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Réflexion socio-anthropologique sur les notions de qualité et de terroir viticoles dans la filière vin en France

p. 167-180


Texte intégral

1Une lecture attentive de nombreux rapports économiques officiels sur la filière vin et ses perspectives nous a permis de constater que leurs auteurs brandissent toujours l’image de marque de la France, la fameuse et presque immuable « bannière France », sans toutefois vraiment s’interroger sur ses fondements socio-historiques. Il s’ensuit une analyse des dynamiques économiques des vins dits « haut de gamme » quasi uniquement en termes de parts de marché et d’opportunités de croissance. Or, dans un contexte concurrentiel mondial inédit où apparaissent des acteurs audacieux, ambitieux et décomplexés, ne serait-il pas plus judicieux de remettre en question certaines évidences en ce qui concerne l’excellence viticole française ?

2Il s’agira ici d’apporter un regard socio-anthropologique sur l’excellence qualitative du vin français, sur ses conditions sociales, historiques et matérielles d’existence, et sur les modalités de maintien et de renouvellement de cette qualité. Aussi, nous commencerons par prendre de la distance avec le terme « haut de gamme », en privilégiant l’idée d’excellence qualitative. Dans la mesure où l’image de marque et la qualité des vins français sont, comme nous le verrons, indissociables de la notion de terroir, cette dernière constituera notre fil directeur. Quelle réalité le terroir recouvre-t-il ? Comment s’articule-t-il à la notion de qualité ? Et en quoi représente-t-il un atout pour promouvoir l’excellence viticole française ? Notre réflexion s’inspirera de notre double expérience de chercheur en socio-anthropologie appliquée spécialisé dans le monde du vin (AnthropoVino1) et de néo-vigneron à micro échelle (un hectare) dans le Val de Loire. L’anthropologie appliquée, comme son nom l’indique, s’intéresse à la pratique et vise aussi la mise en pratique, ce qui justifiera une analyse sous la forme d’un diagnostic, ainsi que certaines propositions concrètes de la part de l’auteur.

I. L’excellence qualitative

3Traiter le sujet du vin à partir de la problématique de l’excellence qualitative nous paraît être une façon pertinente de répondre à la thématique du présent ouvrage. Ce biais, par la distance qu’il instaure vis-à-vis d’un terme très contemporain et économiquement centré – le « haut de gamme » – permet une réflexion plus fondamentale sur la qualité. Le « haut de gamme », littéralement, désigne un segment de marché (à partir de 15-20 euros la bouteille) auquel correspond une qualité supérieure. La qualité est alors corrélée au prix : plus on monte en gamme, plus on est censé monter en qualité. On associe également un vin (très) « haut de gamme » à l’univers du luxe contemporain. Cet imaginaire résulte de l’influence et de la renommée des grands crus bordelais, bourguignons et champenois notamment, dont les prix sont en général devenus inaccessibles au commun des mortels. De tels vins, assimilés à des produits de luxe, ont une qualité « hors prix » au sens de « hors de prix ».

4Cette appréhension de la qualité du vin en termes de prix reste assez superficielle. D’autant que, comme nous le verrons, le lien entre la qualité et le « haut de gamme » n’est pas toujours évident quand on y regarde de près. Pour aborder la question de l’excellence française en matière de vin et essayer de dégager certaines de ses caractéristiques qui nous serviront de points de référence par la suite, il est judicieux de se référer historiquement à la viticulture aristocratique (noblesse et clergé) du Moyen Âge jusqu’au xviiie siècle, qui a été déterminante dans la constitution des vignobles français tels qu’on les connaît aujourd’hui. Roger Dion, le grand géographe et historien des vignobles français, professeur au Collège de France durant vingt ans à partir de 1948, en rappelant qu’à cette époque « les vins fins étaient réservés pour les nobles et les vins ordinaires pour les manants », souligne au niveau de la production l’opposition entre deux types de viticulture : la « viticulture de qualité des maîtres aristocrates » et la « viticulture simplifiée des petites gens ». Dion2 écrit qu’aussi loin qu’on remonte dans le temps, ce sont « d’irréconciliables ennemies ». Ainsi, le premier point que nous mettrons en évidence, c’est que la viticulture de qualité à cette époque est minoritaire et élitiste, et s’oppose à la viticulture populaire, ordinaire et majoritaire. On peut considérer – nous le verrons plus tard avec la question des appellations d’origine contrôlées (AOC) – le caractère minoritaire et l’élitisme comme deux invariants de l’excellence viticole. Ensuite, il faut voir que la viticulture aristocratique est indissociable de l’artisanat comme savoir-faire technique exceptionnel répondant à une demande extraordinaire. Et les grands artisans de cette viticulture sont les moines, qui assurent la transmission des savoir-faire d’origine romaine en améliorant les techniques vitivinicoles des Anciens. Aussi, dans les grandes régions viticoles, chaque abbaye constitue un pôle majeur. Enfin, comme le rappelle Dion3, la viticulture aristocratique s’oppose à la viticulture populaire par son rapport au prestige. Si la noblesse et le clergé produisent des vins d’une qualité supérieure, c’est parce qu’ils ne rechercheraient pas en premier lieu la rentabilité : « quiconque parmi eux avait un rang, la cultivait pour l’honneur. » Produire son propre vin serait fondamentalement lié à des enjeux de prestige : l’honneur notamment de pouvoir l’offrir généreusement aux rois et aux papes. Ainsi, le vin serait davantage un signe de richesse qu’une source de profit4. Ce qu’il faut à notre sens retenir de ce rapport au prestige, au-delà de sa forme particulièrement discriminante dans ce contexte social et historique, c’est l’idée plus anthropologique du prestige comme valeur extraordinaire, exceptionnelle, que l’on attribue à quelqu’un ou à quelque chose et qui le distingue à ce titre. Les déclinaisons du prestige comme savoir-faire et/ou savoir-être sont infinies, mais elles fonctionnent toutes comme motifs de la distinction sociale – qui revêt elle-même une infinie variété de formes. Boire un vin français de qualité aujourd’hui au xxie siècle ne reste-t-il pas en effet une façon de se distinguer, quelle qu’elle soit ? Et n’est-ce pas en grande partie pour cette raison que l’on trouve nécessaire de « préserver le prestige des vins français » ?

5Nous allons voir que ces caractéristiques fondamentales – qui ne se veulent pas exhaustives – de l’excellence viticole française (élitisme, artisanat et prestige) se trouvent au cœur de la notion de terroir telle qu’elle a été envisagée en 1935 lors de la création des AOC.

II. Terroir, système des AOC et problématique de la qualité

6Il est admis de reconnaître que la spécificité de certains produits d’excellence français par rapport à d’autres est qu’ils restent attachés à ce que l’on appelle en France un « terroir », auquel on attribue l’essentiel de leurs propriétés et de leurs vertus. En l’occurrence, la qualité et l’image de marque des vins français sont indissociables de la notion de terroir. C’est pourquoi les buveurs de vins français associent en général qualité, authenticité et terroir. On peut dire que la viticulture française de qualité se positionne sur le marché international par rapport à la singularité de ses terroirs ancrés dans une histoire millénaire. Notons que la communication autour de vins aussi prestigieux que le petrus ou le romanée-conti se fonde essentiellement sur le critère du terroir.

7Cependant, la notion de terroir prête à de nombreux malentendus. Le mot « terroir » est d’abord difficilement traduisible dans les autres langues (anglais, italien, espagnol…). Il est polysémique autant pour les scientifiques et les experts que pour le grand public, qui finit bien souvent par en avoir une représentation galvaudée. Les débats entre scientifiques autour de sa définition foisonnent5. Si l’on parle de terroir dès le xvie siècle, associé à une problématique agraire comme chez Olivier de Serres, ce sont les géographes qui, au xixe siècle, en ont fait les premiers un usage rigoureux. La notion évolue dans et en dehors de cette discipline. Certains l’utilisent en géographie humaine et physique, d’autres d’un point de vue agronomique et pédologique. La géographie humaine, par la voix de Roger Dion, a contribué à l’intégration du facteur humain (sociétal), si bien que le terroir désigne la combinaison entre milieu local, à la fois géophysique et humain, et savoir-faire, qui donnent ses spécificités à une production, en général alimentaire.

8Il serait vain de prétendre ici donner la bonne définition du terroir. Nous rappellerons simplement qu’en 1935, au moment de la création des AOC, cette notion avait un sens relativement circonscrit6 et pertinent pour promouvoir la qualité des vins français. En effet, l’esprit de la loi de 1935 réside dans la volonté de défendre une viticulture de terroir minoritaire et élitiste en consacrant, d’une part, l’originalité gustative du vin – qui doit autant aux spécificités du sol et du ou des cépages qu’au travail du vigneron – et, d’autre part, sa dimension patrimoniale, c’est-à-dire son histoire et des acquis collectifs qualifiés d’usages locaux, loyaux et constants. Remarquons que c’est par une approche certes savante mais relativement similaire que Dion a abordé dans ses nombreux écrits l’histoire du vignoble français. Pour Dion, un terroir est une fusion de qualité entre des réalités géophysiques et des réalités humaines7. Et il insiste sur ce dernier point. Les terroirs sont déterminés par des facteurs d’ordre humain liés notamment à la géographie administrative, à la géopolitique, aux échanges commerciaux, et tout cela, contrairement aux idées communément partagées, importe souvent plus que la géographie physique. Notre auteur s’est donc efforcé de critiquer les explications naturalistes8 et idéalistes du terroir, c’est-à-dire déconnectées de l’analyse de la qualité de l’intervention humaine. Une telle perspective ne nie pas l’importance et l’influence des propriétés du sol, elle met plutôt en évidence que ce qui constitue un terroir résulte de la conjonction de facteurs humains et géophysiques. Le terroir apparaît ainsi comme une réalité sociale, culturelle et historique complexe, donc dynamique et processuelle, que l’on ne peut pas réifier. À l’instar de la notion de tradition, que l’on instrumentalise souvent de la même façon9 – en la folklorisant, en la naturalisant, en la « patrimonialisant » ou encore en la labellisant –, le terroir n’est pas une réalité figée, mais en mouvement.

9Revenons maintenant au système des AOC qui, depuis 1935, encadre légalement la valorisation des terroirs viticoles français. Les AOC ont été fondées par le sénateur Joseph Capus, qui se fit le porte-parole au Parlement de la viticulture de qualité du début du xxe siècle. Comme le rappelle Patrick Baudouin10, la raison d’être des AOC à leur création est de permettre au consommateur de distinguer les vins de qualité, les vins fins de terroir (minoritaires), des vins de consommation courante (de volume, qui sont majoritaires) ; il s’agit de préserver le prestige et l’image de marque des vins fins de terroir. En effet, « après la reconstitution (post-phylloxérique) des plantations, la viticulture de qualité reprit auprès du Gouvernement ses instances séculaires et obtint d’être protégée contre sa rivale (la viticulture de volume) par une arme d’un style nouveau11 », celle que va d’abord lui donner la législation sur les appellations d’origine des vins en 1905, puis celle plus restrictive de la législation des AOC en 1935, où chacun des éléments de la production (sol, cépages, méthodes de culture) a été défini et imposé aux producteurs en vue d’obtenir toute la qualité requise par l’appellation, l’objectif étant de réduire de 70 % les volumes d’appellation produits12 et de ne couvrir seulement que 10 à 15 % du vignoble français13.

III. « Typicité » et standardisation

10Joseph Capus, dans son ouvrage Les fondements de l’appellation d’origine des vins fins, publié par l’Inao en 1947, associe « appellation d’origine » à originalité, authenticité et qualité. Ainsi, pour le fondateur des AOC, « origine » signifie « original », ce « qui ne ressemble à rien d’autre14 ». Aujourd’hui, quatre-vingt-cinq ans plus tard, on constate qu’« origine » est associée à « typique ». La « typicité », par un glissement sémantique, est devenue le critère sélectif des vins de qualité. Les instances habilitées au sein de chaque AOC à donner droit à l’appellation15, notamment après une dégustation d’agrément, ont intégré ce critère. « Typicité » est un néologisme qui date de 1980, entré dans le dictionnaire en 199316. Les décideurs de la filière vin ont pensé dans les années 1990 qu’une « typicité » représentative de l’AOC pouvait constituer un point positif dans un nouveau contexte concurrentiel pour fidéliser le consommateur. La « typicité » induisait une identité forte (associée à l’histoire des vins français et à leurs terroirs uniques) facilement repérable. Si la stratégie se comprend aisément, on peut cependant faire remarquer que la « typicité » s’oppose à l’« originalité ». La « typicité » exprime certes l’idée de particularité, mais dans la mesure où elle englobe d’autres particularités : si la « typicité » des vins d’une région se distingue de telle autre, en revanche, tous les vins d’une même région sont censés converger vers un même profil gustatif. Or l’idée d’« originalité » tend vers l’unique ; c’est la particularité au sens fort du terme.

11Au-delà du fait que l’on a assisté à un renversement de valeurs sans base réglementaire17, on observe aujourd’hui une dérive des vins d’AOC sur le terrain concurrentiel des vins standardisés. Ce phénomène est à mettre en relation avec un changement de nature des AOC à partir des années 1970, consécutif aux extensions abusives de leurs délimitations, à l’explosion des rendements et aux interventions techniques lourdes en agronomie ainsi qu’en œnologie. En effet, il faut bien voir qu’avant 1970, les vignerons labouraient, les désherbants n’existant pas, et que les engrais chimiques de synthèse faisaient tout juste leur apparition. De plus, les techniques modernes et les intrants œnologiques que l’on utilise aujourd’hui n’existaient pas non plus. La détermination des critères d’expression du terroir pouvait donc se réduire à une délimitation parcellaire rigoureuse, à des rendements limités, à un degré d’alcool obtenu naturellement et à l’emploi de cépages déterminés. Les facteurs agissant sur le caractère et la qualité du vin étaient limités et les pratiques vigneronnes relativement homogènes dans chaque région. Il n’était donc pas fondamental de définir et d’encadrer ce que l’on appelle aujourd’hui l’itinéraire technique de production (c’est-à-dire toutes les étapes de production qui vont de la culture de la vigne à la mise en bouteille) conforme à l’AOC. Après 1970, toutes les techniques vitivinicoles qui sont apparues ont engendré des incidences sur le sol, sur la plante, sur le fruit et, logiquement, sur le vin. Cependant, les cahiers des charges des AOC n’ont pas suivi l’évolution et le bouleversement des pratiques. Ils ne sont par conséquent plus adaptés à la situation actuelle. Et en l’absence de législation permettant de définir le cadre de production d’un vin de terroir, il est difficile d’établir un lien effectif aujourd’hui entre AOC et terroir. Un vin d’AOC n’est plus synonyme de vin d’excellence comme cela pouvait être le cas en 1935.

12Le passage de « l’originalité » (principe de distinction) à la « typicité » (principe de similitude) a donc normalisé et intensifié un nivellement des usages de production et des circuits de distribution du vin18. La logique du goût consensuel pour un marché de masse entre alors en contradiction avec la logique de l’excellence. Privilégier ce qui est conforme, ce qui ressemble à un modèle prédéfini, annihile l’innovation et l’expression de la singularité. Il semble pourtant aller de soi que le respect des grands terroirs exige le respect de l’expression de leur identité dans sa variabilité multiple : variabilité du terroir (au sens géophysique) au sein même de l’appellation, variabilité du millésime et variabilité due à la personnalité du vigneron. On peut mettre en relation cette contradiction avec une analyse du philosophe Gilles Lipovetsky19 concernant l’univers du luxe et l’hédonisme consumériste – pour autant que l’on puisse à titre heuristique établir un lien entre l’excellence qualitative du vin et l’univers du luxe. Selon Lipovetsky, l’hyper-modernité a fait tomber les inhibitions populaires relatives aux biens de luxe. Le marché du luxe est devenu pluriel (accessible, semi-accessible et inaccessible) et l’industrie du luxe cherche à être présente sur ces trois segments de marché. Il résulte de cette démocratisation du luxe une contradiction : avec le luxe accessible, l’audace et l’originalité sont sacrifiées afin de plaire au plus grand nombre et de limiter les risques industriels. Autrement dit, une forme de luxe se standardise.

13Force est de constater en tout cas que la notion de « typicité » est ancrée dans les esprits et que tous les acteurs de la filière vin la reprennent à leur compte sans jamais la remettre en question. Beaucoup de vignerons qui veulent défendre la viticulture de terroir avec les meilleures intentions l’associent à l’idée d’« identité » – en véhiculant ainsi l’aporie de l’essentialisme identitaire qui participe de la logique réifiante du terroir évoquée précédemment. Pourtant, il se pourrait qu’une telle notion, devenue « paradigmatique », empêche la viticulture française de proposer au marché mondial de plus en plus concurrentiel d’« authentiques » vins de terroir.

IV. Qualité technique contre qualité du terroir

14En suivant le fil directeur du terroir, nous aimerions maintenant faire une distinction entre deux types de qualité : une liée au terroir, dont il a été question jusqu’ici, et une autre liée à la technique, que nous allons maintenant aborder. Pour cela, nous mettrons en relation deux phénomènes concomitants qui ont émergé dans les années 1960-1970 : premièrement l’avènement de la technologie et de la science modernes dans la filière vin, et deuxièmement la naturalisation délibérée, donc stratégique, de la notion de terroir de la part des décideurs de la filière.

15À partir des années 1960-1970, les techniques et les outils modernes sont apparus. Une rationalité industrielle s’est peu à peu imposée, qui a fini par concerner tous les segments de gamme de la filière. Dans ces conditions, un grand nombre d’acteurs du vin ont été amenés à entretenir un rapport instrumental avec leur vignoble, considéré d’abord comme un appareil productif. On peut parler d’une prise de pouvoir des vins de volume dans les AOC. En effet, la modernisation ayant permis de maximiser progressivement le rapport quantité/qualité, pour faire face à l’évolution du marché mondial et de la concurrence, les AOC ont été instrumentalisées dans une logique de profit. Le problème majeur d’un tel processus à long terme est que l’on est arrivé aujourd’hui à une situation dans laquelle les vins ont tendance à se ressembler, à converger vers un même modèle20, y compris dans le segment dit « haut de gamme ». Ce sont des « vins techniques », c’est-à-dire des vins dont la qualité est déterminée et assurée par les techniques et les outils modernes de la rationalité industrielle. Car cette dernière est moins l’ennemie de la qualité que de l’originalité (critère de l’excellence qualitative). Rappelons que les vins californiens, élaborés à l’échelle « industrielle », concurrencent les grands crus bordelais (qui leur ont servi de modèle) et les dépassent même souvent lors de dégustations internationales à l’aveugle. Les Californiens misent sur la qualité technique de la vinification et de l’élevage en minimisant l’idée de terroir de la vieille Europe.

16Pour une mise en perspective historique, on peut faire remarquer qu’une forme de standardisation du goût liée à une technologie vinicole mise au point pour satisfaire un marché international ne date pas d’aujourd’hui. Par exemple, le commerce hollandais a contribué au xviie siècle à l’adoption de techniques nouvelles qui ont amené la viticulture bordelaise à élaborer des vins amples, tanniques, capables de se conserver et destinés à se vendre sur le marché anglais (pour la haute société londonienne) sous le nom de New French Claret21. Mais la spécificité de notre époque par rapport aux siècles précédents est que l’œnologie moderne, grâce à ses moyens techniques et à ses connaissances, a permis de faire de cette adaptation au marché une loi. Les vins « techniques » rendent ainsi possible la production d’un marché « haut de gamme » standardisé. La rationalité industrielle, au fond, dans la mesure où elle vise une production en série quasi illimitée, implique la standardisation. En cela, elle s’oppose au savoir-faire artisanal dans son principe même puisqu’elle impose à l’homme le rythme et les normes de la machine. Or l’artisan est celui qui a la capacité de faire évoluer sa technique et ses outils pour confectionner des produits toujours uniques.

17Il se trouve que dans le même temps, depuis une trentaine d’années, comme l’a bien montré Patrick Baudouin22, le mot terroir semble avoir été plus que jamais naturalisé, de plus en plus délié de l’analyse de la qualité de l’intervention humaine et de ses conséquences. « Terroir » est devenu un terme magique, incantatoire, réduit dans l’imaginaire à une réalité géophysique qui se suffit à elle-même. Corrélativement, la hiérarchie des terroirs est aussi naturalisée, ce qui d’un point de vue commercial est à la fois judicieux et risqué, voire compromettant : judicieux parce que la qualité exceptionnelle et la supériorité d’un terroir deviennent indiscutables, quasiment inscrites dans la nature des choses ; risqué s’il est possible d’établir par l’observation ou l’expérimentation un écart entre l’exceptionnelle qualité prétendue du terroir et la réalité « du terrain ».

V. La lisibilité de l’excellence en question

18Si l’on considère le terroir – dans l’esprit initial des AOC et au sens défini antérieurement sur la base des travaux de Roger Dion – comme l’axe de l’excellence qualitative française en matière de vin, la question de la lisibilité des vins d’AOC dans un marché globalisé de plus en plus lointain ne devrait en principe pas se poser. Différentes études (comme celle de FranceAgriMer en 2014) ont en effet montré que le système des AOC est un facteur de compétitivité significatif uniquement pour les vins dits « haut de gamme ». Le problème fondamental nous semble-t-il, dans l’état actuel des choses, hormis le fait que le système des AOC mériterait d’être réformé23 afin d’être plus restrictif, c’est que contrairement à ce que présupposent la plupart des analyses contemporaines, l’existence de la qualité « authentique » comme critère distinctif des AOC est loin d’être évidente, y compris dans le très haut de gamme. Il suffit par exemple d’évoquer l’affaire de la prestigieuse parcelle du Clos du Mesnil de la maison Krug en Champagne, recouverte de résidus plastiques bleus (compost urbain censé fertiliser le sol), ou encore, dans le Bordelais, le scandale de la pollution aux pesticides, pour constater un décalage flagrant entre l’image de marque prétendue et la qualité « réelle » – c’est-à-dire observable sur le terrain et en mesure d’être attestée par un cahier des charges strict de mise en valeur du terroir (inexistant à l’heure actuelle) – ; sans parler des pratiques productivistes largement tolérées : traitements intensifs, machines à vendanger, chaptalisation, myriades d’intrants œnologiques…

19À une époque où la filière vin semble dominée par une logique de la marque (Champagne et Bordeaux sont des marques) – on parle couramment de la filière vin comme d’un pilier de la « marque France » –, le terroir devient un produit marketing. La survalorisation de l’image par le marketing et la communication pourrait en partie expliquer l’écart – souligné plus haut – entre l’image de marque et la réalité du terroir. Le storytelling privilégie l’image à la réalité matérielle, quand par ailleurs la production artisanale n’est plus forcément aujourd’hui l’indispensable source de légitimation24 de l’excellence, comme cela a longtemps pu être le cas.

20Cette disjonction entre l’image et la réalité est problématique, car la France se trouve aujourd’hui exposée à une concurrence décomplexée qui dénigre les rentiers et les tenants de la qualité du grand vin fondée sur les caractéristiques pédologiques et microclimatiques des vignobles. Aux yeux de la plupart des vignerons du Nouveau Monde, le terroir serait un prétexte protectionniste barrant la route à la reconnaissance de leurs meilleurs vins et de leurs efforts en matière de vinification et d’élevage. Cette concurrence, en général, met en avant le cépage plutôt que le terroir. La notion de cépage, en faisant clairement référence à un produit de la culture (le cépage est une variété de raisin domestiqué par l’homme), offre de surcroît au consommateur une certaine transparence : elle ne permet pas de naturaliser la qualité comme il est possible de le faire en mobilisant l’imaginaire du terroir. Faisons enfin remarquer que la concurrence se joue aussi sur le terrain du terroir (au sens géophysique du terme, qui est couramment partagé) et que la France, une fois que l’on a démystifié la naturalisation et la mythologie des terroirs, n’a pas le monopole des terroirs d’excellence. Il suffit pour s’en convaincre d’observer l’émergence de vignobles à travers le monde : aux États-Unis dans l’Oregon, au Chili, en Afrique du Sud, en Australie…

VI. Un renouvellement des attentes et des critères de la qualité

21Dans le contexte concurrentiel actuel, on peut s’interroger sur la pertinence des stratégies de communication qui mettent en récit l’excellence du terroir en se coupant de sa réalité sociale et matérielle. D’autant plus que la consommation de vin semble s’orienter vers un rapport à la qualité et à l’authenticité à la fois plus concret et plus éthique. De nombreuses études montrent que les consommateurs à travers le monde (aux États-Unis, au Canada, au Japon, en Australie, etc., ainsi qu’en Europe), sans forcément être indifférents aux étiquettes prestigieuses et à leur magie, ont aujourd’hui une approche décomplexée du vin, moins figée et moins ostentatoire. Ils sont également demandeurs de nouveautés et de produits originaux25. De plus, l’arrivée d’un public plus jeune (entre 30 et 40 ans) et moins conformiste bouleverse les codes : les vins plus chers ne le font pas forcément rêver, la correspondance entre le prix et la qualité n’étant plus systématique. Et à l’heure du numérique et des réseaux sociaux, avec les applications spécialisées, les multiples outils et modalités de communication qu’offre l’Internet, les consommateurs disposent d’une plus grande liberté et autonomie pour apprécier et évaluer la qualité des vins, indépendamment de l’expertise officielle et attitrée (système de labellisation, presse spécialisée…).

22Décomplexées, moins conformistes et plus autonomes, les nouvelles générations de buveurs de vin sont affectées par une problématique du « mieux-vivre » : « Désormais, ce qui importe, ce n’est plus de défier l’autre, mais de se faire plaisir pour soi. La jouissance est intérieure et c’est le grand virage de l’hyper-modernité. […] Il s’agit moins de montrer aux autres que de jouir en privé de biens que l’on aime pour leur rêve26. » Ce « mieux-vivre » inclut naturellement les nouveaux enjeux écologiques (environnement, climat). De plus en plus de consommateurs veulent des produits de qualité, « propres », respectueux de l’environnement et des hommes. D’une certaine façon, le vin, fruit de la vigne et de la terre, est investi par les préoccupations environnementales. La question économique s’articule alors à la question écologique. Et force est de constater que les rapports officiels de la filière vin font désormais référence à la transition écologique en souhaitant une viticulture plus durable27. Les nouvelles attentes sociétales et environnementales des consommateurs sont donc d’ores et déjà considérées comme un facteur déterminant dans la recherche de compétitivité. Nous assistons de toute évidence à une mutation axiologique. Il est vraisemblable qu’aujourd’hui déjà, et surtout à l’avenir, même si cela n’exclut en aucun cas les logiques de distinction sociale (pour nuancer l’analyse de Lipovetsky), un vin de qualité est et sera un vin qui participe de cette nouvelle sensibilité. La production de haute qualité devra nécessairement tenir compte des exigences éthiques de respect de l’environnement. Gilles Lipovetsky parle, en ce qui concerne l’univers du luxe, d’une dynamique émergente, le « luxe respectable28 », qui intègre l’exigence écologique et agence des produits et des services destinés non à apporter des jouissances « pour la montre », mais des « expériences » esthétiques de haute qualité.

23On peut voir, à notre sens, l’engouement29 pour les vins bios, biodynamiques et « nature » comme un signe de cette mutation. Un grand nombre de ces vins « à haute valeur environnementale ajoutée » et respectueux du terroir présentent en effet tous les attributs de l’excellence qualitative, comme l’originalité, la créativité, l’exclusivité, un marché de niche et un dynamisme fort à l’export. Un cas intéressant, qui mériterait d’être étudié plus en profondeur et qui illustre vraisemblablement l’émergence de cette nouvelle tendance, est celui du Japon. D’un côté, ce dernier a été responsable de la hausse des cours du marché des vins de Bordeaux un peu avant les années 2000 – le Japon étant un grand consommateur de vin comme produit de luxe –, et d’un autre côté, il représente l’un des plus grands importateurs de vins bios et naturels au monde (50 % des vins consommés aujourd’hui au Japon sont bios).

Conclusion

24Au regard des résultats et des rapports économiques de la filière, le succès des vins français resterait pour l’instant incontestable. La France bénéficierait toujours de son image de marque associée à la qualité et au prestige. Les grands vins porteraient encore toute la filière à l’étranger, en valeur, mais aussi en termes d’image30. Cependant, on peut d’abord faire remarquer que ce type d’analyse en termes de parts de marché concerne essentiellement les vins de Bordeaux, de Bourgogne et de Champagne. Beaucoup de vins de terroir de qualité ne sont pas concernés. Il y a certes une réalité économique globale qu’il ne s’agit pas de dénier, mais l’analyse économique quantitative néglige en général la dimension qualitative. Si l’on part de la question de l’excellence qualitative du vin, de ses conditions sociales et matérielles de production, et que l’on accepte de remettre en question une notoriété tenue pour acquise, ainsi que les représentations mythologiques et essentialistes du terroir, on peut se demander si l’image de marque de ce que l’on appelle les « grands vins » n’est pas en partie factice. Les bons résultats du segment « haut de gamme » ne reposent-ils pas en effet sur un malentendu ? Ce qui marche économiquement, en particulier à l’export, ce sont les marques comme Bordeaux et Champagne. Le système des AOC et le lien entre haut de gamme, AOC et terroir sont devenus quant à eux illisibles. Pourtant, en principe, les grands vins français sont intrinsèquement des vins de terroir ; du moins, ils ont cette prétention et se présentent comme tels.

25Avec une tendance à la standardisation du goût et de la qualité des vins depuis une quarantaine d’années environ, la capacité de la viticulture française à garder et à gagner le marché des vins dits « de terroir » – si tant est que cela corresponde à la stratégie de la filière – n’est-elle pas menacée ? Il faut en effet savoir que les concurrents espagnols, italiens et ceux du Nouveau Monde n’ont pas lésiné sur leurs efforts pour rattraper les grands crus et les vins de qualité français. Ce rattrapage s’est réalisé à des prix beaucoup plus compétitifs, expliquant la perte de parts de marché à l’export pour les vins français. Face à une telle situation, il serait judicieux – si l’on veut sauvegarder la part de rêve du vin français à long terme – de jouer la carte du terroir en renouvelant une culture vigneronne de l’excellence. Dans un contexte de standardisation mondialisé, le terroir, appréhendé comme patrimoine vivant (et non pas comme patrimoine figé, immuable et instrumentalisable à l’envi), constitue une variable changeante et un puissant levier pour se distinguer de ses concurrents. Dans cette perspective, il s’agirait, en premier lieu, de privilégier la reconnaissance de la diversité qualitative plutôt que de rechercher la « typicité » des terroirs et, en second lieu, de prendre conscience que l’offre de vin de qualité à l’avenir devra correspondre à une consommation occasionnelle de plaisir soucieuse des questions environnementales.

Notes de bas de page

1 Nous avons créé en 2018 AnthropoVino, l’anthropologie appliquée au service des acteurs du monde du vin.

2 Roger Dion, « Querelle des Anciens et des Modernes sur les facteurs de la qualité des vins », Les Annales de géographie, tome 61, n° 328, 1952.

3 Ibid.

4 Si Dion paraît opposer ici le prestige au profit, il rappelle régulièrement aussi que le développement des vignobles de qualité aurait été inconcevable sans débouchés commerciaux. De sorte que le commerce a toujours joué un rôle déterminant dans la production de vin de qualité.

5 Éric Rouvellac, « Le terroir, essai d’une réflexion géographique à travers la viticulture », manuscrit inédit pour le dossier d’habilitation à diriger des recherches, géographie, sous la direction de Hélène Velasco-Graciet et de Philippe Allée, université de Limoges, 2013. https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00933444/document

6 Créé en 1936, l’Institut national des appellations d’origine (Inao) – aujourd’hui dénommé Institut national de l’origine et de la qualité –, instaura la notion de « terroir » en cohérence avec la détermination du cahier des charges des appellations.

7 R. Dion, « Querelle des Anciens… », art. cité.

8 Notons que l’opposition entre « nature » et « culture » est symptomatique en Occident de notre vision « naturaliste » du monde (Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des sciences humaines, 2005). Par parenthèse, dans notre vie de vigneron, il nous arrive également – par habitude langagière – de dire par exemple qu’« Il n’y a rien de naturel dans la vigne et dans le vin », ou encore, à l’inverse, que « C’est quand même la nature qui décide ! » Dans l’un et l’autre cas, nous reprenons à notre compte cette opposition entre nature et culture.

9 À une époque où le marketing et la communication revalorisent, voire magnifient le terroir, devenu gage de qualité face au productivisme et au consumérisme de masse.

10 Patrick Baudouin, « Hold-up aux AOC. Proposition de bilan de la stratégie éthique de J. Capus », 2007, www.patrick-baudouin.com.

11 R. Dion, Le paysage et la vigne…, op. cit.

12 Patrick Baudouin, « Roger Dion, de Joseph Capus à René Renou », communication du colloque Roger Dion, cinquantenaire de l’Histoire de la vigne et du vin, Paris, 29-31 janvier 2009, organisé par la Société de géographie.

13 Les Girondins ont participé activement à l’élaboration de cette législation afin de sortir d’une crise liée aux fraudes et à la baisse des prix. Les AOC représentent 97 % de la production bordelaise.

14 Patrick Baudouin, « AOC : originalité ou typicité ? », Revue des œnologues, n° 102, 2003, p. 1-2.

15 De telles instances n’existaient pas à l’origine.

16 Jean Salette, « La typicité », Revue des œnologues, n° 85, 1997, p. 11-13.

17 Catherine Laporte, « Réflexions sur le cadre règlementaire des AOC viti-vinicoles », Dijon, Inra-Enesad, 1999.

18 P. Baudouin, « AOC : originalité… », art. cité.

19 Gilles Lipovetsky, « Du luxe ostentatoire aux luxes émotionnels », propos recueillis par Jean Watin-Augouard, Revue des marques, n° 53, janvier 2006.

20 François Caribassa, Qu’est-ce que boire ?, Paris, Éd. Menu Fretin, 2017.

21 Ibid.

22 P. Baudouin, « Hold-up aux AOC… », art. cité.

23 Ibid. Notons que les pratiques viticulturales et œnologiques obligatoires ainsi que le système de certification officiel des AOC et des indications géographiques protégées instaurent des monopoles « intellectuels » qui favorisent la protection des acteurs déjà en place au détriment de l’innovation et de l’originalité. Laurent Pahpy, « Comment rétablir la compétitivité de la viticulture française. Les propositions de l’Iref », Rapport, Institut de recherches économiques et fiscales (Iref), 15 novembre 2017.

24 Juliette Passebois-Ducros, Jean-François Trinquecoste et Frédéric Pichon, « Stratégies d’artification dans le domaine du luxe. Le cas des vins de prestige », Décisions Marketing, n° 80, octobre-décembre 2015, p. 109-124.

25 L. Pahpy, op. cit.

26 G. Lipovetsky, « Du luxe ostentatoire… », art. cité.

27 Jean-Marie Barillère et Jérôme Despey, « États généraux de l’alimentation. Plan de la filière vin (synthèse) », Comité national des interprofessions des vins à appellation d’origine, 2018.

28 G. Lipovetsky, « Du luxe ostentatoire… », art. cité.

29 Les vins bios représentent actuellement 3,7 % de la consommation totale de vin tranquille et l’on mise sur une croissance de 13,3 % entre 2017 et 2022, cf. l’étude de FranceAgriMer, « Prospective filière française des vins biologiques », 2017, p. 25-30. En ce qui concerne le segment des vins supérieurs à 15 euros la bouteille, il faut sans doute revoir cette prévision à la hausse.

30 Les grands crus bordelais représentent 4 % de la production de l’appellation en volume, mais 20 % en valeur. Cf. le rapport du Conseil interprofessionnel des vins de Bordeaux, « Dossier de presse. Bilan 2019 et stratégie 2020 », mars 2020.

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