Chapitre XV. L’apogée de l’économie d’endettement : la politique financière de Rhône-Poulenc SA (1963-1973)
p. 679-704
Texte intégral
1De décembre 1963 à juin 1973, Wilfrid Baumgartner demeura président de Rhône-Poulenc SA. C’est la dernière étape d’une longue carrière commencée aux lendemains de la Première Guerre mondiale et achevée à la veille de l’entrée dans la crise du dernier tiers du xxe siècle. Pour le haut fonctionnaire, la rupture était réelle. Le pas à franchir était plus considérable encore que lorsque le gouverneur de la Banque de France avait été nommé ministre des Finances. D’une part parce que Rhône-Poulenc était, au début des années 1960, la première entreprise privée française par le chiffre d’affaires. La nomination de Baumgartner à sa présidence a donc correspondu pour le grand commis de l’État, selon l’expression consacrée, à la réalité de ce passage dans le domaine privé qu’on désigne en France depuis les années 1890 sous le terme de pantouflage. Mais la rupture, d’autre part, renvoyait également et plus nettement encore à un changement apparent de « monde ». En accédant à la présidence de Rhône-Poulenc, Baumgartner passait d’un coup du côté de l’entreprise industrielle, dont les stratégies et le fonctionnement reposaient sur des logiques pour lui largement nouvelles : logiques scientifiques et techniques alors que sa formation et ses inclinations étaient davantage littéraires et comptables, logiques productives et ouvrières alors que toute son expérience passée l’avait inscrit dans le champ financier et le monde des employés. En d’autres termes : passage du bureau à l’usine ou, si l’on veut, de la sphère financière à la sphère réelle.
2La réalité de cette rupture pose bien les deux questions historiques principales de cette ultime période de la carrière de Baumgartner, financier public. Non pas tant la question de son possible échec à la tête de Rhône-Poulenc, très tôt évoqué. C’est ainsi que Le Monde, au lendemain de la disparition de l’ancien gouverneur de la Banque de France, écrivait à propos des dix années passées à la présidence du groupe industriel, sous le titre « Un grand commis passé tardivement aux affaires » :
« Tâche difficile, Wilfrid Baumgartner n’est pas un industriel et son tempérament le porte à régner plus qu’à diriger. Il ne parviendra pas à donner une réelle unité à un groupe qui reste éclaté en féodalités et le paiera cher lors de la secousse née du quadruplement du prix du pétrole. Quand Monsieur Renaud Gillet le remplace en 1973, reprenant en main l’Empire largement familial, les difficultés sont loin d’être surmontées. »1
3Ce bilan largement négatif fait écho au jugement de bien des contemporains, particulièrement de la part des autres acteurs des mutations industrielles décisives de la période. Ainsi de Roger Martin, le patron de Saint Gobain : « Les Français et les gens qui les gouvernent ont peine à comprendre que l’industrie est un métier qu’il faut apprendre et que pour gérer une entreprise, il faut la connaître. Placer à la tête de Rhône-Poulenc, un homme ayant dépassé la soixantaine, n’ayant de l’industrie et de l’entreprise que les images déformées qu’avait pu lui apporter une prestigieuse carrière de fonctionnaire, était une erreur de jugement »2.
4L’objet de l’histoire n’est certainement pas de chercher à valider ou à invalider ce type d’opinion. Et l’histoire d’entreprise n’échappe pas à cette exigence, même si elle a souvent tendance à se modeler, le plus souvent implicitement, sur les canons d’une success story3. L’enjeu proprement historique du passage de Wilfrid Baumgartner à la tête de Rhône-Poulenc est autre. Pierre Cayez, l’historien de Rhône-Poulenc, l’a clairement énoncé, au-delà de tout jugement de valeur : « L’ensemble de la période 1961-1975 peut-être incarnée par le passage à la présidence du groupe de Wilfrid Baumgartner […]. Il incarnait le pouvoir financier et les vastes vues stratégiques […] l’intervention de ce grand commis de l’État assurait les relais indispensables avec les circuits financiers et étatiques qui permettraient à la société de participer aux grands redéploiements industriels qui allaient marquer les années 1960 »4. Cette hypothèse de recherche est séduisante. Elle résume parfaitement la position qui est celle de Wilfrid Baumgartner au moment où il accède à la présidence de Rhône-Poulenc, à l’issue de sa longue trajectoire comme financier public, des années 1920 aux années 1960 : partie prenante, comme le souligne Pierre Cayez, à la fois des « circuits financiers » et/ ou des « circuits étatiques », Baumgartner incarnait à la perfection une certaine configuration du système financier français, reposant sur une incontestable imbrication des acteurs financiers privés et publics et où trouvait à s’exprimer le fameux « dirigisme » à la française du second xxe siècle. Comme on a tenté de le montrer, le grand commis des finances incarnait dans toute sa complexité, y compris dans la tension nécessaire entre le discours et la pratique, l’institution d’une économie d’endettement en France. Son passage, dès lors, à la tête d’un grand groupe industriel au début des années 1960 au lendemain de son départ du ministère des Finances offre un véritable cas d’école. Il jette une lumière quelque peu différente sur les conditions de la grande mutation industrielle, depuis longtemps repérée, qui a caractérisé l’économie française durant les années 1960 et jusqu’au retournement de 19735. Dans cette optique, deux directions semblent pouvoir s’offrir plus particulièrement à la recherche, alors même que l’histoire de Rhône-Poulenc dans la période apparaît déjà bien établie : la question de la part éventuellement prise par l’État dans le processus de restructuration de la première entreprise privée française, dans le cadre de la politique industrielle volontariste qui a sans conteste marqué la Ve République, de De Gaulle à Pompidou ; l’analyse de l’évolution des modalités de financement de la croissance de la firme dans la période, entre autofinancement et financement externe, au moment où l’économie d’endettement était caractérisée en France par une sorte d’apogée, à la veille du retournement de 1973.
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5Les grands traits de l’histoire de la branche industrielle de la chimie entre 1961 et 1973 sont pour l’essentiel bien connus6 : après la très forte croissance interne, de plus de 7 % par an, qu’a connu la branche dans les années 1950, la décennie 1960 a été marquée par un rythme de croissance globalement plus modéré, rejoignant autour de 5 % le rythme moyen de croissance de l’économie française dans son ensemble. Le taux de croissance annuel du groupe Rhône-Poulenc, en données consolidées, reflète cette évolution. Il s’établissait ainsi à 8,4 %, entre 1961 et 1968 contre plus de 12 % pour la décennie précédente7. C’est que la période 1961-1973 a été le théâtre, dans le secteur des industries chimiques, d’un profond mouvement de restructuration inscrit dans une logique de croissance externe, fondée à la fois sur une stratégie de concentration et d’internationalisation de la branche. La mutation est telle qu’elle conduit François Guinot à parler de véritable « révolution industrielle » pour la chimie dans la période, à la fois sous l’effet de facteurs technologiques – le passage de la carbochimie à la pétrochimie – et du fait de l’ouverture internationale croissante qui laisse largement à découvert la chimie française face à ses concurrents européens et nord-américains8.
6Le cas particulier de Rhône-Poulenc, dont l’histoire est globalement bien connue dans la période, illustre parfaitement cette évolution. La fusion avec Celtex en juin 1961, soit bien avant l’arrivée de Baumgartner à la présidence de la société, a constitué le tournant décisif. D’une part, l’opération aboutissait à faire dès lors reposer de façon majoritaire l’activité du groupe sur les textiles man made, ne laissant qu’une part réduite à la chimie de base et à la pharmacie. Cette mutation dans la structure productive du groupe a pesé très lourd lorsque le secteur des textiles synthétiques est entré en crise à compter de 1966 sous l’effet de la concurrence accrue que n’a pas manqué d’entraîner l’arrivée à expiration à cette date des brevets du nylon9. D’autre part, l’absorption de la holding Celtex, qui avait été constituée en 1951 pour regrouper les très nombreux intérêts de la famille Gillet, augmenta soudain considérablement les participations industrielles, notamment à l’étranger, du groupe Rhône-Poulenc, aboutissant à sa transformation en holding financière sous la dénomination nouvelle de Rhône-Poulenc SA, propriétaire des actions de toutes les sociétés du groupe, de la sorte uniformément filialisées10. La fonction de Rhône-Poulenc SA à la présidence de laquelle Baumgartner devait bientôt être appelé, était donc dès lors avant tout de nature financière. Il lui revenait de percevoir redevances et dividendes de ses nombreuses filiales, mais aussi de répartir entre elles les ressources selon les grandes options de la politique industrielle du groupe. Cette première grande opération de restructuration fut suivie tout au long de la décennie par la mise en œuvre d’une intense stratégie de croissance externe, particulièrement dans le secteur à forte valeur ajoutée de la pharmacie (acquisitions du laboratoire Roger Bellon en 1966 et de l’institut Merieux en 1968)11. Mais c’est au tournant des années 1960 et 1970 que prit place la deuxième grande vague de restructuration du groupe avec la prise de contrôle par Rhône-Poulenc de Progil puis de Péchiney/Saint-Gobain, successivement en avril et en juillet 196912. Ces opérations s’inscrivaient clairement dans la grande vague de concentrations industrielles qui marqua la fin des années 1960 et le début des années 1970 en France, à l’incitation largement reconnue des pouvoirs publics et dans le cadre des orientations générales qui avaient été définies par le Ve Plan, relayé entre 1965 et 1968 par les travaux du Comité de développement industriel13.
LE DIRIGISME DE LA POLITIQUE INDUSTRIELLE SOUS LA Ve RÉPUBLIQUE
7Si l’histoire de la mutation à la fois industrielle et technique qu’a ainsi connue Rhône-Poulenc entre 1961 et 1973 n’est plus à faire, en revanche, on peut tenter ici, en concentrant l’attention sur la figure de son président dans la période, de préciser plus avant le problème de la part exactement prise par les pouvoirs publics dans les étapes successives qui aboutirent au début des années 1970 à faire de Rhône-Poulenc la première entreprise chimique française, d’une taille comparable à celle de ses principaux concurrents européens. Sur les modalités concrètes de cette influence de l’État dans le processus de restructuration qui a marqué l’histoire de Rhône-Poulenc entre 1961 et 1973, les études disponibles sont, en effet, finalement très peu approfondies. Pierre Cayez suppose ainsi, sur la base de la carrière antérieure du grand commis, que Wilfrid Baumgartner joua un rôle déterminant dans la mise en œuvre d’une stratégie qui correspondait si bien dans ses grandes lignes aux orientations de la politique industrielle de l’État14. De la même manière, Olivier Costa de Beauregard indique que le président de Rhône-Poulenc, tout comme d’ailleurs son directeur général depuis 1968, Jean-Claude Achille, venu des Charbonnages de France et appelé à la direction du groupe chimique par Baumgartner, étaient « très proches des préoccupations de l’administration »15. Hypothèses vraisemblables, mais implicitement fondée sur l’opinion généralement admise qu’un haut fonctionnaire passé dans le privé reste toujours, pour des raisons qu’on suppose congénitales, un haut fonctionnaire. Il demeure pourtant qu’aucune preuve, en l’état actuel de la documentation, ne vient véritablement confirmer cette intuition.
8Or, le témoignage de Bernard Esambert (qui fut à Matignon puis à l’Élysée le conseiller technique de Pompidou pour les questions industrielles), souvent utilisé pour illustrer le « grand dessein » industriel des premiers temps de la Ve République, trace globalement une ligne de partage très nette entre les programmes industriels mis en œuvre par des organismes dépendant de l’État ou des entreprises publiques – comme dans le nucléaire ou l’aéronautique – et les stratégies des entreprises industrielles privées. C’est ainsi, souligne l’ancien conseiller du président de la République, que la grande vague de concentrations industrielles de la fin des années 1960 et du début des années 1970, dont celles concernant Rhône-Poulenc, a d’abord été motivée par « une logique industrielle » et elles n’ont certes pas toutes « été initiées par le chef de l’État » quand bien même elles auraient « été favorisées par la prise de conscience qu’il a provoquée du poids insuffisant de nos plus importants groupes vis-à-vis des autres puissances industrielles »16. La part prise par les pouvoirs publics dans le mouvement de restructuration de la chimie a-t-elle été au-delà de ce climat de mobilisation industrielle ou même de la simple « bénédiction » qu’aurait accordée Georges Pompidou aux opérations de concentration menées par Rhône-Poulenc17 ? Est-il possible de préciser, pour reprendre les termes de la question que pose sans pouvoir véritablement y répondre Pierre Cayez, dans quelle mesure la politique de Rhône-Poulenc dans la période a été déterminée par « les incitations étatiques de l’ère gaullienne, puis pompidolienne » ou par la « volonté » propre de l’entreprise18. La question n’est pas seulement anecdotique. Elle pose une nouvelle fois le problème, déjà largement débattu, des formes prises par le « dirigisme » économique de l’État en France à l’apogée des Trente Glorieuses19.
9La question se pose d’autant plus dans le cas de Rhône-Poulenc qu’il est établi que l’État a tenté de promouvoir dans la seconde moitié des années 1960 une véritable politique industrielle de la chimie, tant à travers les orientations du Plan qu’au sein du Comité de développement industriel, constitué en 1965 pour suivre l’application du Ve Plan dans l’industrie privée, sous l’autorité de François-Xavier Ortoli qui venait de succéder à Pierre Massé à la tête du commissariat au Plan. C’est du reste, sous l’égide du comité Ortoli qu’un rapport sur la situation de l’industrie chimique, « industrie exposée », fut confié dès 1965 à Bernard Clappier, ancien directeur des Relations économiques extérieures au ministère des Finances de 1951 à 1963 et sous-gouverneur de la Banque de France depuis 196420. Bien que ce rapport n’ait pas été rendu public, ses principales conclusions furent résumées à l’automne de 1966 dans la presse : seul « un véritable remodelage des structures », « tant dans le secteur public que dans le secteur privé » devait permettre à la chimie française de combler son infériorité par rapport à ses principaux concurrents européens, notamment allemands21. Dans ce but, le rapport Clappier préconisait à la fois de réorganiser la chimie de l’État autour de l’ERAP et de constituer dans le secteur proprement privé un second grand groupe international, autour d’Ugine et de Kuhlmann, de manière à faire pendant à la puissance de Rhône-Poulenc, seul groupe comparable par la taille à ses homologues allemands22.
10Les orientations de politique industrielle définies en certains lieux de l’État dans la seconde moitié des années 1960, on le conçoit aisément, ne correspondait donc pas nécessairement aux intérêts propres de Rhône-Poulenc et aux logiques fortement concurrentielles qui se sont affirmées de façon croissante dans la période sur le marché de la chimie, et d’abord sur le marché national. Jean-Claude Achille l’a parfaitement exprimé, présentant en septembre 1969, devant les cadres dirigeants du groupe, les principales conclusions de l’audit qui avait été commandé au cabinet de consultant en organisation Mc Kinsey. Prenant acte de la très forte croissance externe du groupe depuis 1962, dont le chiffre d’affaire était passé dans l’intervalle de 3 à 10 milliards et qui s’était « enrichi en moyenne d’une société tous les deux mois et demi », le directeur général tentait d’analyser les causes de cette indiscutable tendance au « grossissement » et à « l’augmentation de puissance » : « Nous avons donc grossi […] : qu’est-ce qui nous a ainsi poussés à nous développer depuis 1962 ? »23 Le moteur premier de cette croissance, selon Achille, reposait sur « une incitation quasi-biologique qui porte les entreprises qui se portent bien à se développer et à grossir au détriment des autres » :
« Il est difficile dans la vie des Sociétés comme dans la vie des personnes, de vivre tranquillement sa vie en se disant “je ne demande rien à personne, que personne ne vienne m’embêter”. En réalité, il faut souvent choisir d’être absorbant ou de risquer d’être absorbé, d’être fédérateur ou d’être fédéré, et il est difficile de rester tranquille dans son coin. »24
11En outre, à cette réalité s’ajoutait, toujours selon Jean-Claude Achille, la nécessité pour toute entreprise « le souci de faire de bonnes affaires », même si bien entendu « on ne sait pas à l’avance si l’on fera ou non une bonne affaire et qu’il est en général difficile de faire une bonne affaire connue comme telle par avance sans la payer très cher ». En ce sens, toute activité industrielle comportait, selon lui, « un aspect jeu de pocker » qui, par nature, n’était pas non plus étranger à la stratégie du groupe depuis le début des années 1960. Par comparaison, une place beaucoup plus secondaire était accordée au souci, « de caractère quelque peu passionnel ou sentimental », de l’intérêt national, « le souci – dont on peut se demander sur le plan philosophique s’il est bien du ressort des entreprises – de constituer un ensemble national, français dans notre cas, qui soit à la taille de ce que l’on peut voir à l’étranger »25.
12Le témoignage est ici particulièrement éclairant, dans la mesure où il s’agit ici d’un document strictement interne à l’entreprise, non destiné à être rendu public, pris sur le vif et restituant de façon brute la forme orale de l’exposé. « C’est condensé ! » s’était d’ailleurs exclamé, sous la forme d’une simple annotation manuscrite portée sur la sténotypie, Wilfrid Baumgartner, habituellement enclin à l’art de la litote, auquel le document avait été soumis. Ces conditions de production en font donc une source précieuse – et rare – tant il est vrai que les sources de l’histoire d’entreprise, et surtout d’une entreprise privée, relevant d’un secteur fortement concurrentiel et dont le capital social se trouvait alors réparti entre quelque 200 000 actionnaires différents, ne peuvent être globalement traitées sur le même plan, sans tenir compte de leurs conditions de production et d’usage. L’analyse développée par le directeur général de Rhône-Poulenc à la fin des années 1960 incite ici, à l’encontre d’une image d’Épinal partie prenante d’une certaine geste gaullienne, voire pompidolienne26, à ne pas se représenter de façon trop mécaniste et schématique la question de l’influence de l’État sur les stratégies des entreprises industrielles privées sous la Ve République. L’État, dans le champ de l’économie (et de la société), n’a pas forcement les traits que l’opinion commune, particulièrement en France, lui prête.
13De fait, les archives consultées, aussi bien les papiers Baumgartner que les archives de l’entreprise, jusqu’à plus ample informé, n’ont pas conservé de traces de formes d’intervention directe et explicite de la puissance publique dans la politique industrielle de Rhône-Poulenc. Ni Pierre Cayez qui fut le premier à exploiter les archives de la firme, ni Olivier Costa de Beauregard qui a largement fondé son travail sur les entretiens qu’il a pu mener alors avec les principaux acteurs alors toujours en vie de cette histoire, ne sont finalement arrivés à une conclusion différente. Un échange de lettres intervenu au début de juin 1966 entre Michel Debré, alors ministre de l’Économie et des Finances, et Wilfrid Baumgartner apparaît toutefois comme l’exception qui confirme la règle. Fidèle à un style de gouvernement auquel l’ancien ministre des Finances avait été amplement confronté entre 1960 et 1962, le nouveau titulaire de la rue de Rivoli avait, semble-t-il, attiré l’attention du président de la première société privée française, sur la nécessité de développer toute affaire cessante les investissements du groupe en Alsace. La réponse de Baumgartner, seule conservée dans les archives de la firme, exprime, sinon un esprit de revanche, du moins une certaine distance vis-à-vis des injonctions du ministre. Après avoir rappelé les chiffres des investissements du groupe réalisés depuis 1963 dans cette région, Baumgartner concluait par une fin de non-recevoir : « On peut dire, expliquait-il à son ancien chef de gouvernement, que Rhône-Poulenc se hâte lentement, ce qui est d’ailleurs une bonne formule, aussi bien en compétition industrielle qu’en compétition sportive »27. L’ancien grand commis semble bien à cette date avoir été délié de son devoir de réserve et des disciplines de la fonction publique. À l’évidence, les voies du dirigisme économique de l’État sous la Ve République étaient plus complexes et donc plus difficilement pénétrables. L’analyse des conditions de la nomination de Baumgartner à la présidence de Rhône-Poulenc à la fin de 1963 peut toutefois contribuer à les mettre davantage en lumière.
14Les circonstances du passage de Baumgartner à la présidence de Rhône-Poulenc SA le 5 décembre 1963, à l’issue d’un intermède de près de deux ans durant lequel l’ancien ministre des Finances voyagea beaucoup et caressa même un temps le projet de se faire élire au Sénat, sont loin d’être établies. Roger Martin lui-même, pourtant bien intégré au sérail, avoua tout ignorer du « comment de cette exceptionnelle pantoufle »28. Ce point n’est pas secondaire. Il est au cœur du problème historique de l’articulation de « l’État » et du « marché » en France. Si les papiers Baumgartner sont étrangement muets sur cet épisode, les archives de la firme, elles, permettent pourtant de préciser les circonstances de l’arrivée de l’ancien gouverneur de la Banque de France à la tête du groupe industriel. La nomination de Baumgartner à la tête de Rhône-Poulenc SA trouve son origine dans le décès subit de Régis Payan en janvier, entré chez Rhône-Poulenc en 1942, directeur général du groupe depuis 1948 et principal artisan de l’opération de fusion avec Celtex en 1960-196129. Ce rôle de premier plan, fondé sur d’étroites relations avec Charles Gillet, qui était entré dans le conseil de Rhône-Poulenc au moment de la fusion avec Celtex, l’avait fait pressentir pour lui succéder par Marcel Bô (1892-1968), polytechnicien de formation, entré aux usines du Rhône dès 1920, devenu président de la Société des usines chimiques Rhône-Poulenc en 1959 et demeuré à la présidence de Rhône-Poulenc SA en 1961. Suite à la disparition de Payan, Marcel Bô, lui-même atteint par la maladie, se serait donc adressé à l’ancien gouverneur de la Banque de France. C’est du moins le récit qu’en fit, côté cour, la firme elle-même :
« La gestion du nouveau Groupe est une tâche complexe et très dure. Monsieur Bô s’y consacre jusqu’à la limite de ses forces. […] Mais sa santé s’altère. Cet homme qui jusqu’alors a paru infatigable et a montré en toutes circonstances un grand courage physique et moral, semble las et ressent la nécessité de se trouver sans plus tarder un successeur. Il décide de quitter la Présidence de la société holding. Au cours de la séance du Conseil d’Administration de cette société en date du 5 décembre 1963, il est nommé président d’honneur et Monsieur Wilfrid Baumgartner, précédemment coopté comme Administrateur, est nommé Président de Rhône-Poulenc »30.
15Côté jardin, l’arrivée de Baumgartner fut commentée de façon plus rugueuse. C’est ainsi que Marcel Bô ajouta de sa main un post-scriptum révélateur à la lettre qu’il adressa à Dewattre, directeur général de la Cellophane, l’une des filiales importantes du groupe apportée en 1961 par la Celtex : « Officiellement, c’est évidemment un changement mais dans les faits, on s’arrangera pour que nulle inquiétude ne se manifeste dans les esprits. Le fait que Bizot continue à régner sur le CTA et donc sur la Cellophane, doit nous donner tout apaisement et je reste à la Présidence de la SUCRP »31. Il semble donc bien que le choix de l’ancien gouverneur de la Banque de France n’ait pas été immédiat. De fait, André de Lattre rapporte dans ses mémoires que lui-même, alors qu’il était toujours directeur des Finances extérieures au ministère des Finances, s’était vu, au cours du mois de novembre 1963, offrir la présidence de Rhône-Poulenc, au nom de Marcel Bô, par Pierre Fournier, ancien gouverneur de la Banque de France entre 1937 et 1940 et membre du conseil d’administration du groupe industriel depuis 1956. Mais l’affaire tourna court, en raison semble-t-il des hésitations du président sur le départ : « M. Bô, écrit André de Lattre, commence alors une série de manœuvres dont l’effet, sinon l’objet, est de me faire apparaître comme demandeur. [Il] hésite, ratiocine, au grand regret du gouverneur Fournier qui comprend et approuve ma position »32.
16Le rôle d’intermédiaire joué par Pierre Fournier vis-à-vis du directeur des Finances extérieures a pu aussi bien être joué, à peu près au même moment, auprès de l’ancien ministre de l’Économie et des Finances, puisqu’aussi bien les deux hommes, tous deux inspecteurs des Finances, étaient liés depuis l’avant-guerre. C’est ainsi à Pierre Fournier que Wilfrid Baumgartner, devenu ministre des Finances, confia en 1960 la présidence de la première commission d’étude et de réforme du marché financier et il est revenu à Wilfrid Baumgartner de préfacer la plaquette qui fut publiée à la mémoire de Fournier en 197233. Cette incontestable proximité désigne l’un des fils qui ont pu sous-tendre le passage de l’ancien haut fonctionnaire dans les affaires.
17Un autre faisceau de liens renvoie à l’intercession tout aussi probable et sans aucun doute déterminante d’Ennemond Bizot dans le processus qui aboutit à la nomination de Baumgartner à la présidence de Rhône-Poulenc34. Fils cadet de Jacques Bizot, inspecteur des Finances ancienne manière de la promotion 1892, Ennemond, né en 1900, polytechnicien, était le gendre de Charles Gillet dont il avait épousé la fille, Marguerite, en 1925. Président de la Compagnie industrielle de textiles artificiels et synthétiques (CTA) depuis 1956, c’est lui qui avait négocié, du côté de la Celtex, les accords de fusion de 1961. Membre du conseil d’administration de Rhône-Poulenc SA à partir de 1961, il en devint le vice-président aux côtés de Wilfrid Baumgartner à compter de 1963. En 1968, il devait tout aussi naturellement être placé à la présidence de la nouvelle division textile constituée pour unifier la stratégie des nombreuses filiales textiles du groupe. C’est donc sans conteste un des hommes forts du groupe, représentant dans toute la période les intérêts de la famille Gillet et plus largement le pôle des actionnaires lyonnais. D’ailleurs, dans une lettre écrite en 1965, à la veille de son départ en avion pour une visite aux filiales du groupe au Brésil, Baumgartner, dans la voiture qui le conduisait à Orly, écrivait à son secrétaire général pour lui recommander une certaine mallette de bijoux dont sa femme pouvait avoir besoin et aussi pour lui rappeler « qu’en cas de malheur », c’était tout naturellement Bizot qui devrait lui succéder35. Les papiers Baumgartner, pour autant, n’ont pas conservé de preuve de relations entre le haut fonctionnaire et Ennemond Bizot, antérieures à son arrivée à Rhône-Poulenc. Tout au plus, peut-on noter que c’est encore lui qui lui remit ses insignes de commandeur de la Légion d’honneur en janvier 1962, à la veille de son départ du ministère de l’Économie et des Finances36. En revanche, les liens existant entre Wilfrid Baumgartner et les deux autres frères Bizot, Jean-Jacques et Henri, étaient anciens. Sa proximité avec Jean-Jacques Bizot, le fils aîné de Jacques, né en 1899 et reçu à l’inspection des Finances dès 1922, remontait à l’époque où Baumgartner prépara à son tour l’inspection, en 1924-1925, en compagnie d’ailleurs du plus jeune fils Bizot, Henry, né en 1901, au sein d’une petite écurie dirigée, comme on l’a vu, par Jean-Jacques Bizot. C’est d’ailleurs également par Jean-Jacques Bizot, lui-même appelé par son camarade de promotion, Olivier Moreau-Néret, à le rejoindre au Trésor, que Baumgartner, on l’a vu, fut arraché en 1927 à la Tournée pour rejoindre à son tour l’administration centrale, où Henry, enfin, fut également détaché à compter de 1928. Remarquable matrice d’un réseau rapproché qui devait grosso modo perdurer jusqu’au début des années 1970, même si Jean-Jacques Bizot devait décéder prématurément en 1939 alors qu’il venait d’être nommé sous-gouverneur de la Banque de France.
18Sans doute, comme l’a si bien souligné Jean-Noël Jeanneney37, utile mise en garde que nous avons toujours eu présente à l’esprit au cours de nos recherches, l’histoire des réseaux nous a-t-elle appris à ne pas déduire de liens de proximité familiale ou de corps la certitude de solidarités automatiques. Et c’est là l’illusion principale de la plupart des auteurs qui, de Beau de Loménie à Henry Coston, ont poursuivi de façon obsessionnelle la reconstitution patiente de ces gigantesques toiles d’araignée censées faire apparaître, par la mise au jour des multiples liens semblant exister entre les élites politiques, administratives, journalistiques et économiques les « vrais maîtres de la France »38. Par-delà les phantasmes du complot permanent dont Olivier Dard a bien démonté les mécanismes dans l’histoire de la France contemporaine39, il reste qu’à l’occasion du passage de Wilfrid Baumgartner à la présidence de Rhône-Poulenc deux faits majeurs doivent être relevés qui peuvent contribuer à préciser la nature du dirigisme économique de l’État sous la Ve République : d’une part, la persistance au moins jusqu’au début des années 1970 de réseaux de sociabilité, à base essentiellement professionnelle, constitués dès les années 1920. Les représentations multiples attachées à la puissance supposée de l’inspection des Finances au xxe siècle et qu’a tout particulièrement analysées Nathalie Carré de Malberg40, trouvent dans cette remarquable longévité d’un groupe humain si bien déterminé un des fondements les plus évidents. D’autre part, l’expression, à travers la montée en puissance du groupe des inspecteurs des Finances et la réalité de leur dissémination dans l’ensemble de l’économie par le biais du pantouflage, de l’importance croissante au xxe siècle de la sphère dite « financière ».
19Les circonstances de l’arrivée de Baumgartner, financier public, à la tête de la première entreprise industrielle privée française en 1963 symbolisent bien, jusqu’à un certain point, cette évolution. Il faut d’ailleurs noter qu’au même moment, l’ancien gouverneur de la Banque de France avait été coopté pour faire partie de nombreux autres conseils d’administration de sociétés industrielles : dès avril 1962, il entrait ainsi aux conseils de Denain-Nord-Est-Longwy et de Péchiney. En mars 1963, il était nommé administrateur des Chargeurs réunis, en mai des Automobiles Peugeot et en juin de la Compagnie française des pétroles. Autant de preuves du pouvoir grandissant des trusts dans la France de la Ve République comme l’affirment au même moment bien des voix à l’extrême gauche comme à l’extrême droite ? Confirmation d’une relative étroitesse et de formes de fermeture sociale de la « classe dirigeante » française, notamment du patronat issu de la seconde industrialisation41 ? Illustration, enfin, de la prise du pouvoir du « capital financier » qui a bien des égards aurait marqué l’industrie française à compter des années 1960, fournissant une clef d’analyse fort (trop ?) cohérente pour rendre compte des mutations structurelles de la période42 ? Le cas Baumgartner, d’une certaine manière, pourrait illustrer chacune de ces hypothèses d’ensemble et son nom, du reste, n’a pas manqué d’être cité à l’appui de ces différentes thèses. Mais la trajectoire qui a été effectivement la sienne tout au long du xxe siècle et dont nous avons tenté de rendre compte, étape par étape, peut conduire à interpréter d’une autre manière encore son passage à la tête de Rhône-Poulenc entre 1963 et 1973.
20La période durant laquelle il présida aux destinées du groupe industriel a en effet correspondu, à bien des égards, à l’apogée des formes d’économie (et de société) d’endettement en France. C’est une des significations possibles des circonstances de sa nomination à la tête de Rhône-Poulenc. C’est aussi une façon de caractériser la nature essentiellement financière du dirigisme de la Ve République. L’intervention de l’État sur l’économie, loin de se réduire à l’exercice d’un pouvoir d’orientation ou d’incitation direct d’une administration supposée toute puissante et close sur elle-même, semble devoir plus justement être historiquement appréhendé à travers une certaine organisation du système financier que l’on peut bien, faute de mieux, qualifier d’économie d’endettement. Le fonctionnement d’une telle organisation des marchés de l’argent semble bien avoir reposé sur l’exercice du pouvoir d’un groupe dirigeant relativement étroit au sein duquel l’inspection des Finances a pu jouer le rôle d’un réseau principal. Dans cette configuration particulière du système financier, où les dynamiques d’endettement ont tendu à s’emballer, se sont brouillées assurément les frontières apparentes entre le public et le privé, l’État et le marché, mais semble bien s’être affirmée, en revanche, une tension croissante, et autrement plus effective, entre logiques financières et logiques réelles. Plus historique que théorique, l’hypothèse englobe bien des approches, en apparence différentes, des évolutions de l’économie et de la société française au tournant des années 1960 et 1970. Elle trouve dans l’analyse de la politique financière menée par Rhône-Poulenc SA entre 1963 et 1973 une application assez immédiate.
« L’EMPRUNT N’A JAMAIS, MONSIEUR, ÉTÉ CONSIDÉRÉ COMME UNE FORMULE NON CAPITALISTE »
21En accédant à la présidence de Rhône-Poulenc SA en décembre 1963, Wilfrid Baumgartner ne se retrouvait pas véritablement à la tête d’une entreprise industrielle. Il l’avait clairement rappelé en juin 1965, à l’occasion de la constitution d’un « comité de direction », à tous les présidents et directeurs généraux des sociétés du groupe :
« Rhône-Poulenc SA est, depuis 1961, une société de participations industrielles, sans exploitation propre et dont la tâche essentielle est d’assurer la politique d’ensemble du Groupe en fonction de ses moyens financiers et de ses objectifs généraux. À cet effet, elle doit arrêter toutes mesures qui conditionnent cette politique et notamment choisir les hommes, déterminer le volume des investissements, décider des prises de participation. »43
22Sur ces bases purement financières, la gestion de Rhône-Poulenc SA revenait donc, avec un décalage d’un an à un an et demi, à gérer d’une part au passif les dividendes et redevances de ses participations ainsi que les revenus non négligeables de ses brevets et licences, à l’actif, les avances et facilités de caisse consenties à ses filiales, ainsi que les placements de son cash flow. Comme l’avait souligné Business Week en juillet 1964 dans un article consacré à la nomination de Baumgartner à la tête du groupe industriel sous le titre « The boss is a money man ». Par la nature même de ses opérations, les tâches de Rhône-Poulenc SA étaient essentiellement celles d’une banque44. Le sens du choix de Baumgartner, un financier de haut vol, pourvu d’un « large réseau dans la finance internationale », particulièrement à New York et à Londres, était dès lors évident : « Le groupe avait besoin d’argent pour s’accroître et Baumgartner semblait bien être l’homme capable de trouver cet argent ». Lui-même aurait d’ailleurs déclaré à cette occasion à l’hebdomadaire : « Ma tâche principale sera de conserver l’équilibre entre les investissements, les profits et les salaires »45.
23Dans cette tâche, Baumgartner s’appuya de façon très nette sur les directeurs financiers successifs de la holding : Charles-René Recordon d’abord puis surtout Gilles Brac de La Perrière qu’il appela à ce poste en 1970. Né en 1927 à Lyon, dans le milieu de la Fabrique, Gilles Brac de La Perrière avait été reçu à l’ENA en 1952 et était sorti en 1954 à l’inspection des Finances. Membre du cabinet de Michel Debré en 1959, il avait été nommé chef du service financier du commissariat général au Plan de 1959 à 1967, avant de prendre la direction de Progil. Au lendemain de l’absorption de Progil par Rhône-Poulenc, il est nommé en 1970 à la direction financière de Rhône-Poulenc SA, poste qu’il occupa jusqu’en 1974. Ses conceptions financières, qu’il exprima notamment à l’occasion de ses fonctions de secrétaire général de la commission Baumgartner d’étude du marché financier constituée au début de 1971 par le ministre des Finances, Valery Giscard d’Estaing46, exercèrent une influence certaine sur la politique nouvelle d’endettement de Rhône-Poulenc au début des années 1970.
24La politique financière de Rhône-Poulenc entre 1963 et 1973 s’est trouvée globalement confrontée à un double mouvement parfaitement contradictoire : une forte augmentation continue de ses besoins de financement long, d’une part, une nette tendance à la réduction de sa marge brute d’autofinancement, d’autre part.
25Source : Bilans consolidés de Rhône-Poulenc SA, ARP, 87BE355, n° 48 et Cayez (Pierre), Rhône-Poulenc..., op. cit., annexes, p. 317.
26L’évolution en moyenne durée est évidente : de 1963 à 1969, l’autofinancement est demeuré la ressource majoritaire des besoins de financement du groupe. Mais à partir de 1970, en partie sous l’effet des nouvelles fusions de 1969, la marge brute d’autofinancement ne suffit plus à couvrir les besoins de financement qui sont donc dès lors satisfaits par appel à des ressources de financement externes.
27Les grandes lignes de cette évolution ne sont certes pas propres à Rhône-Poulenc. Elles valent largement, comme l’on sait, pour l’ensemble des entreprises françaises dans la période47. Comme l’a souligné André de Lattre en 1976, le trait majeur de l’évolution du financement des entreprises françaises depuis le début des années 1960 était la tendance à la décroissance de la part de l’autofinancement au profit de ressources bancaires, renforçant ainsi, c’était son expression, « le face-à-face » des entreprises productives et des banques48. Les données collectées à partir de 1953, par le ministère des Finances puis par la Banque de France, dans les Tableaux des opérations financières confirment, comme on le sait, la lente érosion de la part des ressources propres dans la structure des sources de financement des entreprises productives, puisque leur part est globalement passée de 69 % en 1953 à 58 % en 1970, alors même que dans le même temps la formation brute de capital fixe productif s’est accrue à un rythme sans précédent dans l’histoire de l’économie française49. Cette évolution, à bien des égards exceptionnelle, est du reste parfaitement corrélée, comme l’a souligné Jean Bouvier, avec la « sorte d’emballement ou de vertige du succès » qui semble saisir l’appareil bancaire français à la fin des années 1960 et au début des années 1970, parfaitement signalé par la forte poussée de l’inflation qui a tout autant marqué la période50.
28Commune à l’ensemble des industries françaises (et dans une large mesure européenne), cette évolution apparaît toutefois plus accusée encore dans le secteur de la chimie, industrie dont l’intensité capitalistique était rapidement allée croissante à compter de la fin de la Seconde Guerre mondiale, assez comparable, de ce point de vue, à la sidérurgie51. L’alourdissement du coefficient de capital s’est ainsi trouvé fortement accentué au cours des années 1960, notamment avec le développement de la pétrochimie qui s’est largement substituée à la carbochimie dans la période. Le problème posé de manière particulièrement aiguë par le financement du secteur de la chimie a ainsi figuré au centre des travaux de la commission de l’industrie en vue de l’établissement des orientations du VIe plan à la fin de 1969 : « La chimie n’est pas une industrie de main-d’œuvre. Elle est bien plus une industrie de capitaux et doit procéder à des investissements de plus en plus lourds »52. L’évolution globalement négative du ratio investissements productifs sur chiffre d’affaires depuis le début des années 1960, ajouté à « la dépréciation continue du département produits chimiques à la Bourse » a logiquement conduit, soulignait l’étude du Plan, à une augmentation continue des recours au crédit à long et à moyen terme53. Cette évolution était d’ailleurs nettement plus accusée en France que dans les autres pays de la CEE dotés d’une industrie chimique importante, comme la RFA, l’Italie ou les Pays-Bas.
29Dans ce tableau général, Rhône-Poulenc avait longtemps fait exception. Les résultats excellents de ses filiales textiles, notamment la Rhodiaceta, jusqu’en 1965-1966, lui avaient permis d’éviter tout recours à des sources de financement externe. Cette stratégie « d’autofinancement à outrance », pour reprendre l’expression de l’étude financière que consacra la Banque générale industrielle La Hénin à la situation du groupe en 1963, lui fut d’ailleurs reprochée dans la mesure où elle pesait globalement sur la croissance des dividendes. C’est en ce sens que Marcel Bô, encore à la présidence de Rhône-Poulenc SA, avait répondu au cours de l’assemblée générale de la société en avril 1963 à un actionnaire qui avait préconisé de recourir à un emprunt obligataire plutôt qu’à une augmentation de capital : « Les émissions d’obligations peuvent évidemment donner satisfaction à ce point de vue-là. Mais nous n’y avons pas eu jusqu’à présent recours. C’est peut-être un peu une gloriole, mais enfin c’est une gloriole qui nous a donné du prestige : nous n’avons pas de dettes ! (Applaudissements) »54.
30À partir de 1965, le fléchissement des résultats des activités textiles de Rhône-Poulenc, alors même que leur part dans la structure du chiffre d’affaire est devenue largement majoritaire depuis les fusions de 1961, semble bien avoir conduit certaines filiales à accentuer leur recours à l’endettement, singulièrement sous la forme de crédits bancaires à moyen terme mobilisables. C’est ce qui ressort d’une note de la direction des Services financiers de Rhône-Poulenc, datée de la fin octobre 1966, qui propose d’utiliser les disponibilités de trésorerie élevées dont disposait alors la holding à consentir des crédits de relais aux filiales endettées en moyenne à 6 % auprès des banques, alors que le placement par Rhône-Poulenc SA de ces disponibilités auprès des mêmes banques ne rapportait tout au plus que du 4, 25 % en moyenne55. Un crédit relais de 30 millions, accordé au taux de 4,5 % devait ainsi être proposé à Norsyntex pour relayer un crédit antérieur composé de créances à moyen terme mobilisables et de créances à moyen terme exportation. Les sociétés Rhovyl et Crylor se voyaient attribuer par la holding un crédit relais similaire chacune pour un montant de 5 millions de francs. Au total, le montant des crédits de relais ainsi offerts s’élevait à quelque 50 millions de francs, soit environ le quart du cash flow disponible à cette date. Sans aucun doute encore marginal rapporté aux montants des investissements alors réalisés annuellement par les différentes filiales du groupe, il n’en reste pas moins que le recours à des sources de financement bancaire a bien connu un certain développement au sein du groupe dès la seconde moitié des années 1960.
31Le tournant décisif, cependant, a correspondu de ce point de vue à l’absorption par Rhône-Poulenc de Progil et de Péchiney-Saint-Gobain, par étapes, entre 1969 et 1971. Les dossiers de fusion des deux sociétés, finalement intervenue au début de 1971, permettent de prendre avec exactitude la mesure de leur endettement respectif : le total de leurs dettes (à long terme, à moyen terme et à court terme) représentait à la veille de la fusion 62 % du montant du passif de Progil et 52 % dans le cas de Péchiney-Saint-Gobain. Le détail de la dette de Progil est connu : les crédits proprement bancaires (accordés par la Société générale soit sous la forme de découverts, soit la forme de crédits à moyen terme entre 1967 et 1970) représentaient 21 % du total. La dette obligataire atteignait environ 30 %, et le reste, soit plus de 50 %, était constitué de prêts à long terme du Crédit national accordés depuis 1963. Il ne fait pas de doute que l’entrée dans le groupe de ces deux sociétés fortement endettées ait contribué à infléchir sa politique financière, contribuant notamment, comme l’avait souligné un audit préalable à la fusion, à accroître nominalement de manière notable ses frais financiers, notamment ceux résultant de l’arrivée à échéance des créances contractées pendant la période de la reconstruction56.
32Cette évolution s’est trouvée explicitement remise en cause à l’occasion de l’assemblée générale des actionnaires de Rhône-Poulenc tenue le 23 juin 1971, salle Pleyel, sous la présidence de Wilfrid Baumgartner. La sténotypie des débats, heureusement conservée, permet de bien prendre, pour une fois « par le bas », la mesure du marasme du marché financier français à l’issue d’une décennie globalement marquée par la dépression des cours boursiers et l’effondrement du rendement des actions, tout particulièrement depuis le début des années 1970. C’est une manière, si l’on veut, de considérer, en creux, la réalité des progrès de l’économie d’endettement en France dans la période. Baumgartner avait prévenu, d’emblée, les critiques :
« Il est exact que, dans l’ensemble, au cours des cinq ou six dernières années, notre titre a évolué plutôt dans un sens de faiblesse, si je fais abstraction de la baisse très profonde qu’il avait subie en 1967 et qui a été réparée par le marché. Cette fois, une baisse soudaine s’est produite au moment où nous avons annoncé nos comptes consolidés. […] Bien entendu, plaidait le président, une Société n’est pas maîtresse des cours des valeurs cotées en Bourse »57.
33Pour autant, soulignait-il encore, le rendement de l’action Rhône-Poulenc s’établissait tout de même à quelque 6 %, avoir fiscal compris. Sans doute, l’interrompait un actionnaire, mais « si je considère ce qui revient à l’actionnaire, déduction faite de l’impôt sur le revenu des personnes physiques, ce pourcentage va tomber à 3 ou 4 %, ce qui est absolument ridicule, très faible, notamment par rapport à ce que rapportent les placements obligataires »58. C’était une manière, alors que le groupe venait, pour la première fois de son histoire, d’émettre un emprunt obligataire de 500 millions à 8,75 %, d’indiquer la raison profonde du malaise des actionnaires qui ne tarda pas d’ailleurs à s’exprimer, par la voix d’un autre actionnaire anonyme, en des termes très révélateurs :
« Vous venez d’emprunter 500 millions. Vous allez en faire autant bientôt. Pechiney fait aussi des emprunts importants ainsi que d’autres industries chimiques. Emprunter de l’argent dans ces conditions-là, c’est bien parce que tout le monde est persuadé, et l’État en premier lieu, que l’argent qu’on remboursera ne vaudra pas celui qu’on emprunte, mais ces emprunts que vous faites, avec la proportion qu’ils prennent, permettez-moi de vous dire que je trouve que c’est malhonnête, pour appeler les choses par leur nom. Vous n’en êtes pas l’auteur, mais peut-être un peu le complice »59.
34Magnifique témoignage que ce cri du cœur de l’actionnaire lésé où s’exprime de manière immédiate à la fois le mécanisme de base de l’économie d’endettement (« l’argent qu’on remboursera ne vaudra pas celui qu’on emprunte »), mais également, à cette date, les premiers signes de la remise en cause du système (« avec la proportion qu’ils prennent ») et des hommes par lesquels, par-delà l’écran de « l’État », le système fut incarné. La réplique de Baumgartner fut tout aussi éclairante :
« Je ne peux pas vous suivre sur ce terrain. Un groupe industriel a des devoirs, il a besoin de développer ses investissements pour se maintenir, éventuellement pour grandir. Il a une gamme de moyens financiers à sa disposition. […] Il faut se placer non pas seulement dans l’optique des conditions financières-types à un moment, mais aussi dans celles des exigences industrielles »60.
35Il était donc clair que les « devoirs » et les « exigences industrielles » commandaient toujours, dans l’esprit de l’ancien président du Crédit national, les formes d’utilisation de toute « la gamme » des moyens financiers. Évidente hiérarchie des fins et des moyens qui avait sous-tendu les progrès successifs de l’économie d’endettement en France depuis 1914 au moins. Le conflit essentiel qui oppose logiques d’endettement et logiques de marché, arrivé à ce point, ne pouvait pas ne pas éclater :
« – L’actionnaire : Vous ne me suivez pas sur mon terrain, mais moi je ne vous suis pas du tout sur le vôtre. Nous sommes en régime capitaliste et le régime capitaliste, cela consiste à faire profiter l’argent que les actionnaires ont mis dans une société.
– Le Président : L’emprunt n’a jamais été considéré, Monsieur, comme une formule non capitaliste…
– L’actionnaire : Ce n’est pas vous que je trouve malhonnête, c’est l’État. Vous me direz que vous avez été de l’autre côté de la barrière…
– Le Président : L’État n’est pas si malhonnête pour moi… »
36Cet échange de vues, assez rare pour que l’on se soit autorisé à le citer intégralement, montre bien que l’histoire financière ne saurait se réduire à l’analyse, aussi savante soit-elle, des chiffres et des mécanismes qui la fondent. Elle renvoie tout autant à un ensemble de représentations qui déterminent en dernière analyse les stratégies des acteurs. L’une des clefs, ici, des mentalités qui s’affrontent renvoie de manière étonnamment significative à ce couple qui, de fait, a structuré une bonne part du discours, théorique et pratique, savant ou commun, sur l’économie et la société française au xxe siècle : « l’État » et « le capitalisme », figures de rhétorique classiques dont Jean Bouvier, au soir de sa vie et dans le contexte de remise en cause de l’État qui a marqué le milieu des années 1980, avait tenté de saisir la signification historique et de « mesurer l’extraordinaire distance séparant toujours le verbe du fait, les mots des choses »61. Faisant semblant, pour les besoins de la cause, « de croire que le contenu du mot “État”[était] parfaitement transparent et que son sens tomb[ait] sous le sens », Jean Bouvier mettait ainsi en évidence la tension existant entre d’une part « la parole libérale visant le mastodonte État », « son argumentation, séculairement inchangée et répétitive », reprise « tout au long de discours constants, discours des gouvernants, de la classe politique, des économistes, des publicistes » et cela « sous tous les régimes politiques et sous toutes les coalitions dans le même régime » et, d’autre part, ce fait incontestable : « impavidement », l’État au xxe siècle « est devenu un plus et il a grandi : dans l’absolu, toujours ; et dans le relatif, de plus en plus. »62
37Cette tension entre le discours et les faits est tout aussi palpable dans le dialogue noué salle Pleyel au début des années 1970 entre le président de la première entreprise privée française et l’actionnaire anonyme. Mais il est tout aussi perceptible que ces catégories du discours ici hésitent : les certitudes de l’actionnaire (« le régime capitaliste, cela consiste à faire profiter l’argent que les actionnaires ont mis dans une société ») semblent bien vaciller face à un homme dont tout le discours (« l’État comme les particuliers vivent au-dessus de leurs moyens »), dont la réputation et jusqu’à la « mise », si souvent décrite par la grande presse, faisaient « un libéral classique », c’était l’expression que venait d’employer un autre actionnaire dans la salle63, mais un homme aussi qui avait, durant la majeure partie de sa carrière, « été de l’autre côté de la barrière »… Où était alors vraiment Wilfrid Baumgartner et, surtout, qu’était « l’État » ?
38À cette gigantesque question, il ne saurait bien sûr être apportée de réponse définitive. Une très intéressante note de Gilles Brac de La Perrière, le directeur financier du Groupe – la seule pièce d’archive proprement opérationnelle ayant été conservée dans les papiers Baumgartner pour la période de Rhône-Poulenc – peut pourtant apporter quelques éléments de réponse. Rédigée en septembre 1970, soit à la veille des grandes émissions d’emprunt du groupe, la note technique visait à fournir des « éléments de comparaison entre le coût pour Rhône-Poulenc SA d’une augmentation de capital en numéraire et celui d’un emprunt obligataire »64. Or, il ne faisait à cette date aucun doute pour le directeur financier de Rhône-Poulenc que le recours à un emprunt obligataire représentait la meilleure option de financement de préférence à une augmentation des fonds propres : le calcul était fondé d’une part sur un taux de profitabilité future estimé au plus bas à 10 % après impôt, « hypothèse sans doute assez modérée pour un Groupe tel que Rhône-Poulenc »65. D’autre part, on pouvait tabler sur un taux de dépréciation monétaire de l’ordre de 3,5 % par an. Toutes les conditions se trouvaient donc réunies, selon Brac de La Perrière, pour que joue en l’espèce « l’effet de levier, dans la mesure où le taux interne de rentabilité moyenne des capitaux utilisés par l’entreprise est supérieur au taux fixe que représente le coût de l’argent emprunté. […] L’effet de levier varie ainsi en corrélation directe avec d’une part l’écart positif entre le taux de rentabilité interne et le coût de l’argent après impôt, d’autre part, le niveau relatif de la dette par rapport au capital »66.
39L’analyse explicitait parfaitement le mécanisme de base d’une économie d’endettement, tel que Wicksell, le premier à l’orée du xxe siècle, l’avait formalisé : c’est l’existence d’une différence d’intérêt (Zinsdifferenz) entre l’intérêt nominal et l’intérêt réel qui détermine l’impulsion créatrice et fonde une économie de crédit67. L’analyse de Gilles de La Perrière confirme aussi assez bien la validité de la théorie microéconomique qui fonde depuis les années 1980 les choix de financement sur un calcul de coût comparé des différents moyens de financement possible, autofinancement inclus. C’est bien là la réalité de « la gamme » qu’évoquait Wilfrid Baumgartner.
40Mais la prise en compte de la profitabilité future du capital, comme l’a bien souligné Gérard Maarek68, n’est pas la seule fonction de la préférence pour l’endettement. Elle est également fonction décroissante du « risque », notion certes autrement plus difficile à quantifier et dont l’insuffisante intégration, de ce fait, dans les modèles économétriques peut, selon Gérard Maarek, expliquer l’impuissance de ces modèles à rendre compte de manière satisfaisante des effets de l’impact de l’endettement sur l’investissement et la croissance. Or, à travers la note du directeur financier de Rhône-Poulenc SA en 1970, il est frappant de constater que cette fonction risque est nulle et même négative tant est évident le sentiment de sécurité qui fonde, au contraire, tout le calcul. Cette sécurité se nourrit d’abord des garanties apportées par le Plan, auquel se réfère à plusieurs reprises Gilles de la Perrière (qui vient de la rue de Martignac), pour conforter l’hypothèse d’une profitabilité future élevée de l’investissement : « La rentabilité exigée dans les travaux du Ve Plan, rappelait-il, est de 10 % pour des investissements de base tels que ceux d’EDF ou de la SNCF »69. Il ne fait pas de doute qu’à cette date encore, le Plan, couplé à l’existence d’un vaste secteur productif public pour lequel ses orientations étaient impératives, jouait pleinement ce rôle de « réducteur d’incertitude » évoqué par Pierre Massé, au cœur de son analyse de la décision d’investir70. C’est là, on en conviendra, un premier visage de « l’État » dans la période. Il a sans conteste pesé d’un poids non négligeable dans la préférence croissante pour l’endettement qui a marqué alors la politique financière de Rhône-Poulenc, comme de bien d’autres entreprises privées. L’autre manifestation de l’État figurait de manière plus explicite encore, ultime argument, en conclusion de la note de La Perrière : « Tous les arguments s’additionnent donc pour justifier une émission obligataire de préférence à une augmentation de capital. Il convient d’ajouter que, lors de l’entrée de Progil et de Pechiney-Saint-Gobain dans le groupe Rhône-Poulenc, le gouvernement avait promis de faciliter le financement du nouvel ensemble industriel. Il ne faut pas laisser prescrire cet engagement moral »71. C’est là un témoignage assez rare de la part effectivement prise par l’État dans les opérations de fusions dont Rhône-Poulenc fut le pivot entre 1969 et 1970. L’intervention de l’État, en dernière analyse, s’était donc bien réalisée à travers le biais d’une certaine influence sur le système financier – en l’occurrence à travers les mécanismes des autorisations données par la direction du Trésor préalablement à toute émission sur le marché obligataire. Mais, au-delà de la lumière que le fait projette sur la nature véritable du dirigisme de l’État dans la période, il convient de souligner combien l’« engagement moral » du gouvernement, abolissant totalement l’aléa qualifié également de moral dans la théorie microéconomique actuelle, avait pesé d’un poids déterminant dans le calcul qui avait fait basculer Rhône-Poulenc dans une stratégie d’endettement. Cette sécurité-là reposait donc aussi sur une certaine configuration de « l’État ».
41Le rôle de l’État, ainsi perçu à travers un certain arrangement institutionnel des marchés de l’argent, apparaît avoir ainsi été déterminant dans le renforcement des formes d’économie d’endettement au tournant des années 1960 et 1970. De ce point de vue, poussant plus avant l’analyse, on pourrait estimer, avec quelque raison, que l’État en France au xxe siècle s’est largement identifié à l’économie d’endettement elle-même, concept décidément englobant où s’annulent dans les faits les représentations récurrentes, fausses mais constituant néanmoins un fait vrai, opposant de manière essentielle l’État au marché, le dirigisme au libéralisme. La « situation » de Wilfrid Baumgartner, des années 1920 aux débuts des années 1970, de la direction du Mouvement des fonds à la présidence de Rhône-Poulenc SA s’en trouve du même coup clarifiée : non pas d’un côté ou de l’autre de la « barrière », mais bien « dedans », au cœur de l’économie d’endettement.
42À la fin des années 1960 et au début des années 1970, cependant, cette organisation qui a correspondu aussi à un choix de société, semble bien avoir atteint une sorte d’apogée que traduit de façon symptomatique l’emballement inflationniste qui a marqué la période. La remise en cause des formes d’économie d’endettement en France semble bien pouvoir s’expliquer, à ce stade, par des facteurs à la fois endogènes et exogènes à la société française. C’est ainsi que le mouvement social « des années 68 », pour reprendre l’expression de Robert Frank72, peut être interprété, dans le sillage de l’analyse qu’en fit à chaud Michel Crozier, comme l’expression d’une remise en cause d’une société bloquée, caractérisée par un exercice de l’autorité de plus en plus perçu comme archaïque et qu’incarnerait, au total, assez bien, à l’aune du siècle, la figure d’un Wilfrid Baumgartner. C’est l’une des pistes de recherche qui demeure ouverte que d’explorer dans quelle mesure l’accentuation des formes d’économie d’endettement est allée de pair avec la conservation des pouvoirs au sommet de la hiérarchie sociale d’une élite dirigeante relativement étroite, située par ses fonctions à la croisée des mécanismes de l’endettement.
43L’autre remise en cause des logiques d’économie d’endettement à compter des années 1970 semble bien devoir être recherchée à l’extérieur de l’économie et de la société française, dans une mutation des rapports économiques et financiers internationaux dont l’entrée dans la « crise » du dernier tiers du xxe siècle traduit alors directement la réalité. Cette dimension était d’ailleurs parfaitement présente dans la note de Gilles Brac de La Perrière de septembre 1970. Le choix de l’emprunt, avait-il exposé, s’imposait aussi longtemps que durerait la fermeture internationale de la Bourse de Paris. Mais, ajoutait-il, le jour « où l’interpénétration des marchés européens sera un fait acquis » et « où un meilleur classement des actions Rhône-Poulenc chez des porteurs étrangers aura été obtenu », alors la question des avantages d’une augmentation de capital se posera sur de nouveaux frais73. C’est certainement dans cette direction de recherche, à l’intersection des mutations de la société française et de l’environnement international de l’économie française qu’il faudra tenter de saisir les modalités du processus qui, des années 1970 aux années 1990, mais c’est une autre histoire, ont abouti à enclencher la sortie de l’économie d’endettement74.
Notes de bas de page
1 « Un grand commis passé tardivement aux affaires », Le Monde du 3 juin 1978.
2 Martin (Roger), Patron de droit divin…, op. cit., p. 325.
3 Daumas (Jean-Claude), L’amour du drap, Blin & Blin, 1827-1975, Histoire d’une entreprise lainière familiale, Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 1999, p. 11-13.
4 Cayez (Pierre), Rhône-Poulenc, 1895-1975, Contribution à l’étude d’un groupe industriel, Paris, Armand Colin, 1988, p. 231-232.
5 Guibert (Bernard) et alii, La mutation industrielle de la France, Du traité de Rome à la crise pétrolière, Collections de l’INSEE, nos 173 et 174, série E, novembre 1975.
6 Guinot (François), Les stratégies de l’industrie chimique, Paris, Calmann-Lévy, 1975 ; Costa de Beauregard (Olivier), Un aspect de la restructuration de l’industrie chimique : la formation du groupe Rhône-Poulenc (1961-1973), maîtrise sous la direction de Maurice Lévy-Leboyer, université de Paris X, [1978], 112 p. dactyl.
7 Cayez (Pierre), Rhône-Poulenc…, op. cit., p. 233.
8 Guinot (François), Les stratégies…, op. cit., p. 53 sqq.
9 Costa de Beauregard (Olivier), Un aspect…, op. cit., p. 22-23.
10 Cayez (Pierre), Rhône-Poulenc…, op. cit., p. 227-228.
11 Costa de Beauregard (Olivier), Un aspect…, op. cit., p. 57-59 ; Chauveau (Sophie), L’invention pharmaceutique : la pharmacie française entre l’État et la société au xxe siècle, Paris, Institut d’études Sanofi-Synthélabo/PUF, 1999.
12 Costa de Beauregard (Olivier), Un aspect…, op. cit., p. 81-90 ; Cayez (Pierre), Rhône-Poulenc…, op. cit., p. 271-281.
13 Guibert (Bernard) et alii, La mutation…, op. cit., t. I, p. 107-108 ; Cohen (Élie) et Bauer (Michel), Les grandes manœuvres industrielles, Paris, 1985 ; Rowley (Anthony), « La modernisation économique de la France », in De Gaulle en son siècle, t. III, Moderniser la France, Paris, Plon/La Documentation française, 1990, p. 174-180.
14 Cayez (Pierre), Rhône-Poulenc…, op. cit., p. 232.
15 Costa de Beauregard (Olivier), Un aspect…, op. cit., p. 82.
16 Esambert (Bernard), Pompidou, capitaine d’industries, Paris, Odile Jacob, 1994, p. 29.
17 Roussel (Éric), Georges Pompidou, 1911-1974, Paris, J.-C. Lattès, 1994, p. 430.
18 Cayez (Pierre), Rhône-Poulenc…, op. cit., p. 269.
19 Lévy-Leboyer (Maurice) (dir.), Histoire de la France industrielle, Paris, Larousse, 1996, notamment les contributions de Jean-Marie Chevalier et Christian Stoffaes.
20 Guinot (François), Les stratégies…, op. cit., p. 106-107.
21 « Extraits du rapport Clappier », Le Monde du 21 novembre 1966.
22 Ibid.
23 Archives Rhône-Poulenc (ARP), « Exposé de Monsieur Achille », le 18 septembre 1969, 12 p. dactyl., 82 BE 1485 (II).
24 Ibid., p. 4.
25 Ibid., p. 3.
26 Cf. par exemple, Prate (Alain), Les batailles économiques du général de Gaulle, Paris, Plon, 1978.
27 ARP, Lettre de Wilfrid Baumgartner à Michel Debré du 3 juin 1966, 14BE85 (III)
28 Martin (Roger), Patron de droit divin…, op. cit., p. 288.
29 ARP, déclaration du président Marcel Bô à la séance du conseil du 24 janvier 1963, BH 0071, A-A3, n° 32, « Fonds Marteret ».
30 ARP, « fonds Marteret », Marcel Bô, 1892-1968, plaquette in memoriam, Rhône-Poulenc, 1968, p. 15.
31 ARP, Lettre de Marcel Bô à Dewatre du 5 décembre 1963, 82BE1485 (IV)
32 De Lattre (André), Servir aux Finances, op. cit., p. 159.
33 Pierre Fournier, 1892-1972.
34 « Bizot was largeley responsible for picking Baumgartner as president », avait clairement estimé Business Week, 18 juillet 1964.
35 ARP, Lettre manuscrite de Wilfrid Baumgartner à Alain Jubert du 9 septembre 1965, 82BE1485 (III).
36 AWB, 3BA63, Dr4, Lettre de E. Bizot à W. Baumgartner du 12 janvier 1962.
37 Jeanneney (Jean-Noël), L’argent caché, milieux d’affaires et pouvoirs politiques dans la France du xxe siècle, Paris, Le Seuil, 1984, p. 33.
38 Beau De Loménie (Emmanuel), Les responsabilités des dynasties bourgeoises, Paris, Denoël, 1973 ; Coston (Henry), Le retour des 200 familles, documents et témoignages, Paris, La Librairie française, 1960.
39 Dard (Olivier), La synarchie, le mythe du complot permanent, Paris, Perrin, 1998.
40 Cf. par exemple Carré de Malberg (Nathalie), « Les inspecteurs des Finances à la direction du Trésor, xixe et xxe siècle », Revue des Deux Mondes, juin 1998, p. 81-111.
41 Bourdieu (Pierre) et Saint-Martin (Monique de), Le patronat, Actes de la recherche en sciences sociales, nos 20-21, mars-avril 1978 ; Birnbaum (Pierre) et alii, La classe dirigeante française, Paris, PUF, 1976 ; Lévy-Leboyer (Maurice) (dir.), Le patronat de la Seconde industrialisation, Cahier du Mouvement social, n° 4, 1979 [cf. notamment les contributions de M. Lévy-Leboyer et d’Emmanuel Chadeau].
42 Morin (François), La structure financière du capitalisme français, Paris, Calmann-Lévy, 1975 ; Bellon (Bertrand), Le pouvoir financier et l’industrie en France, Paris, Le Seuil, 1980.
43 ARP, Note de service du président de Rhône-Poulenc SA aux présidents et directeurs généraux des sociétés du groupe, 10 juin 1965, 82 BE 1485 (1959-1970).
44 « The Boss is a money man », Business Week du 18 juillet 1964, p. 80-84.
45 Ibid., p. 84.
46 Cf. Feiertag (Olivier), « The International Opening-up of the Paris Bourse : Overdraft-Economy Curbs and Market Dynamics », in Cassis (Y.) et Bussière (É.), (dir.), London and Paris as International Financial Centres in the 20th Century, Oxford, Oxford University Press, 2005, p. 239-242.
47 Jeorger (Léopold), « Étude comparée du financement des entreprises dans six pays industrialisés », Économie appliquée, archives de l’ISEA, t. XXI, Droz, Genève, 1968, p. 561-663 ; Mader (Frédéric), « Le financement des entreprises. Quelques éléments de comparaison internationale », Analyse financière, 4e trimestre 1976, p. 1-15 ; Banque de France, La place du crédit bancaire dans le financement de l’économie, actes du 7e colloque Banque de France-université, novembre 1980, Cahiers économiques et monétaires, n° 12, 1981.
48 De Lattre (André), « La monnaie et le financement des entreprises », Revue internationale d’histoire de la banque, 1976, vol. 13, p. 59-72.
49 Guibert (Bernard) et alii, La mutation industrielle de la France, op. cit., t. II, p. 63-71 et p. 119 ; Straus (André), « Le financement de l’industrie française, 1950-1980 », Lévy-Leboyer (Maurice) (dir.), Histoire industrielle de la France, op. cit., p. 374-389.
50 Bouvier (Jean) et alii, « Système bancaire et inflation au xxe siècle en France, De l’après Seconde Guerre mondiale à nos jours », Recherches et travaux, bulletin de l’IHES, n° 7, 1978, p. 33-34.
51 Lagache (Michel), L’économie des industries chimiques, Paris, PUF, 1962, p. 98-101.
52 INSEE, Documents statistiques sur l’industrie chimique en France, Dossier établi pour la Commission de l’industrie du VIe Plan et les Comités sectoriels de la Chimie, CGP, décembre 1969, ARP.
53 Ibid., p. III, 7-8.
54 ARP, Sténotypie des débats de l’assemblée générale ordinaire de Rhône-Poulenc SA, du 4 avril 1963, Maison de la Chimie, p. 11, 82BE1485 (V).
55 ARP, « Placements de trésorerie », note de la direction des service financiers de Rhône-Poulenc SA, 28 octobre 1966, 4 p. dactyl., 82BE1485 (IV).
56 ARP, « Incidence du rapprochement des deux sociétés », note à W. Baumgartner du 6 juillet 1971, 87BE355, n° 45.
57 ARP, Sténotypie de l’assemblée générale ordinaire de Rhône-Poulenc SA, 23 juin 1971, p. 4 et 5, 82BE1485, Rapports, Correspondance, Divers, 1964-1970.
58 Ibid., p. 14.
59 Ibid., p. 28.
60 Ibid., p. 29.
61 Bouvier (Jean), « Le capitalisme et l’État en France », Recherches et Travaux, Bulletin de l’IHES, Paris I, n° 15, décembre 1986, p. 47-49.
62 Ibid.
63 ARP, Sténotypie de l’Assemblée générale ordinaire de Rhône-Poulenc SA, 23 juin 1971, doc. cité, p. 21.
64 « Éléments de comparaison entre le coût pour Rhône-Poulenc SA d’une augmentation de capital en numéraire et celui d’un emprunt obligataire », note du 14 septembre 1970 de Gilles Brac de La Perrière, 7 p. dactyl, AWB, 4BA25, Dr1.
65 Ibid., p. 1.
66 Ibid., p. 5.
67 Wicksell (Knut), Geldzins und Güterpreise : eine Studie über die den Tauschwert des Geldes bestimmenden Ursachen, Aalen, Scientia-Verlag, 1968 [1re éd. Iéna, 1898].
68 Maarek (Gérard), « Investissement et contrainte financière », Revue d’économie financière, n° 5/6, juin-septembre 1988.
69 « Éléments de comparaison… », doc. cité, p. 2.
70 Massé (Pierre), Le Plan ou l’Anti-hasard, Paris, Gallimard, 1965, p. 43-77.
71 « Éléments de comparaison… », doc. cité, p. 6.
72 Dreyfus-Armand (Geneviève), Frank (Robert), Lévy (Marie-Françoise) et Zancarini-Fournel (Michelle), (dir.), Les années 68, Le temps de la contestation, Bruxelles, Complexe, 2000.
73 « Éléments de comparaison… », doc. cité, p. 5.
74 Cf. Feiertag (Olivier), « Greffe économétrique et genèse de l’école de la Banque de France (1969-1985) », Feiertag (Olivier) (dir.), Mesurer la monnaie, banques centrales et construction de l’autorité monétaire (xixe-xxe siècle), Paris, Albin Michel, 2005, p. 213-245.
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