Un impôt au service de l’économie. La création de la taxe sur la valeur ajoutée, 1952-1955
p. 195-231
Texte intégral
1La création de la TVA est sans doute la principale transformation qu’ait connue le système fiscal français durant la seconde moitié du xxe siècle1. Adoptée par le Parlement le 10 avril 1954, la nouvelle taxe entre en application le 1er juillet suivant. L’objectif de la réforme est avant tout économique. Par un mécanisme subtil de déduction, la TVA permet de détaxer totalement les immobilisations et les frais généraux dans le secteur industriel. Elle constitue ainsi une incitation puissante à l’investissement.
2La TVA ne s’est pourtant pas imposée facilement. Le vote de la loi du 10 avril 1954 n’est qu’une étape dans un processus long et difficile. L’architecture générale de la réforme est exposée dès le printemps 1952 par un jeune inspecteur des finances en poste à la direction générale des Impôts, Maurice Lauré. En septembre 1953, un premier décret rend possible une déduction de 50 % des immobilisations. La détaxation totale est acquise en 1954 après un débat longtemps incertain. Il faut cependant encore attendre une année pour que le décret du 30 avril 1955 supprime les dernières taxes en cascade dans le secteur de la production.
3Ainsi établie, la succession de ces événements pose trois types de questions.
4La première concerne l’orientation profonde de la réforme. Quels choix de modernisation la TVA implique-t-elle ? Participe-t-elle du mouvement de « restauration » des règles du marché, pour reprendre une expression célèbre de Jean Bouvier2 ? Amplifie-t-elle le tournant libéral des années 1947 et 1948 et doit-elle être rattachée à la nouvelle donne politique issue des élections législatives de 1951 ?
5La deuxième interrogation tient à la nature du processus de décision. Quel rôle l’administration, les autorités gouvernementales et le Parlement jouent-ils dans l’adoption de la réforme ? Quel type d’opposition a-t-elle dû surmonter ? Son retard est-il seulement imputable à des difficultés techniques ou est-il le reflet d’enjeux politiques, économiques et sociaux beaucoup plus considérables ?
6La troisième série de questions porte sur le bilan de la réforme. La mise en place de la TVA constitue-t-elle une inflexion dans les modes de financement de l’économie française ? Le nouveau mécanisme de déduction profite-t-il de façon égale à toutes les entreprises, petites ou grandes, publiques ou privées, industrielle ou commerciales ? Marque-t-elle une avancée dans la concentration de l’appareil productif français et son adaptation à une concurrence internationale accrue ?
7Réforme d’inspiration libérale, la TVA, en dépit de son adoption difficile, est une étape importante dans la modernisation de la France d’après-guerre.
I. Une modernisation d’inspiration libérale
8La création de la TVA s’inscrit dans le cadre d’une réforme d’ensemble : elle vise à modifier un système français de taxation des affaires devenu largement obsolète. Son principal promoteur, Maurice Lauré, entend non seulement corriger les défauts de ce système, mais également favoriser l’investissement et les exportations, en laissant aux chefs d’entreprise une plus grande liberté de choix.
A. Un système de taxes sur le chiffre d’affaires inadapté
9Le système de taxes sur le chiffre d’affaires suscite, au début des années 1950, de nombreuses critiques.
10Il s’agit tout d’abord d’un système extrêmement complexe. L’imposition des affaires résulte en effet d’une série de décisions prises de façon empirique pour répondre aux besoins financiers de l’État ou des collectivités locales. Trois taxes principales sont ainsi en vigueur.
11La taxe à la production est l’impôt le plus abouti. Elle a été créée en 1936 et présente l’avantage de limiter, dans le secteur industriel, les phénomènes cumulatifs3.
L’assiette de l’impôt, notamment les règles de déduction, reste cependant très compliquée et nourrit un contentieux byzantin. Depuis 1948, la taxe à la production est prélevée selon la technique des paiements fractionnés.
12La taxe sur les transactions est le fruit des circonstances. Elle a été établie en 1939 et devait, dans l’esprit de ses promoteurs, financer l’effort d’armement. Il s’agit d’une taxe en cascade qui frappe, à un faible taux, l’ensemble des activités économiques. Cette très large assiette assure cependant à la taxe sur les transactions un rendement non négligeable.
13La taxe locale est, comme son nom l’indique, destinée aux communes. Instaurée en 1941 par le gouvernement de Vichy, elle a été par la suite plusieurs fois révisée. Au début des années 1950, elle frappe en cascade l’ensemble des transactions commerciales ou des services.
14Le principal défaut du système n’est pas l’existence de ces diverses taxes mais le fait que chaque secteur d’activité est soumis simultanément à plusieurs d’entre elles. Les industriels subissent à la fois la taxe à la production et la taxe sur les transactions. Les commerçants sont assujettis à la taxe sur les transactions et à la taxe locale. Les prestataires de services doivent acquitter la taxe sur les transactions, la taxe locale et un régime spécial de taxe à la production perçue en cascade4.
15Or ces impôts ont des taux divers mais également des assiettes très différentes. Il en résulte pour les entreprises une lourdeur de gestion qui a évidemment un coût pour l’économie.
16Ce n’est pourtant pas là le moindre des inconvénients. L’impôt sur le chiffre d’affaires n’est pas neutre économiquement. Les règles fiscales influent sur le comportement des acteurs ou sur la structure juridique des entreprises. L’existence de taxes en cascade rend la charge fiscale différente selon la longueur du processus de production ou de distribution.
17Si ce phénomène est assez limité dans le secteur industriel, il est en revanche beaucoup plus marqué dans le secteur commercial. Pour corriger les effets négatifs de la fiscalité sur les circuits longs de distribution, le commerce intégré a été surtaxé. C’est ainsi que les magasins à succursales multiples, mais également les grossistes pratiquant la vente au détail, sont soumis à des taux majorés de taxe sur les transactions et de taxe locale. Or, cette surcharge fait plus que compenser les avantages qu’ils tirent de la réduction du circuit de distribution. Ce sont donc les formes de distribution les plus modernes qui, de façon paradoxale, sont pénalisées par le système fiscal cumulatif.
18Troisième défaut, la fraude fiscale est relativement étendue. Ce phénomène tient d’abord au grand nombre de contribuables, qui rend les contrôles particulièrement difficiles. En 1953, il y a ainsi plus de 2 millions d’assujettis à la taxe sur les transactions, qui se répartissent en 300 000 industriels, eux-mêmes soumis à la taxe à la production, 1,1 million de commerçants et près de 700 000 prestataires de services5. De surcroît ces assujettis, pour la plupart des petits commerçants et des artisans, ne tiennent qu’une comptabilité sommaire qui ne permet pas de connaître le montant réel de leur chiffre d’affaires. Or, avant 1955, les possibilités de taxation forfaitaire sont très réduites.
19Les conséquences de la fraude fiscale sont graves, non seulement sur un plan budgétaire mais également sur un plan économique. Elle fausse en effet les conditions de concurrence entre les agents et elle maintient en vie des entreprises qui devraient, dans des conditions normales de concurrence, disparaître.
20Enfin, renforçant cette tendance, des mécanismes protecteurs ont été instaurés au profit des activités les moins productives. Les artisans, par exemple, bénéficient d’un régime dérogatoire extrêmement favorable. Ils sont totalement exonérés de la taxe à la production et se contentent, en échange, d’acquitter la taxe locale et la taxe sur les transactions. Dans les faits, leurs charges fiscales indirectes sont beaucoup moins lourdes que celles des autres producteurs, notamment des petits industriels dont ils sont, économiquement et socialement, assez proches.
21Cette situation ne fait certes pas l’unanimité. Le régime des artisans est régulièrement dénoncé par les éléments les plus modernisateurs de la haute fonction publique financière, que ce soit au sein de la direction générale des Impôts ou du commissariat général du Plan. Sa réforme se heurte cependant à de fortes oppositions et, en 1948, une première tentative pour rapprocher les artisans du droit commun est écartée par le Parlement.
22En définitive, le système français des taxes sur le chiffre d’affaires n’est plus vraiment adapté aux nécessités d’une économie en expansion. Incroyablement complexe, il présente le grave inconvénient de surtaxer les activités les plus productives et de protéger les secteurs les moins avancés. Ce constat est, depuis la Libération, partagé par de nombreux acteurs politiques et administratifs. Il faut toutefois attendre 1952 pour voir apparaître, à l’initiative d’un haut fonctionnaire de la DGI, un plan complet de réformes.
B. Le rôle de Maurice Lauré
23En avril 1952, Maurice Lauré fait paraître, dans le cadre du Comité national à la productivité, un rapport sur l’état du système fiscal français6. Ce document contient à la fois une description critique de la législation existante et un ensemble de propositions très concrètes visant à l’améliorer. Il suscite un véritable débat, au Parlement comme dans l’opinion publique, et aboutit à l’adoption, deux ans plus tard, de la taxe sur la valeur ajoutée. La paternité de Maurice Lauré sur la nouvelle taxe ne fait donc aucun doute. La question n’aurait d’ailleurs qu’un intérêt anecdotique si elle n’était l’occasion d’étudier le rôle de l’expert administratif dans le processus de décision fiscale.
24Qui est, en 1952, Maurice Lauré7 ? Jeune inspecteur des finances (il a 35 ans), il est entré à la DGI en 1949 pour réorganiser un contrôle fiscal alors très défaillant. Sa position administrative, importante, n’est cependant pas de tout premier plan. Selon une stricte hiérarchie, il occupe au sein de la direction générale la quatrième place, derrière ses aînés de l’Inspection, Pierre Allix, Paul Delouvrier et Robert Blot.
25Maurice Lauré dispose cependant d’avantages qui le distinguent nettement des autres hauts fonctionnaires des Finances et l’inscrivent d’emblée dans les rangs de la grande Inspection.
26Tout d’abord, Maurice Lauré n’a pas suivi la formation classique d’un inspecteur des finances. Il est polytechnicien, ce qui est assez rare dans le corps, et ingénieur des PTT. Cette double formation scientifique, à la fois mathématique et appliquée, contraste avec l’enseignement essentiellement juridique qu’ont reçu ses collègues. Elle explique sans doute l’intérêt manifesté par Maurice Lauré pour les effets macro-économiques du prélèvement. Elle a probablement développé chez le jeune inspecteur des finances un esprit d’invention, un goût prononcé pour le Meccano fiscal, voire une boulimie de réformes qui a pu bousculer l’administration traditionnelle. Cet esprit rationalisateur, parfois jusqu’à l’excès, se retrouve dans la prétention de faire de la fiscalité une véritable science, pour reprendre le titre d’un ouvrage publié par Maurice Lauré à la fin de sa vie8.
27Maurice Lauré est également bien introduit dans le monde politique et il a fréquenté, dès sa sortie de l’ENA, les cabinets ministériels. On le retrouve ainsi en 1948 au côté de Maurice Bourgès-Maunoury, avec qui il entretient des relations personnelles assez étroites et une solidarité d’anciens prisonniers de guerre. Après la chute du gouvernement Schuman, il demeure quelques mois auprès de Maurice Petsche qui a succédé à Bourgès-Maunoury au secrétariat d’Etat au Budget. Si, après sa nomination à la DGI, Maurice Lauré cesse de fréquenter les cabinets, il reste malgré tout un familier du personnel politique de la IVe République.
28Surtout, Maurice Lauré est intégré dans des structures modernisatrices établies en marge de l’administration traditionnelle. Il participe ainsi aux travaux du Comité national de la productivité. Cet organisme, créé en 1950, est officiellement rattaché au secrétariat d’État à l’Économie nationale et est dirigé par le directeur des Programmes de ce département, Pierre Grimanelli. Il apparaît cependant dès son origine très proche, par son esprit comme par le choix de ses dirigeants, du commissariat général du Plan9. Sa mission consiste à étudier, dans tous les secteurs de l’économie, la possibilité de gains de productivité, répondant ainsi à une préoccupation récurrente de la France de l’immédiat après-guerre. Au sein du Comité, la commission Productivité et Fiscalité est dirigée par Jean Fourastié, lui aussi très proche de l’institution de la rue de Martignac, et comprend notamment Pierre Uri, Henri Lavaill, membre du Conseil d’État spécialisé dans les questions fiscales ou le secrétaire de la Commission des investissements Dominique Boyer. C’est par ce cénacle empruntant à de nombreuses instances modernisatrices que Maurice Lauré parvient à faire avaliser son projet de TVA, lui donnant ainsi une autorité que sa seule signature n’aurait sans doute pas suffi à établir. Le Comité national de la productivité apparaît donc autant comme un réseau d’influence que comme un espace de réflexion. Il en est probablement de même pour l’École nationale d’administration, où Maurice Lauré enseigne, de 1949 à 1956, la comptabilité publique puis la fiscalité.
29Mais la véritable originalité de Maurice Lauré réside dans l’usage qu’il fait de l’opinion publique. À la différence de ses collègues de l’Inspection des finances, y compris les plus en vue, il n’hésite pas à s’adresser directement à ses contemporains, se muant à l’occasion en publicitaire ou en conférencier. Maurice Lauré tient ainsi, entre 1952 et 1954, de nombreuses réunions publiques en province pour populariser sa découverte. Il s’agit d’initiatives purement privées, effectuées en dehors de ses fonctions officielles à la DGI et dont il a laissé, dans son témoignage oral, des relations pittoresques10. De même, Maurice Lauré, fait assez exceptionnel pour un haut fonctionnaire en exercice, se lance à partir de 1953 dans une production éditoriale qui deviendra bientôt importante. En plein débat sur la réforme fiscale, alors que la TVA est contestée dans certaines franges de l’opinion publique et du Parlement, il publie, sous le titre explicite de La taxe sur la valeur ajoutée, son rapport de l’année précédente à peine remanié, précédé par une préface d’Henri Laufenburger qui fait alors référence en matière de finances publiques11. Suivront, en 1956, le Traité de politique fiscale et, en 1957, Au secours de la TVA, dans un contexte il est vrai différent, puisque depuis 1955 Maurice Lauré ne fait plus partie de la DGI.
30Quoi qu’il en soit, l’intervention publique d’un membre du ministère des Finances dans la conduite de la politique fiscale rompt avec la tradition de réserve précédemment en vigueur. Maurice Lauré cumule, pour peser sur les choix politiques, la compétence technique, l’influence acquise au sein de son administration et la faculté de saisir l’opinion.
C. Favoriser l’investissement et les exportations
31Inspirateur de la réforme des taxes sur le chiffre d’affaires, Maurice Lauré peut être classé dans la famille des modernisateurs d’après-guerre. À la différence de nombre de ses contemporains, il inscrit cependant son action dans le cadre strict des principes libéraux. En tête de son rapport de 1952 figure d’ailleurs un véritable éloge de la concurrence :
« Le développement de la productivité suppose (...) l’exercice de la concurrence. Il convient que ce soient les entreprises les plus productives qui imposent leurs bas prix sur le marché, pour le plus grand développement du niveau de vie général, au lieu que ce soient les entreprises les moins productives qui imposent leurs prix élevés.12 »
32La fiscalité ne doit donc, en aucun cas, faire obstacle à une affectation optimale des facteurs de production. Pour répondre à ce principe, Maurice Lauré met en avant deux types d’exigences.
33Le système de taxes sur le chiffre d’affaires doit d’abord devenir beaucoup plus neutre. La charge fiscale ne doit pas dépendre des conditions de production, des procédés de fabrication, de la longueur des circuits ou de la nature juridique des entreprises. À cet égard les taxes en cascade sont condamnées, au moins dans le secteur industriel, Lauré étant beaucoup plus prudent pour ce qui concerne la distribution.
34Le système de taxes sur le chiffre d’affaires doit surtout cesser de surtaxer l’investissement. La taxe à la production ne permet que la déduction des taxes qui ont pesé sur les produits entrant physiquement dans le processus de production. Les taxes ayant grevé les immobilisations et les frais généraux ne sont en revanche pas déductibles. Sont ainsi surtaxés les principaux facteurs de productivité, les investissements bien sûr, mais aussi la recherche, la publicité, la mécanisation des travaux de bureau, le crédit... Le surcoût peut d’ailleurs être facilement calculé : il est égal au taux effectif de la taxe à la production, soit, en 1952, 18,1 %13. Sont donc systématiquement éliminées les immobilisations dont la marge de rentabilité est inférieure à ce montant.
35Aussi Maurice Lauré propose-t-il d’étendre la déduction à toutes les taxes ayant grevé le processus de fabrication. Ainsi transformée, la taxe à la production prendrait le nom de TVA. Cette solution présenterait un triple avantage. L’impôt serait d’abord plus simple et plus rationnel : les incertitudes liées au précédent régime de déduction, sources de contestations sans fin, disparaîtraient. Surtout, la nouvelle taxe constituerait une forte incitation à l’investissement : elle se traduirait, pour les industriels, par une baisse d’environ 18 % du coût des immobilisations. Elle aurait enfin un effet positif sur les exportations qui seraient totalement détaxées14. Elle favoriserait à ce titre la mise en place du traité de la CECA, adopté le 18 août 1950, et plus largement l’intégration de la France dans les échanges européens et internationaux.
36Mais le libéralisme de la nouvelle taxe est surtout à rechercher dans l’étendue de son champ d’application. Maurice Lauré veille à ce que les facultés de déduction soient largement ouvertes et s’appliquent, dans le secteur industriel, à tous les investissements. La question est cependant largement débattue. Dès le mois de mai 1952, le commissariat général du Plan fait paraître un mémorandum sur la réforme fiscale, très probablement rédigé par Pierre Uri. Celui-ci se prononce en faveur d’une limitation de la déduction, qui serait réservée à certains types d’investissements. Cette idée est reprise par la SFIO, dans un contre-projet présenté en mars 1953 par le député des Bouches-du-Rhône Francis Leenhardt. Ces procédures discrétionnaires sont fermement rejetées par Maurice Lauré. Pour son promoteur, la TVA n’est pas un mécanisme de sélection des investissements et de contrôle de l’économie. Elle doit au contraire participer au reflux des pratiques dirigistes entamé en 1948 avec le plan Mayer-Schuman.
II. Une réforme difficile
37Dans ses grandes lignes, la loi du 10 avril 1954 consacre les principes défendus par Maurice Lauré en 1952. La TVA permet une détaxation totale des investissements et des frais généraux dans l’ensemble du secteur industriel. Les procédures sélectives ne sont pas retenues. La suppression des taxes en cascade, programmée par la loi, devient effective en 1955. Ces décisions interviennent cependant au terme d’un débat de plus de trois ans. L’adoption de la TVA se heurte en effet à des obstacles techniques et politiques qui expliquent son caractère progressif.
A. Une réforme progressive
38D’avril 1952 à avril 1955 se succèdent rapports, projets et propositions de loi, dont le tableau reproduit en annexe décrit les caractéristiques essentielles. Au-delà de la simple énumération des faits, la chronologie permet d’apprécier l’attitude des différents acteurs politiques et administratifs et de mieux cerner leurs positions.
39Président du Conseil et ministre des Finances de mars à décembre 1952, Antoine Pinay joue un rôle majeur dans le lancement du processus devant aboutir à la TVA. Sitôt connues les propositions de Maurice Lauré, il prend en effet l’initiative de réunir une commission d’études, chargée de réfléchir au contenu d’une réforme fiscale. Présidée par un conseiller d’État, Louis Loriot, celle-ci tient, d’avril à juillet 1952, 35 séances, auditionne les principaux experts et conclut en faveur de la détaxation des investissements15. Ses travaux sont affinés, en septembre, par un groupe de travail réuni autour d’un jeune parlementaire MRP, Pierre Abelin16. C’est sur cette base qu’Antoine Pinay dépose, le 31 octobre 1952, le premier projet de loi prévoyant l’adoption de la taxe sur la valeur ajoutée17.
40Le projet Pinay est particulièrement ambitieux. Certes, la détaxation est, dans un premier temps, limitée à la moitié des investissements. Mais les taxes en cascade sont totalement supprimées et les avantages fiscaux consentis à certains contribuables sensiblement réduits. Ce texte est cependant très mal accueilli au Parlement et contribue sans doute à la chute d’Antoine Pinay le 22 décembre 1952.
41Nouveau président du Conseil, René Mayer reprend presque intégralement le projet de son prédécesseur. La seule différence réside dans le maintien du régime des artisans et d’une série d’exonérations. Un nouveau texte est ainsi déposé à l’Assemblée nationale le 9 mars 195318. La chute rapide de René Mayer, en juin 1953, ne permet cependant pas son adoption.
42Edgar Faure adopte une attitude beaucoup plus prudente. Nommé ministre des Finances en juin 1953 dans le gouvernement de Joseph Laniel, il reste en fonctions jusqu’en janvier 1955 dans le gouvernement de Pierre Mendès France. Président du Conseil de février 1955 à janvier 1956, il garde la haute main sur les affaires économiques. C’est donc à son initiative qu’est votée la TVA. Pourtant, à la différence d’Antoine Pinay et de René Mayer, Edgar Faure est d’abord réservé et ne se rallie que progressivement à la nouvelle taxe. En septembre 1953, il consent à établir par décret, pour un temps limité et à titre expérimental, une détaxation de 50 % des investissements. Au même moment, il dépose à l’Assemblée nationale un nouveau projet de réforme fiscale19. Celui-ci est cependant plus timide que les précédents. Il prévoit la création d’une taxe sur la valeur ajoutée, comportant la déduction de 50 % des investissements et des frais généraux et la suppression de la taxe sur les transactions. En contrepartie est créée une « taxe professionnelle forfaitaire », établie sur le modèle de la patente.
43La discussion parlementaire, qui s’ouvre au début de l’année 1954, va cependant considérablement modifier ce texte. La commission des finances de l’Assemblée nationale souhaite en effet mettre en œuvre la réforme de façon progressive. La TVA serait d’abord créée avec possibilité de déduction intégrale des investissements. Six mois plus tard, la taxe sur les prestations de services serait rendue déductible de la TVA. Après un nouveau délai de six mois, la taxe sur les transactions serait enfin supprimée. La taxe professionnelle forfaitaire, qui constituait la principale originalité du projet Faure, est quant à elle proprement enterrée20. La loi du 10 avril 1954 consacre ce schéma et la nouvelle TVA entre en vigueur le 1er juillet suivant.
44L’amélioration du régime fiscal des prestataires de services va pourtant connaître un certain retard. Initialement prévue pour le 1er janvier 1955, la faculté de déduire la TPS de la TVA est plusieurs fois repoussée. Des mesures spécifiques doivent être prises pour les transports en août 1954, et pour les services bancaires en novembre de la même année. Le décret du 30 avril 1955 vient finalement généraliser cette disposition qui prend effet le 1er juillet suivant.
45Le calendrier est en revanche respecté en ce qui concerne la taxe sur les transactions. En vertu du décret du 30 avril 1955, celle-ci disparaît à compter du 1er juillet.
46Ces étapes successives témoignent des difficultés auxquelles s’est heurtée la réforme fiscale. Dans un contexte politique incertain, trois éléments ont toutefois favorisé son adoption.
47Il s’agit d’abord de l’engagement d’Antoine Pinay, dont le rôle doit assurément être réévalué. La politique fiscale du maire de Saint-Chamond a souvent été contestée. Son nom reste associé à des mesures conservatrices, comme l’emprunt exonéré de mai 1952 ou la baisse des droits de succession. Le président du Conseil a cependant su soutenir, à un moment décisif, le processus de réforme. La création de la TVA répond, il est vrai, à ses aspirations libérales et prolonge une série de mesures décidées en juin 1952 pour renforcer les capacités financières des entreprises.
48La réforme fiscale a en outre bénéficié d’une certaine continuité du personnel politique et administratif, et des solidarités qui en ont résulté par-delà les changements de gouvernement. Le remplacement d’Antoine Pinay par René Mayer ne constitue pas, à cet égard, une rupture. Le ministre du Budget, Jean Moreau, est en effet reconduit dans ses fonctions par le nouveau président du Conseil. Le ministre en charge des Finances, Maurice Bourgès-Maunoury, est un proche de Maurice Lauré, ce qui favorise son ralliement à la TVA. À Matignon, le principal conseiller de René Mayer est le directeur général adjoint des Impôts, Paul Delouvrier, qui soutient également la réforme. Cette concordance ne se retrouve certes pas dans l’entourage d’Edgar Faure. La longue présence aux affaires du député du Doubs, entre juin 1953 et janvier 1956, est toutefois un gage de stabilité et de suivi, qui profite finalement à l’adoption de la réforme fiscale.
49Mais le rôle déterminant a sans doute été joué par la structure administrative elle-même. Dès le mois de juillet 1952, le directeur général des Impôts, Pierre Allix, a en effet donner son aval au projet de Maurice Lauré, entraînant derrière lui l’ensemble de la direction. La DGI va dès lors peser de tout son poids en faveur de la TVA, n’hésitant pas à affronter, à l’occasion, des ministres réticents. C’est le cas notamment en août 1953. Henri Ulver, qui vient d’être nommé secrétaire d’État au Budget dans le gouvernement Laniel, souhaite faire adopter un système concurrent de taxes uniques. Il se heurte à l’opposition résolue de son administration et est finalement désavoué par son ministre de tutelle, Edgar Faure.
B. Des contraintes nombreuses
50Le succès de la réforme ne doit cependant pas dissimuler les problèmes techniques auxquels ses promoteurs ont été confrontés. Ceux-ci sont de différentes natures.
51Ils sont d’abord d’ordre budgétaire. Les mesures envisagées, qu’il s’agisse de la détaxation des investissements ou de la suppression des taxes en cascade, se traduisent par d’importantes pertes de recettes. Or, la situation financière reste, au début des années 1950, extrêmement précaire. L’impasse, limitée entre 1949 et 1951 autour de 350 milliards de francs, atteint en 1952 plus de 650 milliards de francs et se stabilise en 1953, 1954 et 1955 à ce niveau élevé21. Les pouvoirs doivent donc impérativement trouver des ressources nouvelles pour compenser, ne serait-ce que partiellement, le manque à gagner.
52Cet exercice va se révéler terriblement complexe. L’appareil statistique, encore très sommaire, ne permet pas de mesurer avec précision les conséquences financières de la réforme. Le directeur général des Impôts, Pierre Allix, le reconnaît d’ailleurs dès 1952 et se montre par la suite très prudent dans ses évaluations chiffrées22. Surtout, les différents acteurs ne partagent pas toujours les mêmes priorités. L’administration fiscale est très attachée à une déduction intégrale des immobilisations. Les responsables politiques, ministres ou parlementaires, veillent en revanche à limiter la hausse des taux d’imposition et penchent plutôt en faveur d’une déduction partielle. Ces divergences expliquent dans une large mesure le retard pris par la réforme. Différentes formules sont successivement étudiées entre 1952 et 1955, ce qui donnent à la création de la TVA un caractère très empirique. Finalement, les pouvoirs publics décident de faire porter l’effort sur deux types d’impôt. L’impôt sur les sociétés est sensiblement augmenté, son taux passant de 34 % à 38 %23. Le taux de la TVA est quant à lui beaucoup plus élevé que celui de l’ancienne taxe à la production, 19,5 % au lieu de 15,35 %24.
53La deuxième série de contraintes concerne les prix. La réforme fiscale se traduit en effet par des déplacements non négligeables de charges. Elle pourrait donc provoquer la hausse de certains prix de ventes et déclencher une spirale inflationniste.
54Les pouvoirs publics se montrent particulièrement attentifs à ce danger. Au cours de l’automne 1952, Antoine Pinay demande à la DGI de procéder à une grande enquête afin de mesurer les effets de son projet de réforme25. Dans chaque secteur d’activité, une ou plusieurs entreprises jugées représentatives sont sélectionnées. L’évolution de leur charge fiscale est évaluée en tenant compte des données chiffrées contenues dans leur déclaration, notamment le montant de leurs investissements ou de leurs exportations. Au total, ce sont près d’une centaine d’entreprises de toutes tailles qui sont étudiées, généralement de manière anonyme, seules quelques grandes entreprises comme la Régie Renault étant nommément citées. Construite de manière pragmatique à partir d’un appareil statistique encore rudimentaire, ne prétendant nullement à l’exhaustivité, cette enquête donne cependant un bon aperçu de la situation. Or, elle conclut sans ambiguïté que la réforme des taxes sur le chiffre d’affaires ne bouleverse pas le système de prix en vigueur. Dans certains secteurs, comme la sidérurgie, elle se traduit par une légère diminution de la charge fiscale devant entraîner une baisse modérée des prix de vente. Au contraire, la construction et les travaux publics voient leurs prix augmenter dans une limite très modeste, de l’ordre de 2 %. Dans la majorité des cas, les résultats sont assez erratiques et dépendent souvent de l’importance de l’entreprise. Dans le secteur du papier par exemple, les prix d’une petite imprimerie augmentent fortement (+ 5 %), tandis que ceux d’une entreprise de vente en gros baissent de façon très sensible (– 11 %).
55Ces prévisions optimistes sont largement confirmées. La mise en œuvre de la TVA ne se traduit pas, en 1954 et 1955, par une hausse sensible des prix. Les promoteurs de la réforme ont au contraire bénéficié d’une conjoncture particulièrement favorable. Pendant près de quatre ans, du début de 1952 à la fin de 1956, la France connaît en effet une stabilité des prix tout fait exceptionnelle sous la IVe République26. Il faut sans doute rechercher dans cette absence d’inflation une des raisons majeures de la réussite de la réforme.
56La dernière série de contraintes concerne les finances locales. Les concepteurs de la réforme entendent en effet revoir profondément le régime de la taxe locale. Or, cet impôt est vite devenu l’une des principales ressources des communes et, au début des années 1950, il représente environ un tiers de leurs recettes totales27. Il s’agit en outre d’un prélèvement très dynamique dont le rendement s’élève chaque année dans une proportion considérable.
57Les pouvoirs publics doivent donc être très prudents et, une fois encore, compenser les éventuelles pertes de recettes. Leurs préoccupations restent cependant, dans ce domaine, strictement comptables. Jamais, durant tout le processus de réforme, les intérêts spécifiques des collectivités locales ne sont réellement pris en compte. La DGI veille même à limiter étroitement les marges de manœuvre de communes. Elle s’oppose ainsi fermement, au cours de l’automne 1952, à une disposition du projet Pinay renforçant leurs prérogatives dans la fixation du taux de la taxe locale applicable sur leur territoire28.
C. La force des oppositions
58Un dernier élément vient retarder l’adoption de la TVA. Il s’agit des multiples oppositions que suscite la réforme fiscale, aussi bien dans le monde politique que dans les milieux professionnels.
59L’opposition politique est de deux ordres. Les partis de gauche, socialiste et communiste, sont très hostiles à la TVA dans laquelle ils voient un avantage indu accordé à la grande industrie. Encore faut-il distinguer avec soin leurs positions. La SFIO est l’un des acteurs majeurs du débat parlementaire qui s’engage à l’automne 1952. Elle peut compter sur les capacités d’expertise d’un de ses élus, le député des Bouches-du-Rhône Francis Leenhardt. Spécialiste reconnu des questions financières, celui-ci dépose à l’Assemblée nationale, le 27 mars 1953, une proposition de loi très complète, véritable alternative au projet gouvernemental29. Outre sa solidité technique, le contre-projet socialiste présente deux caractéristiques. Encore très dirigiste d’inspiration, il recommande un maniement discrétionnaire de la TVA, afin de pouvoir sélectionner les investissements. Il prévoit surtout la détaxation totale des petits commerçants et artisans, signe manifeste de l’attention portée par la SFIO à ces catégories professionnelles à la veille de la crise poujadiste.
60L’opposition communiste est, en revanche, plus sommaire. Le PCF ne dispose pas à l’époque, dans le domaine fiscal, des mêmes capacités d’expertise que la SFIO. Le contre-projet communiste, tardivement présenté lors du débat parlementaire d’avril 1954, se signale par la faiblesse de ses dispositions techniques. Concernant la fiscalité indirecte, il se contente de recommander l’exonération des produits de première nécessité, ses autres propositions restant en général assez floues30. L’hostilité communiste est, en réalité, de nature idéologique et reflète le positionnement très dur du parti au début des années 1950. En pleine guerre froide, la création de la TVA est une occasion supplémentaire de critiquer le système d’économie de marché et les engagements internationaux de la France.
61Le parti communiste et le parti socialiste n’ont cependant pas le monopole de l’hostilité à la TVA. Dès l’automne 1952 se manifeste une opposition de droite d’autant plus redoutable qu’elle est le fait de parlementaires censés soutenir les gouvernements d’Antoine Pinay, de René Mayer et de Joseph Laniel. Une partie non négligeable des Indépendants se prononcent ainsi contre la réforme fiscale31. Ils sont rejoints par la grande majorité des membres de l’Action républicaine et sociale, qui, à l’Assemblée nationale, regroupe les anciens députés RPF ayant voté, en mars 1952, l’investiture d’Antoine Pinay. L’ensemble dessine les contours d’une droite dure, plus conservatrice que libérale, hostile à la nouvelle donne économique et sociale issue de la Libération et très attachée à la défense des petits travailleurs indépendants. Se distinguent des personnalités comme Joseph Denais, André-Jean Godin, Guy Petit et surtout Raymond Boisdé, membre influent de l’ARS, qui, depuis 1945, siège au comité directeur du Centre national du commerce et de la Confédération générale des petites et moyennes entreprises32.
62Ces parlementaires reprochent en effet à la TVA de faire la part trop belle à la grande industrie et de défavoriser les petits commerçants et les artisans. Aux projets gouvernementaux, ils préfèrent, soit la généralisation des taxes uniques, sur le modèle de celles établies en 1951 sur les viandes ou sur les vins33, soit, de manière plus radicale, la création d’un impôt indiciaire sur l’énergie et les matières premières. Ils s’inspirent pour cela des travaux d’Eugène Schueller, patron de la marque de cosmétiques L ’Oréal, qui depuis le début des années 1950 fait campagne en faveur de la taxation exclusive des produits énergétiques34. Cet impôt présenterait, pour les petits travailleurs indépendants, de nombreux avantages : il réduirait très sensiblement leur charge fiscale et les déchargerait de toute obligation comptable. Aussi est-il, malgré son caractère très utopique, fréquemment mis en avant par les opposants à la TVA. Le 18 novembre 1952, Raymond Boisdé dépose à l’Assemblée nationale une proposition de loi allant dans ce sens35. Cette initiative souligne d’ailleurs le divorce croissant entre Antoine Pinay et les représentants des PME. Guy Petit agit de même lors du débat décisif du 25 mars 1954. Soumis au vote, son contre-projet rencontre encore l’agrément de 109 députés de la droite et du centre36.
63Cette opposition conservatrice est en effet loin d’être négligeable. Plus que l’hostilité de la gauche, elle explique le retard pris dans l’adoption de la réforme. En novembre 1952, l’apport de voix de droite, issues des groupes Paysans et RPF, fait trébucher le projet Pinay à la commission des finances de l’Assemblée nationale et contraint le président du Conseil à retirer son texte le 4 décembre. Si le projet Mayer ne fait l’objet d’aucun vote hostile, il le doit à la procédure très particulière de la loi-cadre qui rend inutile sa présentation au Parlement37. Mais la perspective de voir le gouvernement agir par décret inquiète certains députés et contribue à fragiliser une majorité de circonstance. Elle explique en partie la défection des groupes les plus conservateurs lors de l’examen des projets financiers du président du Conseil et sa chute le 21 mai 195338. De même le projet Laniel est-il très fraîchement accueilli, même après sa réécriture par la commission des finances de l’Assemblée nationale. Au sein de celle-ci, le vote n’est acquis en mars 1954 que d’extrême justesse, par 20 voix contre 19, dont 5 émanant des groupes des Indépendants et Paysans et de l’Action républicaine et sociale. Comme le remarque le rédacteur de l’Année politique « si on met à part l’opposition doctrinale socialo-communiste, l’hostilité la plus forte au projet vient du propre parti du président du Conseil ». Lors du vote en première lecture à l’Assemblée nationale, le 29 mars 1954, 42 députés de la droite et du centre se prononcent contre le texte39. Il en est de même, le 8 avril, au Conseil de la République pour 25 sénateurs appartenant à la majorité40. En seconde lecture, le 9 avril, ils sont encore 35 députés de droite à voter contre, 42 manifestant de surcroît leur réticence par l’abstention volontaire ou le refus de prendre part au scrutin41.
64Les mêmes divergences se retrouvent au sein des organismes professionnels. Sans surprise, la CGPME est très hostile aux projets gouvernementaux et le fait savoir en des termes particulièrement vifs. Reçu par le ministre des Finances, Maurice Bourgès-Maunoury, en février 1953, Léon Gingembre lui annonce sans ambages que « les PME ne veulent pas aider les investissements des gros »42. Au nom des artisans, l’Assemblée des chambres de métiers adopte une attitude similaire.
65Cette très vive opposition place le CNPF dans une position inconfortable. Porte-parole privilégié des grandes entreprises industrielles, il est naturellement favorable à la détaxation des investissements. Il ne peut cependant négliger totalement les représentants des patrons petits ou moyens qui siègent en son sein et il ne déclare son soutien à la réforme qu’avec beaucoup de prudence, de manière progressive et sans rien cacher de ses divisions internes. La déclaration de son comité directeur au début du mois de novembre 1952 illustre parfaitement cette ambiguïté :
« [Le comité directeur] confirme son accord sur le principe de la valeur ajoutée à condition qu’il soit appliqué de façon suffisamment complète pour que les avantages obtenus ne soient pas annulés notamment par le maintien des principaux inconvénients du système actuel.43 »
66Dans ces conditions, le CNPF ne peut exercer, sur le contenu de la réforme, qu’une influence modeste. Il ne parvient jamais à infléchir les décisions gouvernementales, ni même à définir une position commune. Responsable des questions fiscales au sein de la centrale patronale, Robert Labarre en fait, après l’entrée en vigueur de la TVA, le constat désabusé :
« Si donc une certaine unanimité a pu se faire sur le principe [de la TVA], l’accord était beaucoup plus délicat sur les modalités pratiques d’application. En particulier, il était difficile au CNPF de dégager une position d’ensemble, étant donné la diversité des conséquences qu’entraînait telle ou telle formule pour les diverses branches de l’activité française.44 »
67Il ne faudrait cependant pas voir seulement dans la division du monde patronal une opposition des petites et des grandes entreprises. À ce clivage majeur viennent s’adjoindre des lignes de fracture plus ténues, entre branches, professions ou secteurs d’activité. Les grandes entreprises nationalisées, pour ne prendre que cet exemple, ne réagissent pas de la même manière à la réforme fiscale. La Régie Renault se montre, dès le début, favorable aux projets gouvernementaux45. À l’inverse, Gaz de France est très hostile à la TVA et son directeur financier, Jacques Certeux, estime, en octobre 1952, son coût pour l’entreprise à 1,75 milliard de francs46.
68La force des oppositions, le poids des contraintes techniques, la situation budgétaire difficile expliquent le retard pris par la réforme fiscale et son caractère partiellement inachevé. Ils ne doivent cependant pas dissimuler l’importance de la TVA pour l’économie française.
III. Une réforme importante
69Les transformations réalisées entre 1952 et 1955 présentent un bilan certes nuancé mais dans l’ensemble très positif. La création de la TVA constitue un tournant majeur dans les modes de financement des entreprises industrielles. Les effets de la réforme sur le secteur de la distribution sont en revanche beaucoup plus limités.
A. Une aide considérable à l’autofinancement des entreprises industrielles
70La réforme fiscale intervient dans un contexte très particulier. Elle accompagne une transformation importante du financement de l’économie française. Les deux tableaux suivants permettent de mieux appréhender ce phénomène.
71Jusqu’en 1950, les formes publiques de financement représentent, une part essentielle, de l’ordre de 60 %, de la formation brute de capital fixe, avec un sommet de 64 % atteint en 1949. En 1951, cette proportion chute brutalement de près de 20 points, à environ 40 %. Cette importante baisse relative est la conséquence directe d’un fort désengagement de l’État47. Le tableau n° 2, qui mesure l’évolution des financements en termes réels, permet de le constater. Au cours de l’année 1951, les fonds publics consacrés à l’investissement décroissent, en francs constants, de près de 24 %. Il faut attendre l’extrême fin des années 1950 pour que l’effort public retrouve, en termes absolus, son niveau des années 1949 et 1950. Mais cette lente remontée n’empêche pas une baisse structurelle de la part de l’État dans le financement qui, à partir de 1954, se stabilise autour de 25 % du total.
72Ce retrait de l’État profite essentiellement à l’autofinancement. À partir de 1951, celui-ci représente de 40 % à 50 % des investissements. L’apport respectif du crédit bancaire et du marché financier reste, en revanche, relativement faible.
73La création de la TVA a favorisé cette transition. La taxe constitue en effet, pour les entreprises industrielles, un net encouragement à l’investissement. La ristourne de 18 % qu’elle autorise sur le prix des immobilisations vient partiellement compenser la baisse des crédits publics entamée en 1951. Ce lien est d’ailleurs explicitement revendiqué par les services fiscaux dès l’automne 1952 : pour la DGI, l’équilibre financier de la réforme fiscale « procède également (...) de la diminution des charges du Fonds de modernisation et d’équipement par suite de la diminution de la charge de trésorerie des entreprises financées par ce fonds : cette diminution est un véritable boni de recettes car il eût été possible de réduire à due concurrence (40 à 60 milliards de francs) le produit à attendre des TCA d’État »48.
74Cette compensation est cependant loin d’être neutre. Elle a un effet important, non seulement sur la forme du financement, mais aussi sur ses principaux bénéficiaires. Les fonds publics étaient affectés à des secteurs de base jugés prioritaires – énergie, transports, sidérurgie – et profitaient principalement aux entreprises publiques49. Le mécanisme de déduction fiscale concerne en revanche tous les assujettis à la TVA, c’est-à-dire l’ensemble des entreprises industrielles. La mise en place de la TVA se traduit donc par un double transfert, d’une part en faveur des secteurs qui n’avaient pas été distingués par le premier plan de modernisation, d’autre part en faveur des entreprises privées.
75Une chronologie plus fine permet d’établir les conditions de ce passage d’un financement public à un financement privé et de mesurer les effets de la nouvelle taxe sur l’évolution des investissements. Le débat sur la TVA se déroule alors que la croissance de l’investissement, particulièrement forte les années précédentes, semble marquer le pas. Avec des augmentations réelles de seulement 2 % et 3,2 %, les années 1952 et 1953 apparaissent en effet, au regard des performances de la période, comme peu propices à l’accumulation du capital. Cette décélération s’explique principalement par la baisse importante de l’autofinancement, qui recule en termes réels de 10,6 % et 7,1 % en 1952 et 1953. Après un effort exceptionnel au cours de l’année 1951 qui conduit à un quasi-doublement des capacités d’autofinancement et permet de maintenir, malgré la forte baisse des crédits publics, le niveau total de l’investissement, les entreprises peinent à dégager des marges supplémentaires.
76Ce contexte difficile a sans doute incité les pouvoirs publics à hâter l’adoption d’une mesure susceptible de relancer l’investissement privé. Ce n’est pas un hasard si le mécanisme de déduction est d’abord adopté à titre expérimental, le décret du 18 septembre 1953 ne permettant que pour une durée de 6 mois la déduction de 50 % des taxes ayant grevé les investissements. Dès 1954, les courbes de l’investissement total et de l’autofinancement se redressent, avec des hausses respectives de 9,1 % et 5,3 %. L’année 1955, qui est la première année d’application complète de la TVA, est également celle où la croissance des investissements est, en termes réels, l’une des plus importantes de la période (17 %). L’autofinancement connaît alors une réelle accélération, la hausse passant de 5,3 % l’année précédente à 23,1 %.
77Doit-on attribuer à la seule TVA l’augmentation de l’investissement en 1954 et 1955 et son maintien, les années suivantes, à un niveau élevé ? L’influence de la nouvelle taxe n’est évidemment pas exclusive. D’autres phénomènes entrent en ligne de compte, et en premier lieu les perspectives de croissance de l’économie française. La baisse des investissements de 1952 et 1953 intervient dans une conjoncture déprimée et la hausse de 1954 et 1955 accompagne une reprise plus générale de l’activité. Pour autant, les effets incitatifs de la TVA ne doivent pas être négligés. Si la détaxation des immobilisations n’est pas la cause principale de la reprise de l’investissement, au moins apparaît-elle comme une mesure de soutien très efficace.
B. Des effets très limités sur le secteur commercial
78La réforme de la fiscalité commerciale est en revanche beaucoup plus décevante. La législation en vigueur est pourtant loin d’être optimale. Elle favorise le maintien d’un nombre important de petits détaillants, source constante de tensions inflationnistes50.
79Dès l’origine, les pouvoirs publics se montrent hésitants. Le sujet ne constitue pas, à leurs yeux, une priorité et comportent de grandes difficultés techniques. Dans ces conditions, la loi du 10 avril 1954 ne présente pas d’avancées décisives. Elle se contente de recommander l’extension, avant le 1er juillet 1955, de la TVA au commerce de gros, laissant ouvertes, pour le reste, de nombreuses possibilités.
80La direction générale des Impôts ne manque certes pas d’ambitions. Jusqu’au début de l’année 1955, elle encourage la création d’une véritable « taxe de distribution ». Ce nouvel impôt, qui se substituerait à la taxe sur les transactions et à la taxe locale, serait perçu selon la technique des paiements fractionnés sur la totalité du circuit commercial. Il présenterait donc une avancée considérable dans le sens de la neutralité. Il serait cependant bien distinct de la TVA, qui ne serait pas déductible lors de l’entrée du produit dans le cycle de distribution, et il ne rendrait pas possible la détaxation des investissements. À la différence d’une TVA élargie, il pèserait en réalité, non pas sur la marge brute, mais sur le chiffre d’affaires réalisé par chaque vendeur51.
81Cette formule présente, pour les dirigeants de la DGI, de nombreux avantages économiques. Elle améliore notamment de façon très sensible l’organisation des filières commerciales et constitue, de ce fait, un instrument efficace dans la politique de lutte contre l’inflation. La suppression des taxes cumulatives permet en effet d’égaliser la charge fiscale pesant sur les produits quelle que soit la longueur de leur circuit de distribution. L’avantage dont bénéficiaient les circuits courts disparaît, tandis que les circuits longs, impliquant notamment le passage chez un grossiste, cessent d’être pénalisés. Or, à rebours d’une opinion généralement admise, la DGI estime que cet allongement du cycle de distribution favorise plutôt la baisse des prix. Maurice Lauré plaide ainsi en faveur d’un développement significatif du commerce de gros et défend le principe d’une spécialisation accrue qui « dans le commerce tout autant que dans l’industrie peut s’avérer économiquement rentable »52.
82Cette conception réformatrice se heurte cependant à l’hostilité d’Edgar Faure et de son secrétaire d’État aux Finances, Gilbert Jules. Le contexte a en effet radicalement changé. Le développement du poujadisme interdit désormais toute rationalisation du régime fiscal du commerce. Depuis septembre 1954, le gouvernement s’est rallié à une politique de « détente fiscale » qui vise à satisfaire les revendications des petits travailleurs indépendants53. En février 1955, le projet de la DGI est officiellement écarté. Le décret du 30 avril 1955 accorde même aux détaillants de nouveaux avantages. Ceux-ci peuvent désormais bénéficier, en matière de chiffre d’affaires, d’un régime de taxation forfaitaire très étendu54. Cette disposition a d’ailleurs été directement négociée avec les représentants traditionnels des PME, Léon Gingembre et Gustave Deleau et bénéficie à plus de 1,2 million de contribuables55. Pour le reste, le décret du 30 avril 1955 n’introduit pas dans la taxation du commerce de transformations considérables56 et il faudra attendre la fin des années 1960 pour le voir le secteur de la distribution enfin assujetti à la TVA57.
83La création de la TVA inspire, en définitive, trois types de remarques.
84Elle est d’abord le signe d’une véritable « conversion », pour reprendre le terme utilisé par Michel Margairaz. Pour la première fois sans doute, l’impôt n’est plus seulement une ressource budgétaire et devient un instrument de politique économique. La justification première de la TVA est en effet de favoriser l’investissement et de permettre une concentration accrue des capacités de production. La nouvelle taxe poursuit ainsi l’ensemble des mesures prises depuis 1945 en faveur de la modernisation de l’économie française.
85Cette conversion intervient cependant dans un contexte qui n’est plus celui de la Libération. La création de la TVA constitue une très nette inflexion libérale, sensible surtout dans les modalités de financement. La nouvelle taxe accompagne une baisse des crédits publics amorcée en 1951, elle rompt avec les pratiques discrétionnaires d’affectation des ressources et elle profite en priorité aux grandes entreprises privées. Elle favorise de surcroît l’intégration progressive de la France dans les échanges européens et internationaux.
86Le réformisme fiscal est cependant de courte durée. L’adaptation de l’économie française aux règles du marché provoque toute une série de résistances, qui culminent en 1954 avec le poujadisme. Les pouvoirs publics doivent alors revoir leurs ambitions à la baisse et abandonner toute transformation du régime fiscal des petits travailleurs indépendants. Les années 1952-1954 constituent donc une parenthèse heureuse mais fragile et il faudra attendre le début de la Ve République pour voir réapparaître, dans un contexte politique et institutionnel très différent, des conditions aussi favorables.
Annexe
La réforme des taxes sur le chiffre d’affaires (1952-1955)
87Sources : pour le régime en vigueur en 1952, Pierre Allix et François Bloch-Lainé, Finances publiques, op., cit., p. 162 et suivantes. Pour le rapport du CNP, AN, 81 AJ 198, p. 59-87. Pour le mémorandum du CGP, AN, 80 AJ 44, p. 9-17. Pour le rapport Loriot, AEF, B 28 369, p. 36-40. Pour le rapport Abelin, AEF, B 28 372, p. 30 et suivantes. Pour le projet de loi n° 4579, AEF, B 28 375. Pour le projet n° 5798, AEF, B 28 384. Pour le contre-projet Leenhardt, AEF, B 58 840. Pour le décret du 30 septembre 1953, AEF, B 28 386 et C-A Colliard, « Législation et politique fiscale », Revue d’économie politique, juillet-octobre 1954, p 560-575. Pour le projet de loi n° 7164, AEF, B 28 387 et C-A Colliard, « Législation et politique fiscale », Revue d’économie politique, juillet-octobre 1955, p. 491-512. Pour la loi du 10 avril 1954 et ses décrets d’application, AEF, B 58 841 et article précité de C-A Colliard. Pour la loi du 14 août 1954 et le décret du 4 novembre 1954, AEF, B 58 843. Pour le décret du 30 avril 1955, AEF, B 58 846 et C-A Colliard, « Législation et politique fiscale », Revue d’économie politique, juillet-octobre 1956, p. 553-577.
Notes de bas de page
1 Pour des développements plus complets sur ce sujet, Frédéric Tristan, Une Fiscalité pour la croissance. La direction générale des Impôts et la politique fiscale en France de 1948 à la fin des années 1960, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2005, notamment le chapitre V.
2 Jean Bouvier et François Bloch-Lainé, La France restaurée, 1944-1954. Dialogue sur les choix d’une modernisation, Fayard, Paris, 1986.
3 Pour la description des impôts existants et des différents projets, on se reportera au tableau reproduit à la fin de la communication.
4 Cette imposition, rattachée juridiquement à la taxe à la production, est très souvent désignée par les contemporains sous le terme de taxe sur les prestations de services, avant même qu’elle ne prenne officiellement cette dénomination en vertu de la loi du 10 avril 1954.
5 Pierre Allix et François Bloch-Lainé, Finances publiques, cours de l’Institut d’études politiques de Paris, 1954-1955, p. 212.
6 AN, 81 AJ 198, Premier rapport sur les travaux de la commission Productivité et Fiscalité, Comité national de la productivité, avril 1952.
7 Les informations qui suivent sont, pour l’essentiel, tirées des archives orales de Maurice Lauré conservées au CHEFF, entretien biographique avec Florence Descamps, entretien n° 1, cassette n° 1, 1990.
8 Maurice Lauré, La science fiscale, PUF, Paris, 1993.
9 En juillet 1954, le Comité national de la productivité deviendra, avec des services beaucoup plus étoffés, un commissariat général placé sous la direction de Gabriel Ardant et il fusionnera en février 1959 avec le commissariat général du Plan.
10 Entretien précité avec Florence Descamps, cassette n° 1, entretien n° 1.
11 Maurice Lauré, La taxe sur la valeur ajoutée, Sirey, Paris, 1953.
12 Rapport précité, p. 5.
13 Le taux de la taxe à la production en avril 1954 était de 15,35 % calcule « en dedans », soit un taux effectif de 0,1535/ (1 – 0,1535) = 18,1 %.
14 La TVA permet en effet de connaître avec exactitude la charge fiscale indirecte ayant grevé chaque produit exporté. Elle rend donc possible, à la différence des taxes en cascade, le remboursement intégral à la frontière.
15 Pour le rapport et le compte-rendu des séances, AEF, B 28369.
16 Sur les travaux du comité Abelin, AEF, B 28372.
17 AEF, B 28375 pour le projet définitif.
18 AEF, B 28384.
19 AEF, B 28387, texte du projet de loi avec exposé des motifs.
20 L’année politique, 1954 et Claude-Albert Colliard, « Législation et politique fiscale », Revue d’économie politique, juillet-octobre 1955, p. 491-512.
21 Chiffres issus de la « Situation résumée des opérations du Trésor » (SROT), publiée chaque année dans Statistiques et études financières.
22 AEF, B 28373, note relative aux gains et pertes de recettes résultant de la réforme fiscale, datée du 4 octobre 1952.
23 Le taux de l’IS est d’abord porté à 36 % par la loi du 10 avril 1954, puis à 38 % par le décret du 30 avril 1955.
24 La loi du 10 avril 1954 donne à la nouvelle TVA le taux de 16,85 %, ce chiffre étant porté à 19,5 % par le décret du 30 avril 1955.
25 AEF, B 28373, note précitée du 4 octobre 1952.
26 Calculé en moyenne annuelle, l’indice des prix à la consommation s’élève encore de 11,8 % entre 1951 et 1952. Mais une analyse des indices mensuels montre que, dès le début de l’année 1952, les prix à la consommation se stabilisent : de janvier à décembre, les prix n’augmentent que de 2,4 %. En 1953 et 1954, les prix à la consommation connaissent même, en moyenne annuelle, une baisse de 1,17 % et 0,28 % avant de repartir très modérément à la hausse en 1955 (+ 1,12 %) et 1956 (+ 1,93 %). Il faut attendre le milieu de l’année 1957 pour que, à la suite des tensions économiques nées de la guerre en Algérie, l’inflation reparte à un rythme soutenu. Cf. Annuaire rétrospectif de la France, séries longues, 1948-1988, Paris, INSEE, 1990, p. 287.
27 En 1953 par exemple, le rendement de la taxe locale s’élève à 184 milliards de francs, tandis que les recettes totales des communes sont de 543 milliards de francs. Cf. Statistiques et études financières, n° 76, avril 1955, p. 366.
28 AEF, B 28372, taxe locale sur les ventes au détail, observations sur le projet, Contributions indirectes, 2e division, 2e bureau. La législation en vigueur autorise les communes à majorer de 0,25 % le taux de la taxe locale normalement fixée à 1,5 %. Dans une version initiale du projet de loi, la marge de manœuvre des communes était portée jusqu’à 1,5 %, pour un taux de 2 %.
29 AEF, B 58840, observations sur la proposition Leenhardt.
30 Journal officiel, Débats, Assemblée nationale, séance du 25 mars 1954, p. 1261-1264. Le contre-projet est présenté et défendu par le député de Charente-Maritime, Georges Gosnat. Outre la disposition précitée, il recommande, en matière d’impôts directs, la baisse de la surtaxe progressive pesant sur les salariés, la stabilisation des forfaits des petits commerçants et artisans et l’établissement d’un barème progressif, au taux marginal de 75 %, pour l’impôt sur les sociétés.
31 Entre 1952et 1955, la mouvance des Indépendants est, à l’Assemblée nationale, divisée en trois groupes parlementaires, le groupe Républicains indépendants, le groupe des Indépendants et Paysans et le groupe Paysans. La situation est similaire au Conseil de la République où cohabitent également trois groupes, le groupe Républicains indépendants, le groupe du Centre républicain et le groupe du Centre républicain d’action rurale et sociale, les deux derniers étant administrativement rattachés au premier.
32 Raymond Boisdé (1899-1981) a fait avant la guerre une carrière d’ingénieur dans l’industrie textile qui le conduit, en 1936, à présider la Fédération professionnelle de l’habillement. Élu député gaulliste du Cher en 1951, il est de ceux qui accordent leur confiance à Antoine Pinay en mars 1952 et il est nommé, de juillet 1953 à juin 1954, secrétaire d’État au Commerce dans le gouvernement Laniel. Il est par la suite régulièrement réélu à l’Assemblée nationale où il siège jusqu’en 1973, d’abord sous l’étiquette de l’Action républicaine et sociale, puis, à partir, de 1958, sous celle des Républicains indépendants. Il est un membre assidu de la commission des finances dont il deviendra, en 1962, l’un des vice-présidents.
33 Loi de finances du 24 mai 1951, articles 22 et 23 pour la taxe unique sur les vins et 15 à 21 pour la taxe unique sur les viandes dont le tarif est précisé par un décret du 28 décembre de la même année. Il s’agit, dans l’un et l’autre cas, de taxes spécifiques, perçues à des goulets d’étranglement (par exemple lors de la sortie des abattoirs pour les viandes) et contrôlé selon des procédés matériels.
34 Né en 1881, Eugène Schueller est, depuis l’entre-deux-guerres, l’un des principaux industriels français. Après 1945, il se fait le promoteur d’une nouvelle « économie proportionnelle » qui prétend transformer totalement les pratiques salariales et les modes de redistribution des revenus. Il imagine, dans ce cadre, de remplacer tous les impôts existants par un prélèvement unique sur l’énergie, idée qu’il développe dans un ouvrage paru en 1952 (L’impôt sur l’énergie, Editions du Rond-Point, Paris). Il met au service de son projet des moyens financiers considérables et un important réseau de relations dans la presse et le monde politique. Il crée notamment un « Centre d’études économiques », dont il assure lui-même la direction et soutient, jusqu’à sa mort en 1957, de nombreuses publications.
35 AEF, B 28381. La proposition de loi n° 5408 prévoit la création progressive de taxes spécifiques perçues aux premiers stades de la production et de l’importation en France des grandes matières industrielles de base et au moment de la distribution des produits énergétiques. A cela s’ajouteraient des taxes ad valorem à la consommation et des impôts directs et personnels perçus selon un mécanisme d’évaluation forfaitaire, excluant toute forme de déclaration contrôlée.
36 Journal officiel, Débats, Assemblée nationale, séance du 25 mars 1954, p. 1271. Né en 1905, Guy Petit est député des Basses-Pyrénées de 1946 à 1958 et maire de Biarritz. Il est successivement secrétaire d’État à la présidence du Conseil dans le gouvernement Pinay puis secrétaire d’Etat à l’Agriculture et ministre du Commerce dans le gouvernement de René Mayer. Membre de la commission des finances, il siège parmi les Indépendants et Paysans.
37 La loi de finances du 7 février 1953 renoue en effet avec les anciennes procédures de délégation du pouvoir législatif. Son article 69 autorise le gouvernement à déposer, avant le 10 mars 1953, un projet de loi-cadre, qui, s’il n’est pas expressément rejeté par le Parlement avant le 20 juin, est supposé adopté et peut alors être mis en application par décret.
38 Déposé le 9 mars 1953, le projet de réforme fiscale devient alors caduc sans même avoir été discuté.
39 Les résultats complets sont : 320 voix pour, 245 contre (105 socialistes, 98 communistes et progressistes et 42 modérés) et 40 abstentions, 21 députés n’ayant pas pris part au vote. Cf. Journal officiel, Débats, Assemblée nationale, séance du 29 mars 1954, p. 1478 et 1479.
40 Le Conseil de la République approuve le texte par 199 voix contre 97 (56 SFIO, 25 modérés, 16 PCF) et 6 abstentions, 18 sénateurs n’ayant pas pris part au vote. Cf. Journal officiel, Débats du Conseil de la République, séance du 8 avril 1954, p. 781 et 782.
41 En définitive, la TVA est approuvée par 336 voix contre 238 (105 SFIO, 98 communistes et progressistes, 35 modérés) et 35 abstentions, 17 députés n’ayant pas pris part au vote. Cf. Journal officiel, Débats, Assemblée nationale, p. 2013 et 2014.
42 AEF, B 28883, compte rendu manuscrit de la rencontre du ministre des Finances avec les représentants des milieux professionnels, daté du 18 février 1953, rédigé par Pierre Allix.
43 Bulletin du CNPF, n° 87, 5 novembre 1952, compte rendu de la réunion du comité directeur.
44 Ibid., n° 121, juillet 1954, « La réforme fiscale », p. 33.
45 AEF, B 28374, note pour le ministre, datée du 12 novembre 1952, p. 2. Cette note rend compte de l’intervention d’un cadre dirigeant de la régie, Gabriel Sarradon, auprès d’un membre du cabinet d’Antoine Pinay.
46 Idem, note complémentaire au sujet de la répercussion de la réforme fiscale sur Gaz de France, signée de Jacques Certeux et datée du 29 octobre 1952.
47 Ce retrait des fonds publics a déjà été signalé par de nombreux auteurs, notamment Jean Bouvier et François Bloch-Lainé, La France restaurée .op. cit., p. 153, Michel Margairaz, L’État, les finances et l’économie, histoire d’une conversion, 1932-1952, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Paris, 1991, p. 1231 et Laure Quennouëlle-Corre, La direction du Trésor, 1947-1967, L’État-banquier et la croissance, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, Paris, 2000, p. 5 et 6.
48 AEF, B 28384, note sur la déduction des investissements, datée du 7 octobre 1952.
49 Michel Margairaz, L’État…, op. cit., p. 1240. Les entreprises publiques bénéficient de 72 % des crédits du FME en 1949 et de 48 % en 1950.
50 Le nombre des points de vente a considérablement augmenté pendant la guerre, en raison de l’apparition d’une économie de pénurie. Entre 1939 et 1949, fin officiel du rationnement, plus de 300 000 commerces de détail ont été créés. Au début des années 1950, on compte en France 1 détaillant pour 48 habitants contre seulement 68 en Italie et 87 en Grande-Bretagne. Les effets inflationnistes de cette dispersion sont dénoncés dans un rapport officiel rédigé en 1954, à la demande d’Edgar Faure, par Charles Nathan. Pour le contenu du rapport Nathan, cf. L’année politique, 1954, p. 119.
51 AEF, B 58846, note précitée du 3 juillet 1954.
52 Idem, note sur le projet de réforme des taxes sur le chiffre d’affaires, datée du 12 octobre 1954, ML/MS.
53 Pour le détail des mesures, AEF, B 58847, note pour le ministre (Plan de détente fiscale) datée du 17 septembre 1954, signée de Pierre Allix.
54 Les industriels et les commerçants bénéficiaient déjà, depuis un décret-loi de 1934, d’un régime d’évaluation forfaitaire pour leurs bénéfices. Ce régime concernait, au début des années 1950, plus de 80 % des contribuables qui voyaient ainsi leurs obligations comptables allégées et leurs bases d’imposition sensiblement réduites. Cette possibilité était en revanche, avant 1955, quasiment inexistante en matière de taxes sur le chiffre d’affaires.
55 AEF, B 58846, Lettre de Léon Gingembre à Pierre Allix, datée du 10 février 1955. À la demande des dirigeants de la CGPME, le nouveau forfait s’applique à tous les contribuables dont le chiffre d’affaires est inférieur à 1,5 million de francs, ce qui constitue un plafond relativement élevé.
56 Son principal mérite est de limiter les phénomènes de cascade. La taxe locale, qui ne frappe plus que le commerce de détail, cesse ainsi d’être un impôt cumulatif. En revanche, le décret laisse subsister de réelles disparités de taxation selon la longueur du circuit de distribution et continue notamment à pénaliser le commerce de gros.
57 Loi du 6 février 1966 entrée en vigueur le 1er juillet 1968.
Auteur
Diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, Frédéric Tristram est agrégé d’histoire et docteur en histoire contemporaine. Il a publié Une fiscalité pour la croissance. La direction générale des Impôts et la politique fiscale en France de 1948 à la fin des années 1960, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2005 ; « Les impôts locaux dans les années 1950 et 1960 : entre impératifs économiques et libertés locales », Histoire des finances locales de la Révolution à nos jours, Orléans, PUO, 2003 ; « Le ministère français des Finances et l’harmonisation fiscale européenne dans les années soixante », Le rôle des ministères des Finances et de l’Économie dans la construction européenne, 195 7- 1978, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2002 et « Le rôle des groupes de pression dans l’élaboration de la loi fiscale », J. Garrigues (dir.), Les groupes de pression dans la vie politique contemporaine en France et aux États-Unis de 1820 à nos jours. Rennes, PUR, 2002.
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