gunnard Myrdal, An American Dilemma: The Negro Problem and Modern Democracy, New York (NY), Harpers & Brothers, 1944.

41  Peter DeLeon, « Political Events and the Policy Sciences », in Peter Wagner, Carol Hirschon Weiss, Björn Wittrock, Helmutt Wollman (eds), Social Sciences and Modern States, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 86‑109.

42  Philip Selznick, TVA and the Grass Roots. A Study in the Sociology of Formal Organization, Berkeley and Los Angeles (Ca.), University of California Press, 1949.

43  Autre exemple : quand le New York Police Department choisit en bonne intelligence avec la mairie de New York non pas de lutter contre la criminalité à Harlem mais juste de la contenir, il participe à la reproduction de la pauvreté à Harlem.

44  Dans tout ce qui suit, la grande référence est le livre de D. Moynihan, Maximum Feasible Misunderstanding…, op. cit. Moynihan est à l’époque deputy Secretary of Labor et a donc suivi le processus de structuration de la WoP de l’intérieur du gouvernement fédéral et aux premières loges (et parfois sur scène évidemment !). L’autre grande source à consulter et qui porte sur d’autres scènes que l’arène fédérale de la WoP est l’ouvrage collectif dirigé par James Sundquist, On Fighting Poverty, 1969. Pour une fresque historique englobant tout le vingtième siècle tout en étant très bien documentée et analysée se reporter au livre d’Alice O’Connor, Poverty Knowledge. Social Science, Social Policy, and the Poor in Twentieth-Century US History, Princeton (NJ), Princeton University Press, 2001.

45  S.L. Kravitz, « Community Action Programs: Past, Present, Future », in J. L. Sundquist (Ed), On Fighting Poverty, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1969.

46  James Coleman, Equal Educational Opportunity, Harvard (Ma.), Harvard University Press, 1969.

47  Le vote chez les sénateurs et les représentants des États sudistes a été relativement partagé (11/11 ; 60/40), ce qui tend à donner raison à Johnson et Shriver dans leur choix prudent de ne pas mettre les CAPs participatifs au cœur du projet de loi.

48  Comme Philip Selznik, Irving Kristol ou Aaron Wildavsky, Adam Yarmolinsky est issu de la très vivante intelligentsia juive de gauche de New-York de l’après-Seconde Guerre mondiale. Juriste de formation (Harvard, Yale), il fait la guerre en tant que soldat et entame juste après ses études de droit à Yale une brillante carrière administrative à Washington qui l’amène à devenir un des proches conseillers de Mac Namara dès 1961. Son rôle officiel consiste à superviser la modernisation du DoD (mise en place du PPBS), son rôle officieux consistant à entretenir un lien avec la gauche urbaine américaine – il est de notoriété publique qu’il y appartient toujours sans faiblir – de plus en plus hostile à l’engagement militaire américain au Vietnam. Cette mission relativement inconfortable pourrait expliquer son départ du DoD en 1963 pour devenir le sherpa de Shriver. Il est en revanche avéré (interview de lui, citée dans D. Jardini, « Out of the Blue… », op. cit.) qu’Adam Yarmolinsky a été celui qui a porté en premier l’idée d’une « PPBSisation » de la WoP. En mai 1964, les tractations vont bon train au Sénat eu égard au projet de Poverty Bill et une clique de sénateurs sudistes demande la tête de Yarmolinsky en échange de leur vote favorable. Johnson accède à la demande, ce qui met fin à la carrière administrative de Yarmolinsky qui embrasse alors une belle carrière académique (Harvard, University of Maryland, etc.) en tant que professeur de droit et de politiques publiques.

49  L’offensive à demi réussie du Têt au Vietnam fin janvier 1968 avait déjà fortement entamé la confiance que la classe politique américaine avait placée dans le PPBS au Pentagone, cf. Alan Schick, « A Death in the Bureaucracy: the Demise of Federal PPB », Public Administration Review, 33 (2), March/April 1973, p. 146‑156.

50  Amartya Sen, « The Discipline of Cost-Benefit Analysis », Journal of Legal Studies 29 (S2), 2000, p. 931‑952.

51  A. Wildavsky, « Rescuing Policy Analysis… », op. cit.

52  V. Spenlehauer, « L’ancrage de l’évaluation des politiques publiques… », op. cit.

53  Dotées d’une faculté propre et délivrant diplômes de master et de PhD.

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