Discours de clôture prononcé à Bercy le 18 février 2002
p. 99-105
Texte intégral
1Monsieur le Président Jacques Delors,
2Monsieur le Premier ministre Raymond Barre,
3Monsieur le Commissaire de Silguy,
4Monsieur le Gouverneur,
5Mesdames et Messieurs, chers amis,
6Je suis heureux d’être parmi vous pour clôturer le cycle de conférences exceptionnel qui s’est tenu au Minéfi depuis octobre. Heureux parce que c’est pour moi l’occasion de vous remercier publiquement, vous qui avez puissamment contribué à la construction de l’unité monétaire de l’Europe et à la réussite de l’euro.
7Les Européens et les Français sont aujourd’hui redevables notamment à Raymond Barre et Jacques Delors pour la constance et la force de leur engagement européen, comme ils le sont à l’égard de François Mitterrand, Helmut Kohl, Valéry Giscard d’Estaing. Le succès de l’euro leur doit beaucoup. Il doit aussi à tous mes prédécesseurs qui ont cru à l’euro et travaillé pour lui, parmi lesquels on comprendra que j’ai une pensée particulière en cet instant pour Pierre Bérégovoy. Il doit à ces millions de femmes et d’hommes, anonymes ou illustres, qui ont agi pour que ce vieux rêve devienne enfin réalité.
8Le cours légal du franc s’est achevé hier à minuit. Depuis 22 mois que je suis à la tête de ce ministère, j’ai eu la chance et la responsabilité d’être le ministre de deux monnaies, le franc et l’euro. L’euro est désormais la seule monnaie des Français. J’ai vécu toute cette préparation avec la conscience d’agir, comme l’ensemble de cette maison, pour relever un défi historique. Beaucoup de choses fortes et justes ont déjà été dites au cours de cette journée. Je voudrais seulement ajouter trois réflexions.
91. C’est un fait incontestable et désormais incontesté : le passage à l’euro concret a été une réussite. Les Français se sont appropriés leur nouvelle monnaie avec une bonne humeur et une spontanéité qui ont dépassé les espérances, au point de provoquer des querelles en paternité. On connaissait les pères officiels, je les ai cités tout à l’heure. Voici que d’autres désormais, rétrospectivement, souhaiteraient l’être. Il faut s’en féliciter : il n’est pas de meilleur signe de succès pour l’euro et pour l’Europe.
10La dernière ligne droite n’était pourtant pas écrite d’avance. Un travail exhaustif et minutieux a été nécessaire pour répondre à ce défi sans précédent. La préparation fut à la fois européenne et pour une grande part œuvre nationale. La diversité de nos cultures monétaires et fiduciaires devait être respectée. Subsidiarité, donc, mais aussi coopération étroite, notamment autour de la Banque centrale européenne et de la Commission européenne, que je salue pour leur rôle, Commission qui a tenu le tableau de bord des choix et des avancées et qui, au vu de ces informations comparées, a émis des recommandations et dressé des listes de « bonnes pratiques ».
11Ce travail s’est déroulé pendant que se forgeaient une gouvernance nouvelle et une forme partagée de souveraineté. Il s’est déroulé alors que l’euro produisait déjà son effet de bouclier sur nos économies face aux crises financières. Les critiques se sont donc concentrées sur les aspects logistiques du passage à l’euro : les repères de nos concitoyens et leur vie quotidienne devaient être bouleversés, entendait-on, le rejet devait s’ensuivre, donnant raison aux Cassandre !
12Le succès a heureusement balayé ces craintes. Les acteurs de terrain de ce changement – commerçants, services publics, Banque de France, banques commerciales, forces de sécurité, entreprises, chambres de commerce et de métiers, associations, bénévoles, élus – tous doivent être remerciés. L’effort accompli n’est pas tout à fait terminé, il faut rester vigilants sur les prix, il faut apprendre à penser complètement en euro ; mais cet effort connaîtra ce qu’il advient de l’ébauche lorsqu’elle conduit à une œuvre réussie : elle s’efface devant son résultat. Au moins deux enseignements demeureront.
13C’est la méthode partenariale qui peut seule garantir le succès durable des réformes. Sous l’impulsion ou autour des pouvoirs publics, se sont organisés la coordination des calendriers de travail des différents acteurs, l’agencement de leurs engagements, le partage de leurs expériences. Ainsi par exemple, prenant appui sur cette singularité française que constitue la place importante du chèque dans nos moyens de paiement, nous avons organisé le passage anticipé à l’euro dans les paiements scripturaux, en unissant les efforts des administrations, des banques, des commerçants et des spécialistes de la communication. Fin 2001, la généralisation de l’usage de l’euro scriptural a fourni l’arrière-plan favorable au bon accueil des pièces et des billets en même temps qu’elle a accru l’impatience de les utiliser. L’Etat s’est donc voulu un partenaire et un coordonnateur, sans chercher à se substituer aux autres. Nous avons assumé notre mission – je pense notamment à la sécurité et à la vigilance en matière de prix – mais en coproduisant constamment la réforme avec la société civile et les professions. Leçon utile de méthode pour les réformes à venir.
14La réforme partenariale doit aussi être une réforme solidaire, c’est un second enseignement. La plus grande attention a été portée à l’appropriation de l’euro par l’ensemble de nos concitoyens. Une intense campagne de communication s’est adressée à tous les publics par la BCE et par nous-mêmes, des efforts spécifiques ont été accomplis en faveur des personnes les plus fragiles qui, du fait de l’âge, du handicap ou de l’exclusion sociale, risquaient d’être en difficulté avec la nouvelle monnaie. Je tiens à saluer particulièrement le dévouement des dizaines de milliers de formateurs qui, par leur action de proximité, ont facilité l’apprentissage de l’euro. Le changement est possible, s’il est construit avec tous et pour tous.
152. Ces pièces et ces billets en euros que chacun a appris à manier ne sont pas seulement un moyen d’échange, ils sont aussi une valeur partagée. Dans un monde contemporain secoué, l’euro constitue un pôle de stabilité. Avant même de se matérialiser au fond de nos poches, l’euro avait déjà fait ses preuves face aux crises externes, asiatique, russe ou latino-américaine et comme stabilisateur monétaire au sein du vieux continent. Faute de cette coordination monétaire forte, et sans remonter plus loin, rappelons-nous qu’il y a dix ans à peine, lors de la guerre du Golfe, nos devises étaient entrées en conflit les unes avec les autres. Inflation réduite et pouvoir d’achat accru, concurrence améliorée et richesse mieux distribuée : les bénéfices de la nouvelle monnaie sont déjà là. L’euro s’appréciera avec le temps. À l’heure de la globalisation, l’euro, monnaie mondiale, possède la taille pour contribuer à redonner aux États européens les marges de manœuvre et la maîtrise nécessaires.
16Notre monnaie européenne n’est pas seulement unique, elle est en quelque sorte doublement unique puisqu’elle procède d’une création politique sans précédent. Que le pouvoir s’appelât Rome, Charlemagne ou Napoléon, les expériences d’unification monétaire passées avaient en effet toutes été d’inspiration impériale, voire impérialiste ; l’empire battait monnaie pour mieux battre ses adversaires assujettis. L’unification monétaire européenne n’est pas le résultat d’une victoire remportée par un peuple sur un autre, par une devise sur une autre. Elle est une création collective, partagée, consentie, qui témoigne d’une volonté commune de construire une Europe pacifique et puissante, innovante et solidaire. L’euro forme un trait d’Union. Il matérialise le nouveau contrat social européen en train de naître. Demain, il favorisera la mobilité des personnes et le brassage des richesses.
173. Enfin, l’euro constitue autant un commencement qu’un aboutissement : le commencement d’un acte II de l’aventure européenne ou, pour le dire autrement, de l’Europe après l’euro. Plusieurs champs d’action me paraissent déterminants pour réussir cette nouvelle Europe.
18Nous devrons aller vers un véritable Conseil économique de l’Union. Des progrès ont été accomplis sur cette voie : constitution de l’Eurogroupe, choix convergents de politique économique qu’illustre la décision récente de faire jouer les stabilisateurs budgétaires automatiques face au ralentissement international, stratégie commerciale extérieure commune dont le sommet de Doha a montré l’efficacité. Pour autant, alors que nous disposons d’instances fédérales au niveau monétaire – avec le rôle confié à la Banque centrale européenne –, la coordination de nos politiques économiques reste insuffisante.
19Il nous faudra donc, dans les temps qui viennent, notamment allonger le mandat du président de l’Eurogroupe, discuter de façon systématique en son sein des questions structurelles et du policy-mix, instaurer un dialogue toujours plus étroit avec la BCE autour d’objectifs partagés. La question du budget européen devra également être réexaminée. Je plaide pour un véritable fédéralisme budgétaire qui constituerait un levier utile au service de la croissance et de l’emploi ainsi qu’une arme en faveur de l’innovation économique et de l’attractivité de la zone euro. L’idée d’une mise en commun de certains instruments fiscaux a été avancée et j’y suis favorable, dès lors qu’il s’agit d’un transfert de prélèvements et non d’une augmentation, permettant d’éviter la concurrence fiscale dommageable au sein même de l’Union. La suite logique de l’euro est là.
20Un deuxième chantier concerne la clarification institutionnelle. C’est l’un des objectifs de la convention récemment lancée à Laeken et de la conférence intergouvernementale qui doit la conclure en 2004. Il s’agit d’une part, d’assurer le bon fonctionnement de l’Europe à 25, voire à 30, ce qui suppose de redéfinir nos modes de décision au sein du triangle institutionnel Commission – Conseil – Parlement ; de doter aussi l’Union d’un chapiteau commun, vraisemblablement une constitution, acte fondateur. D’autre part, nous devrons permettre aux États qui le souhaitent d’aller plus loin ensemble. Le traité de Nice facilite les coopérations renforcées dont l’euro constitue l’exemple le plus avancé. Il revient maintenant aux États de préciser les champs et les modalités de ce rapprochement. Faudra-t-il constituer une avant-garde autour d’un bloc de compétences clairement identifiées et d’une proximité politique accrue ? Faut-il envisager des modes d’associations plus souples entre les États, en fonction de l’objectif visé, sur le modèle de ce que nous faisons pour l’euro ? Ou bien encore une autre solution ? Avant-garde, noyau dur, centre de gravité : peu importe l’appellation dès lors que l’Europe se construit.
21Il nous faudra aussi réussir l’intégration de nos politiques de défense et l’européanisation de nos efforts diplomatiques. Après le 11 septembre, la globalisation est clairement aussi celle des risques. Hyper-terrorisme ou conflits ethniques, la menace exige de l’Union européenne une capacité partagée de défendre les valeurs qui la fondent. Des initiatives ont été prises. A été programmée la constitution d’une force européenne de 60 000 hommes déployables en 60 jours. C’est un réel pas en avant même s’il faudra, dans un proche avenir, aller plus loin dans la mise en commun de nos efforts militaires. De même pour la traque des nouvelles formes de criminalités et pour la nécessité, sur les grands conflits qui déchirent la planète, notamment au Proche-Orient, de faire prévaloir les démarches européennes sur les initiatives seulement nationales. Avec bien sûr, l’action à mener en commun, plus fortement qu’aujourd’hui, pour lutter contre la pauvreté et le sous-développement, véritable terreau de la violence.
22Enfin, l’Union européenne doit relever le défi de l’innovation. Ce sont des thèmes particulièrement chers à Jacques Delors et Raymond Barre qui ont, de longue date, interpellé en ce sens les dirigeants européens. Ou bien nous maintenons séparés nos efforts de recherche aux niveaux d’aujourd’hui, et alors l’écart technologique, donc économique, entre nos puissances, se creusera d’ici 10 ans. Ou bien nous agissons collectivement pour rester compétitifs. La Commission européenne a proposé que l’Union se fixe comme objectif à l’horizon 2010 de consacrer 3 % de son PIB à la recherche et au développement. Le chiffre actuel est d’environ 1,8 %. Ce sera l’un des enjeux du prochain sommet de Barcelone. L’Europe doit relever ce défi qui conditionnera son rôle et son rang dans la société du savoir et l’économie de la connaissance.
23Car la question posée à travers ces nécessaires avancées est claire : oui ou non, l’Europe veut-elle être vraiment pour nos nations et pour nos peuples un multiplicateur de stabilité, de prospérité et de puissance ?
24Mesdames et Messieurs, la valeur de l’euro est bien sûr économique, commerciale, financière. Elle se mesure également à l’esprit de réforme, encore insuffisant sans doute, qui depuis plusieurs années a soufflé sur nos douze nations et particulièrement ces derniers mois. L’euro n’est pas une fin en soi, la valeur de l’euro est aussi dans les avancées de l’Europe. Nous avons tiré les leçons de l’histoire de notre continent, chaotique et parfois tragique, en bâtissant une monnaie partagée. C’est la meilleure passerelle pour relier l’économique et le politique. C’est la voie la plus sûre qui mène de l’influence à la puissance et à l’Europe-référence. Si les Européens relèvent notamment les défis que j’ai énoncés – coordination économique, modernisation institutionnelle, coopération militaire et diplomatique, mobilisation pour l’innovation –, alors ils pourront renforcer l’Europe-référence.
25Cela suppose de la part des États membres qu’ils intègrent la dimension européenne comme une donnée de leur vie nationale et locale. À l’heure où nous nous apprêtons à désigner le prochain président de la République dont le quinquennat sera celui de l’après-euro et de l’élargissement de l’Union, l’Europe ne peut évidemment pas rester à la marge des projets présentés. La vérité est qu’aucune nation ne peut plus concevoir une réforme durable de son administration, des cadres de sa protection sociale, de son système de retraites ou de sa fiscalité totalement hors du cadre européen, c’est-à-dire en faisant abstraction du modèle de société et de civilisation que constitue l’Union européenne. Cela n’ampute pas notre souveraineté, mais la renforce. C’est en forgeant notre identité d’Européens que nous prolongerons notre identité nationale et redécouvrirons le sens du vivre ensemble.
26Les générations nouvelles nous lancent un appel : « Des temps nouveaux s’ouvrent, nous disent-elles, de nouveaux outils sont là comme l’euro, ne nous décevez pas. » Et bien, non, nous ne devons pas décevoir. Après ce passage de relais, je suis convaincu que l’euro ne s’arrêtera pas dans sa course, et que nous serons portés par l’élan européen qu’il incarne. Car c’est bien cela aussi que nos concitoyens ont exprimé, avec douceur et résolution à la fois : une véritable demande d’Europe, une demande complexe, qui n’exclut pas les doutes parfois, et les questions toujours, mais qui ne s’épuise pas, qui se renouvelle. Avec, en arrière-plan, la volonté de paix et de progrès qui guide depuis un demi-siècle l’action de ceux pour qui construire l’Europe est la plus belle aventure politique ; moderne.
Auteur
Ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie
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