Fiscalité et redistribution sociale dans la France du xxe siècle
p. 109-116
Texte intégral
1Comment les inégalités de revenus et de patrimoines ont-elles évolué en France au cours du xxe siècle, et comment rendre compte de ces évolutions ? Les impôts progressifs mis en place au début du xxe siècle ont-ils permis une réduction importante des inégalités sur longue période ? Telles sont les questions auxquelles nous avons tenté de répondre dans un ouvrage récent1, et dont nous reprenons ici les principales conclusions.
2Pour répondre à ces interrogations, il était indispensable de se situer à un niveau microéconomique. Il est en effet impossible d’appréhender correctement les inégalités et leur évolution en s’en tenant à des indicateurs globaux. Par exemple, ainsi que nous le verrons plus loin, la stabilité du partage global entre revenus du travail et revenus du capital au niveau macroéconomique peut masquer de profondes transformations dans la répartition de ces deux grandes masses de revenus au niveau individuel. De même, la contemplation d’indicateurs agrégés du poids de la fiscalité (part des recettes de l’impôt sur le revenu dans le PIB, décomposition des recettes en impôts « directs » et « indirects », etc.) peut conduire à de graves erreurs d’appréciation. Pour apprécier correctement le rôle redistributif joué par l’impôt, il faut commencer par étudier l’évolution de la répartition du prélèvement fiscal au niveau individuel, c’est-à-dire l’évolution des taux effectifs imposés aux différents fractiles de la hiérarchie individuelle des revenus et des patrimoines.
3Notre recherche repose donc sur un travail relativement important de construction de séries microéconomiques homogènes portant sur les inégalités de revenus et de patrimoines, ainsi que sur les taux effectifs d’imposition. Nous avons tout d’abord exploité de façon systématique les statistiques issues du dépouillement des déclarations de revenus. Chaque année depuis la mise en place de l’impôt progressif sur le revenu par la loi du 15 juillet 1914, sansg aucune exception, l’administration fiscale française a en effet dépouillé l’intégralité des déclarations de revenus déposées par les foyers imposables et a établi un certain nombre de tableaux statistiques. Ces tableaux indiquent, pour un grand nombre de tranches de revenus, le nombre de foyers concernés, le montant total des revenus déclarés, le montant correspondant à chacune des différentes catégories de revenus (salaires, bénéfices industriels et commerciaux, revenus de valeurs mobilières, revenus fonciers, etc.), le montant de l’impôt émis, etc. Compte tenu de l’inflation, de la croissance des revenus réels, de la croissance démographique, de l’irrégularité des changements de tranches, etc., les chiffres portés sur ces tableaux ne sont cependant guère intelligibles de prime abord. Un travail statistique relativement long et fastidieux a été nécessaire. Afin de convertir cette source fiscale brute en séries homogènes et économiquement intelligibles, il nous a fallu estimer pour chacune des années de la période 1915-1998 la forme de la courbe de répartition des revenus (c’est-à-dire les paramètres de la loi de Pareto correspondante), utiliser ces paramètres pour calculer les niveaux de revenus déclarés par les différents fractiles de la hiérarchie des revenus, corriger ces niveaux de revenus de façon que nos séries se fondent sur un concept homogène de revenu (avant tout abattement et déduction), etc. Le pourcentage de foyers imposables se situant aux alentours de 10-20 % dans l’entre-deux-guerres (cf. graphique 1), nous nous sommes limités au décile supérieur de la hiérarchie des revenus : nos séries portent sur les 10 % de foyers ayant les revenus les plus élevés, les 5 % de foyers ayant les revenus les plus élevés, etc., et jusqu’aux 0,01 % de foyers ayant les revenus les plus élevés. Afin de calculer la part de ces différents fractiles de hauts revenus dans le revenu total, nous avons établi des séries homogènes portant sur le revenu total et le revenu moyen (foyers imposables et non imposables réunis), en nous fondant sur les estimations issues de la comptabilité nationale2.
4Nous avons également exploité d’une façon similaire les statistiques issues du dépouillement des déclarations de successions que l’administration fiscale a établies presque chaque année depuis la création d’un impôt progressif sur les successions par la loi du 25 février 19013. Nous avons fait de même avec les statistiques issues du dépouillement des déclarations de salaires des employeurs, que l’administration fiscale a établies presque chaque année depuis la création d’un impôt cédulaire sur les salaires par la loi du 31 juillet 19174. De cette façon, nous avons pu distinguer précisément les évolutions de l’inégalité des revenus dues à des mouvements de compression ou d’élargissement de la hiérarchie des salaires et les évolutions de l’inégalité des revenus dues à des mouvements de compression ou d’élargissement de la hiérarchie des patrimoines et de leurs revenus.
5De fait, un des principaux enseignements de nos séries est précisément que ces deux dimensions salariales et patrimoniales des inégalités de revenus ont connu des évolutions fort différentes en France au cours du xxe siècle. Au-delà des multiples fluctuations et retournements observés dans le court terme et le moyen terme (compression des écarts de 1914 à 1920, élargissement de 1920 à 1936, compression de 1936 à 1945, élargissement de 1945 à 1968, compression de 1968 à 1983, léger élargissement depuis 1983), la hiérarchie des salaires est restée extrêmement stable sur longue période. Par exemple, la part des 10 % des salariés les mieux payés dans la masse salariale totale a toujours oscillé autour de 25-26 %, la part des 1 % des salariés les mieux payés autour de 6-7 %, etc. On observe pourtant une forte compression séculaire des inégalités de revenus : la part dans le revenu total des 10 % des foyers ayant les revenus les plus élevés est ainsi passée d’environ 45 % à la veille de la Première Guerre mondiale à 32-33 % dans les années 1990 (cf. graphique 2).
6Mais le fait est que cette baisse s’explique uniquement par l’effondrement de la part des 1 % des foyers ayant les revenus les plus élevés (c’est-à-dire les foyers dont les revenus se composent pour une part prépondérante de revenus du capital), alors que la part des foyers intermédiaires (dont les revenus se composent pour l’essentiel de salaires) est restée extrêmement stable, à l’image de la hiérarchie des salaires (cf. graphique 3). Sur longue période, la réduction des inégalités de revenus est uniquement due au fait que les très hauts revenus du capital se sont littéralement effondrés lors des crises des années 1914-1945, et ne se sont jamais totalement reconstitués depuis.
7L’explication la plus convaincante pour cette non-reconstitution des rentiers du début du siècle est liée au développement de la fiscalité progressive (impôt sur le revenu et impôt sur les successions) et à son impact dynamique sur l’accumulation de patrimoines importants. Les très hauts revenus du patrimoine observés au début du xxe siècle sont en effet le produit d’un siècle d’accumulation sans impôt (ou presque). Les taux d’imposition applicables aux revenus et patrimoines les plus importants furent relevés de façon considérable à l’issue de la Première Guerre mondiale (le taux marginal supérieur de l’IGR passa de 2 % lors de l’imposition des revenus de 1915 à 90 % lors de l’imposition des revenus de 1924 !), et ils se stabilisèrent à des niveaux élevés à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Il devint dès lors virtuellement impossible de reconstituer des patrimoines d’un niveau comparable à ceux du début du siècle.
8On ne peut certes pas exclure que d’autres facteurs aient également joué un rôle important. Il faut toutefois noter que des simulations dynamiques permettent de constater que cet impact dynamique de l’impôt progressif est quantitativement suffisamment massif pour expliquer à lui seul l’ampleur des évolutions observées. On remarquera également qu’il n’est pas si facile de trouver d’autres explications permettant de rendre compte de façon plausible des faits observés. En particulier, il est important d’insister sur le fait que ce ne sont pas les revenus du capital en tant que tels qui ont disparu, mais bien plutôt leur concentration qui s’est fortement réduite : le partage global du revenu national entre revenus du travail et revenus du capital a été globalement stable au cours du xxe siècle, et ce sont les répartitions qui ont évolué de façon totalement différente (la répartition des revenus du travail n’a pratiquement pas changé, alors que celle des revenus du capital s’est fortement comprimée). De la même façon, les déclarations de successions permettent de constater que seuls les très hauts patrimoines ne se sont jamais totalement remis des chocs des années 1914-1945 : les patrimoines légèrement moins importants ont rattrapé depuis la Seconde Guerre mondiale le retard pris au cours des décennies précédentes, si bien que le ratio patrimoine/revenu calculé au niveau macroéconomique a retrouvé à la fin du siècle le niveau qui était le sien à la veille de la Première Guerre mondiale. Autrement dit, seule une explication permettant de comprendre pourquoi l’accumulation est devenue moins aisée pour les très gros patrimoines (mais pas pour les autres) peut rendre compte des faits observés. L’irruption de la fiscalité progressive (dont les taux effectifs n’ont atteint des niveaux substantiels que pour les revenus et les patrimoines très élevés) constitue une telle explication, par opposition aux explications fondées sur l’inflation ou l’évolution des taux de rendement, qui devraient en principe concerner tous les patrimoines.
9Concluons en notant que nos séries nous permettent également de revisiter un certain nombre de périodes historiques particulièrement chaotiques du point de vue de la répartition des revenus (à commencer par l’entre-deux-guerres), ainsi que de réaliser des comparaisons internationales avec les séries disponibles dans les pays étrangers (séries qui sont malheureusement fort incomplètes, y compris aux États-Unis)5. Par exemple, il est frappant de constater que la concentration des revenus et des fortunes était, à la veille de la Première Guerre mondiale, presque aussi forte en France qu’au Royaume-Uni. Cette réalité va à l’encontre de perceptions très répandues (mais jamais étayées) dans la France du début du xxe siècle, souvent décrite par les hommes politiques républicains comme un « pays de petits propriétaires », par opposition aux grandes fortunes de l’Angleterre monarchique (cet argument était souvent utilisé pour expliquer que l’impôt progressif n’était pas nécessaire en France). Cet épisode montre tout l’intérêt qu’il y a à conjuguer une histoire économique et sociale des inégalités avec une histoire politique et culturelle des perceptions des inégalités.
Notes de bas de page
1 Thomas Piketty, Les Hauts Revenus en France au xxe siècle-inégalités et redistributions 1901- 1998, Grasset, 2001, 812 p.
2 Pour plus de précisions, nous renvoyons le lecteur à notre ouvrage Les Hauts Revenus en France au xxe siècle, op. cit. (les sources exploitées et les méthodes utilisées sont décrites de façon détaillée dans une série d’annexes techniques).
3 Les statistiques successorales annuelles ont malheureusement été abandonnées par l’administration en 1964, et on ne dispose plus depuis cette date que du dépouillement des déclarations de successions réalisées pour quelques années isolées (1984 et 1994 sont les deux dernières années dépouillées), ce qui est suffisant pour identifier les tendances longues.
4 L’impôt cédulaire sur les salaires a définitivement disparu en 1948, mais les déclarations de salaires des employeurs (dans lesquels ces derniers indiquent les salaires versés à chacun de leurs employés au cours de l’année précédente) ont été maintenues à des fins de contrôle fiscal, et leur exploitation statistique a été transférée à l’INSEE.
5 Cf. Les Hauts Revenus en France au xxe siècle, chapitre VII. Cf. également Thomas Piketty et Emmanuel Saez, « Income Inequality in the United States, 1913-1998 », NBER Working Paper n° 8467, septembre 2001.
Auteur
Ancien élève de l’École normale supérieure, Thomas Piketty est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales depuis 2000. Il était auparavant professeur d’économie au Massachussets Institute of Technology (MIT, Boston) de 1993 à 1995 et chargé de recherches au CNRS de 1995 à 2000. Ses travaux portent principalement sur l’analyse contemporaine et historique des inégalités de revenus et de patrimoines et des politiques publiques associées. Il a notamment publié : Les hauts revenus en France au xxe siècle-Inégalités et redistributions 1901-1998, Grasset, 2001, 812 p. ; Income inequality in France, 1901-1998, Journal of political economy, 2003 ; Income inequality in the United States, 1913-1998 (coécrit avec Emmanuel Saez), Quarterly journal of economics, 2003 ; Wealth concentration in a developing economy : Paris and France, 1807-1994 (coécrit avec Gilles Postel-Vinay et Jean-Laurent Rosenthal), American économie review, 2006.
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