Les classes moyennes indépendantes et l’impôt au xxe siècle
p. 273-289
Texte intégral
1Étudier l’attitude des classes moyennes face à l’impôt implique de prendre en compte leur très grande diversité et l’enjeu politique qu’elles représentent à droite comme à gauche. Les seules classes moyennes indépendantes, artisans, commerçants, professions libérales et petits et moyens patrons, sont envisagées ici car elles constituent face à l’impôt un groupe relativement homogène dans leur diversité. Le combat contre la fiscalité est au cœur de leur hostilité pour toute ingérence de l’État, il est aussi l’occasion de formations de groupes de pression dépassant le cadre de groupements professionnels à partir d’une périodisation assez bien identifiée. Les grands combats des années 1899-1914 sont menés contre l’instauration d’un impôt progressif, ceux de l’entre-deux-guerres se situent dans le prolongement des années antérieures. Après la Seconde Guerre mondiale, le combat antifiscal est tout particulièrement dirigé par un syndicat patronal, la Confédération générale des petites et moyennes entreprises. Le poujadisme ou le CID-UNATI sont l’expression de formes plus violentes de ce combat.
2L’impôt est, tout à la fois, un facteur de mobilisation pour les classes moyennes qui se considèrent comme constituées par les contribuables les plus sacrifiés de la fiscalité française alors que l’institution de l’impôt sur le revenu en 1914 voulait plus de justice fiscale, c’est aussi un facteur de divisions dans la défense d’intérêts souvent contradictoires. Enfin, c’est un facteur d’identification des classes moyennes (revenu imposable intermédiaire). Le combat antifiscal a favorisé la prise de conscience d’une spécificité des classes moyennes indépendantes qui se situent très volontiers dans un entre-deux, entre les ouvriers et les « gros », plus aptes à supporter des charges accrues.
I. Des groupes de pression aux organisations professionnelles et syndicales
3La lutte antifiscale a favorisé la formation de groupes de pression dans les milieux patronaux au même titre que les combats autour du protectionnisme et du libre-échange. Elle fut aussi l’un des moteurs privilégiés des actions des groupements professionnels. Comme le souligne Gilles Le Béguec, la frontière entre groupements professionnels et groupes de pression est floue1.
4Si l’on s’attache à une périodisation simple, le début du xxe siècle jusqu’aux années trente est marqué par la lutte contre l’impôt sur le revenu qui favorise un regroupement d’associations de défense et de groupements professionnels. Après la Seconde Guerre mondiale, s’y ajoute la place d’un syndicat patronal, qui se définit comme tel, la Confédération générale des PME, créée par Léon Gingembre en 1944, mais dont la gestation remonte à 1936, aux accords Matignon.
5L’instauration d’un impôt progressif sur le revenu a suscité une hostilité forte de la part de ceux qui y voyaient une ingérence intolérable de l’administration et une atteinte tout aussi insupportable aux libertés individuelles avec la nécessité d’une déclaration annuelle de ses revenus. Le combat contre cet impôt a favorisé l’émergence de regroupements qui ont dépassé le cadre de la défense professionnelle. On peut citer la célèbre Ligue des contribuables de Jules Roche, créée en janvier 18992, et l’Association de défense des classes moyennes de Maurice Colrat née en 19083 à la suite de l’Association d’études fiscales et sociales créée l’année précédente. La Ligue des contribuables est animée par Jules Roche (1841-1923) qui a une belle carrière parlementaire. Successivement député du Var, de la Savoie et de l’Ardèche, Jules Roche fut également ministre du Commerce et de l’Industrie de 1890 à 1892. Membre de la commission du Budget, il s’oppose aux projets de loi successifs relatifs à l’impôt sur le revenu en 1904 et surtout le 5 mars 1909. Ses ouvrages sur cette question sont nombreux. Il publie en 1894 L’Impôt général sur le revenu, en 1896 Contre l’Impôt sur le revenu, en 1899 Finances et Politique et Nos finances et en 1909 L’Impôt sur le revenu. La Ligue fut créée dans les locaux du Figaro dont Jules Roche est le chroniqueur privilégié. Elle s’appuie sur le réseau des républicains modérés du centre et du centre droit. Ses moments d’intense activité se placent au début du xxe siècle (6 000 membres en 1908 d’après les recherches de Gilles Le Béguec). En 1909 la Ligue devient la Fédération nationale des contribuables contre les projets d’impôts sur le revenu mais elle est de plus en plus concurrencée par le Comité central d’études et de défense fiscale créé par Robert Carmichaël, industriel du textile au cœur du réseau des grandes associations professionnelles des secteurs industriel, commercial et agricole. La Ligue subit également la concurrence dans la lutte contre l’impôt sur le revenu de la Fédération des contribuables contre l’impôt sur le revenu créée par Joseph Kergall, président du syndicat économique agricole et directeur de La Démocratie rurale, qui a l’appui des milieux protectionnistes, alors que Jules Roche est plutôt libre-échangiste. Ces regroupements doivent beaucoup à l’influence du Musée social, fondé par le comte de Chambrun, ancien sénateur de la Lozère, qui fut à l’origine de la Fédération de Joseph Kergall. Le député Honoré Audiffred, membre du comité de direction du Musée social est aussi le président de l’Association nationale républicaine, et le vice-président de la Ligue de Jules Roche.
6Nombreux sont les membres de l’Association de défense des classes moyennes qui faisaient partie de la Ligue des contribuables, dont son fondateur Maurice Colrat de Montrozier (1872-1954). Celui-ci, comme Jules Roche, est parlementaire (député de la Seine-et-Oise de 1919 à 1928), sous-secrétaire d’État puis ministre de la Justice de 1922 à 1924. Avocat à la cour d’appel de Paris, journaliste après 1928 au Temps et au Petit Journal, il est incontestablement un homme d’influence. Ancien collaborateur de Raymond Poincaré, ami de Henry de Jouvenel qui fut, entre autres, membre fondateur de la Confédération des travailleurs intellectuels (CTI), une autre organisation de classes moyennes. L’Association de défense des classes moyennes de Colrat s’appuie fortement sur le réseau des chambres de commerce (24 y adhèrent dont la chambre de commerce de Paris) et des groupements professionnels dont le Syndicat général de la boulangerie française qui a joué un rôle important dans l’émergence d’une identité du petit commerçant4. L’Association a favorisé la création du Comité central d’études et de défense fiscale, en 1910, dont le responsable est Roger Delombre, proche de Maurice Colrat. Le Comité a pour objectif de s’opposer à l’impôt progressif sur le revenu.
7Les ligues, associations et comités sont avant tout défensifs et, sauf exception, l’expression de courants libéraux et proches des républicains modérés. Le caractère idéologique de leur action favorise la construction d’une identité classe moyenne même si elle est encore fragile, malgré la concurrence des groupes d’industriels plus puissants qui luttent également contre la politique fiscale préconisée par les radicaux5.
81936 marque un tournant important dans l’organisation des classes moyennes indépendantes qui pensent être les victimes des mesures sociales prises en faveur des ouvriers.
9En 1938 est créée une Confédération générale des classes moyennes, CGCM, qui regroupe en particulier l’Association de Maurice Colrat, qui en devient le président d’honneur, et la Confédération générale des syndicats de classes moyennes, qui rassemble les organisations représentatives des professions indépendantes6. Le terme syndicat, expression de la fascination qu’ont pu exercer sur la confédération les capacités de mobilisation du syndicat ouvrier CGT, est pour la première fois inclus dans la dénomination d’une association de classes moyennes. Un comité de liaison entre les deux confédérations est créé.
10Les accords Matignon signés en 1936 ont suscité également des inquiétudes chez les petits et moyens patrons qui estiment que leurs entreprises ne pourront pas supporter les charges supplémentaires et qui craignent la perte de l’autorité du patron au sein de leur entreprise. Les PME reprochent ainsi à la Confédération générale de la production française de ne pas avoir tenu compte de leur vulnérabilité. Cette réaction suscite une crise au sein de la CGPF qui change de dénomination, à défaut de changer de sigle. Elle devient la Confédération générale du patronat français et Claude J. Gignoux, plus sensible aux revendications des PME, remplace René Duchemin. Une commission petite et moyenne industries et commerce, PMIC, présidée par l’industriel Léon Pinet est créée. C’est dans ce cadre que Léon Gingembre, le futur leader de la CGPME, fait ses classes de syndicaliste. La Confédération générale des petites et moyennes entreprises, CGPME, est créée en 1944 avant même le CNPF constitué un an après7. Il est vrai que le grand patronat n’avait pas bonne presse et que les pouvoirs publics voyaient dans la CGPME un moyen d’affaiblir l’unité patronale. La CGPME est présidée par Paul Pisson, fabricant de pianos qui, contrairement à Léon Gingembre, n’a pas collaboré au gouvernement de Vichy ; mais c’est ce dernier, qui, quoique secrétaire général, est le véritable patron de la CGPME. Celle-ci adhère au CNPF et les deux dirigeants Léon Gingembre et Paul Pisson sont membres du bureau. Mais Léon Gingembre le quitte dès 1948 et la CGPME n’a de cesse de sauvegarder son autonomie. La CGPME préfère en effet des rapprochements et des actions communes avec des organismes plus proches de ses intérêts.
11Le Comité national de liaison et d’action des classes moyennes, CNCM, est créé en juin 1947 par Roger Millot militant du MRP8. Le CNCM, qui est en quelque sorte l’héritier des organisations de 1938, regroupe la CGPME, la CGC, la CFTC, les organisations des professions libérales, les organisations artisanales. C’est la tentative la plus achevée d’organisation des classes moyennes indépendantes traditionnelles mais aussi des « nouvelles » classes moyennes de salariés, donc des cadres.
12Une autre organisation de ce type naît en 1969. Le Comité d’action des travailleurs indépendants, le CATI, qui regroupe le CNCM, la Confédération générale de l’alimentation de détail, la Confédération nationale des détaillants de France, la Fédération nationale des commerçants non sédentaires, la Fédération des associations commerciales, le Groupement d’action du commerce et de l’artisanat français. En mars 1977, naissent les GIR, Groupes initiatives et responsabilités, qui regroupent la CGPME, la Fédération des exploitants agricoles, la CGC, la Confédération des syndicats médicaux français.
13Il serait fastidieux de dresser un catalogue complet de ces regroupements dans lesquels on constate le rôle important de la CGPME et du CNCM. Ces regroupements reposent sur les organisations professionnelles, sont des groupes de pression qui agissent ainsi de concert contre le dirigisme et contre la politique fiscale. La CGPME comme le CATI subissent la concurrence du poujadisme et du CID-UNATI qui sont davantage représentatifs de catégories qui connaissent les plus graves difficultés.
14Ce rapide panorama des organisations permet d’en souligner la très grande diversité et aussi la fragilité. Solidaires dans le combat, les organisations se déchirent vite lorsque les intérêts professionnels ou même les affinités politiques divergent. Le CNCM de Roger Millot est proche du MRP pendant que la CGPME a plus de liens avec le CNIP. Les intérêts de la CGC, qui représente des salariés, sont différents de ceux des petits et moyens patrons indépendants de la CGPME. Par ailleurs, la capacité de mobilisation des classes moyennes indépendantes n’est pas aussi forte que celle des classes moyennes salariées davantage encadrées. En revanche, elles constituent des groupes de pression non négligeables auprès des forces politiques dites modérées. Le maillage des réseaux entre les modérés et ces organisations professionnelles, s’il reste encore imparfaitement étudié, est très serré.
II. La lutte antifiscale : facteur de mobilisation
A. Les thèmes de la lutte
15Les critiques contre la politique fiscale sont très répétitives. L’impôt est jugé insupportable parce qu’il est ingérence de l’État et atteinte aux libertés. L’impôt sur le revenu est très certainement celui qui suscita le plus de débats et qui marqua la mémoire collective des classes moyennes indépendantes mais les réformes de 1948 sur les impôts des sociétés, la création de la TVA en 1954 à partir du projet de Maurice Lauré, son élargissement aux commerçants et aux prestataires de services en 1968 puis sa généralisation à toutes les activités professionnelles en 1979, l’IGF en 1981 remplacé par l’ISF en 1989 sont autant d’occasions de mobilisation.
16L’instauration de l’impôt progressif sur le revenu, le 15 juillet 1914, par Joseph Caillaux est l’aboutissement d’un long combat mené de 1894 à 1914. Jules Roche, le leader de la puissante Ligue des contribuables, résume les arguments de ceux qui s’y opposent dans son célèbre discours à la Chambre, le 9 juillet 1894 :
« L’impôt général sur le revenu se caractérise en définitive par un travail essentiel, unique qui le domine, qui est, à mes yeux, la raison décisive, inflexible pour laquelle je considère qu’il ne peut pas être adopté : c’est l’obligation où se trouve le contribuable d’annihiler sa liberté devant l’agent du fisc, l’obligation où il se trouve de répondre à la loi qui lui dit : À quoi as-tu employé cette liberté ? Quel usage fais-tu de ton travail et des produits de ton travail ? »
Le maître mot de la lutte antifiscale est lancé : « Là où il y a déclaration, il y a inquisition9. »
17Aux arguments d’égalité et de justice avancés par les radicaux, les adversaires de l’impôt sur le revenu opposent la défense des libertés individuelles10. L’opposition au projet Caillaux prend d’emblée un caractère idéologique. La défense fiscale est l’expression de l’attachement au libéralisme en même temps que la défense d’intérêts corporatifs. Le combat antifiscal après la Seconde Guerre mondiale est également idéologique La défense fiscale est aussi un combat antidirigiste. La CGPME s’oppose, sous la IVe comme sous la Ve République à tout ce qu’elle considère comme la puissance de l’État incarnée dans ses agents. Le terme administration avant que ne lui soit substitué celui de technocratie sous la République gaullienne est toujours péjoratif. Cette administration est responsable de tout ce qui peut conduire au collectivisme c’est-à-dire la planification et l’État providence. Les agents du fisc, appelés aussi sur le ton ironique les médecins fiscaux, lorsqu’il s’agit d’évoquer leurs réformes, sont particulièrement visés. En décembre 1948, Gustave Deleau, membre du bureau de la CGPME leur adresse une lettre ouverte qui use de la métaphore :
« Qui est malade ? Le contribuable à bout de souffle. On lui a administré tant de traitements : Impôt de solidarité, cinquième quart, prélèvement exceptionnel, double décimes, BIC et IGR, qu’il est complètement intoxiqué. À tel point que pour la dernière drogue, il présente ce qu’en médecine on appelle des « phénomènes d’intolérance ». L’organisme asphyxié n’en veut plus, il rejette tout ce qu’on lui présente, il n’a plus confiance dans la médication. Laissez-le donc souffler un peu. N’allez pas l’affoler davantage en lui présentant un super remède : l’impôt sur le capital qui finira par le tuer complètement11. »
18Ce qui est considéré comme une surcharge fiscale intolérable sert aussi à justifier la fraude, unique moyen d’échapper à la ruine. Bien entendu le marché noir et les profits illicites qui avaient été réalisés pendant la guerre, tels qu’ils sont évoqués dans le roman Au bon beurre de Dutourd, s’ils échappent à la mémoire des classes moyennes indépendantes, sont une pièce essentielle dans l’accusation d’avoir fraudé visant les commerçants et les industriels. En réaction à cette accusation, les professionnels se posent en victimes. La CGPME accuse l’État de les forcer « à tricher... ou crever ». Dans la première page de La Volonté d’octobre 194812 l’État est accusé de malhonnêteté. Il gaspille les deniers publics alors qu’il préconise des prélèvements exceptionnels au nom des nécessaires sacrifices après la guerre.
19La CGPME fut en partie entendue par le président du Conseil, Antoine Pinay, qui reçut en mars 1952 son appui non déguisé. Son choix délibéré en faveur de l’emprunt plutôt qu’une augmentation d’impôts pour diminuer les déficits satisfait la CGPME, et les fédérations professionnelles régionales participent à la campagne publicitaire de son lancement. Antoine Pinay, chef d’une entreprise familiale de dimension moyenne, préconisa une amnistie fiscale qui, si elle suscita l’hostilité de hauts fonctionnaires comme le directeur du Trésor, François Bloch-Lainé, fut bien accueillie dans les milieux industriels, artisanaux et commerçants. Mais l’amnistie fiscale fut assortie de poursuites plus efficaces pour les fraudes à venir, ce qui eut pour conséquence la création d’un corps de polyvalents. Ceux-ci provoquèrent la colère des commerçants qui virent en Pierre Poujade davantage qu’en Léon Gingembre le défenseur de leurs intérêts. Au second semestre 1952, Antoine Pinay déçoit la CGPME en bloquant les prix en septembre alors que, invité d’honneur au congrès de la CGPME à Aix-les-Bains le 24 juin 1952, la motion de la CGPME l’avait mis en garde « contre le retour à un dirigisme accru, de nouvelles hausses de leurs charges (des milieux professionnels) aboutissant en fait à la ruine de l’économie privée13. »
20La défense de l’économie privée revient au premier plan en 1981 avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, qui applique son programme de nationalisation. La revendication d’allégement des charges, pour compenser les avantages dont disposent les entreprises publiques, est très nettement affirmée. En 1986, la CGPME dirigée alors par René Bernasconi se réjouit de la présence de Jacques Chirac à la tête du premier gouvernement de cohabitation en qui elle voit le « libéralisme en marche »14. Ses principales revendications portent sur des mesures fiscales, en particulier sur l’allégement des contraintes fiscales et sociales engendrées par les seuils d’effectifs, les lois Auroux et l’aménagement du temps de travail, la baisse du taux de la taxe sur les frais généraux, la correction des effets pervers de la taxe professionnelle, qui avait été instituée sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing par la loi du 25 juillet 1975, et qui remplaçait la contribution des patentes.
21Les attaques d’Alain Madelin, leader de Démocratie libérale, contre la fiscalité française dans les années quatre-vingt-dix rejoignent les critiques des classes moyennes indépendantes sur l’oppression de l’individu par l’État ; trop d’impôt, pense-t-il, tue la croissance et le dynamisme des entreprises privées.
22Ainsi, les interventions de l’État ne peuvent aboutir qu’à une déstructuration et à un affaiblissement du secteur privé qui n’est pas protégé et qui supporte toutes les charges fiscales, en particulier celles qui sont induites par la politique sociale. À terme, cette évolution peut conduire au collectivisme. Lorsque l’URSS après la chute du mur devient moins menaçante, les représentants des PME préfèrent mettre l’accent sur le caractère non concurrentiel des entreprises privées françaises à cause de l’importance du secteur nationalisé et des acquis sociaux. Cependant le credo libéral n’exclut pas que les PME ou d’autres classes moyennes indépendantes revendiquent des mesures de protection contre un marché trop concurrentiel ou opposent leur fragilité face aux grandes entreprises et aux multinationales.
23Les classes moyennes indépendantes surent utiliser les médias pour faire connaître leurs revendications. Ce fut Le Figaro de Georges Calmette qui mit à sa disposition ses locaux pour créer la Ligue des contribuables de Jules Roche et qui ouvrit très largement ses colonnes aux adversaires de Caillaux et de l’impôt sur le revenu. Le Progrès libéral, bulletin de la Ligue paraît le 24 octobre 1900. Maurice Colrat, fondateur de l’Association des classes moyennes prend la direction de L’Opinion en 1910 que vient de créer Paul Doumer. Parmi les chroniqueurs, on trouve le nom de Jacques Bardoux. La CGPME publie le premier numéro des Informations industrielles et commerciales le 23 mars 1945, puis c’est La Volonté. Le Comité des classes moyennes de Roger Millot crée un bulletin au titre significatif, Le Bon sens. A côté de ces bulletins et de ces journaux professionnels, les classes moyennes indépendantes se font également connaître dans la grande presse parisienne. On a déjà cité Le Figaro pour la Ligue des contribuables. Maurice Colrat écrit dans Le Journal des débats, Le Temps, le Jour, le Petit Journal. Le Figaro demeure ouvert aux classes moyennes indépendantes ainsi que les hebdomadaires comme l’Expansion, Le Point ou l’Express même s’il n’y a pas d’exclusive. La télévision est moins à l’écoute des classes moyennes indépendantes sauf lorsque celles-ci choisissent l’action directe, ce qui est toujours conjoncturel.
B. L’action directe
24Elle est relativement peu employée pour des raisons évidentes ; il est difficile pour le libéral de laisser sa boutique, son entreprise, son cabinet pour aller manifester. Ce n’est pas non plus dans sa mentalité. Cependant, l’action directe fut utilisée par la CGPME sous la direction de Léon Gingembre et elle fut le moyen de lutte privilégié des mouvements poujadistes ou du CID-UNATI
25L’après-Seconde Guerre mondiale et les années 1974-1975 représentent les temps forts de l’action directe de la CGPME. Ils se traduisent par des manifestations de grande ampleur : 25 000 chefs d’entreprise et commerçants se réunissent à Wagram en mars 1947, 60 000 au Vél d’Hiv en mai 1947, 70 000 au Vél d’Hiv en janvier 1948 d’après les chiffres des organisateurs mais, même s’ils sont exagérés, ils n’en expriment pas moins une mobilisation réelle dans un milieu peu habitué à se rassembler ainsi. Le thème de la fiscalité prédomine dans les discours. On s’insurge contre le taux de l’impôt sur les bénéfices industriels et commerciaux, contre la création de la taxe sur le chiffre d’affaires « sorte de nouvel impôt sur le capital qui se superpose à l’effort fiscal actuel »15.
26Ces manifestations sont très largement orchestrées par Léon Gingembre qui justifie ainsi ce type de mobilisation : « Dans ce pays, c’est ainsi, il faut choquer les gens pour retenir l’attention16. » À noter que ces manifestations sont contemporaines des grandes grèves des années 1947-1948 et qu’elles reflètent ainsi une certaine fascination pour les capacités de mobilisation de la CGT.
27Après les Trente Glorieuses, les premières années de crise en 1973-1974 sont un deuxième temps fort de la mobilisation de la CGPME, toujours dirigée par Léon Gingembre. Valéry Giscard d’Estaing, président de la République, et Jacques Chirac, Premier ministre, auraient pu susciter l’adhésion de ces classes moyennes, mais la crise les obligent à décider d’un plan dit de « refroidissement ». Son annonce provoque une journée d’action le 18 octobre réunissant près de 5 000 chefs d’entreprise au pavillon Baltard de La Villette. Léon Gingembre est acclamé sous les feux des projecteurs de la télévision et s’écrie : « Il y a trente ans que je lutte. »
28Le ministre de l’Économie, Jean-Pierre Fourcade, avait, de manière plus feutrée, exprimé ses réticences. Il entretenait depuis les années soixante de bonnes relations avec Léon Gingembre et l’avait consulté au moment de l’extension de la TVA au commerce de détail en 1967. D’ailleurs, la loi du 20 juillet 1975 qui supprime la patente et la remplace par une taxe professionnelle est assez bien accueillie par la CGPME. Ce qui l’est moins est le rapport Sudreau sur la réforme de l’entreprise en février 1975. La CGPME comme le CNPF sont hostiles à toute extension du pouvoir syndical dans l’entreprise et à la cogestion.
29L’après-Gingembre marque un temps d’arrêt de l’action directe. La CGPME exerce des pressions par d’autres canaux qui ne nuisent pas à l’image de respectabilité qu’elle voulait se donner depuis la fin des années soixante, en particulier à partir des accords de Grenelle où elle avait obtenu une délégation distincte de celle du CNPF. Cette tendance se confirme avec les successeurs de Léon Gingembre, de René Bernasconi à Lucien Rebuffel.
30Le mouvement poujadiste n’a pas ces pudeurs et c’est par l’action directe pour ne pas dire violente qu’il s’est fait connaître. Les commerçants reprochent à l’administration du fisc un traitement inégal par rapport aux salariés. L’acquittement des contributions directes négociable par forfait pour ceux dont le chiffre d’affaires annuel est inférieur à 10 millions est complété par une taxe proportionnelle sur les revenus et par une surtaxe progressive. Or les salariés bénéficient d’un abattement automatique à la base de 10 % car leurs revenus sont connus. Le détaillant doit aussi reverser aux Indirectes une taxe locale et une taxe sur les transactions qu’il a perçues directement en les répercutant sur les prix de vente17. Comme le souligne Jean-Pierre Rioux, la situation s’est dégradée avec la collaboration accrue et le transfert des informations entre les Directes et les Indirectes, avec la création des « polyvalents », avec des conséquences pénales graves pour qui s’opposerait à un contrôle fiscal, conformément à l’amendement Dorey adopté par le Parlement le 14 août 1954 sous le gouvernement de Pierre Mendès France. À ces mesures fiscales s’ajoute une conjoncture moins favorable pour les commerçants qui sont en nombre pléthorique, en particulier dans les campagnes qui se désertifient.
31Le 23 juillet 1953, les commerçants de Saint-Céré, bourgade du Lot, empêchent un contrôleur du fisc de faire son travail. C’est le début de la « révolte des tondus » et de l’appel à la grève de l’impôt, ponctuée par plus de 800 réunions tenues par son chef. L’Union de défense des commerçants et des artisans est créée en novembre 1953. Une manifestation qui réunit plus de 100 000 commerçants à la Porte de Versailles, le 24 janvier 1955, est suivie de nombreux meetings qui inquiètent les pouvoirs publics. Le mouvement poujadiste se heurte aussi à la CGPME de Léon Gingembre qu’il juge trop respectable et insuffisamment à l’écoute des petits commerçants et dont les membres sont qualifiés « d’ensaucissonnés ». En juillet 1953, l’UDCA chasse les représentants CGPME de la Chambre de commerce de Cahors. En 1969, la même rivalité oppose le CID-UNATI de Gérard Nicoud, proche des méthodes poujadistes, et la CGPME qui cette fois réagit en suscitant la création du Comité d’action des travailleurs indépendants, le CATI, qui réclame un Grenelle du commerce. Le CATI réunit 25 000 travailleurs indépendants le 13 octobre 1969 au parc des Princes, le CID-UNATI 45 000 au même parc des Princes, le 9 mars 1970. Les deux organisations réclament la paternité de la victoire après que le gouvernement de Jacques Chaban-Delmas eut pris des mesures fiscales en faveur des commerçants, des mesures d’harmonisation entre salariés et non-salariés, une simplification de la TVA, un allégement de la patente et la création d’un secrétariat d’État chargé du Commerce intérieur.
32L’action directe est cependant très conjoncturelle et la mobilisation auprès des pouvoirs publics par les jeux d’influence est privilégiée. Le Parlement qui est au cœur du pouvoir sous les IIIe et IVe République fait l’objet de toutes les sollicitudes.
C. Les jeux d’influence
33L’impôt progressif sur le revenu a fait l’objet de débats très importants à la Chambre ainsi que de pressions exercées sur les parlementaires. La Ligue de Jules Roche se mobilise surtout au début du siècle et se réorganise en 1909 en créant un service de renseignements fiscaux placé sous l’autorité d’un contrôleur principal des Contributions directes en retraite. La Ligue, par les membres de sa direction, est proche de la Fédération républicaine avec Paul Beauregard, président du groupe républicain progressiste à la Chambre des députés, mais la Ligue a son réseau auprès de l’Action libérale populaire. Comme l’écrit Gilles Le Béguec :
« La force de la Ligue des contribuables a été de se situer au carrefour de toute une série d’associations politiques et de réseaux d’affinités fonctionnant peu ou prou comme des groupes de pression18. »
34Il en fut de même de l’Association des classes moyennes de Maurice Colrat qui a un réseau proche de l’Alliance démocratique comme de la Fédération républicaine. C’est bien dans cette mouvance politique des modérés que s’exerce l’influence de ces associations de classes moyennes et de défense fiscale. La CGPME fait du Parlement le lieu privilégié où s’exercent ses pressions par l’intermédiaire de parlementaires acquis aux causes des PME. Le parti dont elle est le plus proche est le Centre national des indépendants et paysans, CNIP, fondé par Roger Duchet en 1948, mais pas seulement. La CGPME comme le Comité des classes moyennes de Roger Millot soumettent un programme à chaque candidat aux élections législatives de 1946, 1951 et 1956. Le Front économique, lancé en 1949, a l’écoute d’une majorité de parlementaires indépendants et paysans mais aussi de gaullistes, de radicaux et, dans une moindre mesure, de MRP et de l’UDSR. La CGPME est à l’origine de la constitution de listes intitulées « Défense des libertés professionnelles et des contribuables » dans 31 circonscriptions en 1951. Raymond Boisdé, président de la Fédération nationale de l’habillement, est le porte-parole des classes moyennes indépendantes, successivement au Parti radical, au RPF et au groupe d’Action républicaine et sociale. Il est nommé secrétaire d’État au Commerce dans le gouvernement Laniel en 1953.
35Roger Millot préside un groupe de défense de l’économie privée qui rassemble plus de 300 parlementaires et qui est à l’origine de l’Amicale parlementaire créée en 1956 et présidée par Raymond Marcellin, député indépendant du Morbihan. Le comité de Roger Millot avait engagé en 1948 une action auprès du Parlement à la suite de la décision de René Mayer, ministre de l’Économie du gouvernement Schuman, de lever un prélèvement exceptionnel qui frappait les classes moyennes alors qu’il ne proposait aucune réduction des dépenses publiques. Le comité remit une note technique aux membres de la commission des Finances et une délégation conduite par Roger Millot porta, à 23 heures, à la Chambre des députés une vigoureuse protestation.
36Pierre Poujade alla plus loin en présentant des listes de l’UDCA aux élections de janvier 1956. Leur relatif succès, cinquante-deux députés, créa la surprise mais fut de courte durée. Sous la Ve République, les pressions au Parlement se poursuivent. Lucien Neuwirth préside l’Amicale parlementaire dans les années soixante-dix mais l’influence s’exerce surtout auprès des cabinets de ministères concernés (ministère de l’Industrie, du Commerce, des Affaires sociales) ou de ministres dont on croit connaître la meilleure réceptivité aux problèmes des classes moyennes indépendantes. On a cité l’exemple de Jean-Pierre Fourcade. On prend soin à la CGPME de les inviter aux journées d’études. Ce fut particulièrement le cas à celles de Deauville les 15 et 16 septembre 1986 sous le gouvernement Chirac, considéré comme favorable aux PME. Étaient invités Georges Chavanes, ministre du Commerce, Alain Madelin, ministre du Commerce, Jean Arthuis, secrétaire d’État auprès du ministre des Affaires sociales et de l’Emploi. Michel de Rosen, directeur du cabinet d’Alain Madelin, est venu annoncer des allégements fiscaux qui permettraient de rétablir une plus grande égalité des chances entre PMI et grandes entreprises. C’est en effet l’une des conséquences majeures de la défense fiscale que d’avoir favorisé le sentiment d’appartenance à un groupe social intermédiaire entre le monde ouvrier et le grand patronat.
III. Le combat fiscal : facteur d’identité
37Les classes moyennes indépendantes éprouvent des difficultés à forger leur propre identité. Il ne peut en être autrement quand la réflexion sur les classes moyennes conclut, elle aussi, à l’impossibilité de donner des définitions claires et préfère aborder des critères qualitatifs comme ceux de la reconnaissance, des représentations, de la professionnalisation19.
38Cependant, le combat fiscal, parce qu’il fut le point de cristallisation de tous les mécontentements des classes moyennes indépendantes, contribua à forger cette identité.
39Celle-ci se définit dans un entre-deux, entre les travailleurs et les « gros ». C’est ici que l’expression « bourgeoisie syndiquée » de Maurice Colrat, président de l’Association des classes moyennes, prend tout son sens. Bourgeoisie désigne la classe moyenne au sens anglo-saxon du terme, soit une frange intermédiaire entre le prolétariat et le pouvoir des « 200 familles ». Le thème de « bourgeoisie syndiquée » recouvre aussi un véritable projet de société à la gloire de la promotion et de l’importance de ces couches moyennes, projet de société qui s’oppose bien entendu à la conception classiste des marxistes et des socialistes de son époque.
40Léon Gingembre propose sciemment un projet de société qui se réclame du même héritage libéral. Le patron de la PME engage son capital contrairement au manager de la grande entreprise. Celle-ci est marquée par une dilution du pouvoir décisionnel et les managers qui ont des liens avec la haute fonction publique peuvent sans difficulté devenir des salariés de l’État. La PME, au contraire, est dirigée par ce que Gingembre qualifie de « patronat réel », c’est-à-dire l’héritier direct de l’entrepreneur du xixe siècle, celui qui est détenteur de capitaux et gestionnaire et qui engage sa responsabilité dans l’entreprise. La PME et son patronat sont donc les gardiens du temple libéral :
« La disparition des PME, écrit Léon Gingembre, signifierait donc la disparition de l’économie libre et, par voie de conséquence, de la liberté tout court ; cette simple constatation devrait suffire pour que le problème de son avenir ne se pose pas20. »
41Léon Gingembre accuse ainsi les pouvoirs publics de vouloir la destruction des PME en ne reconnaissant pas leur importance dans le tissu économique français. Il s’est tout particulièrement opposé à l’« économie d’échelle » sous le septennat de Georges Pompidou où l’on voyait dans la PME une structure archaïque appelée à disparaître. Pour Léon Gingembre, la PME est au contraire la voie de l’avenir de l’économie libérale. Ce discours sera entendu plus tard dans la décennie quatre-vingt. Léon Gingembre accuse les pouvoirs publics de détruire la PME en lui imposant des charges fiscales et sociales trop lourdes. Cette accusation s’adresse aussi au grand patronat qui négocie avec l’État sans tenir compte de la situation spécifique de la PME. On a vu que ce fut l’élément fondamental de la révolte des PME contre la CGPF en 1936 aux accords Matignon. À Grenelle, en 1968, la CGPME ne cesse de faire valoir un statut de la PME distinct de celui de la grande entreprise. Les relations entre la CGPME et le CNPF sont très souvent conflictuelles même si, en fin de compte la solidarité patronale face aux pouvoirs publics finit par prévaloir.
42La Confédération générale des cadres, CGC, a accepté de faire partie du Comité national de liaison et d’action des classes moyennes de Roger Millot pour affirmer son identité par rapport aux ouvriers et au patronat. Dans un éditorial du 8 février 1947 intitulé « La Croisade des classes moyennes », Yves Fournis secrétaire de la CGC explique bien la position intermédiaire qu’occupent les cadres :
« Il ne sera pas facile à ce groupement de définir des éléments d’un programme constructif, il ne lui sera pas facile de défendre des intérêts souvent opposés, mais il lui sera possible d’agir pour que dans notre pays ces problèmes ne soient pas considérés comme du domaine exclusif du Conseil national du patronat français et de la CGT21. »
43On rappellera que le Comité national de Roger Millot est né de la réaction à la mise en place de la Sécurité sociale. Les classes moyennes indépendantes y voyaient un impôt nouveau et la voie ouverte à l’assistanat. La réflexion menée sur une réforme fiscale introduisant plus de justice au profit des classes moyennes est menée conjointement par la CGC et par le Comité des classes moyennes. Robert Buron, secrétaire d’État aux Affaires économiques avait été surnommé « ministre des Classes moyennes » pour l’avoir appelé de ses vœux. Le 16 décembre 1950 est créée une Commission nationale technique des classes moyennes auprès du ministre des Affaires économiques. Roger Millot la préside. Cette commission défend les revendications en matière de fiscalité des catégories suivantes : artisanat, PMI, commerce de gros et de détail, professions libérales, exploitation familiale agricole. Dans le discours d’ouverture à la première réunion, Roger Millot propose cette définition au ministre :
« Les classes moyennes forment en réalité l’immense majorité des Français car nous sommes ainsi faits que nous répugnons à n’être que de simples manœuvres et que, si on a trouvé en France 200 familles, ce n’est véritablement pas un grand pourcentage sur 40 millions de Français. C’est aussi pour cela que nous n’avons pas pu ni surtout voulu donner une définition cartésienne de ce que nous sommes22. »
44Ni manœuvres ni 200 familles, les classes moyennes revendiquent leur place intermédiaire parce qu’elle correspond à une réalité et fait leur force. Cette affirmation d’une identité est bien entendu nécessaire pour faire taire les intérêts plus catégoriels. On en appelle au contraire à la solidarité et aux combats communs. La fiscalité est bien un point de ralliement derrière la bannière classes moyennes. On peut espérer faire taire aussi les luttes dispersées des agriculteurs, de la CGC, des professions libérales, des mondes de la boutique, du petit commerce ou de la petite et moyenne industrie.
45La construction de l’identité s’est faite aussi dans le cadre d’une attitude commune d’hostilité au salarié du public, en particulier au fonctionnaire. En distinguant le secteur public du secteur privé, on oppose deux catégories de classes moyennes, les classes moyennes indépendantes et les salariés. Les premières se considèrent comme les sacrifiées des aides de l’État et de la politique fiscale alors que, ne faisant pas grève, elles ont un comportement civique. Le fonctionnaire, c’est le parasite, c’est l’irresponsable, c’est celui qui fait grève sans prendre de risques, c’est l’agent de l’État tentaculaire.
46Le thème de la victimisation des classes moyennes indépendantes est particulièrement utilisé dans le mouvement poujadiste. Les petits commerçants sont les victimes des fonctionnaires, de l’administration du fisc, des gouvernants ; d’où le mot d’ordre « Sortez les sortants », aux élections de janvier 1956.
47Les classes moyennes indépendantes voient avec crainte l’accroissement du nombre des fonctionnaires de la IVe République avec l’application de la planification et la mise en place de la Sécurité sociale. Sous la Ve République elles jalousent les classes moyennes salariées qui profitent de la croissance et de la société de consommation dans le contexte des Trente Glorieuses. L’identité se forge donc sur un clivage social entre classes moyennes, qui se prolonge dans le clivage politique entre la droite et la gauche. Les partis de droite par leur électorat et souvent par leur sociologie sont plus à l’écoute des classes moyennes indépendantes, alors que les partis de gauche sont plus représentatifs des classes moyennes salariés, tout particulièrement du secteur public23.
Conclusion
48Le combat fiscal est très certainement ce qui fait l’unité des classes moyennes indépendantes qui sont dans une position défensive. Accusées d’être les principales responsables des fraudes fiscales, elles s’en défendent en se posant comme les victimes du fisc, d’une inégalité qui en font les sacrifiées d’une politique économique de reconstruction ou les exclues de la croissance. Elles sont aussi les victimes de l’État providence qui bénéficie surtout aux classes moyennes salariées ; les classes moyennes indépendantes ne font qu’en supporter les charges sociales. L’État providence creuse les déficits qui aggravent l’inquisition fiscale dont les classes moyennes indépendantes font les frais. Les réactions de la médecine libérale face au contrôle des dépenses de santé par le ministère Aubry relève de cette même attitude. Le combat fiscal des classes moyennes indépendantes est aussi l’expression d’une culture libérale qui, si elle a des difficultés en France à se faire entendre dans des structures partisanes, est très présente dans les associations des classes moyennes indépendantes. Ce combat qui a pu apparaître comme défensif, voire archaïque, aux yeux des radicaux, des socialistes et des planificateurs, ne semble pas aujourd’hui dépourvu de modernité lorsque libéraux et quelques socialistes se rejoignent pour préconiser moins d’impôts pour l’ensemble des classes moyennes.
Notes de bas de page
1 Cf. notice de Gilles Le Béguec sur « Groupes de pression et politique » in Jean-François Sirinelli, Dictionnaire de la vie politique française, p. 450-456.
2 Cf. contribution de Gilles Le Béguec, « Le moment de l’alerte fiscale, La ligue des contribuables (1899-1914) », in Pierre Guillaume (dir.) ; Regards sur les classes moyennes xixe-xxe siècles, MSHA, Bordeaux, 1995, p. 147-163.
3 Cf. article de Gilles Le Béguec, « Prélude à un syndicalisme bourgeois. L’Association de défense des classes moyennes (1907-1939) », Vingtième siècle, numéro spécial « Les classes moyennes », janvier-mars 1993, p. 93-105.
4 Cf. en particulier la contribution de Bernadette Angleraud « Les commerçants au tournant des xixe-xxe siècles, vers l’émergence d’une identité sociale », in Pierre Guillaume (dir.), La Professionnalisation des classes moyennes, Bordeaux, MSHA, 1996, p. 315-327.
5 Cf. en particulier les travaux de Jean Garrigues sur l’influence politique des milieux d’affaires, dossier d’habilitation soutenu à Nanterre en 1998 sous la direction d’Alain Plessis.
6 Cf. contribution de Jean Ruhlmann, « Identité professionnelle et indépendance dans les professions mobilisées dans la défense des classes moyennes sous le Front populaire » in Pierre Guillaume (dir.), La Professionnalisation des classes moyennes, op. cit., p. 343-363.
7 Sylvie Guillaume, La Confédération générale des petites et moyennes entreprises. Son histoire, son combat, un autre syndicalisme patronal, 1944-1978, PUB, Bordeaux, 1987.
8 Marie-Hélène Olivier, Roger Millot (1909-1973) et l’avènement des classes moyennes, thèse sous la direction de Pierre Lévêque, 1995, 580 p.
9 Jules Roche « L’impôt général sur le revenu », discours à la Chambre des députés, 9 juillet 1894.
10 L’impôt sur le revenu établi en 1914-1917 commence par être mixte (superposition d’impôts de type cédulaire touchant séparément chaque catégorie de revenu et d’un impôt unitaire progressif assis sur le revenu global des contribuables, in Pierre Beltrane, La Fiscalité en France, Hachette supérieur, 7e éd. mise à jour, 2000, p. 30.
11 La Volonté, décembre 1948.
12 La Volonté, octobre 1948.
13 Compte rendu, congrès d’Aix-les-Bains, CGPME, 23-25 juin 1952, archives CGPME.
14 CGPME, compte rendu des Journées d’études à Deauville, 15-16 septembre 1986, publication CGPME.
15 La Volonté, décembre 1947.
16 Interview dans L’Expansion, novembre 1973.
17 Jean-Pierre Rioux, La révolte de Pierre Poujade, Études sur La France de 1939 à nos jours, Seuil, Histoire, 1985, p. 248-263 ; voir également Stanley Hoffmann et al. Le Mouvement Poujade, A. Colin, 1956, Dominique Borne, Petits bourgeois en révolte ? Le Mouvement Poujade, Flammarion, 1977.
18 Gilles Le Béguec, Le Moment de l’alerte fiscale ; la ligue des contribuables, op. cit., p. 152.
19 On renverra ici à la réflexion collective sur les classes moyennes dans le cadre d’un quadriennal de recherche de la MSHA qui a produit trois ouvrages. Pierre Guillaume (dir.), Regards sur les classes moyennes, op. cit., La professionnalisation des classes moyennes, op. cit., Sylvie Guillaume, Les classes moyennes au cœur du politique, MSHA, Bordeaux, 1997.
20 Léon Gingembre, notice sur « Les petites et moyennes entreprises » écrite pour l’Encyclopédie française en 1960, Documentation CGPME.
21 Le Figaro, 8 février 1947.
22 Discours prononcé le 4 avril 1951, archives Roger Millot, cite par Marie-Hélène Olivier, op. cit., p. 172.
23 Cf. pour la IVe République, Sylvie Guillaume, Les Classes moyennes au cœur du politique, op. cit.
Auteur
Est professeur d’histoire contemporaine à l’Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3. Elle est membre de l’Institut universitaire de France, directrice honoraire de la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine et directrice du Centre aquitain d’histoire moderne et contemporaine. Elle a publié notamment : Le petit et moyen patronat dans la société française de Pinay à Raffarin, Bordeaux, PUB, 2005, 218 p. ; « La CGPME, un autre groupe patronal de Matignon à Grenelle » dans J. Garrigues, Les groupes de pression dans la vie politique contemporaine en France et aux États-Unis de 1820 à nos jours, Presses universitaires de Rennes, 2002, p. 143-155 ; « Les droites et le petit et moyen patronat, 1944-1948 » dans G. Richard et J. Sainclivier, La recomposition des droites en France à la Libération, 1944-1948, Rennes, PUR, 2004, p. 99-111.
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