La Commission extraparlementaire du cadastre de 1891 à 1905 : le projet de transformation du cadastre français en cadastre juridique
p. 217-231
Texte intégral
1La seconde moitié du XIXe siècle est marquée par des événements importants et concomitants concernant les systèmes fonciers. En 1861 est mis en œuvre en Australie le système de l’Act Torrens ; puis en 1872, dans les états prussiens, le livre foncier ou Grundburch. De son côté, la France s’inspire largement de l’Act Torrens dans ses colonies ou protectorats tels qu’en Tunisie et en Algérie, et observe l’expérience allemande d’instauration d’un livre foncier en Alsace-Moselle. De plus, dotée d’un cadastre couvrant la totalité de son territoire, elle constate qu’il est inopérant lorsque de nombreux morcellements ont eu lieu (à cause de l’absence de mise à jour du plan), et complexe dans sa gestion des matrices, rendant les recherches de propriétaires ou d’hypothèques parfois impossibles. Ce contexte national et international suscite la création de la Commission extraparlementaire du cadastre en 1891, chargée de proposer une réforme du système foncier français.
2La commission s’est divisée en sous-groupes pour étudier des questions préalablement fixées en commission plénière. Au cours de ses quatorze années de travaux, les propos sur la nécessité de la réfection du cadastre et du type de délimitation à réaliser ont été récurrents. Le parallèle entre les conclusions des enquêtes de 1894, de la loi de 1898 et de l’avant-projet sur le cadastre permet d’envisager les évolutions consécutives aux débats.
I. Présentation sommaire de la commission
3À l’occasion de l’une des premières séances de la commission extraparlementaire, le 18 juin 18911, la commission plénière décide de se scinder en trois sous-commissions (juridique, technique et des voies et moyens), et d’étudier les questions selon l’ordre suivant : la réforme des hypothèques, puis l’établissement des livres fonciers, la délivrance d’un titre de propriété (l’immatriculation) et pour finir, le cadastre. L’ordre des questions fut âprement discuté notamment par la sous-commission juridique, les uns affirmant que la question du livre foncier ne pouvait être discutée tant que celle du cadastre ne serait pas résolue, d’autres estimant que les deux questions pouvaient être indépendantes. En parallèle, ont été créés les comités d’enquête, des essais, d’exécution, et de rédaction et d’études. Tous les membres de la commission sont des spécialistes : juristes en exercice, professeurs ou membres du Conseil d’État ; techniciens privés, du cadastre ou de l’armée ; administrateurs ; hommes politiques, surtout sénateurs, parfois députés ; juristes, techniciens ou hommes politiques œuvrant en Algérie, Tunisie ou Nouvelle Calédonie.
A. Les sous-commissions
4Composée d’une quarantaine de membres, la sous-commission juridique s’est réunie sans discontinuer de 1891 à 1894, indépendamment des enquêtes en cours, pour discuter des trois premiers points cités ci-dessus (la réforme hypothécaire, le livre foncier et l’immatriculation). Sur la base des discussions, le comité de rédaction fut chargé de rédiger les projets. Cinq ans plus tard, en 1899 (l’avant-projet sur le cadastre est déjà voté), sur la base des propositions d’avant-projet de loi sur les hypothèques rapporté par Challamel et d’avant-projet de loi sur les livres fonciers rapporté par Massigli, la sous-commission modifie et vote les textes définitifs. En 1900, elle déclare la clôture de ses travaux.
5La sous-commission technique, à peu près d’égale dimension, s’est réunie dans un premier temps en 1891 pour préciser les études et les expériences à réaliser. Trois ans plus tard, en 1894, sur la base des conclusions de ces études et de la présentation des expériences étrangères, elle se réunit à nouveau pour discuter de la 4e question, celle du cadastre. Le comité de rédaction élabore, au fur et à mesure des discussions, de 1895 à 1898, un projet de texte, voté en 1898 sous l’intitulé « Avant-projet sur la réfection ou la révision du cadastre ».
6Enfin, composée d’une vingtaine de membres, la sous-commission des voies et moyens discute, de 1903 à 1904, le mode de financement des nouvelles procédures et la part de participation des départements et des communes. M. Neymarck fut le rapporteur général de cette sous-commission qui conclue, en 1904, sur les « vœux et résolutions de la sous-commission des voies et moyens ».
B. Les comités
7Au nombre de quatre, ils apportèrent aux sous-commissions des informations indispensables aux discussions. Le comité d’enquête fut chargé d’étudier « le degré de concordance entre le plan cadastral et le terrain dans sa configuration actuelle » présenté par P. Debray2. Dans chaque département, le comité choisit deux communes, l’une dotée d’un cadastre d’avant et l’autre d’après 1827. L’année 1827 est en effet considérée comme une date charnière car c’est à cette date que le règlement du 15 mars fut promulgué. Il dissocie le travail de triangulation qui doit être réalisé un an avant celui de l’arpentage et par des géomètres différents du reste des opérations. Cette règle est destinée à éviter que tous les travaux topographiques sur une zone donnée soient réalisés par une même personne.
8L’enquête sur les degrés de concordance révèle que dans la majorité des cas, le plan n’est plus en concordance avec le terrain, essentiellement du fait de nombreux morcellements, de réorganisations des parcelles ou de création de voies telles que les voies ferrées. Mais l’enquête révèle également quelques cas d’erreurs notoires dans la triangulation ou le levé de détail, y compris pour les planches postérieures à 1827. Sur la commune de Barrême dans les Basses-Alpes, par exemple, le cadastre date de 1838 mais un opérateur chargé de l’enquête indique : « Nous avons reconnu dans la partie du territoire soumise à nos investigations, que la triangulation, sinon générale, du moins de détail, était partout absolument fausse. Ces erreurs atteignent jusqu’à 10 m »3. De la totalité des enquêtes, il ressort que sur les 173 communes étudiées, le cadastre de 145 d’entre elles doit être refait, le restant pouvant simplement être mis à jour.
9Autre étude du comité : l’enquête sur le bornage de propriétés présentée par Lallemand. Elle est destinée à connaître l’accueil des propriétaires envers une procédure volontariste de bornage, à recenser les zones déjà bornées et à évaluer l’intérêt des bornages collectifs vis-à-vis des tribunaux.
10Le second comité, comité des essais, fut chargé d’étudier toutes les techniques de l’époque pour faciliter les travaux de levé. Il étudia donc les techniques les plus innovantes (telle que l’utilisation de la photographie aérienne par exemple) mais conclut à restreindre les essais réels aux méthodes des alignements et tachéomètriques4. Il ressort de cette étude que les deux techniques comportent des avantages et qu’il serait préférable d’utiliser l’une ou l’autre en fonction du terrain, voir de les mixer. Ces essais sont réalisés sur 600 ha, respectivement choisis dans sept départements de manière à avoir des terrains différents et représentatifs de chaque région. Les zones sont levées indépendamment par les deux méthodes choisies afin de comparer leurs efficacités.
11Dans le comité d’exécution, M. Lallemand mène une opération de réfection du cadastre, sur la totalité de la commune de Neuilly-Plaisance (Seine-et-Oise)5, avec un « bornage contradictoire des possessions de fait ». Cette expression équivoque est utilisée à l’époque pour marquer la différence avec les abomements de l’Est, procédures qui incluaient le bornage des propriétés ainsi que le redressement ou la création de chemins ruraux. L’expression « possessions de fait » est donc à lire, dans son contexte historique, avec toute son ambiguïté. Cette expérience a été réalisée sous le contrôle d’une Association syndicale libre. Environ 327 ha pour 1 600 propriétaires étaient concernés. Seuls huit propriétaires se sont opposés à la procédure, mais leur opposition est tombée devant la menace d’un procès.
12Pour finir, le comité de rédaction et d’études propose aux diverses commissions la rédaction des conclusions des enquêtes ou des avant-projets. Les rapporteurs du comité furent : Cheysson pour les enquêtes et la sous-commission technique, Challamel pour les privilèges et hypothèques, Massigli pour le livre foncier, Neymark pour la sous-commission des voies et moyens.
13La commission plénière, quant à elle, composée d’une vingtaine de membres, après le lancement des travaux de 18916, se réunit à nouveau en 1 904 pour modifier et adopter diverses dispositions. En quatre séances, le projet sur la réfection ou la révision et la conservation du cadastre est rédigé. Sur les 31 articles de ce projet, seuls quatre sont adoptés sans discussions. Les deux séances suivantes portent sur les 98 articles des privilèges et hypothèques ; seul le chapitre IV sur l’inscription et la radiation des privilèges immobiliers et des hypothèques fit l’objet de discussions nourries. Au cours de trois séances, des discussions ont lieu à propos du projet sur l’institution des livres fonciers (96 articles) ainsi que sur les formulations ; enfin, la dernière séance porta sur les résolutions et vœux des voies et moyens.
II. Étude d’une question récurrente au cours des débats et de son corollaire
14Dès la première réunion de la commission, à savoir à la réunion plénière du 18 juin 1891, une question hante tous les débats. Elle est formulée par Degouy : « Est-il absolument nécessaire d’attendre ce cadastre pour commencer l’établissement de ces livres fonciers ? » et son corollaire formulé par Christophe : « Devons-nous étudier une réformation partielle ou faut-il substituer au mesurage actuel un plan irréfragable de la propriété ? » Nous avons choisi de nous arrêter sur ces deux points en raison de l’absence de consensus tout au long des 14 années de débat ; ils constituent en effet un des piliers des réformes proposées.
A. Première question : est-il nécessaire que le cadastre soit refait ou révisé pour l’instauration d’un livre foncier ?
15Le temps et le coût de réalisation du livre foncier ne sont jamais discutés alors que ceux nécessaires au cadastre sont perçus comme un obstacle à la réalisation du livre foncier. Ainsi dans un article de 1895, M. Jules Challamel écrit :
« Sans doute, les livres fonciers ne s’établiront pas tout seuls et forcément ils entraîneront une dépense supplémentaire ; mais cette dépense n’est aucunement comparable à celle que comportent les travaux techniques. Les difficultés qui s’élèvent ici sont d’un ordre tout différent ; ce sont des difficultés juridiques, et il faut avoir soin de distinguer ce qui est de l’un et de l’autre domaines. Si, dans l’effort qu’il s’agit d’accomplir pour doter la France d’un organisme nouveau, le cadastre et le livre foncier se prêtent un appui mutuel, il est nécessaire de dire que le côté budgétaire de l’entreprise regarde avant tout le cadastre. »7
16Alors que M. Challamel n’exclut pas les difficultés juridiques relatives à la mise en place d’un livre foncier, il est surprenant qu’il néglige le temps (et donc le coût) de règlement des litiges ; cela signifie-t-il qu’il n’y ait pratiquement pas de litiges sur la propriété elle-même mais uniquement sur ses limites ?
17Cet égard à l’encontre de la réforme du cadastre est également perçu par les membres de la sous-commission juridique qui se demandent s’il n’est pas possible de réaliser le livre foncier sur la base du cadastre existant. Cette question ne fut réellement tranchée qu’en 1894, soit 3 ans après le début des débats. Au cours de la séance de la sous-commission juridique du 19 novembre 1891, Marqués di Braga affirme qu’il n’y a pas de livre foncier sans réfection du cadastre, la réalisation de plans réguliers réglant les problèmes de limite ; tandis qu’inversement, Degouy pense qu’il est possible de créer un livre foncier sur la base du cadastre existant, moyennant quelques améliorations, par exemple sur la manière de numéroter les parcelles (abandonner les p. – parties – en créant de nouveaux numéros) et en prévoyant que les numéros de livre foncier soient référencés sur les matrices.
18Dans la séance de la sous-commission juridique du 25 février 1892 s’opposent d’un côté ceux qui pensent qu’il faut refaire le cadastre pour annexer un plan graphique au livre foncier (point de vue de Lallemand) ou pour inscrire une bonne surface au livre foncier (point de vue de Neymarck) ; et d’un autre côté ceux qui pensent que le livre foncier peut être réalisé sur la base du cadastre existant. Bufnoir ne voit pas, en effet, la nécessité d’annexer un plan graphique au livre foncier ; c’est également l’avis de Boutin qui ne veut pas que le projet de réalisation du livre foncier attende les 30 ou 40 ans nécessaires à la réfection du cadastre. Il est donc plutôt favorable à une simple mise à jour.
19La discussion reprend le 3 mars 1892 entre Flour de St Genis qui estime que l’état civil d’un immeuble ne résulte pas de son numérotage ou de sa mensuration mais plutôt de ses titres et Sanguet qui affirme la nécessité de connaître la détermination physique de la propriété. En contrepoint de ces diverses discussions, les conclusions des enquêtes rapportées par M. Cheysson le 22 janvier 18948 stipulent en 1re mesure : « Si les dépenses peuvent être contenues dans des limites raisonnables, il est désirable que le cadastre soit refondu, de manière à permettre l’établissement du livre foncier de la France. »
20Les diverses enquêtes et essais, par la suite, révéleront que le coût de réfection du cadastre est sensiblement identique à la simple mise à jour. Dès lors, la sous-commission technique cherchera à justifier et à imposer la nécessité de la refonte du cadastre non seulement pour la réalisation du livre foncier mais aussi pour sa fonction première : la péréquation de l’impôt. La sous-commission technique adoptera donc au cours de la séance du 25 mai 1894 le texte suivant :
« Les documents cadastraux actuels ne peuvent donner les indications nécessaires pour servir de base ni à la péréquation de l’impôt, ni à la réforme du régime hypothécaire et au fonctionnement du crédit agricole réel, ni enfin à l’établissement du livre foncier. »9
21À partir du moment où la nécessité de refaire le cadastre pour le livre foncier est acquise, une interrogation suit immédiatement : pour la réfection, quelle délimitation faut-il faire ?
B. Le corollaire : faut-il effectuer une délimitation des possessions, une délimitation juridique ou un bornage ?
22Dans son rapport sur les conclusions du comité d’enquête, Cheysson propose, le 22 janvier 1894, comme quatrième mesure : « Pour faciliter le bornage collectif, il convient de faire application de la loi du 22/12/1888 aux syndicats de bornage composés de propriétaires d’une commune ou d’un lieu-dit », et comme cinquième mesure : « En dehors de l’application de la loi du 22/12/1888, il n’y a pas lieu de rendre obligatoire, pour les propriétés privées, ni le bornage ni même la délimitation juridique10. »
23Ainsi, Cheysson propose que la réfection du cadastre soit effectuée sur la base d’une délimitation de possession, tout en laissant la possibilité pour les propriétaires qui le souhaitent de réaliser collectivement des bornages via une association syndicale, type loi du 22 décembre 1888. La sous-commission juridique n’est pourtant pas de cet avis. Au cours de la séance du 25 janvier 189411 et sur la base du rapport sur l’immatriculation de Massigli, une discussion s’engage sur la question n° 2 du rapport : « L’immatriculation sera-t-elle obligatoirement précédée d’une délimitation juridique et d’un bornage de chaque immeuble ? »
24En effet, une vive controverse oppose Sanguet à Lallemand. Le premier est favorable à la mise en œuvre d’un livre foncier de possession, sur la base de délimitations de possession, ce qui permettrait de refaire le cadastre plus rapidement et de limiter les coûts, tout en laissant la possibilité pour les propriétaires individuels de réaliser des bornages volontaires qui seraient intégrés dans le livre foncier. Cela le ferait muer dans le temps en livre foncier de la propriété. Schématiquement, M. Sanguet propose : la révision ou la réfection du cadastre par délimitation de la possession ; la création du livre foncier de possession ; la délimitation juridique sur la demande des propriétaires avec la mise à jour du cadastre.
25En revanche, Lallemand insiste sur la nécessité de refaire le cadastre sur la base de délimitations juridiques car indispensables à l’immatriculation. Il souhaite que seul le bornage soit facultatif, à l’exception des biens de l’État qui doit montrer aux propriétaires privés l’exemple et l’intérêt de l’opération.
26Les autres membres de la sous-commission sont du même avis que Lallemand en soulignant que la question du bornage n’est qu’une question matérielle. Est adopté, au cours de cette séance, le texte suivant : « L’immatriculation sera obligatoirement précédée d’une délimitation juridique avec ou sans bornage de chaque immeuble. »
27Enfin, le 1er décembre 190412, en commission plénière, un curieux glissement sémantique est opéré car il est désormais question de savoir si la délimitation des propriétés doit être facultative ou obligatoire. Massigli s’inquiète en effet de la difficulté d’amener la population, a priori hostile, à accueillir favorablement une délimitation obligatoire. Quelques pistes sont d’ailleurs proposées : la preuve par l’exemple de l’État qui doit borner ses propriétés, l’incitation à la création des associations syndicales de bornage, l’implication des conseils municipaux, etc. Au cours de cette séance est finalement adopté, pour le premier paragraphe de l’article 10 du projet de loi sur le cadastre : « Les opérations de réfection ou de révision de cadastre comprendront obligatoirement la délimitation de tous les îlots de propriété. »
28La question sur la réfection du cadastre est tranchée, mais le corollaire sur le type de délimitation à réaliser demeure incertain.
29Les propriétaires sont-ils réellement réticents à une délimitation obligatoire et juridique ?
C. Résultats de l’enquête auprès des propriétaires
30De cette enquête, il ressort très clairement que les propriétaires sont farouchement opposés aux remembrements (à 83 %), massivement pour l’obligation de borner (à 71 %) mais paradoxalement contre les abomements généraux (à 78 %). En fait, les abomements généraux sont perçus par les propriétaires comme un moyen pour l’État de faire table rase de l’existant et de fixer la propriété par exemple en redressant des chemins, en supprimant des enclaves ou encore en modifiant la forme des parcelles. Opposés à ce principe, les propriétaires affirment donc sans appel que les bornages antérieurs doivent être maintenus (à 79 %). En outre, le recours à l’association syndicale, préconisé par les membres de la commission pour inciter les propriétaires au bornage, est loin de faire l’unanimité puisqu’il ne recueille que 29 % d’opinion favorable.
31Aussi faut-il prendre en considération la remarque de Sanguet sur la perception erronée du terme « abomement général »14 et selon lequel ce terme recouvre dans l’esprit des propriétaires non seulement le bornage général de toutes les propriétés mais aussi la création de chemins d’exploitation par exemple. Pour eux, il s’agit d’une sorte de réorganisation foncière. Cette différence de perception est due, toujours selon Sanguet, au fait que le terme « abomement général » a été utilisé pour la première fois en France pour désigner les délimitations collectives qui ont eu lieu dans la région de l’Est et qui consistaient en effet en une sorte de réorganisation foncière15.
32Si l’on écarte donc du sondage cette question sur l’abomement général qui prête à confusion, il reste la réponse extrêmement favorable des propriétaires sur l’obligation de borner toutes les propriétés. Or si on laisse le choix aux propriétaires soit de borner individuellement leur propriété, c’est-à-dire inéluctablement à leurs frais, ou de borner leur propriété non pas collectivement mais en même temps que toutes les autres propriétés et donc au frais principal de l’État, on peut supposer que les réponses seraient différentes entre les propriétaires sans projet de mise en valeur ou sans retombée immédiate de rendement, et donc peu enclins à prendre en charge une procédure de bornage, et ceux qui envisagent leur propriété comme un gage ou comme un gage de mise en valeur et donc pour qui la prise en charge d’un bornage devient négligeable mais garantit la gestion de leur bien par la sphère privée.
D. Étude des textes définitifs des deux avant-projets de loi sur le cadastre16 et le livre foncier17
33Au regard des discussions sur les délimitations ou bornages à réaliser dans le cadre de la réfection du cadastre, le résultat est assez paradoxal. Alors que les discussions tendaient vers une délimitation juridique des propriétés, l’étude des textes proposés révèle que cet objectif n’a pas été maintenu.
34En effet, l’article 4 sur le livre foncier précise que « chaque feuillet du livre foncier est divisé en deux parties. »
35La première partie comprend :
- la détermination physique d’après le cadastre, dont l’autorité des énonciations, selon l’article 5, est réglée par la loi sur le cadastre ;
- le numéro de matricule, la section, le lieu-dit, la contenance de l’unité foncière et des parcelles qui la composent et les constructions ;
- les mitoyennetés, les servitudes actives et passives, dont l’autorité, selon l’article 5, vis-à-vis des tiers est réglée par la loi sur le livre foncier et la loi sur les privilèges et hypothèques.
36La deuxième partie, dont l’autorité, selon l’article 5, vis-à-vis des tiers est réglée par la loi sur le livre foncier et la loi sur les privilèges et hypothèques, comprend :
- la désignation des propriétaires (nom, prénoms, domicile, date et lieu de naissance) ;
- le mode et la date d’acquisition ;
- les restrictions au droit de propriété, des démembrements et des charges ;
- les privilèges et hypothèques.
37Le livre foncier doit donc faire référence à la détermination physique de l’unité foncière dont l’énonciation est entièrement régie par la loi sur le cadastre. Or, selon l’article 12 de la loi sur le cadastre, la délimitation est effectuée en présence des propriétaires apparents, et selon l’article 17 de cette même loi, « les limites déterminées […] sont considérées comme définitives, sauf les droits du propriétaire réel, lorsqu’il viendra à se révéler… » Ces deux articles stipulent clairement que le cadastre n’acquiert pas une force probante.
38Ainsi, les avant-projets de loi envisagent l’instauration d’un livre foncier dont la détermination physique est issue d’une délimitation sans force probante.
39Ils répondent cependant à la volonté de certains membres de la commission car d’une part, Massigli était pour rendre obligatoire la délimitation juridique à condition que la population l’accepte, et Sanguet souhaitait donner plus de temps aux propriétaires pour cette délimitation. Le projet répond à ces deux points de vue : la population qui accepte le principe de la délimitation juridique peut se constituer en ASL (article 14 de la loi sur le cadastre), et le propriétaire réel pourra révéler ses droits à tout moment (article 17 de la loi sur le cadastre).
III. La loi du 17 mars 1898 et l’avant-projet sur le cadastre
40La loi du 17 mars 1898 fut proposée le 10 février 1894 par, entre autres, deux députés, membres de la Commission extraparlementaire du cadastre, Boudenot et Terrier. Elle fut proposée, alors que le résultat des enquêtes venait tout juste d’être rapporté, le 22 janvier 1894. Curieusement, cette loi ne fut pas le fruit de l’élaboration de la commission même si elle en garde l’esprit. Elle ne fut discutée qu’en 1 904 par la sous-commission des voix et moyens à travers la « note relative à l’explication de la loi du 17 mars 1898 »18.
41Cette loi avait pour objectif, comme son titre l’indique, de « tendre à rendre plus rapide et plus économique la révision du cadastre ». Elle permettait donc aux communes qui le souhaitaient d’engager, à leurs frais, une révision du cadastre sans devoir attendre la fin des débats de la commission extraparlementaire et ses propositions. Les communes concernées se situent essentiellement dans les départements de la Seine-et-Mame, la Seine-et-Oise, la Haute-Marne et de la Somme. L’application de cette loi de 1898 a été très limitée, essentiellement parce que les dépenses étaient à la charge des communes elles-mêmes.
42Nous allons l’envisager ici seulement sous le regard de la volonté de la commission, en la rapprochant des conclusions des enquêtes de 189419 et de l’avant-projet sur la réfection ou la révision et la conservation du cadastre. Nous retiendrons de la loi comme de l’avant-projet sur le cadastre que les délimitations cadastrales n’auront pas de force probante et que malgré le faible pourcentage de propriétaires prêts à faire appel à une ASL pour les bornages, les articles 3 et 6 de la loi ou 14 et 15 de l’avant-projet de loi donnent aux propriétaires qui le souhaiteraient la possibilité d’y avoir recours.
43Les quatorze années de travail de la Commission extraparlementaire du cadastre offrent un panorama relativement complet de la situation cadastrale en France à la fin du XIXe siècle. Les discussions soulignent le consensus quasi général sur la réforme hypothécaire mais également les différences de points de vue sur le mode opératoire de l’instauration d’un livre foncier et la nécessité de réformer le cadastre. Les trois avant-projets de lois qui en résultent n’ont pas été discutés au Parlement, ce qui mériterait une étude complémentaire, et proposent une timide réforme cadastrale puisqu’elle n’a pas l’ambition de l’instauration d’un véritable cadastre juridique. Soulignons toutefois que le décret du 30 avril 1955 sur la réforme hypothécaire s’est largement inspiré de l’avant-projet sur les hypothèques.
Notes de bas de page
1 Commission extraparlementaire du cadastre, fascicule 1, juin-août 1891, p. 191-208.
2 Édouard Cheysson, « Enquête sur la valeur actuelle des plans cadastraux et sur le bornage des propriétés », Commission extraparlementaire…, op. cit., fascicule IV, décembre 1893.
3 « Résumés présentant par département les faits principaux signalés dans les rapports fournis à la suite de l’enquête prescrite par l’instruction du 27 juillet 1891 », Commission extraparlementaire…, op. cit., fascicule IV, décembre 1893, p. 133.
4 « Essais par la méthode des alignements et la méthode tachéométrique », Commission extraparlementaire…, op. cit., fascicule VI, février 1895-janvier 1898, annexe à la séance du 26 janvier 1898, p. 511-515.
5 Ibid.
6 Commission extraparlementaire…, op. cit., fascicule IX, mars 1900-mars 1905, p. 487-815.
7 Jules Challamel, « Les livres fonciers et la Commission extraparlementaire du cadastre », Revue politique et parlementaire, 8 février 1895, p. 265-289.
8 « Rapport général présenté au nom du comité d’enquête », Commission extraparlementaire…, op. cit., fascicule IV, décembre 1893, p. XXXI-XXXVIII.
9 Commission extraparlementaire…, op. cit., fascicule V, janvier 1893-décembre 1894, p. 43- 70.
10 « Rapport général présenté au nom du comité d’enquête », Commission extraparlementaire…, op. cit., fascicule IV.
11 « Rapport général présenté au nom du comité d’enquête », Commission extraparlementaire…, op. cit., fascicule V, janvier 1893-décembre 1894, p. 403-436.
12 Commission extraparlementaire…, op. cit., fascicule IX, mars 1900-mars 1905, p. 565-596.
13 Commission extraparlementaire…, op. cit., fascicule IV, février 1895-janvier 1898, p. 509.
14 « Séance du comité d’enquête du 16 juillet 1891 », Commission extraparlementaire…, op. cit., fascicule I, juin août 1891, p. 143-146
15 Cette perception est soulignée par Nadine Vivier, « Les débats sur la finalité du cadastre », dans ce même volume.
16 « Avant-projet sur la réfection ou la révision et la conservation du cadastre », Commission extraparlementaire…, op. cit., fascicule IX, annexe à la séance du 16 mars 1905, p. 817.
17 Ibid.
18 « Note du 12 mars 1 904 relative à l’application de la loi du 17 mars 1898 », Commission extraparlementaire…, op. cit., fascicule IX, p. 721.
19 Édouard Cheysson, « Enquête sur la valeur actuelle… », art. cité.
Auteur
Ingénieur géomètre et topographe, Sylvie Devigne est actuellement directrice exécutive de l’École supérieure des géomètres et topographes du Liban. Suite à ses expériences en France et au Cameroun dans les domaines fonciers et cadastraux, elle a suivi le mastère en aménagements fonciers et systèmes cadastraux, achevé par une étude sur le système foncier et cadastral du Liban.
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