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Noblesse oblige ! Les entreprises familiales, acteurs majeurs du secteur du luxe

p. 155-166


Texte intégral

1Sur le marché mondial du luxe, la France occupe incontestablement la place de leader. Le pays détient 47 % des parts du marché1 et, en 2019, quatre entreprises françaises figurent dans le « top 12 » du palmarès des cent plus grandes entreprises de luxe du monde élaboré par le cabinet d’audit et de conseil Deloitte2. Ces quatre entreprises sont LVMH (1re), Kering (5e), L’Oréal (6e) et Hermès Paris (11e). À elles quatre, elles totalisent près d’un quart (24,3 %) des ventes mondiales du secteur du luxe.

2Mais si cette position de leader mondial des entreprises françaises sur le marché du luxe est connue et reconnue, il est en revanche une donnée qui n’est pas relevée dans la littérature : ces entreprises du luxe sont aussi, pour la quasi-totalité d’entre elles, des entreprises familiales. L’absence de référence à cette caractéristique dans la littérature sur le luxe tient certainement à la difficulté de cerner les contours de la notion d’entreprise familiale. En effet, définies comme des entreprises composées d’au moins deux membres de la même famille qui les contrôlent3, elles regroupent des entités très hétérogènes, allant de la plus grosse entreprise du monde, le géant américain de la grande distribution Walmart, à la petite boulangerie de village, tenue par deux époux. Or cette réalité va parfois à l’encontre de l’esprit du grand public, qui peut avoir autant de difficultés à se détacher de l’image d’Épinal de l’entreprise familiale nécessairement TPE ou PME, qu’à associer deux types d’organisations aussi différentes au sein d’une même catégorie générique.

3Pourtant, si l’on observe les quatre entreprises françaises leaders du marché du luxe citées précédemment, toutes répondent sans ambiguïté à la définition de l’entreprise familiale.

4LVMH4, d’abord, appartient à la famille Arnault. Tandis que l’Autorité des marchés financiers (AMF) parle du « Groupe familial Arnault », Bernard Arnault lui-même rappelle régulièrement dans ses discours et interviews que LVMH est une entreprise familiale5. En effet, dans les années 1970, Bernard Arnault reprend l’entreprise familiale de bâtiment et travaux publics créée par son père (Férinel) et décide de la vendre pour pouvoir acheter un groupe en faillite qui lui semble prometteur, le groupe Boussac, détenteur de la marque Christian Dior6. Il redresse l’entreprise, se sert des bénéfices pour acheter des actions LVMH, de plus en plus d’actions, jusqu’à en devenir en 1989 l’actionnaire majoritaire. Il a aujourd’hui cinq enfants issus de deux mariages différents, les quatre premiers travaillant dans l’entreprise à des postes stratégiques et le dernier encore étudiant, tous détenant des parts du Groupe familial Arnault. L’entreprise familiale est donc caractérisée.

5Il en est de même pour Kering, deuxième entreprise française du classement, détenue à 41 % par la famille Pinault. Le père de François Pinault est un marchand de bois, d’origine paysanne, qui crée une petite scierie dans les années 1940 dans les Côtes-d’Armor. Lorsque son père part en retraite, François Pinault reprend la scierie familiale et la développe pour en faire une grande entreprise du secteur du bois. Les bénéfices lui permettent de se diversifier en rachetant d’autres entreprises, notamment Printemps puis La Redoute dans les années 1990. Il investit ensuite dans des marques de luxe comme Yves Saint Laurent et Gucci dans les années 2000. Son fils, François-Henri Pinault, reprend l’entreprise en 2005 et la rebaptise Kering en 2013. Là encore, le modèle dynastique familial est donc sans conteste à l’œuvre.

6La troisième entreprise française du classement, L’Oréal, est aussi une entreprise familiale, détenue à plus de 33 % par la famille Bettencourt. Elle est fondée en 1909 par le chimiste Eugène Schueller, inventeur des teintures pour cheveux. À son départ en retraite, Eugène Schueller confie l’entreprise à sa fille unique, Liliane Bettencourt. Elle-même n’aura aussi qu’une fille unique, Françoise Bettencourt, qui détient aujourd’hui avec ses enfants 33 % des parts du groupe.

7Enfin, Hermès est la dernière entreprise française faisant partie du « top 12 » des plus grandes entreprises de luxe du monde. La société est détenue par le groupe familial Hermès. Elle est créée en 1837 par Thierry Hermès qui, après avoir fait son apprentissage chez un artisan sellier-harnacheur, fonde sa propre petite manufacture de harnais et de selles. L’entreprise est ensuite transmise de génération en génération jusqu’à aujourd’hui où la sixième génération officie. Le capital est détenu à 75 % par la famille Hermès et les générations successives ont toutes revendiqué haut et fort leur attachement au caractère familial de l’entreprise, quitte à refuser des offres mirobolantes d’investisseurs extérieurs à la famille et à contrer des offres publiques d’achat hostiles, la plus célèbre d’entre elles restant celle de LVMH.

8Les entreprises françaises qui tiennent le haut du classement dans le secteur du luxe sont donc toutes des entreprises familiales. Mais il en est de même pour les entreprises étrangères de l’étude et pour bon nombre de plus petites entreprises du secteur n’y figurant pas.

9Du côté des étrangers, les groupes Estée Lauder et Richemont arrivent respectivement en deuxième et troisième places du palmarès. Ce sont tous les deux des groupes familiaux. Estée Lauder crée en 1946, avec son mari Joseph Lauder, cette marque éponyme. Elle élabore avec l’aide de son oncle chimiste des produits de soins destinés aux femmes. Son petit-fils est actuellement le président du conseil d’administration de la compagnie et la famille Lauder possède plus de 90 % des parts de vote. Le groupe Richemont est quant à lui une entreprise familiale suisse qui détient, entre autres, les marques Cartier7 et Jaeger-LeCoultre8, elles-mêmes entreprises familiales sur plusieurs générations. Finalement, sur les douze premières entreprises du classement, dix sont des entreprises familiales9.

10Du côté des plus petites entreprises qui n’apparaissent pas dans l’étude Deloitte, il est possible d’énumérer les marques de luxe les plus connues et de constater qu’elles sont aussi, pour la quasi-totalité d’entre elles, des entreprises familiales. Breitling appartient à la famille Schneider depuis 1979, Chopard à la famille Scheufele depuis 1963, Swarovski à la famille du même nom depuis cent vingt-cinq ans, Prada à la famille éponyme depuis trois générations, Chanel à la famille Wertheimer et Porsche à la famille du fondateur Ferdinand Porsche depuis quatre générations.

11À partir de ces constats, une question de recherche apparaît : pourquoi les entreprises leaders du marché du luxe, et plus largement les entreprises du secteur du luxe, sont-elles si fréquemment des entreprises familiales ? Quels sont les facteurs explicatifs de cette forte convergence entre entreprises du luxe et entreprises familiales ?

12Cette convergence s’étend d’ailleurs jusqu’à la dénomination même de ces entreprises qui, les unes comme les autres, se font appeler « maison ». La page d’accueil du site LVMH, par exemple, ne parle pas des 75 marques du groupe, mais des 75 maisons du groupe10. Le site de Kering parle aussi dans sa rubrique « Talent » des différentes « maisons » du groupe Kering. D’ailleurs, lorsqu’en 2013 François-Henri Pinault rebaptise le groupe familial en l’appelant « Kering », il explique que c’est une allusion aux racines bretonnes de sa famille, car « ker » signifie « maison » en breton. Sur le site de Richemont, la volonté du recours à l’appellation « maison » est encore plus frappante puisqu’alors que les pages sont rédigées en langue anglaise, non seulement le mot « maison » est employé pour qualifier l’entreprise, mais il est de surcroît le seul terme à être conservé en français11. Il faut parler bien sûr aussi, pour ne citer que les plus connues, de la maison Dior, de la maison Hermès ou de la maison Chanel. Du côté des entreprises familiales, le qualificatif de « maison » est aussi très largement employé. Il est vrai que ces entreprises étaient autrefois, et sont encore pour certaines, situées dans la demeure familiale, et que le vocabulaire domestique semble s’imposer naturellement, du simple fait de la présence de la famille. Ainsi, la marque de boulangerie Paul, entreprise familiale créée par les époux Holder, arbore fièrement sur ses devantures noires l’inscription en lettres dorées : « Maison fondée en 1889 ».

13Selon le Dictionnaire de l’Académie française, la maison est non seulement le lieu d’habitation de la famille mais aussi, dans un sens plus large, « une institution, une école, un lieu où se transmettent des traditions et des savoirs ». L’emploi revendiqué du terme « maison » est donc hautement porteur de sens et donne des éléments de réponse quant aux similitudes constatées. D’abord, l’acception institutionnelle du terme « maison » renvoie à l’importance, dans les entreprises du luxe comme dans les entreprises familiales, de la transmission de traditions et d’un savoir-faire de qualité (I). Ensuite, l’acception domestique témoigne d’une atmosphère singulière – d’un « je-ne-sais-quoi » de particulier, aurait dit Montesquieu12 – propre au foyer familial et qui semble dans une certaine mesure transposée aussi bien dans les entreprises du luxe que dans leurs homologues familiales (II).

I. Les entreprises du luxe comme les entreprises familiales se caractérisent par la transmission de traditions et d’un savoir‑faire de qualité

14Dans son ouvrage sur les entreprises du luxe, Danielle Alérès rappelle qu’historiquement les marques de luxe étaient des marques artisanales qui « se transmettaient de père en fils, l’appartenance familiale étant le garant du respect des traditions13 ». Originellement déjà, concernant la transmission de traditions et d’un savoir-faire de qualité, l’analogie entre entreprises du luxe (A) et entreprises familiales (B) pouvait donc être constatée.

A. L’importance de la transmission de traditions et d’un savoir‑faire de qualité dans les entreprises du luxe

15Aujourd’hui, la plupart des grandes entreprises du luxe sont devenues des multinationales, mais elles mettent pourtant un point d’honneur à conserver une production artisanale, garante du respect des traditions. Chez Hermès par exemple, le directeur général explique : « Ces métiers sont essentiels. Ils sont au cœur de la maison née de l’artisanat. Aujourd’hui, la taille de l’entreprise et le nombre de produits ont changé, mais la méthode de travail reste la même.
La main de l’artisan est toujours là14. » Le talent des artisans qu’elles embauchent est effectivement leur vrai avantage concurrentiel, leur capital le plus précieux, garantissant la haute qualité qu’elles revendiquent et justifiant à la fois leur positionnement sur le marché du luxe et les prix de vente afférents. Et Olivier Mellerio d’affirmer : « Si les grandes marques françaises de luxe […] exercent aujourd’hui un leadership incontesté au niveau mondial, c’est aussi parce qu’elles ont su s’adosser à un patrimoine historique15. »

16C’est effectivement un savoir-faire traditionnel qui est recherché, pour tanner le cuir, broder les robes ou coudre les chaussures. Il se transmet en interne, tel un passage de relais sacré de génération en génération. Les champs lexicaux utilisés dans la communication des groupes de luxe ne laissent d’ailleurs aucune place au doute. Le site LVMH parle de « préservation » de savoir-faire « séculaire », de « fantastique héritage », d’un « héritage unique », d’une « intemporalité », de « patrimoine extraordinaire à protéger », dans le but de satisfaire « un souci constant de qualité », d’« offrir des produits d’exception » et de « garantir l’excellence ». Lorsque le savoir-faire n’est pas disponible en interne, les grandes entreprises du luxe n’hésitent pas à racheter, en les sauvant d’ailleurs souvent, de petites entreprises artisanales centenaires excellant dans leur domaine. La maison Chanel a par exemple repris des brodeurs (Lesage et Montex), un bottier (Massaro), un gantier (maison Causse), un parurier (Desrues), un parurier floral (maison Guillet), un plumassier (Lemarié), un chapelier (Michel) et un orfèvre (Goosens). En 1995, la maison Hermès a quant à elle acheté l’historique Compagnie des cristalleries de Saint-Louis, plus ancienne cristallerie de France, fondée en 1586.

17L’innovation n’est pas pour autant laissée pour compte. Elle intervient en soutien et en valorisation de la tradition. Le meilleur du passé et le meilleur de l’avenir cohabitent harmonieusement. Le processus créatif est ici « un subtil dosage entre tradition et modernité, qui fait tendre vers l’intemporalité16 ». Ainsi, le site de LVMH parle de « maisons, parfois séculaires, tournées vers l’avenir » et se dit « fier de leurs racines mais résolument tourné vers l’avenir ». La démarche est aussi illustrée par Hermès confiant le design de certains de ses produits au disruptif Jean-Paul Gaultier. L’innovation peut aussi se faire de manière plus incrémentale avec un tailleur Chanel réinterprété chaque saison, ou des sacs Kelly et Birkin d’Hermès proposés en de nouvelles couleurs et/ou matières.

18En outre, pour assurer cette excellence et perpétuer les traditions, les artisans doivent disposer de matières premières de la meilleure qualité. Les risques d’aléas qualitatifs sont donc fréquemment contrés encore plus en amont, avec une stratégie d’intégration qui va au-delà du rachat d’ateliers artisanaux et remonte jusqu’à la production des matières premières. Par exemple, pour la marque Loro Piana, marque de vêtements en cachemire appartenant au groupe LVMH, Bernard Arnault achète les terres péruviennes où vit une espèce rare de petits lamas, les vigognes, donnant la laine la plus pure et la plus douce qui soit pour la production du cachemire (sauvant au passage l’espèce qui était en voie de disparition).

19Les grandes maisons du luxe perpétuent donc des savoir-faire ancestraux, s’appuient sur cet héritage, associé à l’innovation de pointe, pour proposer des produits d’exception, et revendiquent cette transmission de l’excellence.

B. L’importance de la transmission de traditions et d’un savoir‑faire de qualité dans les entreprises familiales

20Dans les entreprises familiales, la transmission est aussi au cœur de tous les processus. Selon le baromètre 2017 du cabinet Deloitte, « 76 % des dirigeants d’entreprises familiales déclarent que, dans l’idéal, ils souhaiteraient que ce soit un membre de leur famille qui reprenne l’entreprise, afin de maintenir le caractère familial de l’entreprise ». L’entreprise familiale se fonde avant tout sur une idée de transmission de génération en génération et de perpétuation de tradition, certains auteurs en faisant même une condition sine qua non de l’appellation « entreprise familiale »17.

21Mais, au-delà de la continuation des traditions, c’est aussi, comme dans les entreprises du luxe, la transmission d’un savoir-faire de qualité qui est en jeu. Ici, davantage que dans les entreprises non familiales18, l’exigence de qualité se fait sentir. La recherche de l’excellence tient bien sûr à la préservation d’un avantage compétitif décisif sur le long terme, mais aussi à la préservation d’une image de marque immaculée. En effet, la réputation de la famille dépend de la réputation de l’entreprise19. Dans ces conditions, les membres de la famille mettent instinctivement un point d’honneur à ce qu’elle soit irréprochable. Chaque produit qui sort de l’entreprise construit l’image de la famille. La culture d’entreprise est ici avant tout une culture familiale de l’excellence. Les membres de la famille sont les héritiers d’une entreprise, mais aussi, et surtout, d’une tradition qu’ils se doivent de transmettre et de perpétuer dignement. L’identification famille/entreprise est automatique, aussi bien aux yeux de la famille qu’aux yeux du public. Elle génère un sentiment de devoir et une exigence de qualité décuplée, car l’honneur est au centre des préoccupations des dynasties familiales20. La recherche d’une image positive ou de la préservation de la réputation de l’entreprise et de la famille a même été identifiée par plusieurs auteurs21, comme l’un des objectifs premiers des entrepreneurs familiaux, au même titre que les objectifs économiques. Et le phénomène est d’autant plus prégnant que la marque est éponyme. D’ailleurs, dans la Grèce antique, les artisans n’apposaient leur nom sur leurs créations que s’ils lui associaient une certaine qualité. La signature d’un sculpteur, d’un architecte ou d’un tailleur n’était « jamais une marque de fabrique, mais le signe d’une excellence revendiquée22 ».

22Ainsi, dans les entreprises familiales comme dans les entreprises du luxe, l’exigence d’une qualité irréprochable est primordiale ; l’objectif semble d’ailleurs atteint, puisque les études académiques présentent régulièrement les entreprises familiales comme ayant une meilleure image que les entreprises non familiales23 et comme étant les bons élèves de la responsabilité sociétale des entreprises, le caractère familial de l’entreprise ayant une influence positive sur son niveau de responsabilité sociale24.

II. Les entreprises de luxe comme les entreprises familiales se caractérisent par un « je‑ne‑sais‑quoi » de particulier

23Le « je-ne-sais-quoi » de Montesquieu25 désigne « un charme […], une grâce naturelle, qu’on n’a pu définir ». Empreint d’émotionnel, de subtil, d’irrationnel et de volupté, il se révèle difficilement caractérisable, tout en étant ce qui caractérise principalement l’objet concerné, ce qui le différencie des autres. Substantif philosophique, il pourrait trouver son pendant économique dans la stratégie de différenciation choisie par de nombreuses entreprises du secteur du luxe (A), comme dans la notion de « familiness » propre aux entreprises familiales (B).

A. L’importance du « je‑ne‑sais‑quoi » de particulier dans les entreprises du luxe

24Un retour à la sémantique des termes « luxe » et « haut de gamme » permet de mettre en lumière l’essence du « je-ne-sais-quoi » de particulier dans les entreprises du luxe. Le « haut de gamme » est un terme marketing qui désigne un segment de marché, une catégorie de produits caractérisés par une qualité et un prix élevés. Il s’oppose au « moyen de gamme » et au « bas de gamme ». Il s’agit du secteur de l’offre (d’une entreprise ou d’un marché) où la qualité est la plus haute. Le « haut de gamme » repose donc sur des critères rationnels de définition. Renault, par exemple, est une marque qui propose des modèles « haut de gamme », mais qui n’est pas pour autant considérée comme une marque de luxe.

25Le luxe, lui, fait appel à toute une palette de critères irrationnels de définition. Il est certes défini par la très haute qualité, mais il est bien plus que cela. Il est aussi, si l’on se réfère aux champs lexicaux de la littérature sur le sujet, du désir, du plaisir, de l’expérience, de l’émotion, du rêve, du glamour, de l’exception, de l’imaginaire, de la volupté, du sensuel, de l’art, de la poésie, de la beauté, de l’élégance, de l’esthétisme, du prestige, de la rareté26, de la passion, de l’amour, etc. Sur le marché du luxe, la transaction matérielle se double d’une transaction émotionnelle, symbolique et psychologique, ce qui fait dire à Lucien Bouis27 que « le luxe ne s’explique pas, il se vit » et à Yves Saint Laurent : « Je ne suis pas un couturier, je suis un fabricant de bonheur. »

26Or, ce « petit plus », ce « je-ne-sais-quoi » de différent qui caractérise les entreprises du luxe caractérise aussi les entreprises familiales.

B. L’importance du « je‑ne‑sais‑quoi » de particulier dans les entreprises familiales

27L’appartenance à une même famille ne se réduit pas, surtout dans l’entreprise familiale, à des liens de sang ou d’alliance. Elle se traduit aussi par des liens émotionnels qui induisent un « esprit de famille28 ». Cet « esprit », insufflé par la famille à l’entreprise qu’elle dirige, est tellement caractéristique des entreprises familiales que les chercheurs sur le sujet lui ont donné un nom : il s’agit du « familiness » dans la littérature anglo-saxonne et du « familiarisme » dans la littérature française. Le premier est défini comme un bouquet idiosyncrasique de ressources et de compétences résultant de la présence de la famille dans l’entreprise et procurant à l’entreprise un avantage concurrentiel29. Le second est « le chevauchement fructueux des deux capitaux sociaux de l’entreprise familiale, à savoir celui de la famille et celui de l’entreprise, comme pouvant être à l’origine du nombre des avantages concurrentiels communément attribués aux entreprises familiales30 ».

28Là encore, comme dans le domaine du luxe, les déterminants objectifs (lien de parenté) se doublent donc de déterminants subjectifs pour donner toute sa substance et toute sa particularité à l’entreprise. Et là encore, le « je-ne-sais-quoi » de particulier fait partie de l’ADN de l’entreprise et déteint par conséquent sur son fonctionnement quotidien. Dans l’entreprise familiale, cet esprit particulier se traduit par exemple par un phénomène d’assimilation entreprise/famille. Ainsi, Axel Dumas, gérant d’Hermès et descendant du fondateur de l’entreprise, affirme : « Hermès est une famille, mais la première famille d’Hermès sont ses employés31. » Quant à Bernard Arnault, il estime que :

LVMH « est un groupe familial. Donc, quand on entre dans ce groupe, on n’entre pas dans une société anonyme. On entre dans un groupe dans lequel on connaît les gens et dans lequel les gens sont là pour longtemps. Moi je suis à sa tête depuis 1989. Vous avez, en entrant dans ce groupe, en face de vous, des visages, des personnes, des relations. Ce n’est pas comme quand vous entrez dans une grande affaire où le conseil d’administration est composé de gens qui en général connaissent l’affaire d’assez loin et ne sont pas tellement impliqués et où les dirigeants peuvent changer du jour au lendemain sans qu’on sache exactement pourquoi32. »

Conclusion

29Les caractéristiques principales des entreprises du luxe et des entreprises familiales se confondent donc largement. Ces valeurs communes participent aussi certainement à leur réussite économique. Les entreprises du luxe comme les entreprises familiales sont celles qui ont le mieux résisté à la crise financière de 2008. Aujourd’hui encore, elles tiennent le haut des classements financiers. Le secteur du luxe est le premier secteur exportateur de France, avec un solde commercial de 20 à 30 milliards d’euros chaque année, soit plus que l’aéronautique. Pour les entreprises familiales, le Crédit suisse vient de publier un rapport qui constate que, pour tous les facteurs de performance examinés (croissance du chiffre d’affaires, rentabilité…), les groupes familiaux surclassent leurs pairs non familiaux33.

30Quant à l’avenir, il semble aussi prospère et radieux, pour les entreprises du luxe comme pour les entreprises familiales. En effet, elles s’inscrivent parfaitement dans la volonté contemporaine de retour aux sources, de retour aux productions locales dans une société extrêmement mondialisée, de retour à l’humain dans une société du tout-virtuel, au geste et au talent de l’artisan dans une société où la majeure partie de la production est robotisée, aux unités de temps long dans une société qui a largement basculé dans l’immédiateté et dans une course effrénée à la productivité, aux produits faits pour durer, pour se transmettre de génération en génération, dans une société du tout jetable, de l’obsolescence en général et de l’obsolescence programmée. Pour le gérant d’Hermès, « tout produit Hermès, et particulièrement les sacs qui durent et se transmettent, revêt une valeur patrimoniale […]. Nous sommes une maison de transmission, et je suis toujours touché quand une femme rapporte le sac de sa grand-mère pour le faire réparer. Il y a dans nos objets cette notion de souvenirs34. »

31Finalement, aussi bien pour les entreprises du luxe que pour les entreprises familiales, ce sont sûrement ces notions de temps long, de passage de relais, de transmission de valeurs, d’un patrimoine, d’une histoire, qui font toute leur richesse ; leur richesse financière, certes, mais aussi, et surtout, leur richesse émotionnelle, la plus belle des richesses.

Notes de bas de page

1  Danielle Allérès (dir.), Luxe… Métiers et management atypiques, Paris, Economica, 2006.

2  Classement « Global Powers of Luxury Goods 2019 » réalisé par le cabinet d’audit et de conseil Deloitte.

3  Le contrôle s’exerce généralement par la détention de tout ou partie du capital et par l’occupation de postes stratégiques. Voir les contributions suivantes : Gérard Hirigoyen, « Contribution à la connaissance des comportements financiers des moyennes entreprises industrielles familiales », doctorat d’État, sciences de gestion, sous la direction de Jean Mérigot, université de Bordeaux, 1984 ; Ivan Lansberg, Edith L. Perrow et Sharon Rogolsky, « Family Business as an Emerging Field », Family Business Review, vol. 1, n° 1, 1988, p. 1-8 ; Thierry Poulain-Rehm, « Qu’est-ce qu’une entreprise familiale ? Réflexions théoriques et prescriptions empiriques », Revue des sciences de gestion, vol. 3, n° 219, 2006, p. 77‑88.

4  Louis Vuitton Moët Hennessy.

5  Voir par exemple sa conférence donnée à l’École polytechnique le 14 mars 2017 : www.youtube.com/watch?v=cw4Muqtd-78&t=2483s.

6  L’anecdote veut que, discutant avec un chauffeur de taxi américain lors d’un voyage à New York, Bernard Arnault s’aperçut que le chauffeur ne connaissait pas le nom du président de la République française, mais que le seul nom français qu’il pouvait citer était « Christian Dior ». Il prit alors toute la mesure du rayonnement international du luxe à la française et en conclut que cette marque, bien qu’appartenant à un groupe en faillite, présentait un potentiel plus que prometteur.

7  La marque Cartier fut fondée à Paris en 1847 par Louis-François Cartier et est restée sous le contrôle de la famille jusqu’en 1964.

8  La marque Jaeger-LeCoultre appartient à la famille LeCoultre depuis 1833.

9  Le classement est le suivant : 1. LVMH (entreprise familiale, famille Arnault) ; 2. Estée Lauder (entreprise familiale, famille Lauder) ; 3. Richemont (entreprise familiale, famille Rupert) ; 4. Luxottica (entreprise familiale italienne de lunettes, qui détient notamment la marque Ray-Ban, famille Del Verchio) ; 5. Kering (entreprise familiale, famille Pinault) ; 6. L’Oréal (entreprise familiale, famille Bettencourt) ; 7. Swatch (entreprise familiale suisse d’horlogerie, famille Hayek) ; 8. Ralph Lauren (entreprise non familiale) ; 9. PVH (entreprise américaine de vêtements, qui détient notamment Calvin Klein, entreprise non familiale) ; 10. Chow Tai Fook (entreprise familiale chinoise de joaillerie, famille Chow-Cheng) ; 11. Hermès (entreprise familiale, famille Hermès) ; 12. Rolex (entreprise familiale, famille Wilsdorf).

10  Le recours à ce vocable est d’ailleurs d’autant plus significatif que le mot est toujours écrit avec une majuscule, comme pour caractériser sa solennité.

11  On peut par exemple lire sur le site : « Our Maisons™ encompass several of the most prestigious names in the luxury industry » (« Nos Maisons comprennent plusieurs des noms les plus prestigieux de l’industrie du luxe. », trad. de l’éditeur).

12  Charles-Louis de Montesquieu, Essai sur le goût dans les choses de la nature et de l’art, Paris, 1757, rééd. Paris, Gallimard, 2010.

13  D. Allérès (dir.), op. cit., p. 13.

14  « Le luxe affiche son savoir-faire », Le Monde, 14 décembre 2012.

15  Olivier Mellerio, préface dans D. Allérès (dir.), op. cit.

16  Frédéric Thibault, « Création et design, ou l’innovation dans l’univers du luxe », dans D. Allérès (dir.), op. cit., p. 15.

17  Voir par exemple Reginald A. Litz, « The Family Business: Towards Definitional Clarity », Proceedings of the Academy of Management, n° 1, 1995, p. 100‑114 ; Gérard Hirigoyen, « Concilier finance et management dans les entreprises familiales », Revue française de gestion, vol. 8-9, n° 198‑199, 2009, p. 393‑411.

18  Sharon M. Danes, Johnben Teik-Cheok Loy et Kathryn Stafford, « Business Planning Practices of Family-Owned Firms within a Quality Framework », Journal of Small Business Management, vol. 46, n° 3, 2008, p. 395‑421 ; Thomas M. Zellweger, Robert S. Nason, Mattias Nordqvist et Candida G. Brush, « Why Do Family Firms Strive for Nonfinancial Goals? An Organizational Identity Perspective », Entrepreneurship: Theory and Practice, vol. 37, n° 2, 2013, p. 229‑248 ; David L. Deephouse et Peter Jaskiewicz, « Do Family Firms Have Better Reputations Than Non-Family Firms? An Integration of Socioemotional Wealth and Social Identity Theories », Journal of Management Studies, vol. 50, n° 3, 2013, p. 337‑360 ; Thomas M. Zellweger, Frank W. Kellermanns, Kimberly A. Eddleston et Esra Memili, « Building a Family Firm Image: How Family Firms Capitalize on Their Family Ties », Journal of Family Business Strategy, vol. 3, n° 4, 2012, p. 239‑250 ; Martina Sageder, Christine Duller et Christine Mitter, « Reputation of Family Firms from a Customer Perspective », International Journal of Business Research, vol. 15, n° 2, 2015, p. 13‑24.

19  Joern H. Block, « Family Management, Family Ownership, and Downsizing: Evidence from S&P 500 Firms », Family Business Review, vol. 23, n° 2, 2010, p. 109‑130 ; Marjorie J. Cooper, Nancy Bowman Upton et Samuel L. Seaman, « Customer Relationship Management: A Comparative Analysis of Family and Nonfamily Business Practices », Journal of Small Business Management, vol. 43, n° 3, 2005, p. 242‑256.

20  Voir Philippe d’Iribarne, La logique de l’honneur. Gestion des entreprises et traditions nationales, Paris, Seuil, 1989.

21  Pascual Berrone, Cristina Cruz, Luis R. Gómez-Mejía et Martin Larraza-Kintana, « Socioemotional Wealth and Corporate Responses to Institutional Pressures: Do Family-Controlled Firms Pollute Less? », Administrative Science Quaterly, vol. 55, n° 1, 2010, p. 82‑113 ; D. L. Deephouse et P. Jaskiewicz, « Do Family Firms Have Better Reputations Than Non-Family Firms?… », art. cité.

22  Bernard Holtzmann et Alain Pasquier, Histoire de l’art antique. L’art grec, Paris, Réunion des musées nationaux, coll. Petits Manuels de l’École du Louvre, 1998, p. 28.

23  D. L. Deephouse et P. Jaskiewicz, « Do Family Firms Have Better Reputations Than Non-Family Firms?… », art. cité.

24  John B. Bingham, W. Gibb Dyer Jr, Isaac Smith et Gregory L. Adams, « A Stakeholder Identity Orientation Approach to Corporate Social Performance in Family Firms », Journal of Business Ethics, vol. 99, n° 4, 2011, p. 565‑585.

25  C.-L. de Montesquieu, op. cit.

26  En accord avec son positionnement sur le secteur du luxe et sa stratégie de différenciation, Hermès a par exemple arrêté la fabrication d’un sac besace en toile qui connaissait un trop grand succès. La parcimonie de la distribution est aussi un critère essentiel de la reconnaissance d’une marque de luxe.

27  Lucien Bouis, « Luxe et communication publicitaire », dans D. Allérès (dir.), op. cit.

28  Amélie Villéger, « Contribution à la connaissance de la gouvernance copreneuriale dans l’entreprise familiale », doctorat, sciences de gestion, sous la direction de Gérard Hirigoyen, université de Bordeaux, 2016.

29  Timothy G. Habbershon et Mary L. Williams, « A Resource-Based Framework for Assessing the Strategic Advantages of Family Firms », Family Business Review, vol. 12, n° 1, 1999, p. 1‑-25.

30  Jean-Luc Arrègle, Rodolphe Durand et Philippe Very, « Origines du capital social et avantages concurrentiels des firmes familiales », M@n@gement, vol. 7, n° 2, 2004, p. 13‑36.

31  Axel Dumas, « Les mardis de l’Essec », La Tribune, 11 février 2019.

32  Bernard Arnault, conférence à l’École Polytechnique, 14 mars 2017, op. cit.

33  Alain Chaigneau, « Bourse : les sept entreprises familiales françaises qui rapportent le plus », Le Revenu, 11 septembre 2018.

34  Hélène Guillaume, « Hermès met en lumière tous ses savoir-faire », Le Figaro, 17 novembre 2016.

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