Le franc au XIXe siècle1
p. 45-63
Texte intégral
1Cette période, que nous ferons partir de la fin de l’aventure napoléonienne et qui s’arrête avec le déclenchement de la Grande Guerre de 1914-1918, présente dans la longue histoire du franc une spécificité qui la distingue de celles qui l’ont précédée et des époques plus récentes : elle n’est pas marquée par des événements majeurs et faciles à dater, comme la naissance, la destruction, ou la renaissance du franc ; elle ne connaît pas de ces désordres et de ces turbulences, que représentent les mutations monétaires au Moyen Age et dans l’ancienne France, les émissions des assignats sous la Révolution, les dévaluations et les poussées d’inflation du XXe siècle. On est tenté de dire que le XIXe siècle a constitué une longue période miraculeuse où, pour notre monnaie, tout n’a été qu’ordre, calme et stabilité. Le franc apparaît alors comme une monnaie heureuse, menant une vie sans histoire, où il ne se passe rien de marquant. Ce serait la monnaie idéale, et il serait tentant de présenter comme un modèle à suivre pour l’euro qui vient de naître.
2En réalité, cette version de l’histoire du franc au XIXe siècle, cette vision idyllique, si largement acceptée qu’elle soit, ne correspond qu’imparfaitement à la réalité, et elle demande pour le moins à être relativisée. Deux types d’observations incitent à y regarder de plus près.
3Tout d’abord, il s’agit là d’une vue reconstruite après coup, après 1914. Ceux qui ont vécu cette Grande Guerre qui a été une abominable boucherie, et les désordres monétaires qui en sont nés, ont été tout naturellement conduits à idéaliser l’époque qui avait précédé, en particulier au point de vue monétaire, et à y voir le paradis perdu. Les Français des années 1920 ont eu l’impression d’avoir connu avant la guerre une monnaie parfaitement stable, qu’ils ont parée de toutes les qualités. Ainsi s’est forgé le mythe du franc-or, repris par les générations suivantes, aux prises elles-mêmes avec des poussées récurrentes d’inflation. On peut se demander s’il n’y a pas là quelque illusion rétrospective dans laquelle l’historien doit se garder de tomber.
4En tout cas, les Français qui vivaient au XIXe siècle n’avaient pas l’impression de vivre une histoire monétaire si calme, si assurée. Tout d’abord, beaucoup d’entre eux, en particulier dans les classes dites éclairées, avaient connu, eux ou leurs parents, les désordres monétaires de la Révolution, ils en étaient restés traumatisés, un peu comme les Allemands l’ont été par l’inflation de 1923. Ils vivaient dans la hantise du retour de tels événements, dépeints de noires couleurs dans les manuels d’histoire. Leurs appréhensions s’expliquent d’autant plus qu’évidemment ils ne pouvaient savoir par avance, qu’en fait, la stabilité monétaire perdurerait comme elle l’a fait. Ajoutons que ces mêmes Français vivaient dans un environnement où, à la différence de notre temps, ils étaient sevrés d’informations statistiques : il n’existait pas alors d’indices des prix ou de la production publiés régulièrement et les contemporains n’avaient donc pas une conscience précise de l’évolution économique ; ils se plaignaient seulement de la « cherté de la vie » quand le prix du pain augmentait, ou de la mévente et du marasme des affaires, quand ils avaient du mal à écouler leur production même en consentant des rabais ou à trouver du travail...
5Par ailleurs, le terme qui vient tout naturellement à l’esprit pour caractériser la situation du franc au XIXe siècle, celui de stabilité, est ambigu, parce qu’on confond trois ordres de stabilité, qui méritent chacun un examen distinct. La stabilité du franc, c’est d’abord, la stabilité monétaire, qui elle-même suscite quelques problèmes. Au sens strict, c’est la stabilité de la définition en poids de métal précieux de l’unité monétaire de la France. Celle-ci a été remarquable, puisque depuis la loi de 1803 créant le franc germinal jusqu’en 1914 en fait, et jusqu’en 1928 en droit, ce franc vaut exactement 5 grammes d’argent à neuf dixièmes de fin, autrement dit 4,5 g d’argent pur ; et par suite du rapport légal établi par la même loi de 1803 entre la valeur de l’argent et celle de l’or, le franc vaut un poids quinze fois et demi plus faible d’or, soit 290 milligrammes d’or fin. Telle est la base immuable pendant plus d’un siècle du système monétaire de la France. L’unité monétaire d’un pays est quelque chose de très important, certes, mais qui reste abstrait pour les Français. Ce qui compte au moins autant pour eux, ce sont les moyens de paiement qu’ils utilisent concrètement, au cours de leur existence quotidienne, et on peut se demander si à ce niveau on retrouve la même stabilité et un ordre assuré.
6La stabilité du franc, cela évoque ensuite dans notre esprit la stabilité des prix, l’absence de ce que nous appelons l’inflation. L’inflation, phénomène monétaire majeur du XXe siècle, avait eu un précédent spectaculaire à la fin du XVIIIe siècle avec la tempête des assignats. Le fait qu’il n’y ait pas eu pendant tout le XIXe siècle d’inflation implique-t-il qu’il y ait eu pour autant une parfaite stabilité des prix (qui à vrai dire n’a jamais existé au moins dans une économie de marché), et l’existence d’une certaine stabilité des prix, qui reste à préciser, s’explique-t-elle par les contraintes dues à la défense de la monnaie, ou par d’autres raisons ?
7Enfin, la stabilité du franc, c’est la fixité de son cours sur le marché des changes. Cette stabilité sur le marché des changes fait assurément du franc une grande monnaie, une monnaie solide, qui inspire confiance. Mais dans quelle mesure joue-t-il pour autant le rôle d’une véritable monnaie internationale ?
I. LA LENTE MISE EN PLACE D’UN SYSTÈME DE MOYENS DE PAIEMENT COHÉRENT
8La création du franc germinal ne s’est pas, loin s’en faut, traduite par l’uniformité des moyens de paiement dont disposaient les Français, et dans ce domaine longtemps la diversité et le désordre ou la confusion ont persisté, même au niveau des pièces de métal. Il circulait en France bien des fausses monnaies, des pièces rognées qui avaient perdu une bonne partie de leur poids initial, et des pièces étrangères introduites par les commerçants, les touristes ou les troupes d’occupation ou ramenées par des Français de l’étranger. Le manque de monnaies était tel, au moins durant la première moitié du XIXe siècle, que les Français étaient disposés à utiliser ces divers moyens de paiement. On a même trouvé une vallée du sud du Massif central où, à la fin du siècle, des paysans labourant un champ qu’ils venaient de défricher, y ont découvert un trésor de pièces romaines enfouies sous la terre : ils n’eurent pas l’idée de les vendre à quelques collectionneurs, mais ils s’empressèrent de les utiliser entre eux comme des moyens de règlement naturels...
9Sans aller jusqu’à ce cas extrême, beaucoup de Français, même dans une grande ville comme Paris, restaient attachés aux anciennes pièces frappées sous l’Ancien Régime. D’ailleurs l’ancienne monnaie de compte elle-même n’avait pas cédé d’un coup la place au franc, et souvent, à l’époque de Balzac, on parlait de livres, de sous et de deniers, comme de références toujours obligées pour évaluer le prix des choses à régler. Quant aux pièces de monnaies frappées avant le XIXe siècle, il a fallu attendre 1829 pour qu’une loi décide de la refonte de ces monnaies duo-décimales, qui devaient en principe cesser d’avoir cours à partir de 1834-1835, mais rien ne permet d’assurer qu’il en ait été ainsi dès cette date.
10Par ailleurs, il y a la monnaie du peuple, dans les villes surtout, appelée aussi monnaie divisionnaire : ce sont les piécettes de bronze ou de billon de 10, 5, 2, ou 1 centimes, créées par l’État, plus particulièrement par le Trésor. Les ouvriers, qui sont payés à la journée (de 2 à 7 F), parfois à la semaine, n’ont pas les moyens d’accéder aux pièces d’or de 20 F ou aux billets de banque, qui sont en raison de leur valeur hors de leur portée (cf. infra). La fabrication de cette monnaie, qui n’a pas de valeur intrinsèque, sa répartition dans les départements, n’a pas toujours répondu aux besoins. Elle a aussi suscité des phénomènes de spéculation, ce qui fait que pendant longtemps, jusque dans les années 1870, il y a eu, par moments, pénurie d’une telle monnaie, ce qui rendait difficile la paie des ouvriers, ou excès de sa circulation et dépréciation relative, ce qui poussait les boulangers et les épiciers à la refuser en paiement.
11Il a fallu finalement beaucoup de temps pour que s’établisse un système de paiements ordonné, reposant sur deux piliers principaux solides, le franc-or, autrement dit les pièces de métal jaune d’une part, et le billet de la Banque de France d’autre part.
A. Le franc-or
12Le franc-or est né, non point d’une décision nouvelle des autorités monétaires, mais à la suite d’une gigantesque spéculation qui a déferlé sur la France au début du Second Empire. Rappelons que la loi de 1803 avait fait du franc, fondamentalement, une monnaie d’argent, définie par son poids en métal blanc, et que ce n’est que secondairement, presque subsidiairement, par une conséquence du rapport légal établi entre les deux métaux précieux, que la frappe et la circulation de pièces d’or ont été autorisées.
13Pendant toute la première moitié du XIXe siècle, les Français aisés, ceux qui ne se servent pas comme monnaie que de billon, emploient essentiellement des pièces d’argent. Vers 1830, les pièces d’or en circulation (surtout des pièces de 20 F) ne représentent qu’une valeur totale de 500 millions, alors que les pièces d’argent, principalement les écus de 5 F, ainsi que des pièces d’un ou deux francs, valent au total 2,5 milliards de francs. Les espèces d’or sont extrêmement rares dans la circulation à l’intérieur du pays, alors qu’elles ont un peu plus d’importance, traditionnellement, dans les ports de l’Atlantique.
14Il faut ajouter que dans la circulation, les pièces d’or apparaissent plus rarement encore : comme la production de ce métal est très faible alors que celle d’argent se soutient mieux, le rapport commercial entre les deux métaux précieux diffère quelque peu du rapport légal de 1 à 15,5, l’or vaut un peu plus, près de seize fois plus que l’argent. Cela veut dire qu’il tend plutôt à être exporté qu’à entrer en France, et que ceux qui ont la chance d’en avoir ou d’en acquérir lors d’une transaction, ne l’utilisent pas pour leurs achats : ils préfèrent se servir pour cela de leurs écus de 5 F, et ils n’ont pour souci que de thésauriser ces belles pièces jaunes, rendues par leur rareté particulièrement précieuses, en les conservant au fond de leur armoire ou dans leurs cassettes. C’est ainsi que le père Grandet de Balzac a accumulé ces « jaunets » qui le fascinent jusqu’à sa mort. Quant à la Banque de France, elle accepte bien d’échanger ses billets contre des écus d’argent, mais si on lui demande des pièces de 20 F or, elle donne en échange d’un billet de 1 000 F un peu moins de cinquante pièces, elle ne délivre donc l’or que moyennant une prime destinée à décourager ces demandes et à protéger son encaisse de métal jaune : elle aussi le thésaurise...
15Les choses vont rapidement changer après les découvertes de gisements aurifères faites en Californie surtout, et en Australie, en 1848. La production d’or atteint un niveau sans précédent, et cet or afflue en Europe ce qui fait que la valeur de ce métal se déprécie par rapport à celle de l’argent le rapport commercial entre les deux se situe désormais en deçà de leur rapport légal (de 1 à 15,5), et se rapproche d’un rapport de 1 à 15. Cette modification, même faible, des prix relatifs de ces deux métaux déclenche rapidement une « crise monétaire » dont la presse permet de suivre les développements. Dès le 2 décembre 1853, le correspondant à Paris de L’Indépendance belge y constate les effets de cet abaissement du prix de l’or comparativement à l’argent : « l’argent disparaît, les pièces de 5 F deviennent rares et l’or devient commun... On fait, dans ce moment, le commerce de l’argent. Les changeurs ont des courtiers, qui parcourent les établissements publics, les cafés, les restaurants, et enlèvent toutes les pièces de 5 F qu’ils trouvent. » Même les petits comptables publics se mettent à spéculer ! La « loi de Gresham » (du nom d’un négociant anglais du XVIe siècle), selon laquelle lorsque deux monnaies sont concurremment en circulation, « la mauvaise monnaie chasse la bonne », joue à plein. L’argent (la bonne monnaie) ainsi retiré de la circulation est expédié à Londres, où il est revendu contre de l’or plus cher que son cours légal, et il y est d’autant plus attiré que l’Angleterre a besoin de ce métal pour solder ses achats en Orient, dans des pays qui pratiquent le monométallisme argent. Des écus sont envoyés jusqu’à New York, où ils valent l’équivalent de 5,50 F en or. La spéculation qui a touché d’abord Paris et les villes proches de la frontière ou de l’Atlantique, gagne ensuite l’ensemble du pays, même les départements de l’intérieur du pays restés plus longtemps attachés aux pièces d’argent qui étaient leurs seuls moyens de paiement. Elle atteint son paroxysme en 1856. Pendant quelques années, la France a exporté de considérables quantités d’argent, et importé en contrepartie un flux considérable de métal jaune, ce qui a bouleversé la composition de sa masse monétaire métallique. Celle-ci comprenait en 1850 pour 3,2 milliards de francs d’argent contre 600 millions d’or, et était constituée dix ans plus tard d’un milliard et demi d’argent, et de 4 milliards d’or. Ajoutons que désormais les pièces d’argent qui sont encore en France ne circulent plus guère, elles sont thésaurisées par les particuliers et par la Banque de France, qui refuse désormais d’en délivrer et ne donne plus que de l’or en échange de ses billets.
16La situation va à nouveau changer dans les années 1870, quand l’argent est extrait massivement dans les mines de minerais non ferreux (dans les Rocheuses notamment), dont il est devenu un sous-produit. Il s’avilit brutalement, et le rapport commercial entre les deux métaux passe à 1 pour 16, bientôt 1 pour 20, et 1 pour 40 à la fin du siècle. Il devrait se produire alors un mouvement spéculatif inverse du précédent, qui aurait vidé la France de son or et l’aurait submergée de cet argent surabondant. Mais cette fois les autorités ont réagi : elles ne pouvaient laisser la France se déconnecter ainsi, au point de vue monétaire, de l’or qui est le moyen de paiement accepté dans les grandes transactions internationales, et se couper de Londres, centre du grand commerce et des grandes opérations financières. Aussi, dès 1873, le gouvernement français décide, tout en maintenant en circulation les pièces d’argent existant, d’en stopper toute émission nouvelle, de mettre fin à sa libre frappe : ceux qui ont des lingots d’argent ne peuvent plus les apporter à l’hôtel des monnaies pour y faire fabriquer de nouveaux écus. Cette décision, suivie en 1878 par les pays associés à la France dans le cadre de l’Union latine (cf. infra), institue ce qu’on appelle le bimétallisme boiteux, qui ne laisse désormais aux pièces d’argent qu’une place très limitée.
17Le franc est ainsi devenu, au niveau des pièces, une monnaie or, représentée essentiellement par des pièces de 20 F, appelées communément les napoléons : ces pièces, fort rares durant la première moitié du siècle, ont été frappées massivement à partir du Second Empire grâce à l’or de Californie, et elles sont ainsi dénommées parce qu’elles portaient l’effigie de Napoléon III, empereur des Français. Après la chute du Second Empire, on a continué à émettre massivement de telles pièces, grâce à l’or qui afflue en France, pour solder l’excédent de notre balance des paiements courants, mais ces « napoléons » toujours frappés au même titre et au même poids portent désormais à la place de l’effigie de l’empereur déchu un symbole de la République qui lui a succédé, un coq notamment.
B. Le billet de la Banque de France
18L’autre pilier du système de paiements qui s’est mis en place au XIXe siècle est le billet de la Banque de France, qui a mis beaucoup de temps à s’imposer réellement. Dès sa création, en 1800, la Banque de France émet des billets convertibles en pièces d’or ou d’argent : elle s’y engage par une inscription figurant sur ces billets, et indiquant : « Il sera payé contre ce billet en espèces, au porteur et à vue, la somme de... » Ce sont des bons qui représentent de l’argent ou de l’or, de la monnaie de papier, par opposition à ce qu’on appelait le papier-monnaie ayant cours forcé, comme l’avaient été les assignats qui avaient laissé un très mauvais souvenir. Mais pour que ces billets deviennent un moyen de paiement utilisé couramment par de nombreux Français, il leur a fallu triompher des réactions de méfiance et de résistance des Français vis-à-vis de la monnaie fiduciaire, qui s’expliquent par bien des raisons, et cela a demandé beaucoup de temps.
19Tout d’abord, la convertibilité des billets n’a de sens que pour ceux qui peuvent, s’ils le désirent, effectivement convertir leurs billets dans un établissement de la Banque de France. Tant que la Banque de France n’a eu que son siège central à Paris, ses billets ne sont admis qu’à l’intérieur de la capitale. À partir de 1836, il y a de rares succursales en province, mais la plupart des Français ne disposent pas réellement de la possibilité d’accéder à un guichet de la Banque, surtout qu’à l’époque il n’existait pas de réseau de chemins de fer achevé, si bien que dans les départements éloignés de tout lieu de conversion, ses billets ne circulaient qu’avec peine, et moyennant une retenue, un escompte, plus ou moins élevé. Les choses changent ensuite grâce à la multiplication des succursales (il y en a plus de 70 à la fin du Second Empire, plus de 200 dans les années 1890), et grâce aussi à l’extension des voies ferrées dans le pays.
20Ensuite, les billets de la Banque de France ont été longtemps exclusivement de très grosses coupures, de 1 000 F et de 500 F, réservées à l’usage des banquiers et des gros négociants, hors de portée des petits bourgeois et des paysans, a fortiori des gens du peuple dans les villes. Il y avait là un clivage social, qui excluait totalement le peuple d’un tel moyen de paiement. Aussi, quand dans Les Misérables une vieille femme découvre que son locataire Jean Valjean tire de la doublure de sa redingote où il l’avait caché un billet de mille francs, « c’était le second ou le troisième qu’elle voyait depuis qu’elle était au monde », écrit Victor Hugo ; elle s’enfuit, « très effrayée ». Et quand un peu plus loin dans ce roman écrit autour du milieu du siècle, Jean Valjean commet l’imprudence de donner un billet de banque à un mendiant qui n’est autre que l’inspecteur de police Javert, il s’est trahi : celui qui utilise de tels billets n’est pas un homme du peuple.
21Il a donc fallu beaucoup de temps pour que les choses changent : les coupures des billets ne se sont abaissées que progressivement, à 200 F en 1847 (ce qui représente encore une valeur considérable, correspondant très grossièrement à 600 euros), puis à 100 F l’année suivante, à 50 F en 1867, et enfin à 20 F au début des années 1870. La Banque de France a de surcroît toujours émis avec beaucoup de prudence ces « petites » coupures. Mais comme, dans le même temps, le pouvoir d’achat des salariés s’est amélioré et a, selon une estimation grossière (compte tenu de l’absence de statistiques à l’époque sur ce sujet) un peu plus que doublé en un siècle, on peut dire qu’une grande partie de la société française a, progressivement, eu accès aux billets de banque.
22Pour que les billets soient réellement utilisés comme moyens de paiement, il fallait enfin qu’ils inspirent vraiment confiance, puisqu’ils constituent une monnaie fiduciaire, sans valeur intrinsèque, ne pouvant circuler que si elle inspirait réellement confiance. Il fallait donc d’abord que les Français ne craignent pas qu’elle ait été l’objet de contrefaçons, ce qui explique le soin extrême mis par la Banque à déjouer les contrefaçons, et à se prémunir en particulier contre les dangers représentés à ce point de vue par la naissance et le développement de la photographie : elle a ainsi mis au point des billets comportant une couleur bleue qui en principe n’impressionnait pas les plaques photographiques.
23Il fallait surtout que les porteurs de ces billets demeurent toujours assurés de pouvoir les convertir. Il nous est difficile, parce que nous savons qu’il en a été le plus souvent ainsi jusqu’en 1914, de nous représenter les appréhensions récurrentes des contemporains, craignant toujours la dépréciation de ces billets, le retour des expériences de Law et des assignats, perçues comme désastreuses pour l’économie et pour la stabilité sociale. Mais les contemporains étaient hantés par les souvenirs passés, et ils pouvaient voir qu’autour d’eux, dans d’autres pays latins, des monnaies de papier devenues inconvertibles comme la peseta, la lire, l’escudo ou la drachme, avaient à plusieurs reprises connu de fortes dévalorisations : ils pouvaient donc craindre qu’un jour ou l’autre les billets de la Banque de France ne subissent le même sort.
24Pour éviter de donner prise à de tels motifs de défiance, la Banque de France a mené une politique d’émission très prudente, respectant d’abord toujours les principes qui lui imposaient de n’émettre ces billets qu’en contrepartie d’opérations de crédit sûres et à court terme : celles-ci doivent consister essentiellement dans le réescompte d’effets de commerce à trois mois d’échéance au plus, représentatifs de transactions commerciales réellement effectuées, et revêtus de trois signatures de commerçants notoirement solvables. Même lorsque la révolution de 1848, jointe à une grave crise économique, a nécessité l’instauration du cours forcé, suspendant ainsi pendant plus de deux ans la convertibilité des billets, la Banque ne s’est pas départie de cette prudence dans ses crédits, et elle s’est refusée à aider par des avances massives le gouvernement républicain. Une fois la convertibilité des billets rétablie, elle a développé ses crédits durant tout le Second Empire, soutenant ainsi la croissance économique de cette époque dynamique. Mais elle s’est toujours refusée à aller trop loin et à ouvrir trop largement « les vannes du crédit », comme l’auraient voulu les frères Pereire, des banquiers adeptes des idées saint-simoniennes influents auprès du chef de l’Etat.
25Lors de la guerre de 1870-1871 contre la Prusse de Bismarck, il a fallu à nouveau recourir au cours forcé, qui devait durer jusqu’en 1878. Mais la Banque, fidèle à ses traditions de prudence, se refuse obstinément à faire de trop grosses avances au gouvernement de la Défense nationale pour l’aider à poursuivre la lutte. D’où un conflit violent, à Tours, entre le sous-gouverneur de la Banque, Cuvier, et Gambetta, en décembre 1870, en plein siège de Paris : Gambetta, s’indignant de ce que « l’argent nous est refusé », menace Cuvier de « briser la Banque et d’émettre du papier d’État », autrement dit de nouveaux assignats. Finalement, la résistance du représentant de la Banque l’a emporté largement. Après la Commune de Paris, la politique adoptée par Thiers, depuis longtemps très proche des régents de la Banque de France, qui consiste à recourir à de gros emprunts pour la libération du territoire (ils doivent permettre de payer la rançon de 5 milliards de francs exigée par Bismarck) et à des augmentations substantielles des impôts indirects pour couvrir l’accroissement des dépenses publiques, écarte définitivement tout appel massif aux avances de la Banque, qui aurait mis en péril la confiance que commençaient à inspirer réellement ses billets.
26La Banque peut alors assainir progressivement sa situation, et rétablir en 1878 la convertibilité de ses billets. Par la suite, elle a considérablement accru ses opérations de crédit ainsi que ses émissions de billets, (leur circulation est passée de quelque 800 millions à la fin du Second Empire, à 5,7 milliards de francs à la veille de la guerre de 1914), mais elle l’a fait sans se départir de ses règles de prudence. Au surplus, à partir des années 1890, ses dirigeants ont entrepris d’accroître régulièrement leur encaisse de métal jaune, attirant dans les caves de l’établissement une grande partie de l’or produit dans le monde (et provenant de plus en plus, maintenant, des mines d’Afrique du Sud). C’est ce qu’on a appelé « la politique du magot d’or » du gouverneur Pallain, en poste de 1897 jusqu’au lendemain de la Grande Guerre : la Banque de France détient ainsi pour plus de 7 milliards de francs d’or en 1913, et elle n’est dépassée à ce point de vue que par la Banque de Russie. La constitution de ce magot d’or considérable avait un double but : constituer pour le pays un trésor de guerre auquel il pourrait faire appel si une guerre devait à nouveau éclater, et, dans l’immédiat, consolider la confiance des porteurs de billets dans la valeur de cette monnaie fiduciaire. On peut dire qu’à partir de cette époque, la confiance dans le billet de la Banque de France est enfin assurée...
27Finalement, c’est surtout à partir de cette fin du XIXe siècle, durant ce qu’on appellera plus tard « la Belle Époque », que les Français disposent d’un ensemble de moyens de paiement répondant à leurs besoins, quantitativement et qualitativement. L’accroissement de cette masse monétaire a permis une plus grande monétarisation de l’économie et de la société, et donc le recul du troc et des paiements en nature. C’en est bien fini des famines monétaires d’autrefois.
28La population a à sa disposition assez de petite monnaie, de pièces divisionnaires et de pièces d’argent, pour les menus achats, ceux de la vie quotidienne. Le système de paiement repose sur deux piliers essentiels, de plus en plus largement utilisés, la pièce d’or de 20 F et le billet de la Banque de France, désormais indiscuté. L’usage des dépôts en banque, ou monnaie de banque, grâce à l’utilisation des chèques, légalisés depuis 1865, commence à se diffuser dans les milieux riches, bien moins vite que dans les pays anglo-saxons, mais leur valeur repose en dernier ressort sur l’or contre lequel ils peuvent toujours être échangés.
II. DE LA STABILITÉ DES PRIX
29On peut se demander si l’image d’une grande stabilité des prix, appliquée au XIXe siècle, surtout quand on l’oppose à la grande poussée inflationniste du XXe siècle qui débute avec la Grande Guerre, correspond à la réalité, telle qu’on peut l’observer à l’aide des très médiocres indices de prix, reconstitués après coup, dont nous pouvons disposer La réponse qu’appelle cette question diffère à vrai dire sensiblement, selon qu’on s’attache à l’évolution à très long terme, ou séculaire, de ces prix, ou à leurs fluctuations annuelles.
A. La stabilité séculaire des prix
30Ces indices montrent, en tendance séculaire, une légère orientation à la baisse des prix de gros, et une propension très lente à la hausse pour les prix de détail. La moyenne des deux indices, dont on se sert souvent par commodité pour suivre l’évolution du pouvoir d’achat du franc, est pratiquement, en 1906 au même niveau qu’en 1820. On peut donc affirmer que ce pouvoir d’achat est demeuré constant, et par suite la monnaie apparaît comme « neutre » à beaucoup d’économistes, à la suite de Jean- Baptiste Say : ils pensent que l’évolution de sa valeur étant quasiment nulle, elle n’entraîne pas de distorsion entre l’évolution des revenus monétaires et celle des revenus réels, elle ne déforme pas les réalités, pas plus qu’elle ne joue de rôle actif dans la production ou les échanges, puisqu’en définitive, « c’est avec des produits que nous achetons ce que d’autres ont produit » (loi des débouchés de J.-B. Say).
31On peut s’interroger sur les raisons de cette absence d’inflation des prix durant l’ensemble du XIXe siècle. Il est tentant de l’expliquer d’abord par la lenteur de l’accroissement de la masse monétaire, surtout si on la compare avec sa progression très rapide à d’autres époques, qui ont largement fait appel à la planche à billets. Au XIXe siècle, l’augmentation du montant de monnaies d’or est limitée par les possibilités qu’a l’économie française d’en importer grâce à l’excédent de la balance de ses paiements courants, et l’augmentation des billets en circulation est contrôlée par la sagesse de la Banque de France, soucieuse de maintenir une couverture en or de ses billets suffisante pour en assurer la convertibilité. En dernière analyse, la création monétaire bute sur le stock d’or et d’argent détenu par la banque centrale, et elle ne peut donc se développer sans limite.
32Mais des causes réelles se conjuguent avec ces causes monétaires pour expliquer le blocage de toute inflation à long terme. Du côté de l’offre, la révolution industrielle, qui permet des réductions de coût, le caractère très concurrentiel de l’économie et la quasi absence de cartels, ce qui pousse à répercuter sur les prix de vente les baisses des prix de revient, la révolution des transports qui tend à égaliser vers le bas le prix des produits, tout cela joue contre la possibilité d’une inflation. Du côté de la demande, l’épargne, érigée en vertu cardinale par les classes bourgeoises, largement pratiquée par les paysans, et imposée comme une nécessité aux classes populaires des villes, la quasi absence de tout crédit important à la consommation, sont autant d’éléments qui restreignent la pression sur les prix. Enfin, l’État, en cette période de libéralisme économique, est censé demeurer léger et limiter ses dépenses, et il doit avoir pour objectif idéal, selon les économistes et les spécialistes des finances de ce temps, de préserver l’équilibre de ses finances. Il est loin d’y parvenir toujours, mais les déficits budgétaires que l’on constate sont toujours limités, et ils ne dépassent pas, sauf lors des guerres, 1 % du PIB, ce qui nous paraît la marque d’une grande sagesse...
B. Les fluctuations annuelles des prix
33Pour saisir de plus près l’évolution des prix, il faut les analyser dans leurs fluctuations à plus court terme, et c’est d’ailleurs ce court terme qui compte, qui constitue le vécu des contemporains. A y regarder de plus près, on constate que cette stabilité séculaire des prix ne signifie nullement qu’ils n’aient connu que de faibles variations annuelles au cours de la période : si, à un siècle de distance, un indice des prix donne des valeurs identiques, cette « stabilité » peut n’être que la résultante de multiples changements de sens opposés, qui se sont finalement annulés. C’est ce qui s’est passé : l’évolution séculaire des prix tend vers zéro, mais la courbe des prix annuels révèle des fluctuations nombreuses et d’assez forte amplitude, en France comme dans les autres pays occidentaux.
34Ces mouvements sont dus d’abord à des pointes (surtout marquées pour le prix du pain) provoquées par les mauvaises récoltes, qui vont en s’estompant pour disparaître après les années 1860. Mais il y a aussi et surtout des cycles, d’une durée de sept à neuf ans, que les économistes du temps ont bien perçus. Ce sont les cycles Juglar, longs de 5 à 9 ans, et désignés du nom de Clément Juglar, un médecin de formation devenu économiste, qui a écrit en 1861 un ouvrage, plusieurs fois réédité et augmenté par la suite, qui était intitulé : Des crises commerciales et de leur retour périodique en France, en Angleterre et aux Etats-Unis.
35Chacune de ces fluctuations comprend une première phase d’expansion (de la production), de 2 à 4 ans, marquée par une hausse souvent assez forte des prix, qui peut atteindre 4 et même 7 % l’an. Puis vient la crise, un moment bref défini selon Juglar par « l’arrêt de la hausse des prix », et celle-ci est suivie d’une phase de dépression, de marasme ou d’hésitation des affaires en même temps que de fléchissement des prix. La reprise est le moment bref qui y met un terme, et donne le signal d’une nouvelle période d’expansion, et ainsi de suite. Finalement la courbe des prix a la forme d’une sorte de sinusoïde qui parcourt tout le siècle.
36On voit donc que les contemporains qui n’avaient pas une perception très précise de ces fluctuations, vivaient en définitive, au niveau des prix, dans un environnement plus incertain qu’aujourd’hui. Alors que nous arrivons à prévoir, vaille que vaille, une fourchette de hausse, les Français du XIXe siècle ignoraient, compte tenu de l’amplitude très irrégulière des cycles, si l’année à venir serait marquée plutôt par une hausse ou par une baisse des prix, de l’ordre de 4 ou 5 % !
37Quant à l’explication de ces alternances de hausses et de baisses des prix, elle pouvait se trouver aussi bien dans l’action des autorités monétaires, en l’occurrence la Banque de France, que dans le jeu des phénomènes réels. On constate en effet que pendant les phases d’expansion, les entrepreneurs doivent faire face à un renchérissement progressif de leurs matières premières et à des hausses de leurs salaires dès lors que l’on approche du plein emploi. Mais il arrive un moment où leurs produits, devenus plus coûteux, ne trouvent plus de débouchés, la mévente se produit et déclenche le retournement du mouvement des prix.
38Mais, toujours durant la période d’expansion, les demandes de crédit se gonflent et provoquent une montée des demandes d’escompte adressées à la Banque de France, qui émet de plus en plus de billets. Le moment vient où les porteurs de ces billets commencent à éprouver quelques inquiétudes, et ils en demandent la conversion en or ou en argent à la Banque. Pour stopper la décrue de son encaisse, celle-ci décide de relever son taux d’escompte, ce qui arrête les spéculations, provoque des liquidations forcées de stocks, et des ventes qui pèsent sur les prix. C’est ce raisonnement qui a poussé certains publicistes à accuser la Banque de provoquer, de « fabriquer » volontairement les crises, pour augmenter ses profits. Les dirigeants de la Banque ont protesté avec indignation contre de telles accusations, mais ils ont dû en tenir compte, puisque, après avoir multiplié durant le Second Empire les modifications brutales de leur taux de l’escompte, ils se sont mis à utiliser cette arme à partir de la fin du siècle avec moins de fréquence et plus de modération.
39En tout cas, les dirigeants de la Banque ne semblent pas avoir eu, en haussant le taux de l’escompte, pour but primordial d’accroître les profits de cet établissement, pas plus qu’il ne faut penser qu’ils aient eu pour objectif de freiner ou de casser la hausse des prix, tout au plus veulent-ils stopper les mouvements spéculatifs à la Bourse. Mais une action sur les prix n’est pas envisagée par eux, elle est considérée comme hors de leur portée, ou excédant leur ambition. Les deux clignotants qui les font réagir et, plus ou moins vite, relever le taux de l’escompte, sont d’une part la diminution du niveau de l’encaisse métallique de la banque, et d’autre part la baisse du franc sur le marché des changes qui, même limitée, est perçue comme annonçant ces sorties d’or menaçantes.
III. LE FRANC, MONNAIE INTERNATIONALE ?
A. La fixité du cours du franc sur le marché des changes
40Le franc fait partie d’un petit groupe de monnaies, comprenant notamment la livre sterling, le dollar, le mark, le florin, etc., ayant entre elles des taux de change fixes, à 1 ou 2 % près, parce que ce sont toutes des monnaies convertibles et appliquant les règles du régime de l’étalon or (libre convertibilité, mais aussi libre frappe de l’or et libre circulation des métaux précieux). Il existe entre ces monnaies, définies par des poids d’or différents, des rapports correspondant à leurs poids respectifs, qu’on appelle le pair : la livre sterling pesant 25,22 fois plus que le franc, le pair est pour la monnaie anglaise de 25,22 F. Quand sur le marché des changes, cette devise étrangère se trouve particulièrement demandée par suite de fortes exportations de ce pays ou d’une opération financière, son cours en franc commence par monter, à 25,30 F ou 25,40 F. Mais vers 25,42 F la baisse du franc (ou la hausse de la livre sterling) s’arrête, parce qu’à ce prix il vaut mieux expédier de l’or en Angleterre, que de payer plus cher la livre sterling. On a atteint ce qu’on appelle le point de sortie de l’or.
41Si le marché des changes connaît le déséquilibre inverse, quand la livre tombe aux alentours de 25 F, ce sont les Anglais qui ont avantage à nous régler en or plutôt que d’acheter trop cher des francs : c’est le point d’entrée de l’or en France. La différence entre les points d’entrée et de sortie de l’or et le pair qui découle du rapport de poids des deux monnaies correspond aux frais de transport de l’or entre Paris et Londres, y compris le coût de l’assurance et les intérêts correspondant à l’immobilisation de la somme durant cette opération.
42On a pu discuter de la réalité de ces mécanismes, ici schématiquement présentés, mais il semble bien qu’ils aient joué à certains moments, notamment à Paris et dans les villes frontières. En tout cas, il est indiscutable que le franc n’a connu que d’infimes oscillations par rapport aux autres grandes monnaies durant le XIXe siècle, et ce taux de change quasiment fixe favorise les relations commerciales de la France avec l’étranger.
B. L’influence du franc sur le continent européen
43Le franc, qui est une création napoléonienne, a bénéficié de l’influence politique exercée par la France au point de devenir un modèle pour plusieurs pays du continent, d’autant plus qu’il était associé au système décimal qui s’y était largement imposé. Il est devenu un modèle adopté par plusieurs pays voisins. Ainsi, peu après avoir acquis son indépendance en août 1830, la Belgique adopte pour monnaie, par une loi du 5 juin 1832, le franc, qu’elle avait déjà utilisé lorsqu’elle faisait partie du Grand Empire de Napoléon : cette loi reprend très exactement le libellé de la disposition fondamentale de la loi française du 7 germinal an XI : « Cinq grammes d’argent au titre de neuf dixièmes de fin constituent l’unité monétaire sous le nom de Franc. » Georges Valance2 écrit donc à juste titre que le franc belge est « le clone du franc germinal » et que la Belgique est « un satellite monétaire de la France ». Il en est de même pour le franc suisse : Genève dès 1838, puis l’ensemble de la République helvétique par une loi de 1850, qui copie elle aussi mot pour mot la loi de germinal, adoptent exactement le système monétaire de la France. De facto, sans qu’il ait été besoin d’une loi, le Luxembourg prend pour monnaie le franc. Puis c’est l’Italie, qui a réalisé son unité avec l’aide de Napoléon III : elle choisit d’appeler sa monnaie la lire, mais fixe la valeur de celle-ci de manière à ce qu’elle corresponde exactement à la définition du franc ; vers la même époque la drachme puis la peseta sont alignées sur la définition du franc. Par la suite, l’influence du modèle monétaire français continue à s’étendre en Europe continentale, puisque le franc devient la base du système monétaire de plusieurs pays balkaniques (Roumanie, Serbie, Bulgarie) et même de la Finlande...
44Ces pays, qui sont pour la plupart bimétallistes comme la France, frappent donc des pièces de même poids en argent qui circulent indistinctement par-delà leurs frontières : aussi rencontrent-ils des problèmes similaires, quand la valeur relative de l’or et de l’argent se modifie. C’est ce qui explique la création en 1865 de l’Union latine, qui regroupe la France, la Belgique, l’Italie et la Suisse, et à laquelle adhéreront ensuite la Grèce, l’État pontifical, et, de facto, l’Espagne. Ces pays, qui utilisaient les mêmes pièces d’argent, avaient réagi chacun à sa façon à la spéculation sur l’argent, en diminuant plus ou moins le titre de leurs pièces de ce métal. Ils se mettent alors d’accord pour continuer à frapper des pièces de 5 F à 900 millièmes de fin, tandis que leurs pièces divisionnaires d’argent (2 F, 1 F) ne seront plus qu’à 835 millièmes, et celles-ci n’auront plus qu’une valeur libératoire limitée ; chaque pays se voit fixer un quota d’émission pour ces pièces. En 1878, on l’a vu, pour faire face à des spéculations en sens inverse, ces mêmes pays décideront de stopper toute émission nouvelle de pièces d’argent.
45Entre ; temps, en marge de l’Exposition universelle de 1867, il s’est tenu à Paris en cette même année une conférence monétaire qui a réuni 138 délégués représentant la plupart des États européens, y compris la Russie et l’Empire ottoman. Ils sont tombés d’accord sur le principe d’une monnaie commune internationale, prenant comme base l’étalon or et comme dénominateur le franc germinal. On a pu croire à ce moment que le franc allait devenir la monnaie universelle, en tout cas la monnaie commune de l’Europe.
46Mais la mise en œuvre de cette décision de principe a été bloquée par l’opposition du gouvernement britannique. Ensuite, la défaite de 1870, qui a porté un grave coup au prestige politique de la France, et la suspension pendant huit ans de la convertibilité du franc qui détruit pour un temps le prestige international du franc ont mis un terme aux grandes ambitions françaises. Le franc n’en joue pas moins encore un certain rôle sur le plan international.
C. Le rôle international du franc-or
47À la fin du XIXe siècle et durant la Belle Époque, le franc est redevenu une monnaie solide, constituée essentiellement de pièces d’or de bon aloi (les napoléons) ou de billets largement couverts par le stock d’or amassé par la Banque de France. Aussi est-il une devise qui inspire confiance, une grande monnaie acceptée par les banquiers. Mais ce n’est pas une liquidité nationale utilisée couramment dans le monde : ce rôle de monnaie internationale revient indiscutablement à la livre sterling, qui est acceptée habituellement dans les transactions qui se déroulent dans le monde entier, en raison du rôle dominant de Londres, comme place commerciale et financière.
48La France pourtant joue un rôle particulier, dans le fonctionnement du système monétaire international dit de l’étalon or, en raison de l’encaisse considérable de métal jaune accumulée dans les caves de la Banque de France, qui est beaucoup plus considérable que celle de la Banque d’Angleterre. Lorsqu’une crise monétaire se déclenche, provoquant une érosion des réserves métalliques des autres Banques centrales, et en particulier de celles de la Banque d’Angleterre, la Banque de France peut, comme en 1890 ou surtout en 1907, prêter à cette dernière une partie de son or. En accordant ainsi, pour un temps très bref, son assistance à la première banque d’émission du monde, elle joue un peu à son égard le rôle d’une caisse de réserve, pouvant l’aider par un secours temporaire à traverser une mauvaise passe. Elle contribue ainsi activement aux premières ébauches d’un système de collaboration entre Banques centrales, qui ne deviendra régulier que beaucoup plus tard.
49Le tocsin qui, le 1er août 1914, annonce la mobilisation générale annonce aussi la fin de ce système monétaire. Dès le 4 août, le lendemain de la déclaration de guerre, le cours forcé est institué. Cette fois, à la différence de ce qui s’était passé lors de la guerre de 1870, la Banque de France va consentir des avances sans précédent à l’État et sacrifier délibérément le franc à la défense de la France. Le franc entre donc dans une ère nouvelle, marquée par des successions de dévaluations et une formidable poussée inflationniste, si bien qu’à sa mort, en janvier 2001, il ne représentera plus qu’un vingtième 1/20e) du pouvoir d’achat du franc-or, et il n’en représenterait plus qu’un deux millième (1/2 000e), s’il n’y avait pas eu l’opération du nouveau franc en 1958-1960 ! En dehors du mark, qui a été détruit totalement à deux reprises au vingtième siècle, le franc est de toutes les grandes monnaies celle qui a le plus souffert de l’inflation.
50On comprend dans ces conditions que, dans la mémoire de beaucoup de Français, le franc-or du XIXe siècle apparaisse comme le temps heureux d’une stabilité monétaire disparue depuis. Il est vrai que pendant tout ce siècle la définition en or de l’unité monétaire de la France n’a pas subi la moindre variation, et que dans le même temps le cours du franc sur le marché des changes n’a oscillé qu’entre de très étroites limites, qui paraissaient infranchissables. Sur le plan externe, il n’y a donc eu ni dévaluation, ni dépréciation. Durant ce même siècle, il s’est mis en place en France, progressivement et après des phases de spéculation (notamment sur l’argent), un ensemble de moyens de paiement qui paraît dans l’ensemble satisfaire les besoins de l’économie et de la société, puisque les pénuries monétaires du passé ont disparu et qu’il n’y a pas encore de surabondance monétaire susceptible de remettre en cause la valeur de cette monnaie. La masse monétaire a connu un pourcentage moyen d’accroissement annuel de l’ordre de 2 % l’an, alors que pendant ce même siècle le taux de croissance de la production, toujours en pourcentage moyen annuel, a été de 1,3 % et que dans le même temps la monétarisation de l’économie s’est régulièrement accrue. C’est ce qui explique, au moins en partie, qu’à long terme les prix soient demeurés si sages, quasiment immobiles, ce qui confère au franc un pouvoir d’achat quasiment immuable, alors que par la suite il va dramatiquement s’éroder.
51Le franc-or doit-il pour autant être considéré comme une monnaie idéale, un modèle qu’il nous faudrait simplement reproduire ? Nos exigences en matière d’objectifs monétaires ont changé, ou plutôt elles se sont élargies, ce qui rend particulièrement difficile aujourd’hui la tâche des autorités monétaires. La bonne monnaie pour nous, ce n’est pas seulement une monnaie qui ne connaisse pas de dévaluation, qui ne subisse pas d’inflation, et conserve ainsi aussi bien sa valeur externe que sa valeur interne, c’est aussi une monnaie qui soutienne la croissance : la défense de la monnaie n’est plus un objectif en soi, elle doit favoriser l’activité économique. Or le franc-or et les mécanismes sur lesquels reposent les divers aspects de sa « stabilité » ont eu sur la croissance des effets positifs (ainsi la fixité du change est plutôt favorable aux exportations), et peut-être aussi des effets négatifs, puisqu’il a fallu procéder, par à-coups, à des relèvements du taux de l’escompte renchérissant le crédit au point de casser ou du moins de freiner l’expansion. Le temps du franc-or est aussi le temps d’une croissance somme toute médiocre par rapport à la nôtre, avec un taux moyen de 1,3 ou 1,4 % dont la société actuelle ne se satisferait pas. Les temps ont donc beaucoup changé, et, quelles qu’aient été les « qualités » réelles du franc-or, il ne saurait constituer pour nous un modèle qu’il n’y aurait qu’à chercher à ressusciter.
Auteur
Alain Plessis est professeur d’histoire économique à l’Université de Paris X et directeur du département d’Histoire de l’Université de Paris X-Nanterre.
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