Le franc germinal1
p. 35-43
Texte intégral
1Les États généraux, qui ne s’étaient pas réunis depuis 1614, ont été convoqués en mai 1789 pour trouver une solution au déficit des finances publiques que la monarchie n’avait pas su combler, se contentant de multiplier les emprunts. Le déficit était de deux milliards, les réformes de Turgot et de Calonne ayant été repoussées. Les États généraux transformés en Assemblée constituante s’occupèrent d’abord et surtout de politique, laissant s’aggraver la crise financière. La situation devenait catastrophique lorsque le 2 novembre 1789, l’évêque d’Autun, monseigneur de Talleyrand-Périgord, est monté à la tribune et a annoncé aux députés qu’il avait la solution pour le déficit des finances royales. Ancien agent général du clergé, expliquait-il, il avait géré la fortune de l’Église de France et l’évaluait précisément à deux milliards, le chiffre même du déficit. Si donc nous nationalisions les biens de l’Église pour les mettre à la disposition de la nation, le déficit serait comblé. Ainsi Talleyrand trahissait-il son ordre en attendant de trahir sa foi.
2L’accueil fut enthousiaste, mais il fut curieusement surtout enthousiaste parmi les curés majoritaires au sein de la représentation ecclésiastique et auxquels Talleyrand, avec une habileté démoniaque, avait fait miroiter un traitement avantageux si cette nationalisation se produisait, un traitement plus avantageux que la fameuse portion congrue à laquelle ils étaient réduits. Ainsi la solution au déficit était trouvée et votée par l’assemblée.
3Par conséquent, il n’y avait plus de crise financière. Mais, alors que l’on venait, au mois d’août, de proclamer la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et alors que parmi ces droits inviolables et sacrés figurait le droit de propriété, se posait un problème : pouvait-on nationaliser ainsi les biens du clergé, enlever à l’Église sa propriété ? N’était-ce pas une entorse au fameux principe de propriété ? Non, répondait Talleyrand, Mirabeau et autres, puisqu’il y avait dans la Déclaration des droits de l’homme la possibilité de confisquer une propriété lorsque la nécessité publique l’imposait. Autre question de taille : les biens qui allaient être nationalisés appartenaient-ils vraiment à l’Eglise ? N’avaient-ils pas été donnés pour des motifs précis tels que les messes à l’attention des âmes du purgatoire, les fondations charitables, les témoignages de reconnaissance à l’égard de sainte Ri ta, patronne des causes désespérées, ou de saint Antoine de Padoue permettant de retrouver les objets que l’on croyait perdus ? Ces biens avaient été donnés dans une intention précise, non pas à un curé mais à un saint – le curé n’en étant que le représentant –, ou alors dans une intention pieuse, par exemple faire dire des messes à l’attention d’un vieil oncle qui n’avait pas mené une vie très sainte et qui risquait de se retrouver au purgatoire. On fondait donc une tradition de messe annuelle pour l’âme de ce vieil oncle, de façon à ce qu’il sorte du purgatoire. Si on nationalisait ces biens, le vieil oncle était condamné à rester toute sa vie au purgatoire et même au-delà et, par ailleurs, on frustrait des saints comme sainte Rita ou saint Antoine. On passa outre et, finalement, le courroux du ciel allait être fatal aux finances publiques.
4Il était certes facile de nationaliser les biens d’Église, mais ces biens étaient des terres, des immeubles, des maisons qu’il fallait vendre. Si on mettait immédiatement sur le marché pour deux milliards d’immeubles, on ne pouvait que provoquer une très forte dévaluation des prix. Ce qui représentait deux milliards mis immédiatement sur le marché risquait de ne se vendre que pour la valeur d’un milliard. Mais d’un autre côté, ces deux milliards étaient nécessaires pour combler tout de suite le déficit des finances. Alors, pour faire face aux dépenses, on émit dans l’immédiat des assignats, créés le 19 décembre 1789 et gagés sur les biens de l’Église. Du papier fut émis immédiatement pour disposer tout de suite de l’argent en attendant la vente du bien lui-même, le bien étant le gage de ce papier. A l’origine, l’assignat était un bon du Trésor portant intérêts à 5 % et admis de préférence dans les achats des biens nationaux. Mais très vite, la tentation est arrivée d’en faire un papier monnaie et à partir du moment où l’État avait la possibilité d’émettre du papier avec toujours les biens d’Eglise comme gages, la tentation allait devenir de plus en plus grande d’émettre au-delà de la valeur des biens d’Église. Ce danger fut pressenti à l’Assemblée constituante. Il existait un risque d’émettre plus de papier-monnaie que ne représentaient en valeur les biens nationaux, les biens d’Eglise. Mais l’argumentation de Mirabeau fut déterminante en faveur de l’assignat. Partout, dit-il, où se placera un assignat monnaie, là sûrement reposera avec lui un vœu secret pour le crédit des assignats et comme le sort de la constitution tient à la sûreté de cette ressource, vous compterez un défenseur nécessaire de vos mesures, un créancier intéressé à vos succès. C’est-à-dire que tout individu qui aura un assignat en poche aura tout intérêt à ce que la Révolution réussisse, sinon il aura un assignat sans valeur. Analyse très juste sur le plan politique mais qui ne distinguait pas le bien national de l’assignat, la réalité de la terre et l’aspect factice du billet de papier. Le bien national a fait de ses acquéreurs des partisans de la Révolution, mais l’assignat, en raison d’émissions de plus en plus fortes, a ruiné la France révolutionnaire en la vouant à l’inflation.
5Sous le Directoire, la situation des finances publiques est désastreuse : la dévaluation d’un assignat est telle que les mendiants les refusent, l’assignat ne représentant absolument plus rien. Pour rassurer l’opinion, on décide de brûler solennellement la planche à assignats, il en avait été émis pour 45 milliards, alors que la base était deux milliards. Certes, on y avait ajouté les biens d’Église de la Belgique quand elle avait été annexée, certes il y avait les biens des nobles, dits biens nationaux de seconde origine. Mais le tout ne faisait pas 45 milliards. La guerre a entraîné précisément des émissions inconsidérées d’assignats. On brûle donc la planche à assignats le 19 février 1796 et on donne comme oraison funèbre à l’assignat ces vers : « je fus cher aux bons citoyens, des malveillants m’ont fait outrage, ma vie a fait beaucoup de bien et ma mort en fait davantage ». Tous les assignats sont retirés et détruits, mais le 18 mars 1796 sont crées des mandats territoriaux. Ainsi, on retire l’assignat pour lui substituer un autre papier-monnaie. Comme il n’y a plus de gage et que la confiance s’est envolée, ces mandats territoriaux à peine émis ont été dévalués et il fallut les retirer le 4 février 1797.
6Il n’y a donc plus de papier monnaie, plus d’assignats ni de mandats territoriaux en circulation. Mais dans cette période de troubles, la bonne monnaie, les espèces sonnantes et trébuchantes, se cache et ne va pas resurgir. À la fin du Directoire, il n’existe donc plus de signe monétaire, plus de monnaie et la France se retrouve avec une économie de troc où on achète en payant avec une poule et on rend la monnaie avec deux œufs. Tel est donc l’héritage que trouve Bonaparte après Brumaire. Mais de ce désastre surnagent quelques éléments positifs qui vont permettre les réformes de Bonaparte.
7La première réforme qui va réussir le sera grâce à une catégorie qui est contrainte de faire confiance au Premier consul : ce sont les acquéreurs de biens nationaux. Combien sont-ils ? Difficile de le déterminer puisqu’il n’existe pas encore de dépouillement exhaustif des ventes de biens nationaux, même si tous les procès-verbaux, ou presque, de ventes sont disponibles. Mais il existe bel et bien toute une petite bourgeoisie rurale. Un certain nombre d’entrepreneurs, d’architectes et autres ont acheté des biens d’Église, des abbayes, des terres, des vignobles et Bonaparte ne va pas cesser de s’appuyer sur cette catégorie. En 1804, au moment du sacre, après la cérémonie religieuse qui a été considérée avec une bienveillance amusée et un agréable scepticisme, le pape est poussé vers la sortie. On l’envoie dans la sacristie et c’est là que les choses commencent. Dans son serment, Bonaparte jure de maintenir l’intégrité du territoire de la République et le principe de l’égalité. Mais il s’agit surtout du maintien des ventes des biens nationaux, comme cela figure en toutes lettres dans le procès-verbal du sacre et comme Mirabeau l’avait prévu. Napoléon est donc l’homme des acquéreurs de biens nationaux et lorsqu’un système de notabilité est mis en place – la liste des 600 plus imposés – on y retrouve essentiellement des acquéreurs de biens nationaux. Il existe donc un élément social sur lequel pourront s’appuyer les réformes monétaires de Napoléon.
8Il existe un deuxième élément fondamental. La dette publique, qui était de deux milliards au départ et que devait combler, grâce à l’ingéniosité de Talleyrand, la vente des biens nationaux, s’est au contraire aggravée, devenant presque catastrophique. Or, la chance de Bonaparte, et c’est ce qui explique finalement le succès du franc germinal, c’est que le Directoire s’est résigné les 30 septembre et 14 décembre 1797 à annoncer la grande mesure du tiers consolidé. En réalité, ce que le Directoire appelle le tiers consolidé est ce que ses adversaires appellent la banqueroute des deux tiers. L’explication est la suivante : une personne prête 300 F à l’État et en attend donc des intérêts. Ces intérêts ont été versés pendant toute la période révolutionnaire en assignats de plus en plus dévalués, de sorte que le placement s’est révélé catastrophique. Mais le Directoire a décidé de consolider un tiers de ces 300 F, donc de verser des intérêts sur 100 F et, au moment du remboursement, de rembourser 100 F. Mais il est bien évident que les 200 F restants sont envoyés à la trappe. C’est donc bel et bien la banqueroute de l’État. Simplement, les Thermidoriens savaient faire passer leurs réformes.
9Par conséquent, les intérêts de la dette publique ont été réduits des deux tiers, ce qui allège considérablement les finances de l’État. Bonaparte se trouve désormais avec un passif beaucoup moins grave. Il s’agit donc au final d’une autre mesure favorable.
10Le mauvais fonctionnement du fisc faisait aussi partie de la ruine des finances publiques. Au début de la Révolution, les Français ne payent pas d’impôts. Pourquoi ? Parce que le désordre est tel qu’on n’a pas besoin d’en payer. Par conséquent, les habitants d’Avignon, enclave pontificale au cœur de la France, qui sont soumis à une fiscalité pontificale particulièrement lourde, se sont dit qu’il serait plus simple de devenir français. La demande de rattachement d’Avignon et du Comtat venaissin à la France ne s’explique donc pas par une admiration intense qu’auraient vouée les Avignonnais au principe noble de la Révolution française. Ils sont passés d’un système fiscal particulièrement lourd à une absence de paiement d’impôts.
11Après cette période d’anarchie, la Révolution a eu l’idée de substituer à la vénalité des charges l’élection. Les agents de l’État sont désormais élus, comme les juges, ce qui leur assure une indépendance qu’ils perdront ensuite sous Napoléon. Les percepteurs contrôleurs des contributions et autres sont élus, mais plus pour percevoir les impôts, puisque la grande réforme consistait en la mise en place de la contribution en substitution à l’impôt. Dans l’idéal qui avait été imaginé par les constituants, la contribution devait être payée de soi-même. L’administration fiscale serait devenue inutile puisque les citoyens souhaiteraient contribuer eux-mêmes aux dépenses de l’État. Les constituants prévoyaient même que seuls participaient à la vie publique les citoyens actifs, c’est-à-dire ceux qui payaient un taux de contribution. L’administration fiscale est donc aux mains d’agents élus. Le premier souci d’un agent du fisc étant d’être réélu, il ne va donc pas faire un zèle énorme et ne va pas pressurer ses propres électeurs. Dans cette atmosphère d’idéalisation où l’on pensait que les gens allaient contribuer aux dépenses de l’État, dans cette administration de gens élus et soucieux avant tout de leur réélection, le système fiscal fonctionnait donc très mal. Or, Ramel, qui déjà sous le Directoire a eu le souci de redresser la barre, a le premier compris la nécessité d’avoir des agents du fisc nommés.
12Lorsque Bonaparte prend le pouvoir après le coup d’État de Brumaire, certaines réformes sont déjà engagées. Il manque à présent la confiance. Il faut avant tout rétablir l’autorité de l’État, apaiser les querelles politiques et religieuses, ramener la vie économique et à partir de ce moment-là, une réforme monétaire est possible. Le rétablissement d’une monnaie en France va être l’un des grands soucis de Bonaparte. Le Conseil d’Etat, institution par excellence du Consulat, va examiner la loi de germinal, créant le franc germinal lors d’une discussion mémorable où Béranger, conseiller d’État important à l’époque, pose à ce moment-là un certain nombre de principes :
- l’utilité de la monnaie consiste dans la propriété qu’elle a de faciliter et de multiplier les échanges ;
- la monnaie est d’autant plus favorable à la multiplication des échanges que sa valeur est invariable ;
- la valeur des monnaies est indépendante de la volonté des législateurs. Elle tient uniquement à la nature et à la quantité du métal précieux qui la constitue et la fixité de cette valeur ne saurait être autre chose que la fixité de ce poids et de cette matière ;
- il faut faire coïncider monnaie de compte et monnaie réelle.
13Ces principes, qui apparaissent simples et de bon sens, étaient nécessaires après la période agitée qu’avait connue la France.
14Après discussion, ce sera la loi du 17 germinal an XI, ou 7 avril 1803, qui va définir le franc. Le franc germinal est constitué de 5 g d’argent au titre de 9/10 de fin, et représente l’unité monétaire qui, dit la loi, conserve le nom de franc. Cette réforme, qui institue donc un franc basé sur l’argent est suivie de la loi du 24 germinal (14 avril 1803) qui accorde pour 15 ans à la Banque de France le privilège des maîtres du papier. Seront également émises des pièces d’un quart de franc, d’un demi-franc, de trois quarts de franc, d’un franc, de deux francs et de cinq francs. Leur titre est de 9/10 de fin et 1/10 d’alliage.
15La réforme du franc germinal n’a curieusement pas posé de problèmes alors qu’on sortait du papier-monnaie, de l’économie de troc où on échange deux canetons contre une poule et que les esprits étaient déboussolés. Il ne faut pas oublier que le franc n’était pas une nouveauté, car le Consulat a pu s’appuyer sur une loi du 15 août 1795, déclarant l’unité monétaire qui porte désormais le nom de franc. Le titre de la monnaie d’argent est de 9 parties de ce métal pur et d’une partie d’alliage. La pièce d’un franc est à la taille de 5 g. Le franc ne naît pas en germinal. Il naît avant, et cette réforme est rendue possible par l’approvisionnement en métal américain après la paix signée avec l’Espagne, qui permet la frappe de pièces d’argent de 5 F qui a eu lieu en 1796 et s’est continuée jusqu’en 1801 pour un total de 86 millions. Ainsi y a-t-il abus de langage à faire de Bonaparte le créateur du franc : le franc thermidor a existé avant.
16Les Thermidoriens ont tout inventé : la séparation de l’Église et de l’État, l’institut de France, l’École polytechnique, l’École normale supérieure, les Archives nationales... Ils avaient donc préparé cette réforme, tout était admirablement agencé. Bonaparte n’a eu qu’à recueillir leur réforme. Ils avaient fait banqueroute ; la dette publique était donc amoindrie. Ils avaient également déjà préparé les esprits à avoir des fonctionnaires du fisc nommés. Bonaparte n’a pas fait que plagier les Thermidoriens. Braesch, dans une étude sur la livre tournois et le franc germinal, déclare que le franc germinal, c’est la livre tournois elle-même, simplement adaptée au système métrique. La réforme de l’an XI a défini par l’argent l’unité de monnaie mais celle-ci reposait déjà sur l’argent dans la période antérieure et non sur l’or. Donc, dit Braesch, Bonaparte reprend en quelque sorte la livre tournois, mais il fait la synthèse de l’Ancien Régime et de la Révolution avec le franc thermidor.
17Restait encore à faire disparaître l’ancienne monnaie. Il fallait remplacer les pièces rognées par une monnaie d’un aloi solide et définitif. Il fallait donc substituer l’ordre à l’anarchie. Selon Guy Thuillier, la circulation des espèces se serait élevée à 3,24 milliards d’espèces d’or fabriquées avant 1785, 746 millions de louis après la réforme de Calonne.
18Les monnaies d’argent comprenaient aussi bien des écus de 6 livres, pour une valeur de 1,7 milliard que des pièces de 24, 12 et 6 sous pour une valeur de 80 milliards. Existait aussi une monnaie de cuivre et de billon qui faussait les échanges.
19Ainsi, par exemple, les salaires journaliers étaient réglés sous cette forme d’une monnaie de cuivre et les petits commerçants devaient les accepter, souvent à perte. Ils compensaient alors en augmentant les prix. Circulaient aussi dans cette France de la veille de la Révolution des monnaies étrangères.
20La réforme monétaire du franc germinal étant lancée, cette anarchie monétaire ne pouvait plus durer. Des troubles avaient éclaté en 1803, puis en 1808, à propos de pièces altérées, refusées par les comptables.
21Si la refonte générale proposée par Gaudin en 1807 est écartée à l’initiative de Cambacérès, elle finit toutefois par s’imposer.
22Le décret du 18 août 1810 tarife les pièces de 6, 12 et 24 sols ayant conservé leur empreinte à 25 centimes, 50 centimes et un franc, et le décret du 18 août 1810 déclare que la monnaie de cuivre et de billon ne pourra être utilisée dans les paiements que pour l’appoint de la pièce de 5 francs.
23Le décret du 12 décembre 1810 tarife les écus de 6 et de 3 livres à 5,80 francs et à 2,75. Ces mesures pourtant limitées ont provoqué des paniques et des émeutes dues à l’incompréhension générale des citoyens. Finalement, la seule réforme importante a été la suppression des banques de sols qui émettaient des billets payables en sous de cuivre et qui avaient contribué à multiplier la mauvaise monnaie. En définitive, beaucoup de pièces ont continué à circuler.
24Pourtant, le franc germinal résiste. Pourquoi tient-il ? Et pourquoi va-t-il tenir jusqu’à la chute de l’Empire et bien au-delà ? En 1802, le budget de l’Etat est en équilibre, situation inédite depuis le fameux compte rendu de Necker sous l’Ancien Régime (budget en équilibre du fait de la non-prise en compte des dépenses de la guerre d’Amérique). Gaudin, ministre des Finances, explique dans son résumé général que l’intérêt des receveurs généraux et particuliers est étroitement lié à celui de l’Etat par les soumissions qu’ils souscrivent. Ils assurent désormais la rentrée régulière du produit des contributions directes qui se trouve entièrement réalisé au Trésor public en obligations à terme. Le budget de l’Etat napoléonien se présente sous la forme de deux rubriques : une rubrique dépenses et une rubrique recettes. Gaudin publie donc un budget en équilibre qui continuera à l’être malgré la guerre. Pourquoi ? Parce que Napoléon a inventé « le domaine de l’extraordinaire ». Chaque fois que Napoléon remporte une victoire et signe un traité de paix, ce traité prévoit que la puissance vaincue devra payer une énorme contribution de guerre, une contribution si énorme que très souvent certains États ont été saignés comme la Prusse. Par ailleurs, on confisque un certain nombre de biens à des adversaires qui habitaient dans le pays vaincu. De ce fait, ces sommes énormes sont affectées à une caisse, « le domaine de l’extraordinaire », qui ne figure pas dans la comptabilité publique et qui est une caisse à part gérée par un fonctionnaire, La Bouillerie, qui a donc des sommes considérables à sa disposition. Par exemple, le 31 janvier 1806, après la défaite de l’Autriche, La Bouillerie indique la rentrée de 58 635 427 francs en numéraires, lettres de change et billets de banque provenant d’Autriche, de Moravie et de Styrie. Après la défaite de la Prusse, d’octobre 1806 à octobre 1808, 477 500 440 francs sont prélevés et versés dans les « caisses de l’extraordinaire ».
25Cette caisse noire a une existence légale par l’article 21 du sénatus-consulte du 30 janvier 1811 qui prévoit qu’elle subviendra aux dépenses des armées. Les guerres de Napoléon, sauf sur la fin, n’ont pas ruiné la France. Le principe de Napoléon était le suivant : la guerre paie la guerre et c’est le butin de guerre de la campagne précédente qui subventionne la campagne suivante. Ce système a fonctionné jusqu’à l’affaire d’Espagne : aucun traité de paix n’a été signé avec l’Espagne et donc aucune contribution n’a pu être imposée aux Espagnols. Cependant, la défaite de l’Autriche en 1809 permettra de refinancer l’expédition de Russie.
26Le deuxième rôle de ce « domaine extraordinaire » consiste à récompenser les grands services militaires et civils. Les énormes gratifications que Napoléon attribue à ses maréchaux, à ses nobles, ne sont pas payées par les contribuables. Elles sont prélevées sur le domaine de l’extraordinaire qui sert aussi à des monuments, des travaux publics. Mais il a également un rôle occulte. Par exemple, il remet en équilibre le budget de 1808 selon un certain nombre d’opérations de prêts. Le franc germinal va rester donc stable pendant toute la période face à la livre sterling qui, elle, va au contraire souffrir des rigueurs du Blocus continental. Quand Napoléon découvre que finalement, « le domaine de l’extraordinaire » n’est peut-être pas toujours suffisant, il assouplit le Blocus continental. Il interdit donc aux navires de faire commerce avec l’Angleterre et vend à certains négociants des licences d’autorisation de commerce. Il interdit donc une chose et il vend précisément l’autorisation de tourner cette interdiction en se faisant payer.
27Il y a eu donc toute une série d’expédients et il n’en reste pas moins que, malgré les guerres, malgré ces tempêtes monétaires, malgré la tyrannie de Napoléon, le franc germinal reste stable et marque le retour au calme après la tempête qu’avait déclenchée l’évêque d’Autun en novembre 1789 à la Constituante.
28Cette tempête monétaire s’apaise, le franc germinal est le retour à la stabilité. Il est la synthèse attendue, comme le Code civil qui faisait la synthèse de l’Ancien Régime et de la Révolution.
29Livre tournois et franc révolutionnaire deviennent donc le franc germinal.
30Le franc germinal va durer jusqu’au franc Poincaré. En définitive, c’est parce que Napoléon a su l’entourer de légendes et de confiance que ce franc germinal est parvenu pratiquement jusqu’à l’époque Poincaré. La monnaie est avant tout une affaire de confiance.
Notes de bas de page
1 Conférence du 12 décembre 2001.
Auteur
Jean Tulard est membre de l’Institut et professeur émérite à TUniversité de Paris IV-Sorbonne.
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