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Quelques pistes pour conclure

p. 369-370


Texte intégral

1Fraude, frontières et territoires mêlent les actions et les acteurs qui défient les autorités et leurs représentants chargés du contrôle, de la répression et de l’encadrement des espaces géographiques spécifiques. La thématique met en lumière à la fois le processus d’appropriation de l’espace frontalier par ses habitants et ses usagers et celui de la construction de cet espace par les pouvoirs comme le résultat de négociations avec les marges. L’analyse de la fraude offre un éclairage pluriel des espaces, des lieux, des conjonctures et des rapports de force économiques et politiques qui contribuent à la formation des communautés puis des États modernes. Transgression, elle suppose la norme et le règlement, mais aussi la présence de règles, de structures de contrôle et d’expertise, ainsi que la diffusion et la connaissance de ces normes par des « autorités » reconnues. Construction, elle suppose un accord, une convention sur ce qui est toléré et tolérable, admis ou rejeté par le plus grand nombre, ou bien par une minorité dominante. À la charnière du banditisme et du politique, la fraude participe à la construction des communautés et des pouvoirs. Jouant des silences juridiques des États modernes, elle pousse à renforcer la loi. Les textes de cet ouvrage montrent la richesse de l’analyse des territoires de la fraude et particulièrement des frontières. Exhibant des sources inédites sur la répression (le registre de Montaran du xviiie siècle, les sources d’entreprises et les procès du xxe siècle), ils incitent aussi à s’interroger sur ce que les sources ne nous disent pas, la nature des motivations des acteurs par exemple, pour approfondir les recherches. Ces textes soulignent le jeu déterminant des groupes de pression, identifiant ainsi plusieurs échelles de pouvoir (le Grand Escarton depuis 1343 dans le Queyras, « les tentacules des trafiquants » espagnols du xviiie siècle, les lobbys parlementaires et les intérêts agricoles de la Troisième République, ou encore le poids de municipalités belges dans la définition de règlements contre la falsification alimentaire). Ils révèlent le poids de la conjoncture, des disettes, des crises économiques ou de la guerre et de l’occupation pour expliquer que les acteurs franchissent la ligne jaune, qu’ils déploient des stratégies de survie et renforcent la criminalité économique du pauvre. Ces textes soulignent aussi la diversité de ces acteurs ; ils pointent la présence d’un entrepreneuriat féminin ou le rôle des veuves, invitant à penser l’illicite comme un ensemble de pratiques des sociétés de frontières, comme une forme de sociabilité, comme un moyen de s’insérer dans le marché ou de lutter contre les barricades fiscales. Ils analysent aussi les relations entre la fraude, qui contredit la législation nationale, et les interventions de l’État, qui définit la frontière, mettant la fraude au croisement des dynamiques locales et nationales du pouvoir et au cœur de la formation des communautés. L’échelle est aussi internationale : la construction du droit maritime, la définition de la propriété intellectuelle et les trafics d’armes s’établissent, eux, à l’échelle du monde.

2Le croisement des échelles d’analyse ouvert par le sujet est l’un des apports de l’ouvrage. D’autres apports concernent les acteurs : celui ou ceux qui sont punis et ceux qui contrôlent et qui punissent ; les autorités politiques et de leur position face à la fraude ; les marchandises ou des produits concernés, dont le périmètre résulte des normes, de la réglementation, des frontières, des fermes ou régies, du monopole public qui créent la fraude ; les lieux de la fraude et la topographie qui dessinent une géographie de la fraude, bornée ou non par des frontières, ses moments, le poids des guerres ou les périodes de répressions et de blocus par exemple.

3Traitant de la période la plus contemporaine ou bien d’époques bien plus anciennes, certains textes font ressortir les transformations récentes de la fraude qui, en bien des points, transgresse les frontières. Les cas de fraude fiscale et de blanchiment à grande échelle qui ont été récemment placés sur le devant de la scène médiatique posent de nouvelles questions. Celles du secret des affaires ou des lanceurs d’alertes ouvrent ainsi de nouvelles perspectives de recherche sur les territoires de l’illicite.

4Restent bien des zones d’ombre, toutefois, dans cet aperçu des relations entre fraudes, frontières et territoires. Les professions du chiffre, les complicités des juristes, des experts-comptables seraient ainsi à étudier plus en détail. La fraude sociale – qui est aussi ancienne que les frontières et que le jeu des employeurs sur les différences de salaires, de taxe et d’aide sociale – est également à étudier en amont de la construction européenne, qui la renforce actuellement. Dans le cas des travailleurs détachés, ce type de fraude est rendu plus délicat à pourchasser par les frontières nationales. Les pratiques de la fraude à la TVA, qui est actuellement massive, ainsi que leurs antériorités – la TVA étant la lointaine héritière des droits indirects – seraient aussi à étudier dans une perspective historique. La rapidité des transactions internationales et la fraude sociale ou la fraude à la TVA pénalisent en effet les personnes immobiles attachées à un territoire. Elle influe ainsi de façon très inégalitaire sur la répartition des richesses sans que les États puissent intervenir isolément. La fraude et sa limitation supposent plus que jamais une réaction concertée à l’échelle mondiale, que l’approche des liens entre fraude, frontières et territoires par les sciences humaines et sociales, sur un large spectre chronologique, doit continuer à éclairer.

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