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Le moment RCB

p. 3-9


Texte intégral

1Ce volume trouve son origine dans un séminaire organisé sous l’égide du Comité pour l’histoire économique et financière de la France (CHEFF), intitulé L’invention de la gestion des finances publiques xixe-xxe siècles, mené au ministère des Finances à Bercy entre 2005 et 2014, et placé à l’époque sous la direction de Philippe Bezes (science politique, CERSA, Paris), Florence Descamps (histoire, EPHE, Paris), Sébastien Kott (droit public, université de Paris-Nanterre) et Lucile Tallineau (droit public, université de Paris-Nanterre). Dans l’esprit de ses responsables scientifiques, les ambitions de ce séminaire étaient au nombre de quatre. Premièrement, après la réalisation au sein du CHEFF de très nombreux travaux d’histoire économique, il était important d’ouvrir un chantier spécifique en histoire des finances publiques et de prendre pour objet de questionnement et d’étude ce qui commençait à être désigné par le terme de « gestion publique ». Deuxièmement, conformément aux grandes intuitions fondatrices du CHEFF, le parti pris était d’adopter une perspective de longue durée – deux siècles – pour analyser la genèse lente des concepts, des instruments, des règles et des textes ainsi que la cristallisation des institutions, tout en pointant les ruptures, les accélérations et le poids de l’aléa historique dans les transformations du système de gestion des finances publiques (changements de régime, crises des institutions, crises économiques et sociales). Troisièmement, le comité de pilotage faisait le pari de croiser les différents regards du droit, de l’histoire et des autres sciences sociales et d’organiser un dialogue pluridisciplinaire sur les finances publiques. Enfin, sous l’aiguillon des questionnements de l’actualité (cf. les changements introduits par la loi organique relative aux lois de finances votée en 2001), l’ambition était de nouer un dialogue entre le passé et le présent autour de l’édification du droit budgétaire et comptable, en partant du point de vue que la démarche historique pouvait éclairer les enjeux du temps présent et contribuer à leur compréhension. Au cœur de la problématique générale du séminaire, se trouvait plus particulièrement la volonté de réexaminer l’opposition fréquemment invoquée du droit et de la gestion1.

2Les Actes de ce séminaire ont été publiés, pour la période 1815‑1914, dans le volume 1, L’invention de la gestion des finances publiques. Élaborations et pratiques du droit budgétaire et comptable au xixe siècle, Paris, IGPDE-Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2010, 580 p., puis pour la période 1914‑1967, dans le volume 2, L’invention de la gestion des finances publiques. Du contrôle de la dépense à la gestion des services publics 1914‑1967, Paris, IGPDE-Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2013, 675 p.

3Le premier volume retrace l’histoire trop peu connue des principes, des règles, des instruments et des pratiques qui ont façonné le droit budgétaire et comptable tout au long du long xixe siècle depuis sa refondation sous la Restauration jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, dans le cadre de l’installation de la démocratie parlementaire et de la République en France. Il en propose une relecture réflexive, éclairée par les préoccupations gestionnaires et managériales qui ont fait jour au tournant du xxe et du xxie siècle au moment de la loi organique relatives aux lois de finances de 2001 (LOLF). Le deuxième volume qui porte sur la gestion des finances publiques dans la période 1914‑1967 analyse la montée en puissance des enjeux de contrôle dans l’entre-deux-guerres puis l’émergence après 1945 de la préoccupation d’efficience et d’efficacité, alors même que l’État libéral hérité du xixe siècle se voit sommé de répondre aux défis posés par deux guerres mondiales, deux occupations ennemies, deux reconstructions, une crise économique sans précédent et des guerres de décolonisation qui ne disent pas leur nom. Centré sur la question du contrôle de la dépense, l’ouvrage analyse comment le système financier public se trouve pris entre une rationalité juridique qui déploie toutes ses potentialités et une rationalité gestionnaire qui élabore ses premiers concepts sous l’influence du modèle de l’entreprise et de l’organisation industrielle du travail.

4La période historique s’étendant de 1967 à la fin des années 1990 était elle aussi en droit de se voir consacrer une publication.

5Mais entretemps, des fruits scientifiques collatéraux sont venus s’intercaler et prolonger les travaux du séminaire dans plusieurs directions. C’est ainsi que dans le cadre des manifestations du Centenaire de la Grande Guerre, plusieurs colloques portant sur les finances de guerre sont venus couvrir une séquence historique qui n’avait pas été traitée dans le détail dans le séminaire Histoire de l’invention de la gestion des finances publiques et qui est apparue a posteriori comme un moment-choc dans l’histoire longue du « système financier » public. Ont ainsi été publiés, toujours aux éditions IGPDE-Comité pour l’histoire économique et financière de la France, trois ouvrages consacrés aux finances publiques en temps de guerre, sous la direction conjointe de Laure Quennouëlle-Corre et nous-même : La mobilisation financière pendant la Grande Guerre. Le front financier, un troisième front, Paris, 2015, 280 p. ; Finances publiques en temps de guerre. Déstabilisation et recomposition des pouvoirs, Paris, 2016, 276 p. et pour finir, Une fiscalité de guerre ? Contraintes, innovations, résistances 1914‑1918, Paris, 2018, 354 p. 

6De son côté Sébastien Kott a développé une thématique de recherche à la lisière de la comptabilité et du droit. Au même titre que le séminaire interrogeait la rencontre entre le droit et le management en finances publiques (gestion publique), la question de la comptabilité comme langage traduisant ces préoccupations s’est imposée. Plusieurs publications en ont résulté : S. Kott, Droit et comptabilité : la spécificité des comptes publics, Paris, Économica, 2017, 507 p. puis co-rédigée avec Jean-Paul Milot une monographie, Les comptes publics : objets et limites, Paris, LGDJ, 2019, 214 p.

7Ces chantiers refermés, en 2018‑2019, le comité éditorial a décidé de reprendre l’histoire de la gestion des finances publiques là où elle avait été suspendue et de publier les travaux du séminaire pour la période allant de 1967 à la fin des années 1990. Or, en cette fin des années 2010, du fait des ondes concentriques produites par l’application duo-décennale de la LOLF (2001) et de l’effet d’écho autant que de miroir suscité par cette loi à l’égard des tentatives de réforme des finances publiques opérées pendant les quarante années antérieures2, la rationalisation des choix budgétaires qui pouvait apparaître comme une simple étape dans une chronologie de réformes administratives ou budgétaires avortées ou empêchées s’est imposée comme objet d’étude à part entière. Saisie à la fois par l’histoire, la sociologie, la science politique, le droit public, la gestion et le mangement public, la RCB a conquis une autonomie et pris une épaisseur pluridisciplinaire qui ont renouvelé l’intérêt des chercheurs et des gestionnaires. Par ailleurs, la littérature « grise » des années 1980, une partie de la littérature académique en sciences sociales, les témoignages des anciens acteurs de la RCB, souvent empreints de nostalgie ou d’amertume, pouvaient laisser à penser que la RCB avait été un échec : un échec pour le ministère des Finances et plus particulièrement pour la direction de la Prévision et ses ingénieurs-économistes, un échec pour un certain mode rationnel de pilotage des politiques publiques, un échec pour la réforme budgétaire et donc pour la direction du Budget, un échec pour la réforme administrative… Forts de la conviction que l’étude des échecs comporte des vertus aussi bien pédagogiques qu’heuristiques, il nous est apparu que cette perception péjorative se devait elle-même d’être interrogée. Enfin, il a été constaté parallèlement qu’aucun bilan rétrospectif ni transversal de la RCB n’avait été récemment tenté, sans doute en raison de la perception négative qui lui restait attachée, de façon nébuleuse.

8Toutes ces considérations ont conduit le comité scientifique du séminaire à décider de consacrer à la rationalisation des choix budgétaires un volume spécifique, Le moment RCB ou le rêve d’un gouvernement rationnel 1962‑1978. L’invention de la gestion des finances publiques (volume 3), dans l’attente d’un éventuel quatrième volume sur la fabrication de la LOLF.

9Le projet éditorial était de réexaminer la RCB avec des yeux neufs, en adoptant trois axes de réflexion : premièrement, revisiter les différents lieux mythologiques de la RCB (l’importation du PPBS américain, les grandes études emblématiques de la direction de la Prévision, le serpent de mer des budgets de programme de la direction du Budget). Deuxièmement, étudier la généalogie de la réforme et son déploiement sur la moyenne durée (1963‑1978), depuis sa genèse multipolaire jusqu’à son effacement progressif de l’agenda politique et administratif au début des années 1980. Troisièmement, analyser les modes d’appropriation dont elle avait pu faire l’objet par les ministères sectoriels et les expériences séminales qu’elle avait pu susciter sur le long terme, le tout en recourant aux sources primaires (archives, littérature « grise »), ainsi qu’aux témoignages rétrospectifs. Cette volonté d’entrer dans le détail des expériences ministérielles a conduit à élargir l’éventail des contributions, afin que le plus grand nombre d’études de cas ministériels puisse être proposé et analysé, sans prétention aucune à l’exhaustivité.

10Le temps est maintenant venu de livrer au lecteur les travaux rassemblés. La structure de l’ouvrage reflète des choix éditoriaux et pédagogiques, tout autant que le mouvement de déploiement de la réforme lui-même. Le livre propose une première partie qui revisite la généalogie de la RCB et ses divers pôles d’inspiration, français et internationaux. La deuxième partie s’attache aux transformations successives de la réforme au niveau gouvernemental et central, aux acteurs qui ont porté explicitement la réforme et assuré sa diffusion, aux enjeux liés au déploiement de la formation ainsi qu’à la réception de la RCB par les acteurs du système financier public (Cour des comptes, Parlement, représentants de la « doctrine » en finances publiques ou des sciences administratives). À cette occasion, la question de la concurrence entre droit et gestion se voit reposée à nouveaux frais et connaît des développements nouveaux, qui trouveront un écho certain auprès des lecteurs contemporains. Une troisième partie, qui occupe près de la moitié de l’ouvrage, entre dans le détail des différentes appropriations et déclinaisons ministérielles de la RCB et s’attache à en distinguer les effets à court, moyen et long terme (acculturation, instrumentalisation, fécondité, déformation ou au contraire dilution, effacement). Enfin, très souvent suggérée par les anciens acteurs de la RCB et très attendue par les responsables gestionnaires, une réflexion conclusive permettra de questionner la filiation (ou non) entre la RCB et l’évaluation des politiques publiques, entre la RCB et le New Public Management et pour finir, entre la RCB et la LOLF de 2001.

11Sans déflorer le contenu de l’ouvrage, plusieurs remarques d’ordre général peuvent introduire l’ensemble des textes. Cinq grandes thématiques, sans prétendre à l’exhaustivité, traversent les différentes contributions qui toutes traitent de l’État, de la « gouvernementalité »3 et de la gestion des administrations publiques.

12La première a trait au pouvoir politique, au pouvoir administratif et de façon générale, aux divers pouvoirs qui s’affrontent au sein de l’appareil d’État : par exemple, la compétition entre le Premier ministre et le ministère des Finances pour le pilotage ou la gestion des administrations centrales ; les tensions entre le ministère des Finances, les ministères sectoriels ou le Plan autour du choix des investissements ou des politiques publiques ; les luttes pour la prise de leadership entre les directions au sein d’un même ministère ou pour la mise en œuvre de la RCB ; la concurrence entre les corps techniques et les « grands » corps administratifs (Cour des comptes, inspection des Finances)… Par ailleurs, le politique ˗ et la politique ˗ affleurent à chaque page, qu’il s’agisse de la crise de Mai 68, de l’affrontement discret d’hommes politiques aspirant à la magistrature suprême, du positionnement et de la personnalité du ministre-décideur, du processus décisionnel, du rôle des cabinets et des « entourages » jusqu’à l’influence du jeune conseiller technique imaginatif et « agile »… Dans cette histoire de la RCB, les individualités, leurs représentations, leurs stratégies et leurs émotions occupent une place importante.

13La deuxième grande thématique a trait au savoir, à l’expertise et à l’utilisation de la rationalité scientifique pour gouverner et administrer. La décision peut-elle et doit-elle être éclairée par la rationalité ? Et quelle rationalité ? Un gouvernement par la science est-il possible ? Et si oui, quelles sciences peuvent-elles être mobilisées ? La RCB, cette utopie technocratique et mathématique du début des années 1960, est un cas historique intéressant où cette question est posée explicitement et publiquement, suscitant l’émergence de nouvelles sciences de gouvernement concurrentes au droit : la statistique, la micro-économie, la naissance des sciences de gestion... Dans cette histoire de la RCB, la circulation – notamment par-delà l’océan atlantique – des idées, des doctrines économiques, des savoirs mathématiques et techniques ou des sciences sociales possède une dynamique propre.

14La troisième thématique est celle des outils et des dispositifs, inventés ou fabriqués par les acteurs administratifs pour l’action publique. La RCB promeut en effet de nouvelles techniques, de nouvelles compétences, depuis le calcul économique jusqu’à l’indicateur du tableau de bord, en passant par l’analyse de système, la comptabilité analytique, le budget de programme, les « techniques modernes de gestion » et les premières expériences informatiques. Elle est ainsi une étape décisive dans la progression de la culture du chiffre au sein de l’appareil d’État au cours de la seconde moitié du xxe siècle, après la mise en place de la comptabilité nationale au MEF et concomitamment à l’expansion de la statistique publique dans l’espace administratif. Elle promeut une nouvelle figure du « technicien », figure bien connue aux Finances depuis les années 1930, qui mute dans les années 1960 en celle « d’expert », et suscite de nouveaux services administratifs dans les administrations centrales (études et recherche, prospective, statistiques, études budgétaires et affaires financières). Dans cette histoire de la RCB, la novation intellectuelle, l’innovation technique et la fabrication de nouveaux outils sont au cœur du changement.

15La quatrième thématique, et ce n’est pas la moindre, est celle de la réforme de l’État, sous plusieurs variantes : la réforme du pilotage des politiques publiques (« l’État-stratège »4), la réforme budgétaire, la réforme administrative, la rénovation de la planification, l’émergence de la gestion, l’invention d’un management public… La question de la coordination gouvernementale, de la transversalité et de l’interministérialité est clairement posée : qui conduit le changement, pourquoi et comment ? Échappant à toute naturalisation et réification, la RCB se dévoile, au fil des contributions, davantage comme un état d’esprit et comme un processus dynamique en- train-de-se-faire que comme un programme conçu et imposé d’en-haut, même si certains de ses promoteurs en ont eu l’ambition. Elle est sinueuse, polymorphe, plastique comme une cire dans les mains de ceux qui s’en saisissent, parfois contradictoire – centralisatrice/déconcentratrice, dirigiste/libérale, mathématique/gestionnaire –, selon les objectifs que se donnent les dirigeants administratifs. Elle pourrait aussi être qualifiée d’auberge espagnole : chaque acteur administratif qui décide de l’adopter y met ce dont il dispose ou au contraire ce dont il a besoin. Ces appropriations à la carte, laissées au bon vouloir des acteurs, produisent nécessairement des résultats hétérogènes, voire imprévisibles (les Finances s’essaient à la sociologie). Mais, en creux d’un mouvement qui s’étire sur une quinzaine d’année, c’est un véritable guide pratique de la réforme de l’État qui se dégage, ou plutôt un guide des erreurs à ne pas faire…

16La dernière thématique est intrinsèquement liée à la précédente. Elle a trait aux temporalités de l’action publique, qu’il s’agisse de séquences de courte durée ou au contraire de mouvements tectoniques à combustion longue. Il y a ainsi le temps de la maturation, le temps de la décision, le temps de l’action, le temps de l’inculturation, le temps de la fructification, le temps de l’ensablement, le temps de l’oubli, parfois le temps de la résurgence… Ces temporalités ne sont pas les mêmes d’un espace administratif à l’autre, d’un corps administratif à l’autre, et ce n’est pas le moindre intérêt de cet ouvrage que d’avoir distingué au sein d’une chronologie générale de la RCB des chronologies sectorielles, à plusieurs échelles et à granularité fine.

Notes de bas de page

1  Pour en savoir plus sur la problématique du séminaire, voir Philippe Bezes, « Pour une histoire de la régulation des finances publiques. Le regard d’un politiste », in Philippe Bezes, Florence Descamps, Sébastien Kott et Lucile Tallineau (dir.), L’invention de la gestion des finances publiques. Élaborations et pratiques du droit budgétaire et comptable au xixe siècle (1815-1914), Paris, IGPDE-Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2010, p. 3‑46 et dans le même volume, L. Tallineau, « Le cadre juridique de la gestion financière de l’État », p. 47‑111.

2  L. Tallineau, « Quarante ans de propositions de réforme de l’ordonnance du 2 janvier 1959 », Revue française de finances publiques, n° 73, 2001, p. 19‑29.

3  Sur le concept de « gouvernementalité », Michel Foucault, 4e leçon donnée au Collège de France, 1er février 1978, introduction au cours Sécurité, territoires, population. Cours au Collège de France 1977-1978, Paris, Gallimard/Seuil, 2004, p. 111‑112.

4  P. Bezes, « La genèse de “l’État stratège” ou l’influence croissante du New Public Management dans la réforme de l’État (1991-1997) » in P. Bezes, Réinventer l’État. Les réformes de l’administration française (1962-2008), Paris Presses universitaires de France, 2009, p. 341‑420.

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