Les entreprises artisanales et la fiscalité en France entre 1945 et 1970
p. 291-301
Texte intégral
Introduction
1Au xxe siècle, les artisans entretiennent souvent des relations conflictuelles avec la fiscalité. Dès avant la Première Guerre mondiale, ils sont de ceux qui s’opposent aux projets d’impôt sur le revenu dans lesquels ils dénoncent une inquisition fiscale. Plus près de nous, l’assassinat du leader de la CDCA, Christian Pousset, le 29 janvier 2001 rappelle la survivance d’une fraction d’activistes anti-fiscaux chez les petits entrepreneurs. Elle est un héritage des mouvements de l’après-guerre. En effet, les conflits entre les artisans et l’État sont particulièrement virulents durant les Trente Glorieuses. Des artisans rallient l’UDCA de Pierre Poujade puis le CID-UNATI de Gérard Nicoud. À ces deux mouvements organisés et célèbres, il faut rajouter que les grands mouvements sociaux de 1947 ne sont pas uniquement ouvriers, les artisans aussi sont dans la rue. Ainsi donc, les artisans jalonnent de leurs manifestations la période qui s’étale de l’immédiat après-guerre à la fin des années 1960. Tous ces mouvements ont un point commun : l’opposition à l’impôt. Ces années de croissance et de prospérité sont difficiles pour un artisanat en pleine restructuration. Plus d’un million en 1948, après une décennie de croissance, les artisans ne sont plus que 800 000 vers 1970. Ils accusent la fiscalité d’être la source de leurs malheurs. Quelle est l’incidence réelle de la fiscalité sur les transformations de l’artisanat dans cette période ? La situation fiscale des artisans en 1945 est assez complexe. Elle est ensuite marquée par un fort relèvement de l’imposition jusqu’au milieu des années 1950. L’Etat change alors d’attitude pour entamer une réforme de cette fiscalité, nécessaire à la modernisation du secteur.
I. Une fiscalité complexe en 1945
2À la Libération la fiscalité artisanale est grandement un héritage de l’entre-deux-guerres. Vichy s’est peu occupé de la question, hormis pour relever certains taux. Elle se caractérise par l’existence d’un statut d’artisan fiscal et par le système du forfait. L’un et l’autre sont apparus dans l’entre-deux-guerres. L’un et l’autre posent problème après la guerre.
A. Le statut d’artisan fiscal
3L’artisanat, en tant que corps constitué, n’existe que depuis les années 1920. Il émerge d’abord avec la création d’un syndicat global, la CGAF (Confédération générale de l’artisanat français), sous l’impulsion du ministre Etienne Clémentel. L’Etat joue un grand rôle en accordant progressivement dans l’entre-deux-guerres plusieurs mesures qui donnent corps à l’artisanat : les chambres des métiers, le crédit artisanal, le registre des métiers... Le statut d’artisan fiscal est l’un des premiers jalons de cette reconnaissance. Il est voté en 1923. Ensuite, la CGAF le défend farouchement contre les velléités des fonctionnaires du ministère des Finances d’y mettre fin. L’artisanat se construit ainsi dans ce jeu de revendications, de concessions et de défense. Le statut fiscal est l’un des éléments de cette identité.
4En 1945, les artisans sont normalement redevables de quatre types d’impôt : l’impôt sur le revenu (dans la cédule des bénéfices industriels et commerciaux), les taxes sur le chiffre d’affaires, la patente et la taxe pour frais de chambre de métiers ainsi que pour certains la taxe des chambres de commerce. À revenu égal, un artisan est donc plus taxé qu’un salarié puisqu’il est redevable d’impôts plus nombreux. Les parlementaires de la IIIe République se sont montrés soucieux d’épargner les classes moyennes indépendantes de l’impôt car ils comptaient sur elles pour garantir la stabilité sociale nécessaire à la survie de la République. Ils ont donc accordé un statut spécial aux artisans avec la loi du 30 juin 19231. L’artisan fiscal est exempt de certaines taxes. Pour les bénéfices industriels et commerciaux, il est assimilé à la cédule des traitements et des salaires dont le taux est moins élevé. Pour les taxes sur le chiffre d’affaires, il ne doit que la taxe locale. Enfin, il est exonéré de patente. Toutefois, ce statut ne s’applique pas à tous les artisans. Il est très restrictif. L’artisan fiscal n’est pas l’artisan. Officiellement, la limite de l’entreprise artisanale est fixée à cinq salariés (en dehors de la famille). L’artisan fiscal ne doit pas avoir plus d’un ouvrier et un apprenti. En outre, le statut exclut l’usage de machines et de méthodes commerciales. L’administration fiscale exclut ainsi des pans entiers de l’artisanat, tels, notamment, les bouchers et les boulangers qui ont généralement une boutique. Les syndicats d’artisans voudraient l’extension du statut mais ils se heurtent au ministère des Finances, plutôt partisan de sa suppression par souci de ne pas multiplier les cas particuliers dans une fiscalité déjà suffisamment compliquée. L’artisanat est ainsi maintenu dans un carcan archaïque qui fait obstacle à sa modernisation.
5Ce statut alimente une grande complexité. Tous les artisans ne sont pas imposés de la même manière. Les différentes activités et productions d’un même artisan ne sont pas taxées selon les mêmes règles. Un artisan, selon sa situation et les conceptions de l’administration fiscale, pourra être imposé comme artisan ou comme commerçant ou encore les deux en même temps. Les principes de calcul de l’impôt ne sont pas les mêmes pour la fiscalité directe et indirecte. Et à l’intérieur de ces deux systèmes, le mode de calcul varie encore selon la nature des opérations ou l’origine des bénéfices. Ces subtilités fiscales contraignent les artisans à des calculs comptables compliqués qu’ils jugent être une perte de temps.
B. L’imposition au forfait
6L’autre particularité des artisans dans la fiscalité est d’être imposés au forfait. À l’origine, le système du forfait ne concerne que l’agriculture. Les artisans ne peuvent en profiter que depuis 1934. Il leur a été étendu dans un but de simplification. Mais, il devient, en fait, un objet de différends. Dans le système du forfait, les revenus imposables du contribuable sont réputés inconnaissables avec précision. Les petites entreprises des artisans n’ont pas les moyens comptables d’établir avec exactitude leurs bénéfices. L’impôt ne peut donc pas se fonder sur leur revenu réel. Sa valeur est l’objet d’une négociation entre le contribuable et l’administration fiscale : c’est le forfait. L’artisan n’est pas imposé sur un revenu réel mais sur un revenu forfaitaire. Il déclare les revenus qu’il estime avoir réalisés. En fonction des éléments dont elle dispose, l’administration fiscale corrige ou non cette estimation. Le forfait est l’objet d’un accord. Il est conclu pour deux ans. Mais, pour pouvoir en bénéficier, il ne faut pas dépasser un certain niveau de revenu. Au-delà, l’artisan est imposé au réel et doit fournir les pièces comptables qui justifient de ses revenus.
7Censés simplifier la fiscalité, les forfaits sont au contraire une source de conflits. Ils entretiennent les rumeurs de fraude et, de fait, le système engendre la fraude. Lorsqu’ils font leur déclaration de revenus, les artisans les sous-évaluent quasi systématiquement car ils savent que les contrôleurs vont les réévaluer. De leur côté, les contrôleurs les réévaluent car ils savent que les artisans les ont sous-évalués. Le système du forfait crée donc un système malsain de suspicion et de fraude qui forment un cercle vicieux.
II. Les artisans financent le plan
8À la Libération, l’État veut montrer que Vichy n’est pas seul capable d’avoir une politique artisanale. Le crédit artisanal, par exemple, progresse fortement. Mais, cette détermination ne résiste pas longtemps. Un changement d’attitude se dessine dont la fiscalité donne les premiers signes dès 1946. Les mesures favorables aux artisans sont progressivement sacrifiées pour des raisons économiques et budgétaires. Le crédit artisanal diminue alors que la fiscalité s’alourdit. Les artisans sont ainsi appelés à financer le Plan. Non pas que leurs impôts soient un apport premier au financement du Plan (ce rôle est dévolu à l’aide Marshall et non aux impôts), mais ceux-ci croissent à cet effet et sans contrepartie.
A. Des réformes inachevées
9En octobre 1946, l’Inspection générale des finances préconise de revoir le système des forfaits2. Elle considère que l’inflation annule la valeur du système. En effet, elle dévalue les forfaits et permet aux artisans d’être légalement sous-imposés. L’Inspection propose en conséquence de réviser annuellement et systématiquement les forfaits. Elle trouve une oreille attentive auprès d’André Philip, ministre de l’Économie et des Finances dans le gouvernement Blum en décembre 1946. Il est personnellement opposé à ce système qui favorise trop des entreprises qu’il estime responsables de l’inflation. Il fait voter la loi du 23 décembre 1946 qui prévoit une révision générale des forfaits pour l’impôt sur le revenu et la suspension du système des forfaits dans les impôts indirects3. En contrepartie, les plafonds sont relevés. Les artisans sont alors soumis à deux systèmes différents. La complexité de leur fiscalité en est aggravée. Elle les fragilise puisque le dispositif provisoire élaboré pour les taxes indirectes crée une imposition au réel qui permet d’améliorer les contrôles et le rendement de l’impôt à leurs dépens.
10En 1948, Henri Queuille cherche de nouvelles ressources budgétaires en lançant un prélèvement exceptionnel de 80 milliards de francs4. Mais, ce moyen provisoire ne suffit pas à satisfaire des besoins durables. Le 9 décembre, il édite un décret de réforme fiscale qui provoque une nouvelle hausse fiscale pour les artisans. Les impôts cédulaires sont remplacés par une taxe proportionnelle qui frappe tous les revenus au taux de 18 %. Le taux unique enlève aux artisans le bénéfice de l’imposition réduite qui résultait de leur assimilation à la cédule des traitements et salaires au taux moins élevé que celle des bénéfices industriels et commerciaux. Les exonérations des artisans pour les taxes sur le chiffre d’affaires sont supprimées. De fait, le statut d’artisan fiscal avec ses avantages disparaît. Toutefois, trois semaines plus tard, les députés le rétablissent avec l’article 8 de la loi du 31 décembre 1948 et le gouvernement annonce que l’assiette de l’impôt est modifiée pour les agriculteurs et les artisans5. Le taux est ramené à 9 % (soit la moitié du taux normal) pour les artisans dont les bénéfices n’excèdent pas 200 000 francs. Dans l’immédiat, le changement est plutôt favorable puisque les nouveaux taux sont moins élevés que ceux des anciens impôts cédulaires. Mais le plafond pour les artisans fiscaux est bas et il n’est pas révisé dans les années suivantes. Or, en comparaison, le forfait moyen des artisans est de 399 000 francs en 19546. Aussi, le nombre de bénéficiaires décroît régulièrement et l’imposition s’alourdit7. Cette réforme permet à l’État d’améliorer ses recettes fiscales mais sans avoir réussi à complètement réviser la fiscalité artisanale. Elle reste inachevée. Elle incite l’État à relever les forfaits.
B. Une croissance inopportune de la pression fiscale
11Entre 1949 et 1954, les forfaits des artisans augmentent en moyenne de 93 %8. Leur imposition double quasiment en cinq ans. Cette hausse est obtenue en augmentant les révisions de forfaits. Certes, elle est en partie portée par l’importante inflation mais elle la dépasse le plus souvent. L’offensive fiscale est à son apogée en 1952 quand l’imposition augmente de plus d’un quart en un an en révisant plus de 60 % des forfaits (cf. figures 1 et 2). Dans les départements, les directeurs des Contributions directes suivent les consignes du directeur général des impôts, qui, chaque année, publie une circulaire qui recommande d’augmenter les forfaits9. Ils justifient également la hausse par le niveau sous-évalué des anciens forfaits et par les fraudes antérieures10. Elle serait donc neutre puisqu’elle n’est qu’un rattrapage. Mais les trésoreries fragiles des artisans n’en sont pas moins déséquilibrées. Cette offensive correspond au retournement de la démographie artisanale. La diminution du nombre d’artisans s’amorce en 1949 et les plus forts taux de décroissance sont enregistrés dans les premières années. Il est presque de 4 % en 1950 alors qu’il dépasse rarement les 2,5 % ensuite.
Figure 1.
Croissance du forfait artisanal moyen (1949-1954)

12Cette hausse fiscale a deux explications principales. D’un point de vue économique, les artisans sont facilement assimilés aux petits commerçants dont les effectifs pléthoriques sont considérés comme responsables de l’inflation. Les directeurs des Contributions directes, par exemple, les accusent d’en profiter en pratiquant des prix « très rémunérateurs »11. Augmenter leur imposition est un moyen de faire le ménage parmi les petites entreprises afin de lutter contre l’inflation. D’un point de vue budgétaire, l’État accroît ses interventions économiques avec le Plan et il doit trouver des ressources pour le financer. Un consensus se dégage autour du financement par l’impôt, préconisé par Jean Monnet et la commission des investissements, dont la hausse doit porter d’abord sur les classes moyennes indépendantes jugées jusque-là épargnées par l’impôt12. Les artisans doivent donc payer plus d’impôts pour financer le Plan mais sans en retirer de profits puisque, dans le même temps, les fonds alloués au crédit artisanal sont diminués. Le FME, qui en a la charge à partir de 1950, les ramène de 250 à 40 millions de francs entre 1950 et 195313. Les artisans pâtissent de ne pas être représentés dans les commissions du Plan. En 1952, Antoine Pinay déclare bien préférer l’emprunt à l’impôt mais pour faire passer l’amnistie fiscale sur les anciennes fraudes il la fait accompagner d’un durcissement des contrôles. Les contrôleurs se tournent alors vers les petits entrepreneurs, rituellement soupçonnés de fraudes, et les révisions de forfait atteignent leur maximum (cf. figure 2).
Figure 2.
Proportion de forfaits révisés et non révisés

13Le paradoxe est que cette politique est menée par des gouvernements radicaux ou de droite qui cherchent habituellement à épargner les artisans. Ils se trouvent pris dans leurs contradictions. Ils ne parviennent pas à concevoir une politique qui concilie la rigueur financière et la défense de l’artisanat. Les artisans sont sacrifiés. C’est cette politique qui provoque les manifestations d’artisans de 1947 puis l’avènement du poujadisme. Elle ne prend fin qu’en 1954 quand le gouvernement décide de faire une pause dans la révision des forfaits (cf. figures 1 et 2). La réforme fiscale d’Edgar Faure en 1955 confirme cette inflexion. Elle rétablit les forfaits pour les impôts indirects et relève les plafonds. Les artisans profitent d’une prise de conscience et de l’évolution du personnel politique. En 1951, par exemple, neuf propositions de loi visant à réformer la fiscalité artisanale sont déposées à l’Assemblée nationale sans toutefois aboutir. En 1954 et 1955, la présidence du Conseil revient à des radicaux, Pierre Mendès France et Edgar Faure, qui font évoluer leur parti en intégrant le rôle économique des artisans. Pierre Pflimlin, le ministre des Finances d’Edgar Faure, est issu du MRP qui défend le plus résolument la modernisation de l’artisanat. Si l’inflexion survient au moment des grandes manifestations poujadistes, celles-ci ne suffisent pas à l’expliquer. L’évolution politique se fait avant que Pierre Poujade n’attire l’attention sur ces questions. Toutefois, les manifestations accélèrent probablement des décisions bloquées jusque-là.
III. Le temps des réformes
14Jusqu’au milieu des années 1950, l’État néglige les petites entreprises dans ces efforts pour soutenir le développement économique. Désormais, il cherche à les y intégrer. Il s’engage dans la voie de la réforme de la fiscalité artisanale. Déjà en 1953, l’État autorise les artisans fiscaux à utiliser des machines14. Ce changement d’attitude est facilité par la création en 1956 d’une commission de l’artisanat dans le Plan, qui devient une force de proposition et qui comprend un groupe de travail sur la fiscalité. Cette réforme se fait en deux étapes : d’abord la fiscalité directe en 1959 puis les taxes indirectes avec la généralisation de la TVA en 1966.
A. Un statut critiqué
15Désormais, les critiques ne portent plus tant sur le niveau de l’impôt que sur ses structures. La fiscalité est quasiment mise en cause dans tous les problèmes qui touchent l’artisanat. La réforme fiscale devient une sorte de potion magique qu’il suffirait de lui administrer pour le guérir de ces maux. En 1956 et 1957, paraissent plusieurs rapports qui montrent la nécessité d’une réforme profonde du statut fiscal des artisans. Le rapport Questiaux est le plus critique et le plus radical15. Il considère que le statut n’est pas justifié. Il ne fait que protéger des petites entreprises archaïques. Il lui reproche d’être un obstacle aux gains de productivité, de subventionner des entreprises techniquement inefficaces par des exonérations fiscales et enfin de fausser la concurrence avec les entreprises qui ne bénéficient pas des mêmes avantages. Selon lui, il ferait perdre à l’État entre 20 et 25 milliards de francs de rentrées fiscales chaque année. Il propose sa suppression. Le rapport de la commission de l’artisanat s’emploie à lui répondre16. La commission souligne que seule une minorité d’artisans bénéficient du statut. En effet, seuls 40 % peuvent en profiter. Elle préconise plutôt un aménagement. Pour elle, le statut est trop compliqué. Elle dénonce un système où toutes les opérations ne sont pas taxées de la même façon et un seuil de main-d’œuvre trop bas qui gêne la croissance des entreprises. Les artisans hésitent à faire des investissements pour lesquels ils devraient embaucher plus de main-d’œuvre en perdant les avantages du statut fiscal. Ces critiques inspirent des réformes qui doivent faciliter la modernisation des entreprises artisanales. Les fonctionnaires de la rue de Rivoli sont plutôt partisans de la suppression. Les parlementaires défendent plutôt l’idée d’un aménagement.
B. La réforme de 1959
16La réforme défendue par Valéry Giscard d’Estaing en 1959 vise à simplifier la fiscalité17. Dans le domaine des impôts directs, la loi du 28 décembre 1959 fusionne la taxe proportionnelle et la surtaxe progressive dans un impôt unique qui permet d’améliorer l’égalité fiscale puisque seuls les non-salariés, dont les artisans, paient la taxe proportionnelle. Lorsqu’il défend son projet, Valéry Giscard d’Estaing montre qu’il doit diminuer l’impression d’injustice fiscale et la fraude. La fusion des deux impôts doit se faire progressivement. Pour ne pas provoquer de lourdes pertes fiscales, une taxe complémentaire provisoire est introduite afin de compenser la disparition de la taxe proportionnelle. Une décote est introduite pour les plus petites impositions et le plafond des forfaits est relevé. Pour les artisans, le taux de la taxe complémentaire est diminué en 1964 puis la taxe elle-même est supprimée en 1966.
17Pour la fiscalité indirecte, le projet est d’étendre le champ de la TVA aux grossistes et de relever son taux pour compenser une suppression de la taxe locale. Les artisans sont particulièrement concernés puisque la taxe locale est souvent la seule taxe indirecte qu’ils paient. L’État juge inefficace l’émiettement de la collecte de l’impôt entre une multitude de petits entrepreneurs non formés pour cette tâche et dont 85 % n’apportent que 5 % du produit de la taxe. De plus, sa suppression répond à une attente des artisans qui n’ont jamais accepté d’être transformés en collecteurs d’impôts. Par ailleurs, elle introduit une inégalité entre les artisans fiscaux qui ne sont redevables que de la taxe locale (à 2,75 %) et les autres artisans qui s’acquittent de la TVA (à 20 %) ou de la TPS (à 8,5 %) selon les cas. Selon Valéry Giscard d’Estaing, ces avantages consentis aux entreprises les moins productives retarderaient la modernisation de l’économie nationale18. Le statut d’artisan fiscal serait supprimé. L’exonération des petites entreprises ne se ferait plus en fonction du nombre d’employés mais du chiffre d’affaires. Ce projet est favorable aux artisans car tous ne seraient plus des collecteurs d’impôts et l’exonération en fonction du chiffre d’affaires et non plus du nombre de salariés facilite la modernisation des entreprises. Mais, cette partie de la réforme doit être abandonnée dans l’immédiat sous la pression des élus locaux qui y perdraient une ressource importante.
C. La réforme de la TVA de 1966
18Dans les années suivantes, les fonctionnaires des Finances cherchent les moyens de reprendre une réforme de la fiscalité indirecte. Valéry Giscard d’Estaing est partisan de l’extension de la TVA19. Elle est rendue effective par la loi du 6 janvier 196620. À partir du 1er janvier 1968, la réforme supprime la multitude des taxes indirectes au profit de la généralisation de la TVA. Toutes les entreprises, y compris les artisans, doivent s’en acquitter. Le statut d’artisan fiscal est ainsi supprimé. Mais, pour beaucoup d’artisans, la généralisation de la TVA risque d’être insoutenable avec le passage d’une taxe à 2,75 % ou 8,5 % à une autre à 16,5 %. Aussi, dans les débats parlementaires qui précèdent l’adoption de la loi, les députés font pression sur le gouvernement pour que la décote prévue soit à un niveau suffisant pour compenser cette différence. Pour la même raison, les artisans prestataires de services profitent du taux intermédiaire de 12 %. Enfin, les artisans dont leur propre rémunération et les salaires représentent plus de 35 % du chiffre d’affaires ont droit à un relèvement de la décote. La loi inclut ainsi des dispositions particulières pour les petites entreprises mais qui ne dépendent plus du nombre de salariés mais du chiffre d’affaires. De plus, la généralisation facilite les investissements des artisans puisque la TVA est déductible alors que l’ancien statut ne leur permettait pas de déduction.
19La réforme supprime ainsi les obstacles à la modernisation des entreprises que contenait la fiscalité artisanale. Toutefois, il reste des défauts à la fin des années 1960. Les observateurs la trouvent insuffisamment incitative. Ils lui reprochent encore une trop grande complexité, notamment à cause des différents taux de la TVA et de règles qui varient pour les artisans selon le type d’impôts21. Surtout, les défauts du système du forfait subsistent.
Conclusion
20À la fin des années 1940, l’artisanat est à son apogée qui précède deux décennies de repli. Il a besoin de se moderniser. Or le statut fiscal des artisans est inadapté. De plus, jusqu’au milieu des années 1950, l’État augmente le poids de l’impôt et fragilise un peu plus les entreprises artisanales. Un changement intervient alors. L’État réforme la fiscalité pour faciliter les investissements. Au final, l’État n’apparaît pas responsable des évolutions de l’artisanat. Mais, pour autant, sa politique fiscale n’est pas sans incidence sur l’artisanat. Elle aggrave d’abord la crise puis elle accompagne sa mutation.
Notes de bas de page
1 Journal officiel, Lois et décrets, loi du 30juin 1923. R. Blancher, « Le statut fiscal de l’artisan », in J. Hamel, M. Byé, « Aspects de l’artisanat en France et à l’étranger », Annales de droit économique, t. IV, Sirey, 1953, p. 119.
2 SAEF B662.
3 Articles 18, 19 et 47 de la loi du 23 décembre 1946.
4 Olivier Dard, « Henri Queuille face aux questions économiques et budgétaires : principes, contraintes et actions », La Direction du budget face aux grandes mutations des années cinquante, acteur ou témoin ?, Comité pour l’histoire économique et financière, Paris, 1998, 864 p., p. 15.
5 Journal officiel, Débats AN, 21, 22 et 29 décembre 1948. Journal officiel, Lois et décrets, loi du 31 décembre 1948. AN 80AJ121, rapport Questiaux.
6 SAEF B662-664.
7 J. Caro, Le Régime fiscal des artisans en matière d’impôts directs, thèse de droit, Rennes, 1953, p. 130.
8 SAEF B662-664.
9 SAEF B663.
10 SAEF B663, rapport de la Direction des contributions directes de l’Isère et lettre du préfet de l’Isère du 19 mars 1953.
11 SAEF B662, réponse à une protestation des syndicats d’artisans du Cher, 1946. SAEF B662, protestation des horlogers-fabricants du Doubs, 1949.
12 SAEF B33507, note de la commission des investissements pour le Président du Conseil du 29 novembre 1948. M. Margairaz, L’État, la direction des Finances et de l’Économie en France (1932-1952). Histoire d’une conversion, Comité pour l’histoire économique et financière, Paris, 1991,2 vol., 1456 p., p. 1100.
13 SAEF B42254, note de la direction des programmes économiques sur la répartition des crédits du FME affectés aux investissements sociaux. SAEF B42254, rapport Levieux.
14 Journal officiel, Lois et décrets, loi du 3 février 1953.
15 Assemblée nationale 80AJ121, dossier 5 5.
16 Assemblée nationale 80AJ 108, rapport de la commission de l’artisanat pour le IIIe Plan.
17 Le projet de réforme initial est diffusé par la revue Droit fiscal, 27, 1959.
18 Journal officiel, Débats AN, 20 octobre 1959.
19 G. Delorme, De Rivoli à Bercy. Souvenirs d’un inspecteur des Finances, 1952-1998, Comité pour l’histoire économique et financière, Paris, 2000, 390 p., p. 88.
20 Journal officiel, Lois et décrets, loi du 6 janvier 1966.
21 Journal officiel, Débats AN, 29 novembre 1968. SAEF B51182, rapport sur l’adaptation du Ve Plan, février 1969.
Auteur
Est professeur agrégé et docteur en histoire. Il est l’auteur de la thèse Entre glorification et abandon. L’État et les artisans en France (1938- 1970), (à paraître au Comité pour l’histoire économique et financière de la France) et de plusieurs articles et communications sur les artisans et la démographie des entreprises parmi lesquels : « L’État face aux mutations de l’artisanat des années 1930 aux années 1960 », colloque Artisans, industries. Nouvelles révolutions du Moyen Âge à nos jours, juin 2001, CNAM, Cahiers d’Histoire et de Philosophie des Sciences, 52, ENS-Editions/SFHST et Presses universitaires de Vincennes-Paris 8, 2004 ; « Les radicaux, Pierre Mendès-France et l’artisanat sous la IVe République », D. Franche, Y. Léonard (dir.), Pierre Mendès-France et la démocratie locale, PUR, Rennes, 2004.
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