Conclusion de la première partie
p. 209-212
Texte intégral
1Les années de formation de Wilfrid Baumgartner ont ainsi coïncidé avec la période de gestation du mythe du grand commis des finances. C’est un élément de sa biographie non négligeable. Il a permis de donner un sens aussi bien à sa formation théorique, celle reçue à l’École des sciences politiques et à la faculté de droit, au lendemain immédiat de la Grande Guerre, que pratique et sociale, au long de la Tournée puis intégré à la « jeune école du Trésor »pour l’acte final de la dévaluation Poincaré. Cette trajectoire rapide, en moins de dix ans, a porté le jeune Baumgartner au centre névralgique de l’administration des finances. Elle s’inscrit dans la période mouvementée qui va du lendemain immédiat de la Grande Guerre à la « stabilisation »monétaire de 1928 qui tente de solder l’héritage monétaire de la guerre et de la reconstruction et donc de refermer la parenthèse. C’est alors que Baumgartner a fait l’apprentissage du pouvoir nouveau des financiers publics, à une époque où la politique financière a tenu lieu de politique économique et même de politique tout court.
2Là est la source principale du pouvoir dont l’homme rapidement se revêt. Et d’un pouvoir d’abord technique, alliance étroite d’un ensemble de savoirs et d’un certain nombre de savoir-faire. Son bagage théorique est totalement identifié à la doctrine libérale issue du dernier quart du xixe siècle. Elle se résume au maître mot de la stabilité monétaire et du cantonnement des interventions de l’État à l’exercice des polices multiples propre à garantir le fonctionnement naturel des marchés et du corps social. Juxtaposé à ces quelques principes généraux, coulés en une doctrine de marbre dans l’entre-deux-guerres, s’est développé dans le même temps chez le jeune haut fonctionnaire un savoir-faire, en réponse aux faits si nouveaux de la période : et d’abord l’inflation, mais aussi l’accroissement structurel des charges financières de l’État et la réduction persistante de ses ressources fiscales, les fluctuations rapides de la dette publique, c’est-à-dire avant tout de la dette flottante, l’instabilité chronique des changes et l’insécurité permanente des relations financières internationales… Cette tension entre la théorie et la pratique est fondatrice. Elle fait assurément la spécificité de la « jeune école du Trésor »jusqu’au déclenchement de la crise des années 1930. De ce point de vue, les années de l’entre-deux-guerres, à travers l’itinéraire du jeune inspecteur des Finances, ont bien posé le problème principal du libéralisme : la conciliation des lois supposées naturelles du marché et de la société humaine avec les réalités multiples du changement économique et social qui n’est autre que la manifestation de l’histoire. Nature et histoire, économie et politique. Ce sont ces vérités dont Wilfrid Baumgartner a fait l’expérience à cette époque de sa vie. Cette expérience a été cruciale. Elle a fait le fond du « beau métier »que le jeune haut fonctionnaire a alors appris au Trésor.
3Ce « métier »a été exercé pleinement par Baumgartner de 1931 à 1936, brûlant les étapes et gravissant ainsi très rapidement tous les échelons de la hiérarchie du Trésor. Cette ascension a coïncidé très exactement avec la chronologie de la grande crise des années 1930. Baumgartner a accédé au pouvoir administratif dans la longue crise globale, économique et sociale, politique et idéologique, qu’a connue la France à cette époque. C’est une différence essentielle avec la génération des hauts fonctionnaires qui a accédé au pouvoir dans les années 1950 et qui jugèrent souvent très sévèrement leurs aînés de quelques années parvenus cependant beaucoup plus tôt au sommet de l’État. Dans la crise, la centralité du Trésor pour l’économie et la société française, « au carrefour des problèmes », s’est affirmée sans conteste. C’est qu’alors la direction du Mouvement général des fonds, qui n’est devenue la direction du Trésor qu’au terme du processus en 1940, a très vite concentré les attributions de l’autorité publique et de l’autorité financière ; soit les deux sources du pouvoir vers lesquelles se sont tournées l’économie et la société française dans la crise.
4L’étude du réseau social de Baumgartner dans la période l’a montré, infirmant de deux manières le mythe politique du grand commis issu de la classe dirigeante et intrinsèquement lié à ses intérêts particuliers au détriment de l’intérêt dit général. D’une part, le réseau social effectif de Baumgartner dans les années 1930 a d’abord été un réseau professionnel, acquis plus qu’hérité. D’autre part, ce réseau étendu, ramifié dans les multiples milieux des classes dirigeantes de la société française de l’époque, n’a pas fait disparaître l’autonomie véritable du grand commis. Légende dorée contre légende noire ? Non pas. Ce qu’a montré l’analyse du réseau socioprofessionnel du directeur du Mouvement général des fonds dans les années 1930, c’est au contraire la constitution d’une certaine configuration des élites en France, à la fois conflictuelle et consensuelle, y compris au sein de l’État, qu’on aurait tort de penser alors comme une entité homogène. Cette configuration se cristallise dans la crise. Elle jette les bases d’une « société d’endettement »dont les mutations du système financier dans la période et la mise en place de structures et de mécanismes d’une « économie d’endettement »sont assurément le révélateur.
5L’action au Trésor de Wilfrid Baumgartner, de 1931 à 1936, s’est tout entière concentrée sur la gestion de la dette publique et plus particulièrement sur les modalités d’emprunt et de gestion de ses ressources. À ce poste, il s’est trouvé au cœur d’une importante transformation du système financier français caractérisé par deux évolutions concomitantes : d’une part, au niveau de ses structures par la part de plus en plus prépondérante prise par les banques tant dans la collecte des ressources de financement que dans la gestion de leurs emplois. D’autre part, au niveau de ses mécanismes fondamentaux, par la mise en œuvre de procédés de refinancement originaux, reposant sur la fonction de prêteur en premier ressort contraint de la banque d’émission. C’est en ce sens que les années 1930 peuvent être analysées comme le moment critique où se sont institutionnalisées des formes et des logiques d’économie d’endettement, dont le mécanisme des « avances à 30 jours sur effets publics »instaurées en février-mars 1935, à l’occasion de l’expérience Flandin, constitue l’illustration la plus probante.
6Pour autant, il serait erroné (et simpliste) de faire de Wilfrid Baumgartner l’artisan conscient (voire hypocrite) de cette mutation. Ses prises de position publiques et privées, à l’époque, le montrent au contraire pour le moins prudent et très réservé sur des évolutions qui sont presque unanimement perçues alors comme de l’inflation de papier-monnaie. La part que le grand commis des finances a prise dans le processus d’institutionnalisation d’une économie d’endettement en France dans les années 1930 est pourtant évidente. Mais elle fut alors bien davantage fonctionnelle qu’intentionnelle. Le discours du directeur du Trésor, à son ministre, aux parlementaires, dans la presse, devant ses auditeurs des Sciences politiques, lors des dîners en ville, on l’a vu, ne cesse de mettre en garde contre la menace que représenteraient pour l’ordre économique et social, l’inflation et ses poisons. Mais, dans le même temps, le haut fonctionnaire du Trésor, au jour le jour, a multiplié, avec la Caisse des Dépôts et Consignations, les banques commerciales, la Banque de France, les capitalistes enfin, petits et gros, bref toutes les composantes du système financier, les pratiques relevant d’une économie d’endettement. Duplicité d’un discours patrimonial et d’une pratique d’endettement ? Nous formulons plutôt l’hypothèse qu’il s’est agi en l’espèce des deux faces d’une même réalité.
7La construction d’une économie de crédit précisément a reposé alors sur la conservation de la confiance : confiance en la valeur de la monnaie, confiance dans la foi publique, dans la solvabilité de l’État, pierre angulaire de l’ensemble du système financier. Il est revenu au Trésor et à ses représentants les plus en vue d’incarner cette confiance et de monter la garde auprès du Trésor public. Custodiam était déjà la devise du jeune Baumgartner proclamée au concours de l’inspection des Finances. En d’autres termes : plus le discours libéral dans les années 1930 a été manifeste, plus nets encore ont été dans le même temps les progrès dans les formes d’une économie d’endettement. Le discours libéral sur la monnaie et les finances, pensée unique de l’époque, a bien été la « condition de possibilité »de cette construction dans le vide qu’ont représenté alors les premières formes institutionnelles d’une économie d’endettement. C’est une manière de comprendre « l’aveuglement libéral »si souvent dénoncé par la suite des élites administratives de la période. C’est une manière aussi d’expliquer le renvoi de Baumgartner, en novembre 1936, doublement décrédibilisé dans sa fonction de gardien « irresponsable », c’était le mot d’Auriol, du Trésor public, à la fois par la campagne d’opinion niant son indépendance vis-à-vis de l’argent privé et intéressé, et d’autre part au lendemain d’une dévaluation qui, en soi, constituait une rupture dans le contrat social qui prévalait vaille que vaille depuis 1928 au moins. Le choix en apparence paradoxal pour sa succession de Jacques Rueff, au libéralisme encore plus affiché, trouve également dans cette hypothèse un commencement d’explication.
8Limogé au Crédit national, Baumgartner a pu d’abord sembler précipité de la roche Tarpéienne. En fait, dans le contexte de la marche de la nation à la guerre, puis dans celui de l’Occupation, il s’est trouvé placé sur un autre front du système financier français, celui du financement de l’entreprise, clef de la sortie de crise, nerf de la croissance et champ d’application de nouvelles formes d’économie d’endettement.
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