Préface
p. IX-XII
Texte intégral
1Je ne cacherai pas, au moment d’ouvrir la préface qu’Olivier Feiertag me fait l’amitié de me demander, ma satisfaction de voir, grâce à lui, un engagement heureusement tenu : celui, implicite mais fort, que j’avais pris naguère envers Wilfrid Baumgartner lui-même.
2Après que celui-ci eut été convié à participer, en 1975, au jury de ma thèse consacrée à François de Wendel (qu’il avait assez bien connu), il souhaita, en le manifestant de diverses façons, entretenir nos relations intellectuelles. Puis, un beau jour, à ma surprise, il m’écrivit à l’improviste, en post-scriptum d’une lettre manuscrite (cette élégance faussement désinvolte était dans sa manière), qu’il projetait de « me léguer ses archives ». Ainsi fit-il, le jour venu.
3Je résolus alors, avec le plein accord de ses enfants, de faire déposer l’ensemble de ces dossiers à Sciences Po, ma maison, où un service ad hoc avait été créé précisément pour y accueillir des fonds personnels. Je savais qu’ils y seraient promptement inventoriés (ce à quoi pourvut fort bien Marie-Geneviève Chevignard). J’estimai qu’il ne conviendrait pas, pour autant, qu’ils fussent ouverts librement à la recherche avant qu’une biographie fût consacrée au donataire, de crainte que, ces papiers étant de toutes parts déflorés, personne ne s’y consacrât plus – puisqu’il ne s’agissait pas d’un contemporain dont le lustre, en dehors de cercles spécifiques, appellerait à coup sûr un effort de ce type. Or, il me semblait que la publication d’un tel ouvrage était la meilleure manière d’honorer la générosité de la décision que Baumgartner avait prise, à tous risques, dans son testament.
4Je me mis donc en quête d’un jeune chercheur résolu à affronter cette tâche. Après quelques péripéties, celui-ci se trouva en la personne de l’auteur de ce livre. Durant le temps de son travail, je lui concédai l’exclusivité de l’accès à ces sources précieuses, en dépit de requêtes diverses, attendant pour les ouvrir à d’autres universitaires qu’il ait eu lui-même le loisir d’aboutir. Cette réserve fut ensuite levée, naturellement.
5La thèse d’Olivier Feiertag, dirigée par Alain Plessis, fut présentée en 1994 et fort bien accueillie. Il jugea cependant qu’il pouvait l’améliorer encore et il se donna le temps de retravailler longuement un texte qui était déjà de bonne facture, de le compléter, de le mûrir, non sans d’heureux résultats. Et voici qu’est gagné par lui le pari que j’avais fait.
6Gagné de quelle belle façon, on va en juger. Il n’est plus nécessaire aujourd’hui de justifier comme autrefois la légitimité scientifique du genre biographique. La cause est gagnée. Mais on rencontrera ici, s’il en était encore besoin, la démonstration de l’avantage que l’Histoire peut trouver, s’agissant surtout d’un personnage qui ne fut pas au tout premier rang de la scène, à conjuguer un effort pour restituer ce qu’il put avoir d’unique, par évidence, (en considérant les dimensions et les limites d’une influence personnelle), avec la prise en compte de ce qu’il nous enseigne sur une époque, une génération, un milieu, l’entrelacs des passions et des intérêts, des pouvoirs et des forces contraires.
7Un homme d’État… Non ! « Un homme de l’État ». Cette formule de l’auteur, bien venue, situe tout à la fois la personnalité de Baumgartner et son aura, avec les questions originales qu’elles nous posent. Mais c’est encore trop peu dire et voilà un sujet d’étonnement initial que de constater que ce grand commis a été l’un des seuls, de son temps, à échapper à l’anonymat (relatif) qui fait d’ordinaire la fierté affichée des hauts fonctionnaires et parfois leur secrète frustration. Même son bref passage au ministère des Finances en 1960-1962, qui fut peu retentissant, n’aurait pas suffi à le mettre dans cette lumière.
8La longévité de sa carrière ? Il la partage avec beaucoup de collègues que l’hécatombe de 1914-1918 conduisit à promouvoir très jeunes au premier rang de la haute administration. Sa capacité d’influence ? Elle résulta de responsabilités que d’autres eurent comme lui, avant et après lui, liées plutôt aux postes mêmes qu’à la personnalité de ceux qui les occupaient. L’étendue de ses réseaux ? Certes, les siens furent remarquablement larges – mondains, politiques et culturels –, bien au-delà des seules relations professionnelles, mais ils ne suffirent pas à lui conférer un pouvoir dont la marque soit demeurée éclatante.
9Probablement faut-il chercher, pour comprendre la place qu’il a prise, une clé dans l’ordre des représentations, qui conduisirent plusieurs générations de serviteurs de l’État – prédécesseurs qui l’adoubèrent, collègues de l’inspection des Finances qui le pratiquèrent, étudiants de la rue Saint-Guillaume qu’il forma – à voir en lui un symbole, un emblème du milieu qui était le leur : la trace s’en perpétue encore de nos jours. L’expliquent d’abord son tempérament, son intelligence ductile, sa plasticité par rapport aux normes d’une catégorie sociale bien typée ; ensuite la nature de ses tâches qui le posèrent en financier archétypal d’un moment particulier de notre histoire ; enfin certaines contradictions qu’il affronta et que, dans une certaine mesure, il incarna.
10Olivier Feiertag aborde de plein fouet la grande question de la conciliation qu’il revint à Baumgartner d’assumer, d’une manière plus éclatante que d’autres, entre son libéralisme affiché, celui du « laissez faire, laissez passer », et son service durable de l’État en un temps où le dirigisme alla croissant et où le protectionnisme l’emporta, et de loin, sur le libre-échange.
11On voit bien que l’homme y est parvenu d’autant mieux que son pragmatisme rejetait les doctrines prédéterminées et les programmes de long terme. Ainsi, tout modéré qu’il fût politiquement, a-t-il pu contribuer à mettre en place ce que l’auteur, avec d’autres, appelle une « économie d’endettement », dont les principes mêmes sont contraires aux logiques patrimoniales qui dominaient l’esprit des générations antérieures à la Grande Guerre. Remplacer l’esprit d’épargne, en somme, par la vie à crédit : le système qui a permis à la IVe République de concilier avec la conduite de conflits coloniaux ruineux la croissance économique et la fin de la crise du logement.
12Sous cette lumière, la décennie de la Banque de France, entre 1950 et 1960, apparaît bien comme l’apogée de cette vie d’homme : (longtemps après cette période, Baumgartner était fort heureux qu’on continuât de l’appeler « Monsieur le gouverneur »…) Il était au sommet d’un système bancaire, alors largement public, avec lequel les Français étaient en voie de se réconcilier. Veillant ainsi en mentor prestigieux sur les mécanismes, les règles et les usages qui en assuraient le fonctionnement le plus harmonieux possible, il s’affirmait comme le garant suprême de la confiance indispensable à la bonne marche des choses.
13Napoléon voulait, comme on sait, que pour être efficace la Banque fût « dans la main de l’État mais pas trop ». La ligne est suivie, et le principe de l’autonomie s’affirme de façon mémorable au moment du conflit public qu’exprime la fameuse lettre de remontrance adressée en 1952 par le gouverneur à Edgar Faure, chef du gouvernement. Ce qui conduit à introduire, par-delà le rôle spécifique de l’Institut d’émission, quelque flou dans les frontières qui séparent le monde administratif de la « société civile », comme on dirait aujourd’hui. L’État et le marché : l’opposition entre l’un et l’autre, en ce temps-là, se fait moins nette, dans la pratique, que dans l’ardeur des conflits théoriques et politiques. Baumgartner, tel qu’il est, là où il est, ne s’en chagrine pas, s’en réjouit même probablement (et peut-être est-ce une des raisons de sa gêne quand il se retrouve, ensuite, rue de Rivoli : désormais assigné clairement à l’un des deux pôles).
14Olivier Feiertag montre bien qu’en reportant à plus tard bien des conflits d’intérêt qu’aurait dû susciter l’état de la société française de ce temps, la Banque et son chef, avec ce qu’ils incarnaient et organisaient, ont contribué à préserver une certaine cohésion de la collectivité nationale en dépit de toutes les forces centrifuges qui menaçaient de l’écarteler. L’histoire du financement du logement par le crédit à moyen terme mobilisable, de 1950 à 1973, système dont Baumgartner fut l’artisan principal, en fournit un exemple pertinent.
15Que le caractère du personnage l’ait installé fort à l’aise dans cette situation, nul doute. Car elle lui évitait de se trouver déporté à droite ou à gauche, et le maintenait dans cette ambiguïté centriste qui lui convenait bien, psychologiquement et socialement.
16Sur le rôle international de Baumgartner aussi, ce livre apporte des informations précieuses et riches de portée. Il marquait un net penchant, presque jusqu’au snobisme, pour le monde anglo-saxon. Je me souviens qu’il me convia un jour, à la fin des années soixante-dix, à participer à une rencontre du Conseil franco-britannique qu’il présidait avec Gladwyn Jebb, ancien ambassadeur à Paris, à Ditchley Park, et cet état d’esprit y était tout à fait visible. Il y parlait un anglais d’Oxford avec un plaisir ostensible.
17On verra notamment dans ces pages l’influence qui fut la sienne dans le cadre de l’Union européenne des paiements, entre 1950 et 1958. Tout pénétré qu’il ait été du système français de « l’économie d’endettement », il lui revint d’observer continûment les tensions entre la fermeture relative du pays sur lui-même et un système international dominé par des économies anglo-saxonnes et allemande plus portées à favoriser les fonds propres par rapport à l’emprunt. Il lui revint aussi d’accompagner, dans son champ d’action, la marche de la construction européenne qui ne pouvait progresser que si la France se réconciliait avec une certaine libéralisation des échanges.
18À ce mouvement conduisant vers une ère nouvelle, de Gaulle et ses gouvernements, en dépit d’une historiographie qui se fie trop aux apparences des oppositions affichées, contribuèrent. Trop vite pour Baumgartner ? L’hostilité, bien décrite ici, qui le séparait de Jacques Rueff, le président du décisif Comité des experts de 1958, peut être analysée, sous cet éclairage, par-delà l’affrontement de deux inspecteurs de Finances rivaux depuis leur jeunesse, comme une divergence doctrinale quant au rythme souhaité pour l’évolution.
19Une ultime louange se rattache à cette notation : l’auteur, tout soucieux qu’il se montre d’échapper à l’anecdotique, sait fort bien préserver, contre les tentations de l’abstraction, la densité humaine de l’univers qu’il fait resurgir. Il veille à restituer, au milieu des descriptions techniques les plus sagaces, cette part de romanesque sans laquelle on a peine à penser qu’une histoire vaille d’être lue.
Auteur
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