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Les territoires de la fraude et de sa répression à la fin du XVIIIe siècle : les trafics de grains à la frontière

p. 17-37


Texte intégral

1Il est notoire que la contrebande a constitué un phénomène massif aux frontières, qu’il s’agisse de limites intérieures séparant deux provinces présentant des régimes fiscaux distincts, de lignes de démarcation entre deux souverainetés limitrophes ou de façades maritimes1. Si l’on ne considère que les confins du royaume de France, la contrebande prospère allégrement en tirant profit de la présence d’enclaves territoriales2, du relief accidenté de certaines frontières, et des effectifs insuffisants d’employés préposés à la répression au regard du grand nombre de points de passage.

2L’historiographie a abondamment traité de la fraude fiscale en violation des droits exigibles sur le tabac et le sel notamment3, et de la contrebande sur certaines marchandises prohibées, telles que les toiles peintes et les livres4. Le commerce d’exportation des grains, qui a aussi alimenté des trafics illégaux à plus ou moins grande échelle, reste beaucoup moins étudié5. L’historiographie s’est principalement attachée, en étudiant la réglementation en matière de commerce des grains et les expériences de libéralisation au xviiie siècle, à saisir les enjeux politiques de la question de subsistances à une période où les grains constituent la base de l’alimentation6. C’est principalement à travers les dispositions de la police des grains, censées prévenir toute une série de comportements frauduleux, que les historiens ont été conduits à s’intéresser aux dissimulations commises par les producteurs et aux trafics opérés par les marchands. La fraude transfrontalière en matière de commerce de grains reste quant à elle une question peu étudiée depuis le livre de Georges Afanassiev7. Patrick Cerisier y consacre quelques pages de sa thèse, notamment pour montrer la surveillance particulière dont faisait l’objet le port franc de Dunkerque, qui bénéficiait d’une exemption de droits pour les grains étrangers importés8. Cette fraude tend à s’amplifier au moment des crises frumentaires, et en fonction de la rareté relative de telle ou telle céréale et de la conjoncture des prix de part et d’autre de la frontière9. La conjoncture de ces trafics est aussi largement liée aux législations étrangères en matière d’exportation. Dans le cas de Genève, Fabrice Brandli et Marco Cicchini ont montré que la contrebande sur le blé et ses dérivés (la farine et le pain) représentait le quart des procédures ouvertes entre 1700 et 1792, derrière le sel et surtout le tabac10. Christine Piraux constate quant à elle une relative stabilité de la fraude sur les grains au cours du xviiie siècle dans les Pays-Bas autrichiens, à l’exception de deux poussées intervenant respectivement en 1740 et 177011.

3Deux types d’approches ont été privilégiés dans l’historiographie qui traite de la fraude transfrontalière et de sa répression. La première correspond à une étude localisée à une frontière donnée ; c’est le cas notamment des travaux d’André Ferrer sur les trafics qui prospèrent en Franche-Comté, et de ceux de Jean Clinquart sur le contrôle territorial et la surveillance du terrain exercés par les agents de la Ferme générale en Hainaut12. La seconde démarche, adoptée récemment par Mickael Kwass, intègre la dimension spatiale de manière résolument différente en cherchant à articuler à travers la figure de Louis Mandrin les échanges mondialisés de certains produits et les circuits locaux de la contrebande13. Si le commerce transfrontalier des grains ne se prête pas à un tel jeu d’échelles dans la mesure où il s’opère sur des distances relativement limitées, l’objectif de cet article est de montrer comment la répression de la fraude, loin de se cantonner aux frontières, engage une pluralité et une complexité d’échelles d’intervention de l’État, et combine des territorialités différentes qui ressortent d’échelles d’action et de rapports à l’espace complexes.

4Cette étude s’appuiera très largement sur l’exploitation d’un registre, tenu par l’intendant du commerce chargé de « la correspondance relative aux subsistances », Jean-Jacques-Maurille Michau de Montaran, chargé en 1776 par le nouveau directeur général des finances, Jacques Necker, du détail des subsistances ; à partir de 1779, il se voit confier aussi la gestion de la caisse abondée par les droits payés pour l’exportation des grains et produits des saisies14. Ce registre comprend 1 042 notices relatives à la répression ou à la prévention de la fraude commise entre septembre 1780 et juin 1785 aux frontières du royaume de commerce d’exportation des grains sur toutes les frontières du royaume15. Il reste cependant impossible de déterminer s’il s’agit d’un relevé exhaustif des procédures engagées à la suite de saisies opérées aux frontières. Ce document, s’il concerne principalement le suivi administratif de poursuites engagées pour fraude, contient aussi le résumé d’une dizaine de mémoires adressés à la Ferme générale en réponse à des demandes de renseignements. L’essentiel du registre est cependant constitué par les procès-verbaux recensés de façon relativement normalisée :

  • le numéro du dossier (une même affaire peut donner lieu à plusieurs numéros avec renvoi aux numéros antérieurs concernant la même procédure) ;

  • l’indication du bureau auquel sont attachés les employés qui ont dressé le procès-verbal ;

  • la date de la saisie (le lieu de la contravention n’est en revanche pas indiqué) ;

  • la quantité de grains passée en fraude ;

  • les moyens de transport utilisés ;

  • l’identité des contrevenants et leur domicile (quand ces informations sont connues) ;

  • le détail de la procédure.

5Dans la marge de droite est indiquée la décision (de poursuivre, de transiger ou d’abandonner) datée et signée par Michau de Montaran (DeM). Une mention postérieure précise la date à laquelle l’affaire est terminée. Dans la marge de gauche est signalé le compte sur lequel ont été portées les sommes perçues ou à percevoir (« rapporté sur le compte … de telle année »). Ces différentes annotations se révèlent très précieuses pour étudier la procédure dans le temps. L’index nominatif des contrevenants placé en fin de registre devait permettre de faciliter le suivi de ces affaires. Si ce document constitue le socle de cet article, les archives de l’administration centrale des subsistances relatives à la prévention des fraudes et à leur traitement administratif permettent de l’éclairer et de le contextualiser.

6Ce dossier permet d’abord de comprendre en quoi la fraude résulte très largement de la complexité territoriale de la frontière, d’entrevoir ensuite les espaces sociaux des trafics, et enfin d’envisager les différentes échelles auxquelles s’opère la répression des exportations illégales de grains.

I. La complexité territoriale de la frontière

7Les procédures consignées dans le registre révèlent la complexité des régimes fiscaux appliqués aux frontières du royaume, qui contribue très largement à alimenter les trafics illicites de part et d’autre de la frontière et à façonner les territoires de la fraude.

8La qualification de la fraude évolue d’abord en fonction des modulations de la législation douanière en matière d’exportation des grains, qui n’a cessé de fluctuer depuis la fin du xviie siècle au gré de la conjoncture. L’exportation est interdite en période de famines, comme en 1698 et en 1710 ; a contrario, cette prohibition est levée après de bonnes récoltes de façon à ne pas pénaliser l’agriculture. Dans tous les cas, les autorisations d’exportation ne sont que temporaires et excèdent rarement une durée de six mois. Cette discontinuité temporelle de la limite fiscale explique peut-être le rapport complexe que les acteurs concernés pouvaient avoir avec la frontière et contribue à alimenter la fraude16. La décision prise en 1764 d’autoriser l’exportation de grains, dans le cadre de la politique de libéralisation du commerce des grains engagée par la monarchie, marque indéniablement une inflexion réglementaire17. Il était désormais possible de faire sortir des grains par les frontières terrestres et à partir de certains ports (aux 27 listés dans l’édit de 1764 s’ajouteront 9 ports supplémentaires jusqu’en 1768). Dans un premier temps, le droit de sortie est indexé sur le prix des grains : 1 % pour blé froment, et 3 % pour les seigles, menus grains, graines, grenailles, farines et légumes (art. 7). Il est toutefois prévu de suspendre l’exportation si le prix du quintal excède 12 sols du quintal pendant trois marchés consécutifs. Les lettres patentes promulguées au mois de novembre de la même année vont établir une nouvelle modulation en matière de tarification des grains18 (voir tableau 1).

Tableau 1. Droits d’entrée et de sortie exigibles sur les grains en vertu des lettres patentes du 7 novembre 1764 (par quintal)

Type de grain

Droit d’entrée

Droit de sortie

Froment

1s 3d

7d ½

Farine

6s

1s

Avoine

3s

6d

Seigle

2s 6d

5d

Méteil

2s 6d

5d

Orge, maïs, sarrasin et menus grains

2s 6d

5d

Fèves et autres légumineuses

3s 7d

7d

Graines de lin, rabettes, navettes, colza et autres graines propres à faire de l’huile

3s 6d

6s

9Après la prohibition de sortie des grains décidée en 1770, l’exportation de grains est à nouveau autorisée à partir des années 1776-1777 dans certaines zones frontalières, à l’exception des généralités de Poitiers, Caen, Rouen, Amiens, Lille, Valenciennes et Chalons pour assurer l’approvisionnement de Paris19. Les fluctuations de la législation pouvaient contribuer à entretenir une certaine confusion au sein de l’administration locale. Ainsi, alors même que l’exportation des grains a été suspendue par les frontières de la direction d’Amiens, de Saint-Quentin et de Soissons, certains receveurs ont continué à délivrer des acquits-à-caution, car ils n’ont pas eu connaissance de la prohibition20. Peu de temps après sa nomination au Gouvernement comme directeur général des finances, Jacques Necker a fait interdire toute exportation de grains par l’arrêt du Conseil du 27 septembre 177721. Des réglementations locales qui dérogent à la législation générale contribuent singulièrement à rendre plus complexe encore le contrôle opéré par les employés qui ne savent pas toujours quelles dispositions appliquer22. Cette perplexité transparaît notamment dans les demandes de renseignements que la Ferme générale adresse à l’intendant de commerce et qui sont consignées dans le registre. Dès mars 1778, l’interdiction d’exporter fait l’objet d’un assouplissement quand le Gouvernement décida d’autoriser la sortie des farines produites à partir de blés étrangers. L’exportation des grains est finalement rétablie par les successeurs de Necker, tout au moins quand la conjoncture le permettait23. En mai 1783, la sortie de froment et de farine est permise aux frontières du Hainaut, de la Flandre, de la Picardie, de la Normandie, de la Bretagne, du Poitou et de la généralité de La Rochelle. Cette autorisation est toutefois révoquée quelques mois plus tard en janvier 1784 (sauf pour les deux derniers territoires cités) en raison des chertés constatées au cours des mois précédents24.

10Si l’on en croit un mémoire rédigé en 1779, le terme de « contravention » serait en principe réservé aux cas de sortie sans paiement des droits, tandis que celui de « fraude » s’appliquerait plutôt aux exportations de grains en infraction à la législation douanière25. Dans le registre de Michau de Montaran, quand le motif de la saisie est précisé, l’emploi de ces qualifications juridiques se révèle en fait souvent incertain. Nicolas Vilbois est ainsi incriminé « pour fraude et contravention aux droits de sortie26 ». Le terme de « fraude » semble toutefois plutôt employé quand les droits n’ont pas été acquittés (« en fraude de droit d’entrée27 ») ou que les formalités relatives aux acquits-à-caution n’ont pas été respectées (« fraude à l’acquit-à-caution28 »). Ce document délivré par les commis des Fermes permettait de faire circuler en franchise de droits avec la garantie que les grains parviendront à leur destination. Sur ces documents, numérotés de façon à permettre un contrôle, doivent être indiqués le nom de l’expéditeur, le détail des marchandises, le nom du destinataire, le lieu de destination, et l’engagement de rapporter un certificat de livraison au lieu de destination. Or, plusieurs prévenus sont incapables de produire l’acquit-à-caution qui doit accompagner tout chargement passant en franchise de droits, ou bien la quantité constatée excède celle qui est indiquée sur le document. Sont également mentionnées des infractions qui tiennent au fait que les prévenus n’ont pas rapporté les certificats (de décharge)29 ou ne les ont pas ramenés dans les délais réglementaires. Nicolas Braconier, marchand de blé luxembourgeois, obtint la mainlevée de la procédure engagée à son encontre, alors même qu’il avait été « trouvé une heure après le délai de son acquit sur terre des trois évêchés » sans doute pour s’être amusé en route30. Quand les prévenus ont été arrêtés alors qu’ils s’apprêtaient à exporter illégalement des grains à l’étranger, le motif invoqué est alors « au mépris de la prohibition ».

11Les raisons qui ont motivé la saisie, quand elles sont explicitées dans les éléments de la procédure consignés sur le registre, montrent que la contrebande peut prendre des formes diverses. Les infractions les plus couramment constatées concernent des transports de grains non déclarés ou en infraction de la prohibition. Certains contrevenants, incriminés pour n’avoir pas respecté les formalités de déclaration et de vérification, se retranchent généralement derrière l’argument selon lequel ils ignoraient la réglementation. À La Darbella, la saisie de 141 litres de farine est levée au motif que les deux convoyeurs sont des enfants jugés trop jeunes pour connaître les formalités douanières31. Les affaires de fraude caractérisée apparaissent plus rares. Certains cas portent sur des déclarations minorant la quantité réellement exportée. Le registre ne fait état que de quelques affaires où les contrevenants ont falsifié des acquits-à-caution32, contrefait un certificat en bas d’un acquit-à-caution33, ou produit un faux acquit de paiement délivré au bureau de Signy écrit à la main et ne correspondant pas à la quantité et à la qualité du chargement (dossier n° 192). Aucun cas ne renvoie cependant à un procédé usuel en matière de fraude consistant à utiliser le même acquit-à-caution pour plusieurs expéditions.

12Les modifications du tracé de la frontière et le statut particulier des enclaves territoriales contribuent également à alimenter la fraude34. Le cas du Comtat-Venaissin en fournit un bon exemple. Après l’occupation française entre 1768 et 1774 et avec le rétablissement de la souveraineté pontificale en 1774, l’intendant de Provence a toutes les raisons de craindre que les marchands entreposent des grains pour les exporter ensuite frauduleusement. Il est donc décidé en 1774 d’établir un droit de sortie sur les grains transportés du royaume de France pour la ville d’Avignon et le Comtat-Venaissin. Les consuls d’Avignon s’y sont opposés et ont obtenu, par décision du Conseil du 23 février 1781, l’exemption des droits de sortie sur les grains expédiés de France à Avignon et dans le Comtat35.

13Les accords transfrontaliers participent également au brouillage entre les circulations légales et frauduleuses. À plusieurs reprises, la Ferme générale est ainsi amenée à solliciter l’intendant de commerce pour obtenir des précisions sur quelques cas équivoques. Le traité de 1766 conclu entre le roi et le prince de Nassau prévoit que les sujets des deux souverains pourront conduire chez eux librement les productions qu’ils tireront des terrains qu’ils possèdent ou qu’ils louent dans l’un ou l’autre territoire. Le cas des villages dits « de sauvement » ou « rapatis » constitue un facteur de complexité supplémentaire : placés sous la protection des rois de France, ils avaient le droit de tirer de France les denrées et les marchandises nécessaires à leur consommation36.

14Les procédures révèlent aussi en creux une économie locale d’échanges transfrontaliers. Les dispositifs mis en place pour prévenir les circulations frauduleuses rendent compte en effet de l’intensité des trafics de grains de part et d’autre de la frontière pour la subsistance des populations locales, dans l’usage des moulins37 et pour l’approvisionnement des brasseries. Sur la frontière septentrionale du royaume, les autorités constatent, assez impuissantes, que les grains achetés dans le périmètre des quatre lieues de la frontière soi-disant pour l’approvisionnement des habitants « ne peuvent pas composer la millième partie de ceux qu’ils ont enlevés38 » et alimentent sous couvert d’acquits-à-caution d’intenses trafics en direction du Cambrésis, du Hainaut et des pays situés entre Sambre et Meuse. Toute une série de dispositifs est mise en œuvre pour prévenir ces exportations frauduleuses : les cultivateurs du Hainaut, du Cambrésis et de l’Artois ont ainsi été obligés de présenter leurs titres de propriété à chaque nouveau bail de la Ferme générale et à chaque mutation de propriété, ainsi que de déclarer chaque année la valeur des ensemencements39. Les circulations de grains à proximité de la frontière a également donné lieu à une surveillance par le biais des « certificats de besoins » délivrés par les curés et échevins précisant la composition de la famille ; leurs bénéficiaires ne pouvaient entreposer du grain au-delà de ce qui était nécessaire à leur subsitance.

15Les frontières du royaume, où s’appliquent des régimes fiscaux différenciés et qui correspondent à des situations locales complexes, constituent des zones de démarcation propices à toute une série de trafics. Les infractions compilées dans ce registre, qui ne prennent sens qu’au regard de cet écheveau réglementaire, permettent d’entrevoir les espaces de la fraude.

II. Les espaces de la fraude

16Le nombre de saisies consignées sur le registre s’accroît notablement entre les années 1781 et 1784, pour lesquelles on dispose des données les plus complètes. Il serait toutefois hasardeux d’en conclure à une augmentation de la fraude au cours de cette période, d’autant que le volume de blés exportés passe de 200 000 setiers par an (1780-1782) à 600 000 setiers par an entre 1783 et 178540. En fait, le registre rend davantage compte de l’activité répressive que de l’importance des trafics. Il semble tout aussi illusoire d’évaluer à partir de ce registre la quantité totale de grains saisis, dans la mesure où le volume des cargaisons n’est pas toujours précisé. La diversité des unités de mesure mentionnées aurait rendu par ailleurs l’exercice assez difficile. Le détail des procédures permet tout au plus de dessiner les contours de l’espace de la fraude tel qu’il est structuré par la frontière et les différenciations qu’elle introduit en termes de réglementation et de prix.

17Trois zones frontalières se distinguent par le nombre de saisies réalisées par les commis des Fermes. Sans doute s’agit-il d’espaces qui font l’objet d’une surveillance plus étroite que d’autres. En Lorraine par exemple, la répression de la fraude indique d’importants trafics en direction du duché des Deux-Ponts, du pays de Nassau, du duché du Luxembourg et de l’Empire. La Franche-Comté est connue pour être le terrain d’une active contrebande. La frontière avec la Savoie constitue aussi une zone de trafics particulièrement importants, quoi qu’en dise l’intendant de la généralité de Grenoble : « je crois pouvoir vous assurer qu’il ne passe rien ou du moins très peu de chose par les frontières de la Savoye et du Piémont. Nous avons dans une pais aussi difficile pour les communications un assez grand nombre de brigades des fermes pour rencontrer et arrêter tous les convois tant soit peu considérables41 » (voir tableau 2).

Tableau 2. Nombre de saisies et de procès-verbaux

Direction

1775-1785

   1781   

   %   

   1784   

   %   

Bayonne

32

0

0

3

9,3

Besançon

139

24

    17,2

103

    74,1

Caen

1

0

0

0

0

Bordeaux

10

0

0

0

0

Charleville

58

17

29,3

13

22,4

Flandres

2

1

50

0

0

Grenoble

114

13

11,4

19

16,6

La Rochelle

3

0

0

1

33,3

Lille

16

5

31,2

5

31,2

Lorraine

255

8

3,5

93

41,3

Lyon

32

0

0

9

28,1

Marseille

5

0

0

1

20

Metz

159

17

10,6

58

36,4

Montpellier

5

1

20

0

0

Narbonne

29

1

3,4

3

10,3

Rouen

1

0

0

0

0

Saint‑Malo

3

1

33,3

1

33,3

Saint‑Quentin   

5

0

0

4

80

Soissons

4

0

0

3

75

Toulon

21

1

4,7

3

14,2

Valenciennes

27

9

33,3

6

22,2

18Le registre de Michau de Montaran consigne majoritairement des fraudes constatées aux frontières continentales, mais plusieurs cas concernent des saisies réalisées sur des bateaux ou des difficultés liées à des expéditions maritimes réalisés sous couvert d’acquis à caution (voir tableau 3).

Tableau 3. Nombre de procédures

  Année  

  Nombre total de saisies  

  Transports fluviaux  

  Transports maritimes  

1781

102

1

0

1784

310

1

2

19Le registre, en reprenant les principales informations consignées par les procès-verbaux (les noms des prévenus quand ils sont connus, leur profession et leur domiciliation), permet de saisir l’espace social de la fraude dans ses principales caractéristiques. Nombre de contrevenants ne sont toutefois pas identifiés, d’autant qu’ils ont souvent réussi à prendre la fuite (voir tableau 4).

Tableau 4. Degré d’identification des contrevenants dans les procès‑verbaux

   Année   

Contrevenants identifiés

   %   

Contrevenants « inconnus »

   %   

Pas d’information

   %   

1781

 50

49

 37

36,2

3

2,9

1784

184

59,3

124

40

1

0,3

20Sans grande surprise, les profils sociaux des contrevenants ne dépareillent guère des conclusions établies par d’autres études qui se sont attaché à identifier les types de fraudeurs, notamment pour inférer leurs motivations. Ceux pour lesquels la procédure fournit des éléments d’identification sont majoritairement des hommes. Quelques femmes – seules (17 en 1784), circulant à plusieurs (7 cas) ou accompagnant un groupe d’hommes (3 cas) – sont signalées, généralement avec des quantités très modestes. Les fraudes sont par ailleurs largement le fait d’acteurs intéressés à la circulation des grains, comme des blatiers et des meuniers. Certaines notices signalent la pauvreté de certains contrevenants pour plaider en faveur d’une relative mansuétude à leur égard. Pour ces quelques individus qui parfois doivent entretenir une famille nombreuse, le montant de l’amende est systématiquement modéré. À deux reprises, le curé de Regniowez se proposa même de régler les deux amendes infligées à un de ses paroissiens42. Le niveau d’équipement des contrebandiers pour le transport des grains constitue un autre indice indirect de leur dénuement : alors que certains possèdent des voitures et des bêtes de somme, d’autres ne disposent que de chevaux médiocres. Ces différents indices rendent compte de motivations différentes qui oscillent entre des logiques économiques et des stratégies de survie.

21L’origine géographique constitue un autre critère essentiel d’identification des contrevenants (voir tableau 5). La frontière contribue en effet à assigner une identité et à distinguer les régnicoles des ressortissants étrangers, dont l’origine est précisée quand elle est connue.

Tableau 5. Origine géographique des contrevenants

Origine

     1781     

       %       

     1784     

       %       

Pas d’indication géographique    

37

36,2

126

40,6

Sujets du royaume de France

28

27,8

148

47,7

Étrangers

27

26,4

 35

11,2

22Il ressort de l’étude du registre que la fraude est majoritairement le fait de sujets du royaume de France et d’habitants des environs. Un premier test établi sur deux séries annuelles, respectivement en 1781 et 1784, est corroboré par les informations concernant la seule intendance de Lorraine pour toute la période (1780-1784) couverte par le registre. Le nombre relativement limité d’étrangers peut s’expliquer par le faible intérêt qu’ils avaient à frauder au regard du niveau des prix des grains, généralement supérieur dans le royaume de France. Il n’en reste pas moins qu’en fonction de leur origine géographique, les contrevenants se trouvent dans des situations inégales : seuls les régnicoles sont passibles de poursuites43.

23Les informations consignées sur le registre renseignent également sur les pratiques sociales de la fraude. La majorité des procédures concerne des transports de grains ; de rares cas portent sur des saisies réalisées à l’occasion de ventes frauduleuses réalisées au domicile de quelques suspects44. Si la fraude est largement le fait d’individus isolés, il est aussi très fréquent que les procès-verbaux établis par les commis des Fermes impliquent plusieurs compagnons de voyage (voir tableau 6). Une fraude entreprise à une tout autre échelle implique des bandes puissamment organisées.

Tableau 6. Nombre de contrevenants signalés dans les procès-verbaux en 1784

Pas d’indication

       2       

      Nombre pas précisé      

18

1

216

2

52

3

11

4

10

5

4

6

2

7

1

8

2

9

10

2

24Certains sont notoirement connus comme fraudeurs et signalés comme tels dans des territoires frontaliers où la fraude est endémique. Le registre ne fait état cependant que d’un cas de récidive45.

25Les indications relatives aux circonstances de la fraude, au lieu où a été effectuée la saisie ou aux routes empruntées par les fraudeurs restent très lacunaires. Tout au plus le sens de circulation peut-il être un facteur d’incrimination : le 8 mai 1781, Joseph Gautier, roulier de son état, est ainsi arrêté car il « tenoit une route opposé à l’endroit où il a déclaré conduire ces grains46 ». Dans certains cas seulement la destination des contrevenants peut être précisée. On n’est par ailleurs guère renseigné sur les heures de la journée ou de la nuit où les commis ont interpellé les contrevenants. Rares en tout cas sont les procédures qui font état de saisie au petit matin (161) ou pendant la nuit (229).

26Les dates des procès-verbaux qui sont systématiquement reportées permettent d’établir un calendrier des saisies sur la base d’années récoltes. Plusieurs constats peuvent être établis à l’échelle de la direction de Lorraine, qui comptabilise le plus grand nombre de verbalisations (voir graphique 1).

Graphique 1. Nombre mensuel d’infractions consignées pour la direction de Lorraine (août 1781‑juillet 1784)

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27Le nombre relativement faible des saisies mentionnées pour la première année (août 1781-juillet 1782) conduit à faire douter de l’exhaustivité des relevés par rapport aux deux suivantes. Alors qu’on pourrait s’attendre à ce que le nombre de saisies s’accroisse avec la belle saison quand s’améliorent les conditions de circulation, et symétriquement diminue pendant les mois d’hiver quand certains itinéraires sont plus difficilement praticables, on s’aperçoit que l’action répressive ne présente pas véritablement de caractère saisonnier. La période de la soudure, qui peut obliger à trouver des subsistances avant que soient rentrées les moissons, ne se signale pas par exemple par un accroissement notable du nombre de saisies. Dans l’étude que Christine Piraux a consacrée aux Pays-Bas autrichiens, elle montre ainsi que le mouvement de la fraude n’était pas nécessairement synchrone avec le calendrier agricole : les grains seraient stockés pour être ensuite écoulés47.

28L’espace social de la fraude tel qu’il transparaît au prisme des archives de la répression rend ainsi compte de capacités d’action différenciées selon la position sociale, l’occupation professionnelle et l’origine géographique des contrevenants.

III. Les échelles de répression de la fraude aux frontières

29La lutte contre la fraude articule plusieurs périmètres d’action et différentes échelles territoriales qui confèrent à la frontière une épaisseur spatiale d’amplitude variable. En fonction de leur situation géographique, les acteurs impliqués dans la répression, qu’il s’agisse des préposés agissant au plus proche de la frontière ou des administrateurs parisiens, sont immanquablement amenés à développer des rationalités spatiales différenciées.

30Assez paradoxalement, la frontière n’est pas explicitement citée ; elle est tout au plus pensée parfois en termes de souveraineté par rapport à l’étranger, dans le cas d’accords transfrontaliers, ou matérialisée par la géographie discontinue des bureaux, dont certains sont spécialement affectés au contrôle des grains. Le registre de Montaran précise pour chaque affaire le bureau auquel sont attachés les commis qui ont procédé à la saisie et la direction des Fermes dont il relève. Ces informations permettent de préciser la géographie des quelque 500-600 bureaux spécifiquement affectés à la perception des droits sur les grains, dont on a au demeurant une connaissance assez approximative (voir tableau 7).

Tableau 7. Bureaux de perception pour les droits exigibles sur les grains48

      Direction      

Total des bureaux

Bureaux pour les grains et les blés

Bureaux pour les menus grains

Amiens

4

2

2

Auch

20/24 ?

20/24 ?

Bayonne

12

1

8

Belley

17

17

Besançon

30

30

Bordeaux

4/5

3

Caen

19

3

16

Châlons

37

37

Charleville

33

33

Grenoble

17

17

Langres

30

30

Lille

84

Lorient

42

5

37

Nantes

10

1

11

La Rochelle

15

4

11

Narbonne

15

2

Marseille

14

14

0

Montpellier

4

2

2

Rennes

22

4

18

Rouen

11

5

6

Strasbourg

91

91

Soissons

4

4

Saint-Quentin

17

17

Toulon

42

1

41

Valence

12

12

Source : AN, F11 223.

31Le registre de Montaran permet de préciser la géographie des bureaux affectés à la répression des fraudes relatives aux grains dans chacune des directions (voir tableau 8).

Tableau 8. Localisation des bureaux de saisie49

Direction

1781

1784

Bayonne

Saint-Esprit

Besançon

Arcey ; La Darbella ; Frambourg ;
Jougne ; Mijoux ; Morteau ;
Les Rousses

Arcey ; La Darbella ; Frambourg ;
Héricourt ; Jougne ; Les Rousses,
Morteau, Noël-Cerneux

Charleville

Failloué ; Gué-d’Hossus ; Gespunsart ;
Mézières ; Regniowez ; Rocroy ;
Thillay ; Vrigne-au-Bois

Floing ; Gespunsart ; Gué-d’Hossus ;
Monthermé ; Regniowez ; Vrigne-au-Bois

Grenoble

Pont-de-Beauvoisin ; Molines[-en-Queyras]

Pont de Beauvoisin ;
Molines[-en-Queyras] ; Seillac

Lille

Bercu ; Comines ; Steinfort

La Belle ; Larbrouette ? ; Armentières ; Frelinghien

Lorraine

Boulay ; Dieuze

Boulay ; Dieuze

Lyon

Belley ; Coron

Metz

[Allondrelle]-la-Malmaison ;
Auflanc et Fromy ; Carignan ;
Distroff ; Longwy ; Matton ;
Messincourt ; Metz ; Sarrelouis

Montpellier

Villeneuve-lès-Avignon

Narbonne

Carols

Carols ; Collioure

Soissons

Signy-le-Petit ; Saint-Michel

Saint-Malo

Saint-Briac

Portrieux

Saint-Quentin

La Capelle ; Vervins

Valenciennes

Anor ; Eth ; Fumay ; Givet ;
Hestrud ; Jumont ; Solre-le-Château

Hestrud ; Trélon ; Le Quesnoy ; Fumay

Toulon

Entrevaux

Barcelonnette ; Entrevaux ;
Saint-Tropez

32Il n’est en revanche pas possible d’identifier une spécialisation des bureaux selon la nature des grains. Les cas de fraudes portent majoritairement sur des cargaisons de froment en grains ou en farine. Les saisies réalisées sur d’autres céréales (avoine, orge, seigle, méteil…) concernent des quantités bien moins importantes. Quelques pains sont encore signalés, ainsi que des légumineuses (fèves, lentilles…). Le registre rend compte également de trafics très localisés, de pommes de terre en Lorraine, où le tubercule est largement consommé depuis le début du xviie siècle, et de chènevis dans la direction de Metz.

33Les formalités de verbalisation sont similaires dans les différents bureaux50. En cas d’infraction, les moyens de transport (chevaux, traîneaux et voitures) sont confisqués et ne sont restitués qu’en échange d’une consignation versée en argent, qui permet de garantir que l’amende sera réglée. Certains contrevenants bénéficient du cautionnement de tiers dont l’identité est rarement précisée. Quant aux grains saisis, ils sont vendus. L’administration peut aussi décider la vente parce que l’état de subsistances exige une commercialisation rapide, que les grains aient été mouillés51 ou que les pains risquent de se gâter52. La vente des grains sert à couvrir les frais de procès-verbal et à payer le montant des droits dus. Il est d’usage que les employés de la Ferme se répartissent le reliquat. Dans quelques cas, ces sommes sont distribuées aux pauvres53. Quand M. Lallement propose d’accorder les farines confisquées aux pauvres de la paroisse de Forbach, M. de Montaran y consent tout en estimant qu’une telle mesure lèse les employés54. Outre la confiscation des grains, les contrevenants sont passibles d’une amende dont le montant s’élève en principe à 500 livres tournois (Lt). Le plus souvent, ils prennent l’initiative de faire une offre inférieure à la pénalité encourue. Les soumissions sont d’un montant très variable, mais l’amende effectivement infligée excède rarement 15 Lt. L’administration est amenée à transiger en fonction de la nature de l’infraction, de la quantité des grains passés en fraude et des ressources du fraudeur. Les agents des Fermes font ainsi preuve d’une relative clémence quand les suspects plaident la bonne foi en prétendant ne pas connaître la réglementation en vigueur ou ne pas être « connus pour fraudeur ». A contrario, l’administration se montre beaucoup plus inflexible en cas de violences et les récidives. L’amende se monte à 1 000-3 000 Lt en cas d’agression caractérisée55.

34Le registre tenu par l’intendant du commerce de Montaran permet de reconstituer, à travers le traitement administratif des procédures, les différents échelons impliqués et les modalités de leur collaboration. Il n’est fait aucune mention de coopération transfrontalière qui pouvait être mise en œuvre, malgré les contraintes juridiques et les préventions politiques, pour déjouer les trafics, à l’instar de ce que Fabrice Brandli et Marco Cicchini ont pu observer pour le versant suisse. Pour débusquer les fraudes, les commis préposés à la surveillance de la frontière peuvent parfois compter sur des informateurs locaux56. S’il est décidé d’engager des poursuites, l’instruction de la saisie, une fois qu’elle a été reconnue valable, est confiée à l’intendant. Michau de Montaran rappelle ainsi au directeur de Soissons qu’il « voudra bien aussi faire instruire les employés qui sont dans le cas d’instrumenter sur la frontière que c’est par-devant M. l’intendant et non par-devant le juge des traites que doivent être données les assignations sur les saisies de grains57 ». C’est à lui que sont transmises les assignations délivrées par les employés des Fermes pour juger de la validité de la saisie. Y sont jointes des observations du directeur des Fermes pour préciser notamment si le contrevenant est déjà connu pour des cas de fraude, et pour proposer soit de transiger, soit de poursuivre. Les employés des Fermes ne sont en principe pas habilités à faire des accommodements. En cas de poursuites, l’intendant rend une ordonnance pour décider la validité de la saisie, la confiscation de la cargaison, le montant de l’amende et la condamnation aux dépens. La date des différents actes mentionnés, à savoir le procès-verbal de saisie, l’ordonnance rendue par l’intendant et parfois les décisions prises au Conseil, permet de suivre le déroulement des procédures. Certaines peuvent ainsi courir sur plusieurs années. Alors que le procès-verbal dressé à l’encontre du blatier (commerçant en blé) Jean-Joseph Abraham et du coquetier (marchand d’œufs ou de volailles en gros) Jean-Joseph Maniette est dressé en juin 1782, la procédure est finalement abandonnée en 178858. Il n’en reste pas moins que les cas de saisies donnant lieu à des contestations sont extrêmement rares.

35L’intendant est aussi garant du légalisme de la procédure : c’est lui qui peut être amené à accorder la mainlevée ou l’abandon de la procédure parce que la saisie a été mal constatée. Jean-Baptiste Liégeois et Pierre Miché échappent ainsi aux poursuites que les commis du bureau de Fumay (direction de Valenciennes) avaient engagées pour défaut d’acquit-à-caution, car la saisie a été mal constatée59. De même, le suivi de l’affaire n° 282 se révèle largement compromis par le fait que « l’assignation contenue au procès-verbal est nulle à défaut par les employés d’y avoir inséré le nom de la personne à laquelle ils ont parlé60 ». L’administration royale se révèle non seulement sourcilleuse quant au formalisme de la verbalisation, mais aussi plus largement de toute exaction commise par les agents des Fermes qui risquerait d’invalider la procédure et de susciter des recours. Les employés du bureau de Mijoux s’exposent ainsi à des sanctions dans la mesure où ils « ont mal à propos saisi sur le pays de Gex sans avoir vu sortir les farines de la Franche-Comté61 ». Au final, sur la base des procédures recensées pour les années 1781 (95) ou 1784 (311), seules 6 (respectivement 1 en 1781 et 5 en 1784) donnent lieu à un signalement sur un manquement ou un abus de la part des employés.

36L’instruction de certaines affaires est confiée aux commissions spéciales créées localement par le roi à l’initiative de la Ferme générale pour intensifier la répression de la contrebande. Elles sont habilitées à prononcer des sentences allant de l’amende au fouet, à la condamnation à mort ou aux galères. La commission de Valence, réunie entre 1733 et 1789 et placée sous la tutelle du Contrôle général, a eu à traiter les affaires de trafic impliquant des bandes armées. C’est à cette juridiction qu’est confiée la procédure relative à l’incident intervenu en 1781 dans la direction de Grenoble : une vingtaine de Savoyards armés et conduisant 25 mulets chargés de grains avaient grièvement blessé deux employés des Fermes. Une autre affaire survenue dans le ressort de la direction de Charleville impliquant cinq blatiers était susceptible d’être transférée à la Commission de Reims (créée en 1740 à la Cour des aides de Paris). Michau de Montaran estima toutefois que la rébellion n’était pas suffisamment établie pour justifier la traduction des coupables devant cette institution62.

37La répression de la fraude se décide aussi à distance des frontières où ont été verbalisés les contrevenants, au sein de l’administration centrale. Dans la marge de droite de son registre, Michau de Montaran consigne son avis sur les suites à donner aux saisies, qu’il s’agisse de poursuivre, d’approuver des décisions prises ou encore d’abandonner telle procédure, ou indique que telle affaire est finie. C’est par ailleurs lui qui répond aux mémoires adressés par les Fermiers généraux pour obtenir des précisions à propos de la réglementation douanière. Le suivi administratif des procédures et de la réglementation en vigueur intègre dès lors faiblement la référence à l’espace et les considérations territoriales.

38La répression des trafics en infraction à la législation relative à l’exportation des grains permet donc d’envisager la complexité des enjeux territoriaux qui se nouent dans les espaces frontaliers. La frontière, dont le franchissement sans paiement des droits ou en infraction des règles de dédouanement détermine la qualification de la fraude en même temps qu’elle produit des appartenances territoriales et identitaires. La complexité des délimitations, des enclaves et des particularismes territoriaux contribue non seulement à alimenter ces trafics, mais aussi à structurer les territoires de la fraude eux-mêmes. Le contrôle de la frontière rend compte également de la difficulté à concilier les intérêts fiscaux de la Ferme générale et de l’État, et de la nécessité de composer avec les usages locaux de communautés frontalières qui n’hésitent pas à s’affranchir des limites politiques et fiscales pour le commerce des subsistances. Quant à l’action répressive elle-même, elle articule des espaces de référence, des périmètres de compétence et des échelles territoriales différenciées sous le contrôle de plus en plus étroit du pouvoir royal.

Notes de bas de page

1 Catherine Denys (dir.), Frontière et criminalité, 1715-1815, Arras, Artois Presses Université, 2000.

2 André Ferrer, « Enclaves et contrebande : l’exemple de la Franche-Comté au xviiie siècle », in Paul Delsalle et André Ferrer, Les enclaves territoriales aux Temps modernes (xvie-xviiie siècle), actes de colloque, 4-5 octobre 1999, Besançon, PUFC, 2000, p. 143-160.

3 Yves Durand, « La contrebande du sel au xviiie siècle aux frontières de Bretagne, du Maine et de l’Anjou », Histoire sociale/Social History, n° 7, 1974, p. 227-269 ; René Moulinas, « Problèmes d’une enclave dans la France d’Ancien Régime : culture, commerce et contrebande de tabac dans le Comtat-Venaissin et à Avignon au début du xviiie siècle », Provence historique, vol. 17, fasc. 67, 1976, p. 3-31 ; M. Kwass, Louis Mandrin…, op. cit. ; Anne Montenach, Femmes, pouvoirs et contrebande dans les Alpes au xviiie siècle, Grenoble, PUG, 2017.

4 Marie-Hélène Bourquin, François Dumont et Emmanuel Hepp, Aspects de la contrebande au xviiie siècle, Paris, PUF, 1969.

5 André Ferrer, Tabac, sel, indiennes : douane et contrebande en Franche-Comté au xviiie siècle, Besançon, PUFC, 2002, p. 202-205.

6 Voir notamment Steven Kaplan, The Stakes of Regulation Perspectives on « Bread, Politics and Political Economy » Forty Years Later, Londres et New York, Anthem Press, 2015.

7 Georges Afanassiev, Le commerce des céréales en France au xviiie siècle, Odessa, 1892, trad. Paul Boyer, Paris, Picard, 1894.

8 Patrick Cerisier, « Le commerce des grains dans la France du Nord, fin xviie-1790 (Artois, Flandre, Hainaut, Cambrésis) », thèse, histoire, sous la direction de Philippe Guignet, Université de Lille 3, 2004.

9 Il semble que dans la seconde moitié du xviiie siècle les prix des grains soient en général plus élevés dans le royaume de France qu’à l’étranger.

10 Fabrice Brandli et Marco Cicchini, « Réprimer la contrebande à Genève au xviiie siècle : l’entraide judiciaire entre diplomatie et police », Crime, histoire & sociétés/Crime, History & Societies, vol. 18, n° 1, 2014, p. 104.

11 Christine Piraux, Douane, commerce et fraude dans le sud de l’espace belge et grand-ducal au xviiie siècle, Louvain-la-Neuve, Bruylan/Academia/UCL, 2003, p. 267.

12 Jean Clinquart, Les services extérieurs de la Ferme générale à la fin de l’Ancien Régime. L’exemple de la direction des fermes du Hainaut, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1996, p. 226-228, consultable en ligne, https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/igpde/4489.

13 M. Kwass, Louis Mandrin, op. cit.

14 Archives nationales (ensuite AN), F11 240, Régie du droit de sortie sur les grains, mémoire (1779) : « Proposition de transférer les fonctions assurées jusqu’alors par M. de Mirlavaud à Michau de Montaran et son chef de bureau (M. Aubé) pour reprendre le suivi des opérations rel. à la régie des grains » ; Igor Moullier, « Une recomposition administrative : le bureau des subsistances, de l’Ancien Régime à la fin du Premier Empire », Annales historiques de la Révolution française, n° 352, avril-juin 2008, p. 31-32.

15 AN, F12 40. Seuls deux dossiers renvoient respectivement à une saisie opérée en 1775 (dossier n° 157) et à un procès-verbal de 1779 (dossier n° 86). Deux types de traitement ont été appliqués à ce document : un dépouillement systématique pour les années 1781 (la première année a priori complète) et 1784 (la dernière), et une étude longitudinale de la direction de Lorraine qui compte le plus de saisies.

16 Christine Piraux montre ainsi que le contexte de politique fiscale et la conjoncture de la fraude sont synchrones. Quand la sortie de grains est interdite lors de la disette de 1771, le nombre de procès-verbaux augmente singulièrement : 48 sont recensés pour cette année-là, au lieu de la dizaine qui sont généralement dressés (op. cit., p. 210).

17 Édit du 19 juillet 1764 concernant la liberté de la sortie et de l’entrée des grains dans le royaume.

18 Lettres patentes qui fixent les droits de sortie et d’entrée sur les grains, et qui permettent la circulation et la sortie de toutes espèces de graines, en payant les droits y mentionnés (7 novembre 1764).

19 G. Afanassiev, op. cit., p. 427. Louis Gabriel Taboureau des Reaux avait autorisé l’exportation des grains dans les généralités ou intendances d’Alsace, de Metz, de Lorraine, de Franche-Comté, de Bourgogne, de Dauphiné, de Bretagne et de La Rochelle (G. Afanassiev, op. cit., p. 426). Une déclaration du roi avait par ailleurs rétabli l’édit de 1764 en Languedoc, en Roussillon et dans les généralités de Pau, de Bordeaux et de Provence.

20 AN, F12 40, Mémoire n° 513.

21 G. Afanassiev, op. cit., p. 435-436. Cette mesure souffrit par ailleurs quelques régimes dérogatoires, comme dans le pays de Gex, réputé étranger mais qui jouissait du privilège d’importer des blés de France jusqu’à concurrence de 36 000 coupes par an ; cette disposition fut maintenue, mais les opérations douanières étaient circonscrites à deux bureaux.

22 AN, F12 40. Le 5 octobre 1782, l’intendant de Provence rendit par exemple une ordonnance cassant la saisie décrétée à l’encontre de MM. Quitton et Mazet et prévoyant « qu’à compter du jour de la publication et affiche de [l]ad ordonnance, tous meuniers, boulangers et autres particuliers de quelques qualités qu’ils soient qui feront sortir des blés du territoire de Marseille par le chemin d’Aubagne pour les faire moudre dans les moulins hors du territoire seront tenus d’en faire la déclaration au bureau des fermes générales de la Penne et d’y représenter le billet du préposé des fermes unies de la ville de Marseille, lequel sera visé audt. Bureau de la Penne par le contrôleur et de représenter le billet ainsi visé aux commis des fermes générales lors du transport des farines produites par le bled déclaré à la sortie du territoire de Marseille, le tout à peine de confiscation des charrettes ».

23 Léon Biollay, Études économiques sur le xviiie siècle, le pacte de famine, l’administration du commerce, Paris, Libraire Guillaumin & Co, 1885, p. 231.

24 P. Cerisier, op. cit., p. 1048.

25 AN, F11 240, Mémoire (1779).

26 AN, F12 40, Dossier n° 10.

27 AN, F12 40, Dossier n° 178.

28 AN, F12 40, Dossier n° 207.

29 AN, F12 40, Dossier n° 531.

30 AN, F12 40, Dossier n° 130.

31 AN, F12 40, Dossier n° 572.

32 AN, F12 40, Dossier n° 642.

33 AN, F12 40, Dossier n° 189.

34 Nelly Girard d’Albissin, Genèse de la frontière franco-belge. Les variations des limites septentrionales de la France de 1659 à 1789, Paris, A. et J. Picard, 1970.

35 Les grains doivent cependant faire l’objet d’une déclaration dans les bureaux et peuvent être contrôlés par les employés de la Ferme.

36 AN, F12 40, Dossier n° 191.

37 Jean-François Toussaint, arrêté pour défaut d’acquit-à-caution, expliqua ainsi qu’il a dû transporter son chargement de grains à un autre moulin que celui qu’il utilisait habituellement car ce dernier ne pouvait fonctionner en raison du manque d’eau (AN, F12 40, Dossier 67).

38 AN, G7 87, Mémoire touchant le commerce des blés qui sortent du royaume en fraude des droits du Roi (1697).

39 Une telle disposition est en vigueur depuis le début du xviie siècle. Cf. lettre de M. Voysion, intendant en Hainaut, au contrôleur général (6 août 1698), Correspondance des contrôleurs généraux des finances avec les intendants des Provinces (1683-1699), d’après les documents conservés aux Archives nationales, Paris, A. M. de Boislisle/Imprimerie nationale, t. 1, p. 486 (1742).

40 L. Biollay, op. cit., p. 231.

41 AN, F11 223, Lettre de Christophe Pajot de Marcheval, 31 octobre 1771.

42 AN, F12 40, Dossiers nos 177 et 192.

43 Pour la direction de Lorraine, quelques ressortissants étrangers sont toutefois condamnés à des amendes.

44 AN, F12 40, Dossiers nos 673, 724, 725 et 785 (pour l’année 1784).

45 AN, F12 40, Dossiers n° 166-167.

46 AN, F12 40, Dossier n° 35.

47 C. Piraux, op. cit., p. 217 et 267.

48 L’ordre d’énumération des bureaux listés dans le tableau ci-dessous est en soi intéressant : il procède de façon circulaire en partant du Nord pour longer ensuite les côtes atlantiques, poursuivre avec les directions frontalières avec l’Espagne, puis les ports de la façade méditerranéenne, avant de terminer par les limites continentales du royaume. Dans ce tableau, il manque les informations relatives aux directions de Metz et de Lorraine. Quant au registre de Michau de Montaran, il combine même de façon approximative un enregistrement chronologique et une logique géographique. Plusieurs procès-verbaux établis par un même bureau sont en effet saisis à la suite. Certaines procédures font également l’objet de renvois ultérieurs. À la fin du document figure par ailleurs un index des affaires classées par directions listées par ordre alphabétique. Plusieurs modes de classement sont donc à l’œuvre dans les documents produits par l’administration royale pour organiser le contrôle des frontières et la répression des fraudes.

49 Le registre présente quelques erreurs de localisation. Mijoux est ainsi tantôt situé dans la direction de Besançon, tantôt dans celle de Lyon. Par ailleurs, dans le cas de la direction de Lorraine, les bureaux ne sont pas systématiquement renseignés.

50 Le registre distingue trois types documentaires – la saisie, le procès-verbal et la contrainte (dossier n° 366) – qu’aucun élément consigné ne permet formellement d’expliquer.

51 AN, F12 40, Dossier n° 82.

52 AN, F12 40, Dossier n° 141.

53 AN, F12 40, Dossier n° 208.

54 AN, F12 40, Dossier n° 188.

55 AN, F12 40, Dossiers nos 119 et 127.

56 AN, F12 40, Dossier n° 786.

57 AN, F12 40, Dossier n° 692.

58 AN, F12 40, Dossier n° 138.

59 AN, F12 40, Dossier n° 28.

60 AN, F12 40, Dossier n° 282.

61 AN, Z1A 964-1246. Voir Micheline Hurvet-Martinet, « Gabelous et faux-sauniers en France à la fin de l’Ancien Régime », thèse de 3e cycle, histoire, sous la direction de François Lebrun, Université de Rennes, 1975.

62 AN, F12 40, Dossier n° 88.

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