Introduction
p. 1-10
Texte intégral
1Qu’est-ce qu’un bon impôt ?
2C’est une question résolument normative et, avant d’aller vers le normatif, je pense qu’il est important d’essayer de comprendre un certain nombre de questionnements, du point de vue économique et de l’évolution des systèmes fiscaux. Je voudrais essayer de répondre rapidement à trois questions.
- Des impôts, pour quoi faire ? Il me semble que, quand on se pose cette question, à savoir quelle est la fonction économique des impôts, on mêle forcément les points de vue positif et normatif.
- Je voudrais évoquer la récurrence, voire la permanence, de certains débats économiques à propos de la fiscalité.
- Il faut également aborder les thèmes de la réforme et de la révolution fiscale. Je trouve qu’il y a un abus du concept de réforme fiscale et que la sémantique pose ici des questions de fond. Donc, je voudrais donner mon sentiment en tant qu’économiste sur ce qu’est la réforme fiscale et comment on peut distinguer mesure fiscale et réforme fiscale, sans aller nécessairement jusqu’à parler de révolution fiscale.
3L’impôt pour quoi faire ? Quand vous abordez cette question, vous êtes forcément confronté aux constats et à la réflexion sur le rôle de l’État. Impôt et État sont forcément liés, l’État au sens large, y compris les collectivités locales. Je dirai un mot tout à l’heure des problèmes de la fiscalité locale, qu’il ne faut pas oublier dans le débat, et de l’articulation avec la fiscalité nationale. Mais, dans la mesure où l’impôt est lié à l’État, aux prérogatives de puissance publique, comme disent les juristes, l’impôt est également lié à l’évolution de la démocratie, au rôle du Parlement. Ceci est la toile de fond de tous les débats autour de la question : l’impôt pour quoi faire ? Du point de vue économique, j’aurais tendance à dire que l’impôt, comme l’État, remplit quatre fonctions du point de vue économique. Je vais partir de la trilogie de l’économiste américain Musgrave que vous connaissez de nom, et élargir un peu. Richard Musgrave, qui était professeur à Harvard, avait proposé une trilogie classique pour étudier le rôle de l’État et celui des dépenses publiques. On peut exactement appliquer ce qu’il avait énoncé à propos des dépenses publiques et du rôle de l’État au problème de l’impôt, aussi parce que le débat sur les impôts n’est pas séparable de la question des dépenses.
4Première fonction : la fonction dite d’allocation ou de production de biens et services collectifs. L’impôt sert à financer un certain nombre de biens et services collectifs. Je ne vais pas insister sur le débat concernant ce qu’on appelle les biens et services collectifs. C’est la fonction de production : les impôts sont la « pompe à finance » qui permet de financer l’éducation, les infrastructures, la justice, la police, donc les fonctions régaliennes de l’État au xixe siècle et ce qui reste de fonctions régaliennes au xxe siècle et au début de ce xxie siècle.
5Deuxième fonction, déjà évoquée à propos des problèmes de sensibilité des systèmes fiscaux à la situation économique, la fonction dite de stabilisation. L’impôt est, ou peut-être, un instrument de régulation de l’économie. On débouche là sur la dimension qui a été privilégiée à partir des années 1930, avant Keynes et, bien sûr, avec et après Keynes.
6Il y a eu du pré-keynésianisme fiscal avant Keynes, on le sait bien, avec la théorie des budgets cycliques à la suédoise, sous l’impulsion d’économistes comme Myrdal, prix Nobel d’économie. Myrdal avait proposé aux Suédois d’utiliser l’arme budgétaire de manière contra-cyclique, dès 1930-1931, quelques années, donc, avant la Théorie générale. Et la Théorie générale en 1936 n’a fait, en quelque sorte, que codifier ces tentatives pré-keynésiennes : d’une certaine façon, la politique du New Deal s’inscrit dans ce pré-keynésianisme, avant la Théorie générale.
7C’est la fonction de stabilisation qui provoque les débats, sur la sensibilité ou l’insensibilité des systèmes fiscaux par rapport à l’état de l’économie : tous les problèmes de flexibilité fiscale, la question des stabilisateurs automatiques – dont l’intensité dépend évidemment de la structure du système fiscal –, la répartition entre fiscalité directe et fiscalité indirecte, la façon dont la fiscalité directe s’applique. La comparaison des systèmes anglo-saxons et du système français, du point de vue de l’impôt sur le revenu, conduit à l’opposition des systèmes de retenue à la source et des systèmes avec perception décalée dans le temps. Pour l’historien, l’économiste et le géographe, ce sont des divergences qui subsistent à travers le temps et qui expliquent les différences dans la sensibilité des systèmes fiscaux, d’un pays à l’autre.
8La troisième fonction, d’après Musgrave, est la fonction de répartition et de redistribution. C’est ici que l’on retrouve les thèmes d’injustice et d’inégalité (inégalités de revenus, de patrimoines, etc.).
9Je pense que, si on veut comprendre le rôle de la fiscalité et des impôts, il faut ajouter une quatrième fonction à l’impôt, par rapport à la trilogie de Musgrave, que j’appelle la fonction d’incitation : l’impôt comme incitation dans un contexte où l’État, au cours du temps, essaie de faire des interventions de plus en plus compatibles avec l’économie de marché, qui passent de plus en plus par le système des prix. L’impôt comme levier qui vient, en quelque sorte, non pas contrarier le système de prix mais s’y ajouter. Vous trouvez, à travers l’impôt comme incitation, la montée progressive, de ce qu’on a appelé, dès les armées 1960 et 1970, les dépenses fiscales, concept forcément un peu ambigu, mais qui signifie l’ensemble des cadeaux, des avantages fiscaux, des niches – le concept de niche fiscale se trouve derrière celui de dépense fiscale – un phénomène qui, finalement, a largement complexifié ou, en tout cas, augmenté la complexité de nos systèmes fiscaux et qui, aujourd’hui, pose un certain nombre de débats.
10Voilà ce que j’appelle les quatre fonctions économiques principales de l’impôt. Il y en a d’autres, mais, à mon avis, on peut regrouper la plupart des fonctions de l’impôt autour de ces quatre fonctions.
11Quand on regarde les politiques fiscales à travers le temps, et je me tourne vers les historiens, il me semble qu’au niveau de l’objectif attendu de telle réforme ou de telle mesure fiscale – la réforme étant, par définition, plus ambitieuse que la mesure fiscale –, il y a une volonté, à un moment donné, de privilégier l’une de ces dimensions par rapport aux autres, quant aux objectifs recherchés. Ensuite, il peut y avoir des écarts entre les ambitions affichées et les résultats obtenus.
12Depuis deux siècles, l’objectif de simplification fiscale s’est, paradoxalement, très souvent traduit par une complexité plus grande. Pour prendre un exemple récent, si l’on a introduit la contribution sociale généralisée (CSG) en France à partir de 1990, sous le gouvernement Rocard, c’est essentiellement avec deux objectifs : d’abord, élargir l’assiette de l’impôt vers les revenus du capital et donc, ne plus trop faire cette discrimination, en termes d’assiette, entre les revenus du travail et les revenus du capital ; deuxième objectif, qui était peut-être en même temps le premier, en tout cas de la part des inventeurs de la CSG, un souci de simplification. Si l’on fait le bilan, en 2001, de douze ans de CSG, le résultat, à travers des mesures sédimentaires qui ont été prises, ici ou là, y compris les plus récentes, a plutôt été de compliquer le système, de réduire sa transparence et de réduire la lisibilité du système fiscal. Je prends là un exemple récent, mais il me semble que ce que je dis sur l’écart entre les objectifs affichés par les pouvoirs publics, d’un côté, et ce qui se passe dans la réalité, a dû souvent exister à travers le temps.
13Quand on arrête des mesures fiscales ou quand on fait une réforme fiscale, généralement, on a davantage en tête l’une de ces quatre fonctions que les trois autres, même si, en pratique, on ne peut pas séparer tout cela.
14En fait, quand, par exemple, on utilise la fiscalité pour réguler la demande globale – le plan de stabilisation français de 1963, pour ne pas prendre un exemple trop ancien ni trop récent –, il est clair que les mesures stabilisatrices ont forcément des impacts indirects, et pas toujours recherchés, sur la répartition, peut-être aussi sur l’allocation des ressources et l’évolution des dépenses publiques, donc sur la production d’un certain nombre de services collectifs et, également, sur les incitations. On est alors possiblement confronté à des problèmes de conflits d’objectifs : c’est-à-dire que, ex-ante mais aussi ex-post, il peut y avoir des mesures qui sont destinées surtout à satisfaire l’une des quatre fonctions précédentes et qui se traduisent en fait par des effets non désirés sur les autres. Dans ce cas-là, vous avez un problème qui n’est pas facile à régler, mais qui intervient à travers l’histoire et la géographie, qui est le conflit d’objectifs : il y a des mesures fiscales qui servent, par exemple, l’objectif de redistribution et qui peuvent aller contre d’autres objectifs que j’évoquais tout à l’heure.
15Voilà ce que je voulais dire sur cette première partie. Qu’est-ce qu’un bon impôt ? D’abord, tout dépend évidemment de l’objectif ou de la fonction objectif des pouvoirs publics et la façon dont ils pondèrent ces différents rôles, que je viens de rappeler, de la fiscalité en général.
16Quand je parle de la fiscalité, je tiens compte aussi de la parafiscalité, en particulier des charges sociales. On est bien d’accord que l’histoire a amené à faire disparaître un certain nombre de « murailles de Chine » et à rendre de plus en plus arbitraire et difficile la frontière entre la fiscalité et la parafiscalité. Quand j’étais étudiant, il y a trente-cinq ans, on présentait, la fiscalité, d’un côté, et la parafiscalité, de l’autre. Formellement, cela existe toujours. L’exemple de la CSG montre bien qu’on vit dans des économies où, au fond, la concurrence et la compétitivité se moquent pas mal de ces « murailles de Chine », nées dans l’esprit des juristes, des économistes ou des historiens.
17Quand une entreprise se pose des problèmes de localisation ou de délocalisation, elle raisonne sur un « paquet » qui intègre, entre autres déterminants, les impôts et les charges sociales. Je le répète, il faut remettre complètement en cause ces frontières assez arbitraires que nous avons érigées entre la fiscalité, au sens strict et, d’autre part, les charges sociales.
18Il a existé des périodes, en France, où la question à la mode était celle de la neutralité fiscale. Le thème de la neutralité, d’une certaine façon, est apparu – je n’ose pas parler devant des historiens qui vont me contredire –, en tout cas, la conscience que j’ai de ces questions de neutralité fiscale, moi qui ne suis pas historien, remonte à la création de la TVA en 1954. On nous expliquait que la TVA est un bon impôt parce qu’elle est neutre par rapport à la longueur du processus productif, qu’elle ne défavorise pas les processus capitalistiques par rapport aux processus de production qui le sont moins. Pour moi, c’est à l’occasion du raisonnement sur l’opposition entre la TVA et une taxe sur le chiffre d’affaires, que j’ai pris conscience du concept de neutralité fiscale. Puis, je l’ai retrouvé dans mes études à la fin des années soixante, quand, à l’époque, sous Valéry Giscard d’Estaing, ministre des Finances, le grand thème était la neutralité des finances publiques, dans toutes ses dimensions : neutralité fiscale, neutralité du Trésor, neutralité budgétaire, etc.
19Ce concept de neutralité m’a toujours paru extrêmement ambigu parce que, justement, si la puissance publique utilise ou modifie l’impôt, c’est, généralement, pour ne pas être neutre. C’est pour exercer un effet économique ou social, ou les deux. J’ai toujours eu un problème avec cette question de la neutralité de l’impôt, qu’il s’agisse de la fiscalité de l’épargne ou de problèmes plus généraux. On y reviendra peut-être.
20Deuxième partie de mon introduction : Ce que j’appelle la récurrence, voire la permanence, de certains débats liés à la fiscalité. Je vais les énumérer, je ne vais pas avoir le temps de les développer.
21Il y a un premier débat que Maurice Lévy-Leboyer a déjà posé, – et sur lequel les économistes ne sont pas nécessairement plus avancés que les historiens – sur les effets économiques de la fiscalité.
22On pourrait dire que je suis un peu sévère quand je dis qu’on n’est pas très avancé, mais on a sophistiqué nos méthodes d’investigation en utilisant des modèles économétriques, pour essayer d’évaluer ex-post l’impact des mesures fiscales. Je me souviens, pour donner un exemple et ne pas rester au niveau des principes, de travaux intéressants pour estimer l’effet des mesures en France, sur les crédits d’impôts qui ont été faits sous la Ve République pour favoriser l’investissement des entreprises. Je pense au crédit d’impôt Debré, mais il y en a eu, à plusieurs reprises, sous la Ve République : à différents moments, on a pris des mesures d’incitation pour accélérer l’accumulation du capital.
23Quand vous cherchez à mesurer l’efficacité de ce genre de mesure, vous vous rendez compte que vous débouchez sur des résultats qui sont souvent assez décevants, parce qu’il faut toujours arriver à isoler cette mesure du reste. Sans négliger le fait qu’un crédit d’impôt sur l’investissement ne fait en général qu’infléchir la répartition de l’investissement dans le temps, provoquant des coups d’accordéon sans modifier la formation de capital sur le moyen-long terme. Justement, l’hypothèse du ceteris paribus ne fonctionne pas bien quand on essaie de mesurer l’effet d’un impôt en particulier, ou d’une mesure fiscale. On n’a pas non plus de certitudes sur les délais d’action des mesures fiscales. On sait a priori, par exemple, que les mesures fiscales interviennent plus vite que les mesures monétaires. Le délai d’action de la fiscalité est souvent plus court que le délai d’action de la politique monétaire : ce qui veut dire que, quand on veut exercer un impact très rapide, il vaut mieux, par exemple, baisser ou monter la TVA que de jouer des taux d’intérêt de la banque centrale. Il y a une certaine convergence sur ce résultat, mais il n’y a pas nécessairement de résultat totalement convaincant.
24Autre interrogation sur les faits économiques : la théorie de l’incidence. Qui en définitive va payer l’impôt ? L’incidence fiscale va dépendre du pouvoir de marché des entreprises. Vous augmentez l’impôt sur les sociétés (IS) dans un pays ou vous le baissez, tout va dépendre de savoir si les entreprises sont capables de répercuter cette hausse ou cette baisse avec de probables asymétries selon le sens de la mesure. Les entreprises ne vont pas répercuter à la même vitesse une augmentation ou une baisse de l’IS. Les phénomènes d’asymétrie sont fréquents dans les mesures fiscales comme pour les décisions de politique monétaire ; ils rendent l’estimation économétrique encore plus compliquée. Voilà un premier bloc de débats récurrents.
25Deuxième bloc de débats récurrents ou permanents, l’effet des taux de prélèvements obligatoires. Je rappelle qu’aujourd’hui le gouvernement sera très content d’afficher que, pour 2000, le taux de prélèvements obligatoires en France sera, en définitive, égal à 45,2 %. On pensait être un peu au-dessus, mais enfin, 45,2 % du PIB ce n’est quand même pas un triomphe, quand on fait des comparaisons internationales !
26Le débat est le suivant : est-ce qu’on sait quel est le taux de prélèvement optimal dans une économie ? On devine a priori que le taux de prélèvement optimal, en France, serait plus bas que le taux de prélèvement effectif, mais de combien plus bas ? Là encore, il faut raisonner en termes de « paquets » et d’équilibre global. Ce qui compte dans une économie, ce sont, non seulement, bien sûr, les impôts, mais aussi les dépenses publiques, la qualité et la quantité des services collectifs offerts. Vous ne pouvez pas répondre à cette question du taux de prélèvement obligatoire optimal – est-ce 30 ou 40 %, etc.? – sans avoir une idée ou intégré des hypothèses ou des visions normatives sur le taux de croissance recherché, et sur la quantité et la qualité des services collectifs que vous souhaitez et la façon de les financer.
27Se pose également la question de la structure optimale de la fiscalité. En France, Maurice Lévy-Leboyer l’a dit, on a l’impression que l’IRPP joue un rôle trop faible par rapport à d’autres pays et la fiscalité indirecte un rôle trop massif. Le fait que la TVA représente 40 % des recettes du budget de l’État a peut-être beaucoup d’inconvénients, mais a aussi un avantage : cela augmente la flexibilité fiscale. On a un système fiscal qui est relativement sensible à la conjoncture économique à cause du poids de la TVA et, si l’on voulait conserver cette flexibilité fiscale, en renforçant le poids de l’impôt sur le revenu, il faudrait passer à un système de retenue à la source et supprimer l’année qui s’écoule entre le fait générateur et la collecte de l’impôt. Donc, le débat sur la structure optimale du système fiscal n’est pas indépendant des modes de collectes de l’impôt.
28Un troisième débat permanent touche aux relations entre l’impôt, la compétitivité et la concurrence fiscale. Ce débat est à la fois positif et normatif : quel est le rôle de la fiscalité dans la compétitivité d’un territoire, par rapport à ses concurrents ? Quand je dis territoire, cela peut être un pays, une région etc.
29Les économistes anglo-saxons développent depuis cinquante ans des modèles de concurrence « par les pieds », où les contribuables qui ne sont pas contents, dans un Etat américain ou dans une municipalité américaine, vont, à partir d’un certain seuil, voter « par les pieds », éventuellement en se délocalisant. Le thème de la délocalisation est évidemment lié au thème de la compétitivité et de la concurrence, mais je le répète, les territoires peuvent être des pays, des régions ou des villes. Cela pose des problèmes de comparaison des pressions fiscales, mais aussi de comparaison des services collectifs proposés ; c’est pour cela qu’il faut raisonner sur les « paquets » évoqués plus haut.
30Les économistes disent aujourd’hui, par rapport à cette question de la concurrence fiscale, que les pays ont tendance à surtaxer les facteurs qui sont les moins mobiles et à détaxer les facteurs qui sont les plus mobiles. C’est devenu une sorte de nouvelle règle, une nouvelle façon d’aborder les problèmes de fiscalité. Dans un contexte de grande mobilité des capitaux, en tout cas, les pays ont tendance à détaxer les facteurs les plus mobiles (le capital, les salariés les plus qualifiés, etc.) et à surtaxer les facteurs les moins mobiles. Ceci vaut au plan mondial, mais a été renforcé dans l’espace européen par le marché unique et la monnaie unique, qui tous deux décuplent la concurrence intra-europénne.
31Je me tourne vers les historiens : les capitaux étaient parfaitement mobiles à la fin du xixe siècle, dans ce qu’on appelle la période classique de l’étalon or. La globalisation financière n’est pas un phénomène nouveau, elle était très développée au plan mondial à la fin du xixe siècle, entre 1880 et 1914, la période classique de l’étalon or. Les pays avaient-ils tendance à appliquer alors le principe que je viens d’évoquer ? Dans un contexte où le capital était beaucoup plus mobile que les autres facteurs, est-ce que les pays avaient tendance à détaxer le capital, ou à moins le taxer ou à ne pas le taxer du tout, pour se rattraper par ailleurs ? Cette question que nous agitons, aujourd’hui, en termes économiques ne devrait aussi être étudiée en regardant dans le rétroviseur.
32Quatrième débat permanent : les relations entre la fiscalité et la décentralisation, La décentralisation consiste à transférer des dépenses et donc aussi en principe des recettes. J’ai l’impression qu’en France, on a surtout transféré des dépenses. On a plus de difficultés à transférer des recettes et l’on vit, aujourd’hui, dans un pays où l’État central a tendance à décider de façon unilatérale des modifications des impôts locaux. On l’a bien vu à propos des dernières mesures Fabius, où, finalement, c’est l’État qui décide de supprimer un impôt local, uniquement dans une stratégie de « compensation ». Certes, l’État compense à 100 %, mais je ne suis pas convaincu qu’il soit de bonne stratégie, par rapport au thème de la décentralisation et de l’autonomie des collectivités locales, que l’État décide pour elles, même avec cette compensation à 100 %. C’est une dérive qui me paraît relativement gênante.
33En quelques mots, j’évoque les thèmes de la révolution et de la réforme fiscales.
34À travers l’histoire, de nombreux gouvernements ont prétendu vouloir faire des réformes fiscales. Je crois que le rôle, à la fois des historiens, des économistes et des autres, est de savoir ce qu’est une réforme fiscale et à partir de quand on peut parler de réforme fiscale. Par exemple, l’introduction des quatre « vieilles » a été une réforme fiscale. Les mesures Caillaux de 1914-1917, cela a été une réforme fiscale. On a connu en France, entre 1917 et 1948, un impôt sur le revenu qui était une sorte de fusée à deux étages avec, au 1er étage, le système des cédules, et au 2e étage, l’impôt progressif. Sous cet angle-là, le passage à une fusée à un seul étage, c’est-à-dire la suppression des cédules en 1948-1959, a aussi représenté une vraie réforme fiscale.
35J’appelle réforme fiscale un ensemble de mesures relativement ambitieuses, importantes, qui visent à modifier sensiblement l’économie d’un système fiscal. Pour moi, les mesures qui ont été annoncées par M. Fabius, fin août/début septembre 2000, sont des mesures fiscales : ce n’est pas vraiment ce que j’appelle une réforme fiscale. La frontière entre les mesures et la réforme n’est pas une frontière intangible, chacun la met là où il veut, mais c’est un problème de seuil. Quand vous modifiez suffisamment un dispositif ou un système fiscal, vous faites vraiment une réforme fiscale. L’introduction de la TVA en 1954 est pour moi une réforme fiscale, la généralisation de la TVA à partir de 1968 a été un événement très significatif mais moins décisif. Certes, vous pouvez dire que c’est une réforme fiscale, mais là il y a peut-être un contraste entre la mesure et la réforme.
36La France a toujours connu la tentation – je vais utiliser du franglais que je n’aime pas – de « l’incrementalisme », qui consiste à aborder la question du système fiscal à la marge, et à raisonner par couches sédimentaires. Ce qu’on appelle souvent réforme fiscale en France consiste à créer de nouveaux impôts, de nouveaux dispositifs, de nouvelles niches fiscales sans, généralement, remettre les choses à plat et sans en supprimer d’autres. Donc, on aboutit à un système extrêmement complexe et la première vraie réforme passerait d’abord par la simplification et par une plus grande « lisibilité » de notre système.
37Sous cet angle-là, il me semble que, pour en rester au xxe siècle, il y a eu, sans doute, deux notions de réformes fiscales que je distinguerais.
38Il y a la réforme fiscale pour essayer d’intégrer des éléments disparates, de simplifier et d’éviter les doubles impositions. C’est un premier motif de réforme fiscale et vous trouvez les étapes évoquées tout à l’heure : 1914-1917, la TVA pour éviter les doubles impositions, l’avoir fiscal, pour éviter aussi les doubles impositions en matière de dividendes, etc.
39Et, depuis 1980 dans le monde, on a un deuxième sens de la réforme fiscale, qui n’est pas contradictoire avec le premier, où la réforme fiscale est envisagée comme tout un ensemble de mesures qui visent à élargir les assiettes et à baisser les taux moyens et les taux marginaux d’imposition. Cela a commencé avec R. Reagan aux États-Unis, cela a continué avec Mme Thatcher et nos pays européens y viennent progressivement. La réforme Schröder de 2000, qui a mis la pression sur le gouvernement français-concurrence fiscale oblige ! – va dans ce sens : supprimer certaines niches, élargir les assiettes. Pour éviter que l’État ne perde à court terme des rentrées fiscales et ne creuse ainsi les déficits publics, la baisse des taux marginaux d’imposition doit aller de pair avec un élargissement des assiettes. La France ne pourra durablement rester à l’écart de ce mouvement.
40Au fond, il y a rarement des révolutions fiscales. Vous, historiens, estimez peut-être que 1914-1917 est une révolution fiscale. 1789 était certainement aussi une révolution fiscale. Il y a plus facilement des révoltes de contribuables que des révolutions fiscales. La notion de révolution joue plus du côté des contribuables que des pouvoirs publics et, depuis deux siècles, nous avons connu des épisodes de révolte des contribuables. Pour prendre l’exemple de la IVe République, le mouvement Poujade, ensuite, le CID-UNATI qui avait une dimension fiscale importante et, plus loin de nous, la révolte des contribuables en Californie, il y a quelques années, face à une pression fiscale considérée comme intolérable. Le concept de révolution touche plus souvent les contribuables que les décideurs publics...
41Pour en revenir à l’idée de réforme, je dirais que la réforme fiscale en France doit aller aujourd’hui dans le sens de la simplification. Bien sûr, il faut baisser les taux marginaux et élargir les assiettes, comme cela se passe au plan mondial depuis vingt ans. Mais il faut aller vers la simplification, la lisibilité et la transparence et, sous cet angle-là, retrouver des exigences démocratiques par lesquelles j’ai ouvert ma présentation. L’impôt est lié à l’Etat et au rôle du Parlement. La réforme de l’ordonnance de 1959 qui vient d’être entreprise par l’adoption de la LOLF (loi organique sur les lois de finances) est un événement très important et peut-être pas assez souligné. Bien sûr, la réforme de l’ordonnance de 1959 concerne au premier chef la question des dépenses publiques : remettre un peu en cause le clivage entre services votés et autorisations nouvelles, augmenter le rôle du Parlement dans l’examen des dépenses publiques, au heu que le Parlement vote automatiquement 90 % des dépenses. Je pense que la réforme de l’ordonnance de 1959 devrait aussi s’accompagner – ou va aussi s’accompagner, je l’espère – d’une plus grande responsabilité. J’utilise le mot de responsabilité au sens du terme anglais « accountability ». En matière fiscale, tous ceux qui décident pour nous doivent, bien sûr, rendre des comptes. C’est la manière de légitimer un peu plus la fiscalité et, sous cet angle-là, les pays européens, tous les pays dans le monde, mais la France également, doivent faire des efforts.
Auteur
Diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris et agrégé des facultés de droit et de sciences économiques, Christian de Boissieu est professeur d’économie à l’Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne. Consultant de la Banque mondiale et de la Commission économique européenne, il est également directeur scientifique du Centre d’observation économique (COE) de la Chambre de commerce et d’industrie de Paris. Il est président d’honneur de la Société d’économie politique, membre du Cercle des économistes et président délégué du Conseil d’analyse économique. Christian de Boissieu est l’auteur de nombreux ouvrages sur les questions monétaires et financières et sur l’analyse des politiques économiques. Parmi ses dernières publications figurent : Les mutations de l’économie française (sous la dir. de Ch. de Boissieu), Économica, 1997 ; « Les enjeux économiques, sociaux et financiers de la période 1984-1993 », Pierre Bérégovoy. Une volonté de réforme au service de l’économie 1984-1993, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1998 ; Les mutations de l’économie mondiale (sous la dir. de Ch. de Boissieu), Économica, 2000 ; Les systèmes financiers : mutations, crises et régulations (sous la dir. de Ch. de Boissieu), Économica, 2004 ; L’endettement : Richesse de l’entreprise ? (avec Y. Chaput), Litec, 2005.
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