Le patronat et l’impôt entre les deux guerres : L’Union des Industries Métallurgiques et Minières (UIMM)
p. 303-317
Texte intégral
Introduction
1Née en 1901, l’UIMM est devenue en deux décennies une organisation patronale puissante et influente. Forte de soixante-dix-neuf chambres professionnelles et régionales et de 6 000 adhérents au lendemain de la Première Guerre mondiale, elle représente à la fois les intérêts des mines, de la grosse et de la petite métallurgie, de la construction mécanique, électrique et métallique. Et la réorganisation profonde qu’elle a opérée à la suite de la grave crise interne de 1915-1916 lui permet de mieux concilier les intérêts des producteurs de métaux et des transformateurs1.
2Cette réorganisation de 1917-1919 est aussi l’occasion de confirmer la longue tradition fiscale de l’UIMM : ses compétences sont désormais limitées aux questions ouvrières et sociales et aux questions fiscales. Avant-guerre, dans le cadre de la lutte contre l’impôt sur le revenu, l’Union avait fait preuve d’un activisme fiscal zélé en intervenant à plusieurs reprises auprès des commissions parlementaires et en participant en 1910 à la fondation du Comité central d’études et de défense fiscale chargé d’organiser la propagande contre « tout impôt personnel et inquisitorial ». Cet activisme fiscal a redoublé, à la veille de la guerre de 1914, à l’encontre des nombreux projets fiscaux liés aux nécessités budgétaires. C’est donc une organisation patronale arrivée à maturité et fidèle à ses traditions qui est confrontée entre les deux guerres à une actualité fiscale chargée, rythmée par les difficultés budgétaires et les réformes fiscales. À la mise en place de la « carte des impôts » (1914-1923) succède une fiscalité d’urgence imposée par la crise des changes (1923-1928) qui, après le court répit ouvert par la stabilisation du franc, est relayée par la fiscalité de crise et les tentatives de réformes fiscales de 1934 et 19362.
3L’objectif est ici de cerner les interrelations entre l’UIMM et les pouvoirs publics sur la question fiscale entre les deux guerres, à travers leurs enjeux, leurs moyens et leur efficacité. Dans cette perspective, sont étudiés les points de convergence et de désaccord avec l’administration sur les modalités administratives, sur la charge fiscale et/ou sur les principes directeurs de la fiscalité ; sont repérées les pratiques mises en œuvre et les instances de contact, de négociation et de recours ; et enfin est mesurée la portée de ces relations patronat-pouvoirs publics. Cette triple approche fait apparaître les positions – unanimes ou non – de l’UIMM et leurs évolutions dans la conjoncture fiscale de l’entre-deux-guerres.
4Cette problématique est analysée ici à partir des rapports annuels aux assemblées générales de l’Union des industries métallurgiques et minières, du début du siècle à 1939. Cette source, qui s’adresse aux adhérents, a le mérite d’être continue et très bien documentée, mais elle est en même temps relativement décevante. D’abord, elle est partielle car, conformément aux attributions de l’UIMM, elle n’aborde que la fiscalité qui pèse sur les entreprises et les actionnaires, et ne dit plus un mot, après la guerre, sur l’impôt sur le revenu. Ensuite, elle a une fonction essentiellement informative ; elle relate avec précision l’actualité fiscale et les interventions de l’UIMM auprès des pouvoirs publics ou des tribunaux, mais elle n’a pas pour objectif de transmettre une position officielle et argumentée de l’UIMM sur la fiscalité ou de débattre en toute transparence sur les principes de la fiscalité française.
5Les positions du patronat de la métallurgie française se dessinent donc par petites touches successives à travers quelques réflexions dispersées dans les rapports. Et beaucoup de questions essentielles restent en suspens, telles d’éventuelles divergences internes sur ce thème entre les producteurs de métaux et les transformateurs. Néanmoins, on peut distinguer un glissement assez net du patronat de la métallurgie, de la relative adhésion au système d’après-guerre à la franche réprobation à l’encontre du régime fiscal de l’industrie et du commerce de la fin des années trente, qui « entrave la marche normale des entreprises » et qui impose, aux yeux de l’UIMM, une réforme profonde. Les motivations et les modalités de ce glissement de l’organisation patronale de la métallurgie sont analysées au cours des trois temps forts de l’entre-deux-guerres : l’aménagement fiscal de l’immédiat après-guerre, la crise des changes et enfin la crise des années trente et les réformes fiscales qui l’accompagnent.
I. L’adhésion à la carte des impôts de l’après-guerre
6Après les attaques virulentes de l’UIMM avant-guerre à l’encontre de l’impôt sur le revenu, la relative sérénité affichée par l’Union face aux bouleversements fiscaux advenus depuis 1914 peut surprendre. Trois facteurs internes à la fiscalité justifient ce comportement nouveau.
A. Des procédures fiscales respectueuses de l’autonomie des entreprises
7Le premier facteur d’adhésion de l’UIMM au système fiscal d’après-guerre est fondé sur le fait que le contrôle du fisc est maintenu dans des limites que l’UIMM juge raisonnables. Trois procédures donnent satisfaction à l’UIMM : le forfait, le procédé des signes extérieurs et le respect des règles propres à chaque entreprise. Le forfait est un principe largement accepté par l’administration fiscale au lendemain de la guerre. Il est appliqué pour l’impôt sur les bénéfices industriels et commerciaux des petits commerçants qui ont un chiffre d’affaires inférieur à 300 000 francs et, en 1923, pour le paiement de l’impôt sur le chiffre d’affaires3. L’UIMM apprécie ce type de simplification, mais voudrait l’étendre à la moyenne et grande industrie et l’appliquer au moins à certains éléments du bilan, comme les amortissements ou les réserves4.
8La seconde procédure qui répond au même objectif de limiter le contrôle du fisc est le procédé des signes extérieurs. Ainsi l’impôt sur les bénéfices industriels et commerciaux est établi sur la base du chiffre d’affaires et non sur le bénéfice réel, et ce jusqu’en 19265.
9Enfin, le respect des règles propres à chaque entreprise est un dernier motif de satisfaction de l’UIMM sur le plan des procédures administratives. Il est le fruit d’une intervention résolue de l’UIMM pour obtenir des règles équitables pour l’évaluation des stocks dans le cadre de la loi sur l’impôt sur les bénéfices de guerre (loi du 31 juillet 1920)6. Une démarche similaire est réitérée en 1926 lorsque le fisc entreprend de réviser le mode d’évaluation des stocks de matières premières à l’occasion de la loi sur les bénéfices commerciaux du 4 avril 1926 supprimant le régime de la taxation sur le chiffre d’affaires. Enfin, l’évaluation des amortissements, déductibles des bénéfices commerciaux, participe également à la même logique d’un contrôle limité du fisc : jusqu’en 1934, les entreprises peuvent déduire les amortissements qui ne sont pas forcément réalisés, c’est-à-dire non inscrits dans la comptabilité7. Née d’une réaction de défense contre l’ingérence de l’État dans le monde du travail, l’UIMM voit dans ces différentes procédures, obtenues souvent sous sa pression, un moyen d’éviter au fisc l’obligation d’entrer sans nécessité dans le détail de la gestion des affaires8. Ainsi sont réaffirmées les convictions libérales de l’UIMM.
B. Des principes conformes aux intérêts de la grande industrie métallurgique
10À ces enjeux de procédure garants d’une relative autonomie des entreprises s’ajoutent les enjeux plus financiers conditionnés par les principes directeurs de la fiscalité française. Or le régime fiscal instauré entre 1914 et 1920 ménage les intérêts de la grande industrie métallurgique, comme le montrent les dispositions des trois piliers de la fiscalité d’entreprise d’après-guerre.
11L’impôt sur les bénéfices industriels et commerciaux permet aux entreprises de déduire les revenus des valeurs et capitaux mobiliers figurant à l’actif de l’entreprise pour le calcul du bénéfice net imposable. Cette disposition, qui s’inscrit dans un contexte où les besoins de l’État sont énormes, procure un avantage financier considérable aux entreprises possédant un gros portefeuille financier. Elle est sans doute un encouragement pour l’industrie française à participer aux emprunts d’État, mais aussi à privilégier la concentration financière et la structure de groupe. L’intérêt accordé par l’UIMM à cette disposition est visible, en 1925, quand il est décidé d’imputer préalablement à ces revenus mobiliers une quote-part forfaitaire des frais et charges. L’UIMM négocie alors avec l’administration des Contributions directes un assouplissement du surcroît de charges pour les entreprises qui disposent d’un gros portefeuille9.
12Par ailleurs, l’impôt sur le revenu des valeurs mobilières exonère les dividendes distribués par les sociétés mères provenant des produits distribués par les filiales françaises (loi du 31 juillet 1920). Ce régime est étendu aux filiales constituées dans les protectorats (loi du 25 mars 1929) puis aux filiales existant à l’étranger (loi du 31 juillet 1929). Ce régime, qui évite la double imposition jusqu’en 1936, favorise la filialisation de l’industrie française. L’UIMM y accorde une place centrale puisqu’on 1939 le retour au régime de la législation de 1920 est affirmé au premier rang des priorités10.
13À ces impôts directs, qui mettent relativement à l’abri les groupes industriels, s’ajoute une imposition indirecte qui reçoit l’adhésion générale des groupements industriels et des Chambres de commerce. Quatre raisons peuvent justifier cette unanimité en faveur de l’impôt sur le chiffre d’affaires (loi du 25 juin 1920), qui se substitue à la taxe sur les paiements de la loi du 31 décembre 1917. Celui-ci présente d’abord le mérite d’être un impôt à haut rendement, réparti sur un grand nombre d’assujettis. Ensuite, il instaure une taxe en cascade payée par le vendeur à chaque transaction, à quelque stade qu’elle soit, qui épargne relativement la production intégrée et incite à la concentration verticale. En outre, il exonère le commerce d’exportation. Enfin, il est, semble-t-il, aisément répercuté sur les consommateurs. Ménageant ainsi les intérêts de la grande entreprise intégrée exportatrice, le principe de l’impôt sur le chiffre d’affaires emporte tout naturellement l’adhésion des métallurgistes.
14La seule entrave fiscale au développement économique mentionnée par l’UIMM provient de la lourdeur des droits d’enregistrement sur les actes de fusion de sociétés françaises par actions. Les taux élevés, supérieurs à ceux pratiqués à l’étranger, notamment en Allemagne et en Italie, freinent le mouvement de concentration en France jusqu’à la réforme de 1928 qui réduit de moitié les droits d’enregistrement sur les fusions et établit un droit désormais fixe sur le passif des sociétés anciennes pris en charge par la société nouvelle11.
15Les trois premières dispositions, qui protègent soit la structure de groupe, soit l’entreprise intégrée, compensent les obstacles fiscaux à la concentration économique.
C. La détente fiscale de 1921
16Enfin, le dernier facteur qui contribue à emporter l’adhésion de l’UIMM est la détente fiscale de 1921. L’année 1921 est en effet annoncée sans impôt nouveau et elle est effectivement une année calme sur le plan législatif fiscal. Dès lors, tout l’effort du législateur se porte sur la simplification des méthodes et sur l’amélioration des services de recouvrement. Cette volonté des pouvoirs publics fait écho aux préoccupations de l’UIMM, à son souci d’efficacité et d’équité.
17Pendant cette phase de mise en place du système fiscal, l’UIMM a certes des sujets de conflit avec l’administration12, des objectifs à atteindre et à défendre en matière de liberté commerciale, mais dans l’ensemble elle adhère au programme d’aménagement des impôts créés depuis 1914. L’UIMM peut en attendre un effet positif sur les structures industrielles et une prééminence des impôts indirects proportionnels qui permet d’échapper dans une large mesure à la progressivité.
II. Le marchandage de l’UIMM face à la fiscalité d’urgence de la crise des changes
18Dès 1923, la crise des changes interrompt la détente fiscale. De 1923 à 1928, l’état des finances publiques impose un effort fiscal considérable : un surplus de 6 milliards est dégagé en 1924, puis plus de 7 milliards entre décembre 1925 et août 1926. Et en 1927 et en 1928, la charge fiscale atteint des niveaux jamais atteints : 14,4 % et 14,9 % du revenu national13.
19Quelle est l’attitude de l’UIMM face à la surcharge fiscale ?
20Trois comportements ont pu être repérés : l’obstruction, la négociation, la transparence de la charge fiscale.
A. La menace d’obstruction jugulée
21La première réaction qui transparaît lors de l’assemblée générale du 19 février 1924 c’est la menace d’obstruction agitée dans le contexte préélectoral à l’encontre du projet de l’impôt du double décime. Elle se fonde, semble-t-il, sur trois exigences fondamentales qui devraient être remplies avant d’envisager un nouvel appel au contribuable.
22La première exigence formulée par l’UIMM est le respect de l’équité. Aucun sacrifice nouveau ne doit être demandé à l’industrie avant que tous les intéressés, fonctionnaires et contribuables, aient été imposés dans une proportion équivalente14.
23La deuxième exigence est la rigueur budgétaire. L’État doit réduire ou supprimer de nombreuses dépenses sans utilité immédiate, renoncer à l’exploitation des monopoles déficitaires ou improductifs, supprimer les organes administratifs qui ne répondent pas à un aménagement rationnel et économique du pays15.
24La troisième exigence est de prendre en compte la concurrence étrangère et ne pas mettre la production française dans une position défavorable par de nouvelles charges fiscales.
25Fortes de ces principes, des chambres syndicales de la métallurgie et de la construction électrique ont, semble-t-il, manifesté quelques réticences à faire un nouvel effort fiscal et à soutenir le programme du gouvernement. L’UIMM a alors repris ses troupes en main ; elle obtient, par un vote unanime de l’assemblée générale, un engagement des adhérents à coopérer à l’œuvre du gouvernement et à s’attacher dans toute la mesure du possible à garder l’augmentation d’impôt à leur charge au lieu de la répercuter sur les prix de vente. C’est la seule fois entre les deux guerres où l’Union recourt à un vote unanime pour rétablir l’unité.
B. Les compensations à l’effort fiscal consenti
26Parallèlement, l’UIMM mène une autre stratégie : elle négocie avec l’État pour obtenir des compensations à l’effort fiscal consenti. Elle obtient un engagement formel de l’État sur une politique d’économie budgétaire et de réforme administrative et sur des aménagements fiscaux, à savoir le rétablissement de la possibilité de payer l’impôt en rentes de l’État et le retour à la liberté des échanges avec l’étranger dans les plus brefs délais.
27La loi du 22 mars 1924 entérine partiellement cet accord par deux dispositions essentielles : 1 milliard d’économie sur les dépenses publiques et l’institution d’un double décime qui contribue à dégager un surplus de 6 milliards de francs sur 1923. L’effort inégal consenti par l’État justifie, aux yeux de l’UIMM, l’augmentation des prix qui suit le double décime.
28Cet échec partiel de la négociation n’empêche pas l’UIMM de continuer dans la même voie, avec parfois plus de succès. C’est ainsi qu’en 1926, dans la négociation ayant trait à l’application de la loi sur la taxe professionnelle, l’UIMM fait reconnaître aux groupements professionnels un rôle d’intermédiaires institutionnalisés chargés de centraliser les déclarations et les demandes d’exonération de la taxe et de les transmettre au préfet. L’UIMM avait préparé à cet effet un avant-projet de règlement d’administration publique dont le décret du 15 janvier 1926 a reproduit la plupart des dispositions suggérées par l’UIMM16
C. La transparence de la surcharge fiscale
29Le troisième moyen utilisé par l’UIMM pour peser dans les débats fiscaux est de donner une certaine transparence à la surcharge fiscale de l’industrie et du commerce. Face au fisc qui, selon l’UIMM, vise prioritairement le commerce et l’industrie car ils offrent une matière imposable à la fois riche et stable et une facilité de contrôle par l’existence de la comptabilité commerciale, l’UIMM veut pouvoir disposer d’éléments d’appréciation fiables sur la contribution fiscale des entreprises. À partir de 1922, elle lance des enquêtes régulières auprès de ses adhérents pour connaître la charge des impôts qu’ils supportent et les invitent à donner à celle-ci une certaine publicité lors des assemblées d’actionnaires.
30Étayés sur un petit nombre de réponses en raison du goût du secret qui entoure les comptes des entreprises, les résultats des enquêtes sont peu exploités dans les rapports aux assemblées générales ; l’UIMM préfère recourir à des sources plus globales qui soulignent en 1927 l’aggravation de la fiscalité de l’industrie et du commerce par rapport à l’avant-guerre : le total des impôts payés par l’industrie et le commerce aurait sextuplé, en francs constants, par rapport à 1910, et la part de l’industrie et du commerce dans le total des recouvrements budgétaires de l’État serait passée de 10 % à 36 % entre 1910 et 1927.
31Hormis la tentation initiale d’obstruction, l’UIMM apparaît sur la défensive pendant cette phase de crise des changes. Elle a une position relativement modérée, d’une part parce que le système fiscal d’après-guerre, s’il est alourdi, n’est pas remis en cause et d’autre part, dans une période de forte inflation, les charges peuvent être répercutées aisément. Néanmoins, c’est avec un certain soulagement que l’UIMM accueille la stabilisation du franc et le petit répit fiscal qui la suit. L’UIMM salue l’amélioration du régime fiscal des sociétés : la réforme des droits sur les fusions, l’instauration du report à nouveau, l’extension de l’exonération des revenus des valeurs mobilières aux filiales des protectorats, aux filiales étrangères, et aux prêts consentis à des industriels par des sociétés françaises. Cependant, malgré ces acquis, l’UIMM a un jugement relativement sévère sur la politique fiscale de cette période ; elle estime que l’industrie n’a que peu profité des dégrèvements fiscaux et que cette phase de stabilisation est une occasion de réforme manquée, dans le domaine de la liberté du commerce tout particulièrement. Les pressions de l’UIMM en faveur de la suppression de l’impôt sur les transports et de l’extension de l’exonération à l’exportation n’ont pas abouti.
III. La réprobation à l’égard des innovations fiscales des années 1930
32La crise économique intervient donc sans que les ajustements fiscaux nécessaires aient été faits et sans que la menace de la taxe à la production ait été dissipée. Sur ce système fiscal inachevé se greffent des innovations qui suscitent la réprobation sévère de l’UIMM.
A. Une fiscalité de plus en plus à l’écoute du petit commerce
33La première source d’hostilité de l’UIMM à l’encontre de la fiscalité de crise provient de la remise en question des bases du régime fiscal d’après-guerre par une double évolution.
34La première mutation du système fiscal consiste en la substitution, par la loi du 31 décembre 1936, de l’impôt sur le chiffre d’affaires par la taxe unique à la production. La mesure repose sur une idée simple qui a séduit : frapper le produit au stade de la vente par le dernier producteur au consommateur, toutes les transactions antérieures et ultérieures étant dès lors affranchies d’impôt17. Selon l’UIMM, elle est réclamée depuis longtemps par les commerçants, plus particulièrement par le petit commerce, qui était gêné par les règles d’assiette et de perception de l’impôt sur le chiffre d’affaires. De son côté, l’UIMM n’a cessé de faire valoir auprès du ministère des Finances qu’il serait impossible d’établir pratiquement une taxe sur des produits au stade de la production, en raison d’affectations trop diverses, en particulier dans l’industrie des métaux. Néanmoins, la taxe à la production a été appliquée au charbon dès 1923 et elle a été progressivement étendue aux huiles lourdes de pétrole, aux huiles de graissage, à la parfumerie et à l’alimentation (1934) Une multiplicité de textes et de tarifs nouveaux est ainsi venue s’ajouter aux textes relatifs à la taxe primitive sur le chiffre d’affaires. Il en est résulté un système fiscal tellement complexe que l’institution de la taxe unique à la production est apparue comme la solution inévitable pour une simplification nécessaire. Ainsi fut votée la taxe unique de 6 % à la production et de 2 % sur les services le 31 décembre 1936.
35La réprobation de l’UIMM à l’égard de cette mesure ne s’est jamais démentie depuis le premier projet de taxe à la production en 1923. Elle se fonde sur deux arguments principaux. La loi pose d’abord des problèmes d’application pratique. Loin de simplifier le système fiscal indirect, la taxe à la production alourdit les tâches des entreprises. Il faut en effet contrôler les produits reçus en suspension de taxe, leur emploi, la qualité du destinataire, établir des attestations à tous les fournisseurs, inscrire sur des registres les ventes taxées et non taxées, faire des déclarations annuelles. Le décret-loi du 25 août 1937 oblige les entreprises à tenir une comptabilité détaillée pour le déplacement de tous les produits dans les ateliers18. La loi engendre donc une lourde bureaucratie d’entreprise.
36La deuxième raison de l’opposition de l’UIMM est financière. La taxe à la production, qui a très vite un rendement comparable à celui de l’impôt sur le chiffre d’affaires, porte sur un nombre beaucoup plus réduit d’assujettis. Et le décret du 25 août 1937, qui étend le champ d’application de la taxe aux produits fabriqués par les industriels pour eux-mêmes, contribue encore à la surtaxation des entreprises industrielles. En 1939, le taux effectif de la taxe atteint 10 %19 et le produit avoisine 12 milliards de francs.
37La deuxième mutation du régime fiscal au temps de la crise concerne les atteintes répétées aux revenus du capital et au capital épargné par les entreprises. Dans le contexte de crise, les gouvernements successifs ont cherché à étendre les matières soumises à l’impôt, et, tout naturellement, ils ont fait porter l’effort fiscal sur les revenus du capital qui avaient été jusque-là relativement épargnés. L’impôt sur le revenu des capitaux mobiliers est devenu applicable aux jetons de présence payés aux actionnaires (loi du 31 mars 1932), aux SARL (loi du 28 février 1933). Et les taux des impôts mobiliers des sociétés et des administrateurs ont été soumis à un régime spécial pénalisant : ils échappent à la baisse des taux en 1934 restant respectivement à 17 % et à 18 % (décret du 11 juillet 1934) et, en 1935 et 1937, ils sont les seuls à subir une augmentation, à 18 et 24 %, puis à 24 et 27 % (décret-loi du 8 juillet 1937).
38Par ailleurs, l’impôt sur les bénéfices commerciaux frappe à partir de 1934 les cessions d’actif réalisées même en fin d’exploitation. Cette dernière mesure, qui assimile la cession d’actif à des actes d’exploitation, suscite de très vives critiques car, pour l’UIMM, cela signifie que l’impôt cédulaire est transformé en impôt sur le capital20. L’UIMM semble avoir obtenu, par une intervention auprès de l’administration, que celle-ci examine favorablement le cas particulier des fusions.
39Participent à la même logique visant le capital les deux taxes introduites par la loi du 31 décembre 1936 : d’une part, une taxe annuelle de 4 % sur les bénéfices non distribués par les sociétés par actions et par les SARL, d’autre part le prélèvement exceptionnel de 2 % sur les réserves des bilans clos en 1935. C’est l’occasion pour l’UIMM d’affirmer son opposition aux principes qui sous-tendent, selon elle, la politique fiscale du Front populaire, en particulier l’idée que les sociétés doivent distribuer l’intégralité de leurs bénéfices afin d’entraîner le développement de la consommation21, et de souligner la contradiction qui existe entre cette politique fiscale pénalisant la constitution de réserves et l’autofinancement des entreprises d’une part, et les encouragements à l’investissement par le système de bonification d’intérêts, d’autre part. Plus globalement, l’UIMM conteste alors les entraves que la législation fiscale oppose à la bonne marche des entreprises. L’UIMM attendait des pouvoirs publics des compensations fiscales à l’aggravation des charges sociales. La détente fiscale aurait alors répondu à la règle d’équité, souvent mise en avant par l’UIMM.
B. L’alourdissement de la charge fiscale
40Loin de compenser les effets de la crise puis le coût des réformes sociales, la fiscalité des années trente se serait alourdie dans des proportions que l’UIMM cherche à évaluer en multipliant les enquêtes auprès des adhérents (1930, 1932, 1933, 1938). Les résultats diffusés sont trop ponctuels et rarement comparables les uns aux autres. L’enquête de 1930 souligne l’alourdissement de la charge depuis 1927 : les impôts auraient progressé de 40 % en valeur absolue. Certaines entreprises auraient des charges fiscales supérieures à 25 %. Les impôts supportés par les entreprises auraient décuplé depuis 1913 en francs constants alors qu’en 1927 l’ensemble des impôts étaient multipliés par six depuis la guerre.
41Pour l’exercice 1933, les entreprises qui ont communiqué leur charge fiscale à leurs actionnaires auraient payé en impôts 231 % du bénéfice net réalisé.
42La dernière enquête faite sur l’exercice de 1938 laisse supposer, selon l’UIMM, une nouvelle aggravation : la charge fiscale serait pour certaines entreprises supérieure à 300 % du bénéfice net, mais pour d’autres elle est comprise dans une fourchette de 100 à 200 %, soit un taux inférieur à celui donné pour 1933.
43Quelle que soit la fiabilité des résultats, la question pour les entreprises n’est pas tant le taux de la charge fiscale que la possibilité de répercuter cette charge sur les prix. Or dans le contexte de baisse des prix et d’intense concurrence entre les producteurs pendant la première moitié des années trente, les hausses d’impôts sont plus difficilement répercutées. Aussi l’alourdissement de la charge fiscale est-il dramatisé, d’autant qu’il s’accompagne de la mise en place de procédures administratives de plus en plus contraignantes pour les entreprises.
C. Une administration de plus en plus contraignante
44Le dernier sujet de réprobation de l’UIMM, pendant la crise, est lié au renforcement du contrôle du fisc qui contrarie le souci d’autonomie constamment réaffirmé depuis l’origine. La priorité accordée à la lutte contre la fraude fiscale, l’élargissement des effectifs de l’administration fiscale et les innovations fiscales des années trente sont autant d’éléments qui justifient le changement des règles du jeu administratif et une ingérence de plus en plus forte de l’État.
45L’application de la taxe à la production est la plus contestée par l’UIMM. Elle induit un contrôle administratif des Contributions indirectes, qui tend à devenir inquisitorial à tous les stades de fabrication, selon l’UIMM, depuis que les produits livrés à soi-même sont soumis à la taxe. En plus, un système de paiement échelonné, qui a été préféré en mai 1938 à la solution préconisée par l’UIMM d’un paiement sur les encaissements22, a contribué à complexifier encore davantage les procédures. Aussi, l’UIMM juge-t-elle nécessaire de simplifier les règles fiscales imposées aux entreprises dans ce domaine.
46De même, la volonté de taxer davantage les revenus mobiliers amène le fisc à prévoir des procédures de déclaration ou de transparence qui rencontrent des oppositions aussi vives que celles qui se sont exprimées dans les années vingt à l’encontre du bordereau de coupons et du carnet de coupons23. En 1933, la carte spéciale sur laquelle doivent être inscrits les revenus des valeurs mobilières est instaurée, mais son application est reportée. Il faut attendre le décret du 8 juillet 1937 pour que soit institué le système du relevé de coupons que les sociétés doivent adresser chaque mois au directeur des Contributions directes.
47Le bilan de l’évolution fiscale dressé par l’UIMM en 1939 met en évidence la profonde modification engendrée par le développement législatif et financier de la taxe à la production dont le rendement est désormais le triple de celui de l’impôt cédulaire sur les bénéfices industriels et commerciaux. L’UIMM souligne les méfaits de cette dualité de taxation des entreprises qui les fait dépendre de deux administrations fiscales, les soumet à deux contrôles indépendants et les oblige à deux séries distinctes de déclarations et de versements. Cette double sujétion et les contentieux multiples sont jugés préjudiciables à leur activité. Aussi l’UIMM préconise-t-elle un allégement et une clarification du régime fiscal de l’industrie et du commerce24.
48À la veille de la guerre, les mécontentements suscités par la réforme profonde de l’impôt indirect, l’extension des matières soumises à l’impôt, l’aggravation de la charge fiscale globale et l’accroissement du pouvoir de l’administration dans un contexte de crise, ne s’estompent guère avec la reprise libérale. Certes, les pouvoirs publics cherchent alors à faciliter l’activité économique en prenant des dispositions en faveur du renouvellement de l’outillage, de l’investissement et de la réorganisation des structures des entreprises, mais ils aggravent les impôts existants et en créent de nouveaux. L’entre-deux-guerres est ainsi un long leitmotiv contre la surcharge fiscale.
Conclusion
49Au terme de cette analyse du discours fiscal de l’UIMM en direction de ses adhérents, trois conclusions méritent d’être soulignées.
50D’abord, l’analyse très fine de la fiscalité que donnent les rapports aux assemblées générales de l’UIMM permet de mettre en lumière le poids de la conjoncture fiscale sur les structures et sur les stratégies des entreprises. Sont ainsi soulignées les origines fiscales de certaines spécificités de l’industrie française. L’importance de la structure de groupe et de la filialisation en France25 renvoie directement aux avantages consentis aux revenus mobiliers des entreprises françaises pendant les années vingt. L’importance des portefeuilles-titres et leur composante très industrielle montrent bien que les prises de participations étaient, pour les entreprises industrielles françaises, un moyen de contournement d’une fiscalité très lourde sur les fusions jusqu’à la loi du 19 mars 1928. Au-delà, l’assouplissement des droits d’enregistrement sur les fusions donne un coup de fouet à l’intégration jusqu’ici entravée.
51Ensuite, le mode de fonctionnement d’une organisation patronale structurée comme l’UIMM et ses rapports avec les pouvoirs publics et les tribunaux révèle l’imbrication étroite entre le pouvoir politique et le pouvoir économique entre les deux guerres. L’UIMM envoie des délégations auprès de la commission des Finances de la Chambre ou du Sénat et auprès du ministre des Finances pour plaider les dossiers fiscaux. À plusieurs reprises elle a des entretiens avec les représentants du ministre des Finances et avec l’administration. Au sein de son service fiscal ou dans le cadre de commissions d’études spécifiques, l’UIMM étudie avec soin les dossiers et prépare des textes qui sont ensuite soumis à l’administration. Les textes définitifs sont souvent inspirés des propositions de l’UIMM ; le règlement d’administration publique de la loi sur la taxe professionnelle en est un exemple particulièrement achevé. L’UIMM soutient également les pourvois auprès du Conseil d’État contre plusieurs décisions de l’administration et confère une large publicité à la jurisprudence.
52Enfin, les rapports de l’UIMM témoignent de la permanence des convictions libérales au sein du patronat français. À travers les discours et les recours menés auprès des pouvoirs publics et des tribunaux, l’UIMM dénonce à la fois une administration de plus en plus contraignante, une charge fiscale jugée trop lourde et trop complexe, et enfin une politique fiscale de plus en plus à l’écoute du petit commerce. En contrepoint de cette dénonciation se dessinent les contours de la fiscalité souhaitée par l’UIMM, à savoir une fiscalité libérale qui maintient l’ingérence de l’État dans des limites raisonnables et évite toute procédure administrative inquisitoriale ; une fiscalité équitable qui répartit les charges sur des bases mieux adaptées aux différentes sources de la richesse nationale ; et enfin une fiscalité efficace qui n’entrave pas le développement économique des sociétés de personne comme des grandes entreprises intégrées et des groupes financiers ouverts sur l’étranger, et qui s’engage à promouvoir la liberté du commerce.
Notes de bas de page
1 L’Union des industries métallurgiques et minières 1901-1951.
2 J. Wolff, « Fiscalité et développement en France entre 1919 et 1939 », et M. Flamant, « Remarques sur l’évolution du prélèvement fiscal en France depuis cinquante ans », in R. Schnerb, « Deux siècles de fiscalité française xixe-xxe siècles », Histoire, économie, politique, Paris, 1973.
3 La loi du 30 mars 1923 a autorisé la substitution des acomptes forfaitaires aux versements mensuels de l’impôt sur le chiffre d’affaires.
4 Assemblée générale UIMM, 19 février 1924.
5 La loi du 4 avril 1926 oblige désormais tous les commerçants et industriels à déclarer chaque année leur bénéfice net. Assemblée générale UIMM, 15 février 1927.
6 Le projet de loi prévoyait dans l’article 14 comme règle d’évaluation du stock normal la moyenne des cours du 30 juin 1914 et du 31 décembre 1919. L’Union, mécontente de cette règle, jugea nécessaire d’envoyer une délégation auprès du rapporteur général de la commission de la Chambre, puis au ministre des Finances. La Chambre décida quelques jours plus tard de disjoindre l’article 14 du projet de loi en discussion. Celui-ci devint l’article 8 de la loi du 31 juillet 1920, qui recueillit la faveur de l’UIMM car il respectait les règles appliquées à l’époque où l’État et les industriels avaient conclu un contrat d’association pour l’application de l’impôt. Assemblée générale UIMM, 15 février 1921.
7 Assemblée générale UIMM, 21 février 1935.
8 Assemblée générale UIMM, 19 février 1924.
9 La quote-part forfaitaire de frais et charges est fixée à 5 % par la loi du 13 juillet 1925, puis à 10 % par le décret-loi du 25 août 1937, assemblée générale UIMM, 16 février 1926 et 18 février 1937.
10 Assemblée générale UIMM, 16 février 1939.
11 Assemblée générale UIMM, 1928.
12 Les conflits portent sur la prétention du fisc à charger l’employeur du recouvrement de l’impôt sur les salaires en cas de non-paiement par le contribuable et sur le report d’une solution apportée à l’impôt sur le chiffre d’affaires pour les affaires conclues avant le 1erjuillet 1920.
13 Alfred Sauvy, Histoire économique de la France entre les deux guerres, t. I, p. 387, Paris, 1965.
14 Assemblée générale UIMM, 20 février 1923.
15 Idem.
16 Assemblée générale UIMM, 16 février 1926.
17 Assemblée générale UIMM, 1937.
18 Assemblée générale UIMM, 17 février 1938.
19 La taxe est due sur le prix de vente taxe comprise.
20 Assemblée générale UIMM, 21 février 1935.
21 Assemblée générale UIMM, 17 février 1938.
22 Assemblée générale UIMM, 16 février 1939.
23 Le bordereau de coupons a été instauré le 22 mars 1924 avant l’arrivée du cartel et supprimé le 13 juillet 1925 ; le carnet de coupons est institué par la loi du 4 avril 1926 et supprimé le 4 août 1926.
24 Assemblée générale UIMM, 16 février 1939.
25 M. Lévy-Leboyer, « The large corporation in modern France », in A.D Chandler., H. Daems (éd.), Managerial hierarchies. Comparative perspectives on the rise of the modern industrial enterprise, Harvard University Press, Cambridge et Londres, 1980.
Auteur
Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, consacre ses recherches au fonctionnement du marché du travail des années 1890 à nos jours et aux phénomènes de mobilité. Par des approches diversifiées faisant varier les échelles et les grilles de lecture (genre, âge, génération, cycle de vie, réseau...), elle analyse le rôle des acteurs sociaux (patronat, corps intermédiaires, organisations professionnelles, le pouvoir législatif ou réglementaire...), les pratiques de gestion des entreprises, les trajectoires professionnelles des salariés et les interactions entre le marché du travail et son environnement. Catherine Omnès a publié plusieurs ouvrages parmi lesquels : Les Mains inutiles. Inaptitude au travail et emploi en Europe, (en collaboration avec A.S. Bruno), Paris, Belin, 2004 ; Ouvrières parisiennes. Marchés du travail et trajectoires professionnelles au xxe siècle, Les Éditions de l’EHESS, 1997, 367 p. ; De l’atelier au groupe industriel. Vallourec 1882-1978, Paris, Édition de la Maison des Sciences de l’Homme, 1980, 452 p.
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