Chapitre III - Les rites du Ḫamīs al‑Mašāhèḫ
Texte intégral
1Au ḫamīs al-mašāyèḫ, c'est la grande procession qui est le fait principal. Les processions sont, par excellence, rites de mise en mouvement. Elles se distinguent des pèlerinages, où l'on va vers la source du sacré — ceux-ci pouvant s’analyser comme une variété de sacrifice — en ce que c'est la source du sacré elle-même, symbolisée par une statue, une bannière, etc., qui processionne. Les deux rites peuvent se combiner, quand un symbole sacré part d'un sanctuaire secondaire pour se rendre à un sanctuaire plus « central. »
2On ne s'étonnera pas de trouver les rites de procession au cœur de beaucoup de fêtes de renouveau, singulièrement au Proche-Orient. Pour Segal, récapitulant ce que l'on sait des fêtes de Nouvel An dans le Proche-Orient et la Méditerranée antiques : « Certains faits peuvent être propres à une ou plusieurs communautés, d'autres semblent appartenir à un type général » au premier rang desquels il place « une sortie rituelle, hors de la cité, dans la rase campagne1 ».
3Une procession de ce type était-elle au centre du plus ancien rituel de la Pâque israélite, comme on en a émis l’hypothèse ? Pour Engnell, « l'exode au désert n'est, à l'origine, rien d'autre qu'une fête sud-cananéenne à la manière d'un ḥag, c'est-à-dire une fête de procession avec, au centre, un "exode" cultuel "au désert", ce qui veut dire à la campagne2 » .
4Si, pour la Pâque, nous sommes réduits à une reconstruction très incertaine, par contre, la grande procession qui est le rite essentiel de l'Akitu babylonien est bien connue. Sa mise en parallèle avec notre ḫamīs al-mašāyèḫ est frappante. Son point de départ est le principal sanctuaire urbain3. Les statues des dieux et des déesses s'y rassemblent4, puis on se met en marche, sous la conduite de la statue de Marduk, et du roi 5 que les prêtres accompagnent. « La procession représentait l'armée des dieux se dirigeant vers Tiamat6 ». Elle se dirigeait vers un sanctuaire campagnard proche des limites de la cité 7, le bît akît ṣêri8. À Assur, il était bâti à deux cents mètres de l'enceinte urbaine ; à Babylone, il n'a pas été retrouvé, mais devait se situer au nord de la ville. Le bît akît ṣêri était, à Assur au moins, entouré d'un bosquet sacré 9. Le cortège pénétrait dans le temple après une station dans la cour. Il y avait des sacrifices sanglants et un banquet rituel. Puis la procession rejoignait la cité. Elle devait être animée et bruyante, car les textes mentionnent « les chantres », « les lamentateurs », et les « incantateurs10 ».
5La structure est la même qu'à Ḥomṣ : rassemblement des porteurs de présence sacrée (là statues des divinités, ici sanāğiq), procession armée au son des hymnes sacrés jusqu'au sanctuaire qui marque la limite de la première ceinture périurbaine, banquet rituel, retour à la ville. Si Marduk, dieu guerrier, dirige la procession babylonienne, c'est la grande figure guerrière de Sīdī Ḫālèd qui, représentée par son sanğaq, est à la tête de la procession homsiote. Bien que la comparaison soit très suggestive, il ne saurait être question d’une continuité historique, qui s'accorderait mal avec ce que nous savons de l'histoire du ḫamīs al-mašāyèḫ. Nous sommes, à Ḥomṣ, assez loin de la Mésopotamie, et même si, comme l'affirme E. O. James 11, le culte de Tammuz-Adonis était globalement analogue à celui de Marduk (avec son Akitu) et, de plus, « fut solidement établi en Syrie », il reste qu'il n'existe aucune preuve qu'un Akitu ait été célébré sous la même forme qu'à Babylone, ou sous une forme proche, dans la Syrie de l'ouest12. Mais il est fort possible qu'un même complexe symbolique, malgré des cadres théologiques aussi différents que possible, avec quelques éléments rituels qui se seraient conservés (comme les jeux guerriers), ait conduit à la réinvention de la même fête. Ainsi, ce serait aux conceptions liées au renouvellement de l'année qu'appartiendrait la permanence et non aux cérémonies.
6Les processions de Ḥomṣ n'ont pas que des antécédents dans un lointain passé. Elles ont aussi de proches parentés dans les villes et villages de la Syrie contemporaine. Le meilleur exemple en est le grand mawsim palestinien de Nabī Mūsā, vivant jusqu'à la seconde guerre mondiale. Le jeudi précédant Pâques, les participants se rassemblaient près de la Qubbat al-Ṣaḫra à Jérusalem, puis se dirigeaient en procession vers la tombe du prophète Moïse (Nabī Mūsā) au sud de Jéricho (ville située à environ trente-cinq kilomètres au nord-est de Jérusalem). Les fidèles restaient une semaine près du tombeau, mangeant aux frais du waqf. Comme à Ḥomṣ, les soufis participaient activement à la procession, où se déployaient de nombreux sanāğiq13. À Buwāriğ, La visite au maqām de Walī Zawr donnait lieu aussi à une procession, mais dans un contexte rural, il ne pouvait s'agir d'aller d'un sanctuaire urbain à un sanctuaire campagnard. Ce sont deux sanctuaires agrestes qui étaient reliés. On se rendait d'abord à la tombe de Noé14, « implantée au pied d'une colline ». Puis les paysans traversaient la plaine (vers l'est semble-t-il) pour atteindre au sommet d'une autre colline, Walī Zawr. Là aussi, on mangeait en plein air.15
7Ces exemples, qu'une recherche bibliographique plus poussée permettrait certainement de compléter par plusieurs autres, prouvent que la procession entre deux sanctuaires est un type de rituel bien connu dans la région, à l'époque contemporaine comme dans l'Antiquité.
8Sa signification paraît claire : la force spirituelle et vitale s'éveille, et à partir du centre où elle était comme lovée, elle se déploie jusqu'aux limites du cosmos (aux limites de la cité où est construit le sanctuaire campagnard). On aura relevé que le sanctuaire de départ est toujours plus prestigieux que celui où l'on arrive : la Qubbat al-Ṣaḫra, lieu saint essentiel à l'Islam, plus que la tombe de Moïse qui n'est connue pour telle que dans la région ; le tombeau de Ḫālid b. al-Walīd, figure centrale de l'imaginaire homsiote, plus que celui, assez obscur en vérité, de Bābā ʿAmr ; et sans doute le maqām du prophète Noé lui-même, plus que celui de Walī Zawr, dont la renommée est limitée. Cela s'accorde avec l’interprétation de la procession qui y voit déploiement de « réalité » depuis le centre vers la périphérie.
9Les œufs colorés que l'on s'offre à Bābā ʿAmr ne doivent pas faire penser à une influence de la coutume chrétienne des œufs de Pâques : œufs de Pâques et œufs du ḫamīs al-mašāyèḫ sont des transpositions parallèles d'un archétype commun. « L'œuf est joint aux symboles et aux emblèmes de la rénovation de la Nature et de la végétation ; les arbres dits du Nouvel An [...] sont décorés d'œufs ou de coquilles d'œufs [...]. Or on sait que tous ces emblèmes de la végétation et de la Nouvelle Année résument d'une certaine manière le mythe de la création périodique. Ajouté à "l'arbre", lui-même symbole de la Nature et de l'inlassable Renouvellement, l'œuf confirme tous ces prestiges cosmogoniques. D'où le rôle considérable qu'il joue, en Orient, dans les scénarios du Nouvel An. En Perse, par exemple, les œufs colorés sont le cadeau spécifique du Nouvel An, lequel a conservé d'ailleurs jusqu'à nos jours le nom de "Fête des œufs rouges"16 ». À Ḥomṣ aussi, la couleur de prédilection des décorateurs d'œufs est le rouge. C'est à la notion d' « œuf du monde », image du Principe contenant en puissance toutes les existences, puis éclosant pour les laisser s'épanouir, que l'œuf doit sa place dans les fêtes qui réactualisent la création. C'est le même symbolisme qui est à l'origine de l'association de l'œuf au culte des morts, appelés à renaître dans l'autre monde, et, d'une certaine manière, dans celui-ci : symbole de création et de naissance, l'œuf sera tout aussi bien symbole de recréation et de renaissance: « le symbole que l'œuf incarne (…) ne se rapporte pas tant à la naissance qu'à une re-naissance répétée selon le modèle cosmogonique. On ne comprendrait pas, autrement, la place importante tenue par les œufs dans la célébration du Nouvel An et les fêtes des Morts.17 »
10Il est notable que le rôle des œufs dans la fête était — ou avait été — ressenti comme suffisamment important pour que "ḫamīs al-bēḍ" fût l'une de ses appellations, et certainement la plus ancienne.
11Bien que ce soit très probable, je n'ai pas trouvé de témoignage permettant d’affirmer qu’à Ḥomṣ, les œufs de la fête servaient, comme à Ḥamā18, ou comme les œufs de Pâques teints en rouge dans certains villages libanais19, à des jeux, rituels en leur principe, où l’on cherche à les briser20 (en effet, l'œuf du monde doit être brisé pour que les existences s'épanouissent).
12Les joutes et jeux sportifs du ḫamīs al-mašāyèḫ font aussi partie de ces aspects primitifs dont il ne faut pas négliger les significations. Brunschvig rappelait, à propos des foires arabes anté-islamiques, que leur « allure profane ne doit pas faire oublier le mobile originel, magique ou religieux21 ». Cette mise en garde s’applique à la plupart des divertissements associés à des fêtes religieuses, en toutes époques et sous tous climats. On ne peut qu’adhérer à la position de Catherine Mayeur-Jaouen, qui refuse, dans sa description des grands rassemblements musulmans d’Egypte, de séparer « activités profanes et dévotions religieuses22 ».
13Les jeux guerriers (duels avec épées et boucliers, joutes équestres) relèvent en partie du symbolisme général de la lutte contre les forces qui s’opposent à la cosmogonie et à sa réitération, tout comme la procession des ṭuruq, considérée sous son aspect martial23. Les affrontements, réels ou simulés, sont presque indispensables aux fêtes de renouveau : en effet, le renouveau est un combat. Voici quelques exemples, qui ne nous éloigneront pas trop de la Syrie. Lors de l'Akitu, « le combat entre Tiamat et Marduk était mimé par une lutte entre deux groupes de figurants, cérémonial que l'on retrouve chez les Hittites, toujours dans le cadre du scénario dramatique du Nouvel An, chez les Égyptiens et à Ugarit24 ». Il est établi qu'au moyen-âge, dans l'Orient musulman, la célébration du nawrūz s'accompagnait de jeux brutaux. Des combats rituels sont aussi signalés — toujours pour le nawrūz — au Maghreb et en Andalūs 25, et pour le mawlid à Damas, dans la corporation des meuniers26. Enfin, Jean Servier a décrit avec précision les sports rituels de printemps dans le Maghreb contemporain 27 : « Les rites funéraires du printemps sont suivis de jeux de balle opposant des camps représentant les "moitiés" opposées et complémentaires de la société, les deux principes du monde. » L'interprétation de Servier retient l’attention. En effet, les combats rituels ne sont pas toujours destinés à "tuer et dépecer Tiamat", mais peuvent aussi signifier la mise en action — qui est une lutte perpétuelle entre eux, quelque complémentaires qu’ils soient — de deux pôles entre lesquels est tendu le monde : la naissance du monde n’est-elle pas le passage du l’Un à la multiplicité par la médiation de la dyade ? On ne prétend pas identifier ces conceptions de la philosophie des Anciens aux représentations des paysans du Maghreb ou d’ailleurs, mais suggérer que les concepts philosophiques peuvent bien entrer en résonance avec des symboles pré-philosophiques, sans y perdre de leur force, tout au contraire. Il est évident que lorsque les combattants sont explicitement identifiés, l'un à une entité bénéfique, l'autre à une entité maléfique, ou lorsque le scénario du jeu prévoit par avance qui doit être vainqueur, nous sommes face à un combat du type « Marduk contre Tiamat ». Au contraire, lorsque les combattants représentent les deux quartiers d'un village, les deux fractions d'une tribu, les deux moitiés, masculine et féminine, d'une classe d'âge, lorsque le camp qui sera vainqueur n'est pas décidé d'avance, ou que la lutte doit s'achever sans vainqueur ni vaincu, le combat est une mise en action de principes aussi complémentaires que rivaux. Enfin, lorsque le rituel est imprécis, que le symbolisme n'est pas explicite, le jeu de combat peut remplir à la fois l'une et l'autre fonction rituelle.
14Les joutes oratoires, malgré leur apparence pacifique et gracieuse, sont aussi des rites d'affrontement. On sait que dans certaines cultures, les joutes de chœurs antagonistes, l'un de femmes, l'autre d'hommes, sont essentielles pour l'ouverture du printemps28. À Ḥomṣ, dans les dialogues entre un meneur et un chœur de jeunes hommes, reproduits ci-dessus, le chœur tient parfois un rôle féminin, tandis que le soliste prend un rôle masculin (il peut aussi interpréter alternativement les deux rôles). Il n'est pas impensable qu'il y ait eu jadis deux chœurs, l'un de garçons, l'autre de jeunes filles, plutôt qu'un chœur de garçons tenant le rôle des filles. L'évolution de la société, de plus en plus prude, aurait entraîné la modification du dispositif original.
15À côté des jeux d'affrontement se déroulaient des jeux « sportifs ». Aux uns et aux autres s'applique l'explication générale que propose Eliade : « La lutte en elle-même est un rituel de stimulation des forces génésiques [...]. Les coups, les concours, les jeux brutaux entre groupes de sexe différent, etc., augmentent et fomentent l'énergie universelle29 ». Bien que, dans cette citation, les exemples renvoient à des situations d'opposition, il semble que les réflexions d'Eliade concernent tous les exercices de force et d'adresse. L'usage de la force serait un rite d'appel, la mise en œuvre d'une faculté appelant son renouvellement et sa croissance, et la puissance musculaire ne faisant que symboliser l'ensemble des puissances vitales de l'homme.
16Peut-on ne pas s'en tenir à cette interprétation générale, et repérer une signification plus précise dans les mouvements des joueurs ? Deux des jeux relevés à Ḥomṣ sont des jeux de saut. Les rituels de saut, éventuellement dégénérés en simples jeux athlétiques, se retrouvent fréquemment aux fêtes qui marquent une rupture dans le cycle de l'année (le folklore européen connaît bien ces rituels, et l'on se bornera à citer les sauts par-dessus le feu à la St Jean, en été30). Le saut peut aussi marquer le franchissement d’une étape importante de la vie, comme le saut par lequel l’épousée franchit le seuil de sa nouvelle maison, usage attesté en Palestine31. Le saut est un passage soudain au-delà la zone incertaine, dangereuse, où le temps menace de s'arrêter. Le symbolisme du passage s'associe aisément à celui de la naissance. La naissance de l'homme nouveau à la nouvelle année est fêtée par ceux qui étaient les vieux hommes de la vieille année : cette naissance est une renaissance, elle est donc un passage. Si l'on en croit la brève description qu'en donne Anne Fuller, la daʿsa de la Biqāʿ centrale est un rituel de saut : des femmes s'étendent sur le sol, faces contre terre, et les chevaux sautent par-dessus elles, « fortifiant ainsi la fertilité féminine 32 ». Les femmes en ce cas sont assimilées à la terre morte et délaissée au moment de l'arrêt de l'année, puis fertilisée par la remise en mouvement qui est à la fois « naissance » de la nouvelle année, et « passage » du cycle par-dessus son temps de mort. Il est possible que la daʿsa des paysans soit la forme primitive de la dūsa des soufis. Bien que les rituels soient différents, les deux termes sont étymologiquement synonymes. On retiendra que le rite a été jugé suffisamment important pour donner son nom au mawsim de Buwāriğ, et l'on se gardera donc de penser que les jeux de saut que pratiquait la jeunesse de Ḥomṣ n'avaient pas de lien organique avec la fête, sous prétexte qu'ils étaient joués à l'occasion de n'importe quelle réjouissance et même en dehors de toute occasion spéciale. Cet état de fait peut résulter de la désacralisation progressive d'un rite devenu presque un sport, alors qu'à l'origine il n'était pratiqué qu'aux temps de l'année qui convenaient, et participait d'une véritable liturgie. Des réflexions allant dans le même sens peuvent s'appliquer aux jeux de billes, qui s'apparentent aux jeux de balle, dont la valeur symbolique et rituelle n'est pas contestée.
17Le jeu connu sous le nom de qubba ḥammām al-zēn est-il susceptible d’une exégèse plus poussée ? Les athlètes édifient un dôme humain : faut-il y voir quelque chose comme une représentation de la voûte du ciel (mise en mouvement, car la coupole se déplace) ? Il faudrait rechercher si, dans un environnement humain pas trop lointain (par exemple parmi les peuples d’Asie centrale, dont certaines pratiques ont pu pénétrer jusqu’en Syrie par des intermédiaires turcs) se trouve quelque usage ressemblant à ce jeu, sur lequel serait donné un commentaire allant dans le sens de mon hypothèse. Faute d’un appui de ce genre, celle-ci reste très fragile et je la livre comme telle.
18Quant aux danses (qui, pour certains des participants, ont pu être le moment le plus attendu du ḫamīs al-mašāyèḫ), elles sont, plus encore que les jeux athlétiques, une composante nécessaire des fêtes de renouveau. Elles participent de la fonction de toutes les activités à forte dépense d'énergie, mais ne se limitent pas à cette valeur très générale : en entrant en danse, on structure autour de soi l'espace et le temps, imitant de la sorte les êtres (divinités, anges) qui contribuent à la manifestation des mondes.33
19Ce n'est pas un hasard si, à Buwāriğ, la danse se termine dans la cour de la mosquée34 : sa valeur rituelle, sacrée, s'en trouve rehaussée. F. J. Bliss a laissé des festivités pascales propres au village syrien de Mahardy 35 une description qui mérite d'être citée : « C'est la danse du debky qui domine la fête. Depuis quatre jours [...], les répétitions en costume vont bon train. Partout des groupes de jeunes hommes et de filles, se tenant par la main, forment des cercles d'une douzaine de personnes, qui s'agrandissent avec une extraordinaire plasticité sous les yeux stupéfaits de l'observateur ». Dans le même temps, une procession menée par le clergé parcourt le village ; elle fait halte près du cimetière pour y lire l'Évangile. À ce moment, les danses s'interrompent, puis reprennent de plus belle dès que la lecture est achevée. La procession se reforme et se dirige vers l'église. « Dès que l'écho lointain des acclamations — « Le Christ est ressuscité ! Le Christ est ressuscité ! » — atteint l'église, l'avant-garde se répand dans la petite cour, escalade l'escalier extérieur qui conduit au toit, se presse sur les toits des édifices voisins. Instantanément, comme par magie, la masse humaine qui grouille dans la cour se répartit en trois cercles de danse. Le meneur au centre de chaque cercle entonne un air joyeux. Quand la procession arrive, le bourdonnement du plain-chant chrétien s'oppose aux couplets effrontés du paganisme. Alors, pour un court moment, l'Église est triomphante. Danses et chants cessent soudainement, les bavardages s'éteignent, les visages prennent une expression sérieuse, tandis que le prêtre, se tenant à la porte de l'édifice sacré, explique la signification religieuse de la cérémonie. Mais à peine le dernier mot est-il sorti de sa bouche que le paganisme se relève d'un bond. Les cercles brisés se reforment. Un joyeux emportement s'empare des danseurs et des danseuses avec une force accrue ; dans les mouvements de balancement s'est introduit un nouvel abandon ». Laissons à l'auteur la responsabilité de son appréciation de ce qui est « chrétien » et de ce qui est « païen », mais retenons — et c'est pourquoi j’ai cité longuement ce texte remarquable — ses indications précises sur la manière dont la danse est à la fois intégrée à la cérémonie religieuse (tandis qu'à Ḥomṣ, elle est laissée en marge) tout en étant brimée par les formes plus modernes de la religiosité. On aura noté aussi la tendance au glissement orgiaque, déjà rencontrée à Buwāriğ.
20Comme pour les joutes, les jeux et les danses, je n'hésiterai pas, malgré un sentiment répandu, à revendiquer pour les transactions commerciales qui accompagnent les mawāsim, ou pour mieux dire, qui en font partie, une pleine valeur religieuse. Comme toute activité humaine, le négoce est susceptible d'une valorisation sacralisante, et ce n'est même qu'ainsi qu'il prend tout son sens. Le négoce est mise en circulation de biens, c'est-à-dire de réalités sensibles, c'est-à-dire en définitive de réalités invisibles dont témoignent les réalités sensibles. La reprise du mouvement des marchandises est donc analogue à la remise en mouvement vigoureuse des forces porteuses de vie. C'est pourquoi, un peu partout, les grandes foires de printemps participent au scénario du renouveau, qui les rend possibles (elles sont de ce point de vue rite de célébration) et qu'elles stimulent (elles sont aussi rite d'appel).
21Pour conclure sur les rites d’apparence profane du ḫamīs al-mašāyèḫ, j’aimerais attirer l’attention sur les nombreuses fêtes, d’essence évidemment religieuse, qui, sous d’autres climats, ne comportent que les éléments (sorties agrestes, danses, festins, chants, jeux de force, licence vaguement orgiaque) que nos fêtes de printemps islamisées confinent à une marginalité apparente (mais ambiguë, car pour n’être pas reconnues, ces pratiques n’en sont pas moins indispensables pour qu’il y ait vraiment fête). A titre d’exemple lointain, on peut citer la fête d’Anna Perenna (fête du milieu de mars) telle que la décrit Ovide36. De telles fêtes montrent que ces usages, que les clergés peuvent être tentés de juger secondaires ou indésirables, loin de parasiter les fêtes de printemps, en constituent un noyau indispensable, à quoi elles peuvent se réduire sans cesser d’être viables.
22Interpréter la fonction des rites spectaculaires qu'accomplissent les soufis pendant le mawsim pose un problème d'un autre genre. Ici, la valeur symbolico-rituelle n'est pas mise en doute. C'est la relation entre des pratiques pouvant s'effectuer à divers moments de l'année, d'une part, et le sens des fêtes de printemps, d'autre part, qui fait question. Pourtant, la difficulté est peut-être moindre qu'il n'y paraît d'abord. La plupart des rites spectaculaires des soufis sont associés à l'idée de naissance de l'homme nouveau, ce qui ne saurait étonner, vu la fonction essentiellement initiatique du soufisme. Or c'est la même notion, autant que celle de renouveau cosmique, qui est l'âme des fêtes de printemps. Ceci explique en grande partie la prise en charge de ces fêtes par les soufis, et explique aussi que la période des fêtes du Nouvel An soit souvent jugée particulièrement propice aux initiations, dans des contextes culturels variés.37
23Le cas de la dūsa me paraît clair : l'important n'est pas tant que les pas du cheval ne blessent pas les hommes à terre, mais beaucoup plus que ces hommes qui étaient symboliquement morts, se relèvent. J’ai plus haut émis l'hypothèse que la dūsa, avant de devenir une karāma des cheikhs sa‘diyya, avait été, sous une forme un peu différente, un rite des fêtes de l'année nouvelle.
24« L'arrêt du cheval » n'est pas très éloigné de la dūsa. Il y a en somme une différence d'accent. Ici, toute l'attention se porte sur « l'abstention » du principe (que représente le cheikh, comme de juste), et sur sa liberté souveraine de se rendre présent ou non, en rompant ou non son immobilité, à l'instant qu'il veut, tandis que dans la dūsa, le temps d'arrêt est « vu du côté de la créature » abattue, puis relevée.
25Il n'est pas jusqu'aux ḍarb al-šīš et ḍarb al-sēf, si décriés, qui ne puissent se comprendre comme des rituels de sacrifice. Le significatif ne serait pas la relative invulnérabilité des darāwiš, mais leur consentement à une « mort » sacrificielle où ils sont en même temps officiant et victime. Ou, pour mieux dire, l’invulnérabilité naîtrait de ce consentement : celui qui accepte de mourir est déjà mort, et de celui qui est déjà mort ne subsiste, précisément, que ce qui est immortel. Il est périlleux de risquer une interprétation de rituels sur lesquels les intéressés ne donnent guère d’explication, mais il serait de plus mauvaise méthode encore de supposer qu’ils n’ont aucun sens, qu’ils sont devenus « par hasard » les prodiges que l’on montre, alors que mille autres démonstrations possibles auraient pu tenir le même rôle : si ce sont ces démonstrations-là qui ont été valorisées, au point de devenir parfois le signe de reconnaissance d’une ṭarīqa, c’est qu’elles étaient particulièrement aptes à faire entrevoir l’essence du soufisme. Cela n’est pas douteux ; quels symboles elles mettaient en action est plus incertain, et c’est pourquoi je n’ai avancé qu’avec précaution mes propositions : affirmer serait par trop téméraire, mais ne rien dire serait ignorer une question qui doit être posée. On doit, au minimum, se rallier à la remarque de Pierre Lory : « Lorsque les membres de l’ordre Rifâ‘iyya, au cours de rites extatiques, marchent sur le feu, avalent des braises ou se percent le corps à l’aide de broches, la portée spirituelle de telles actions paraît certes faible ; elles sont cependant l’indice sensible que c’est l’esprit qui impose sa loi au corps dense du mystique, et que l’ordre naturel cesse d’être contraignant pour celui qui suit la voie de Dieu. »38
26Précisément, le Nouvel An est un moment où « l’ordre naturel » ne suffit pas à assurer la continuité des temps : il y faut, comme à la Création première, l’intervention de l’Esprit. Les rituels spectaculaires des soufis, s'ils ne sont pas spécifiques à la fête, sont parfaitement adaptés à sa signification, et ce, en vertu de la convergence fondamentale entre initiation et renouvellement des temps.
Notes de bas de page
1 Segal 1963, The Hebrew Passover from the Earliest Times to A.D. 70, note 228, p. 96.
2 Haag 1960, « Pâque », résumant plusieurs articles d'Engnell parus en 1951 et 1952, dont sa communication au VIIe congrès pour l'histoire des religions, Amsterdam, 1950.
3 James 1960, Mythes et rites dans le Proche-Orient ancien, p. 54 et suivantes. Voir aussi Largement 1960, « Nouvel An (fête du) ; II. Dans la religion suméro-akkadienne », col. 563. Georges Contenau distingue ce temple, l’Esagil, cadre de la fête du Jour de l’An (p. 102), de la ziggourat (La Civilisation d’Assur et de Babylone, 1937, p. 112).
4 Contenau 1951, La Civilisation d’Assur et de Babylone, p. 115.
5 Eliade 1989, Histoire des croyances et des idées religieuses, p. 86 ; Contenau 1951, La Civilisation d’Assur et de Babylone, p. 115.
6 Eliade 1989, Histoire des croyances et des idées religieuses, p. 86
7 Largement 1960, « Nouvel An (fête du) ; II. Dans la religion suméro-akkadienne », col. 573.
8 Largement 1960, « Nouvel An (fête du) ; II. Dans la religion suméro-akkadienne », col. 572 ; je conserve la translittération adoptée par cette source.
9 Largement 1960, « Nouvel An (fête du) ; II. Dans la religion suméro-akkadienne », col. 573. L’auteur cite les Annales de Sennachérib : « Je l'environnai [le texte relate la construction du bît akît ṣêri] d'un riche jardin d'arbres serrés, je l'entourai d'une bande luxuriante. »
10 Largement 1960, « Nouvel An (fête du) ; II. Dans la religion suméro-akkadienne », col. 574.
11 James 1960, Mythes et rites dans le Proche-Orient ancien, p. 58. Contenau propose le même rapprochement (Contenau 1951, La Civilisation d’Assur et de Babylone, p. 112).
12 Ainsi, à Ebla, on n'a pas identifié de bâtiments cultuels typiques de l'Akitu.
13 Canaan 1926, « Mohammadan Saints and Sanctuaries in Palestine : (2) Rites and Practises », p. 121 et suivantes ; et Aubin-Boltanski 2005, « Le mawsim de Nabî Mûsâ : processions, espace en miettes et mémoire blessée. Territoires palestiniens (1998-2000) ». On peut aussi consulter de Jong 1983, « The Sufi orders in nineteenth and twentieth century Palestine », p. 151.
14 La tombe est « aux proportions d'un géant » (Fuller 1963, Buarij, portrait of a Lebanese muslim village p. 84). Le détail n'est pas indifférent : on retrouve les mêmes tombes de taille plus qu’humaine dans plusieurs lieux de culte vraisemblablement pré-islamiques, ainsi au maqām d’Abū al-Hōl à Ḥomṣ, au tombeau d’Abel près de Damas, etc. Si la tombe de Noé est très probablement d'origine pré-islamique, le nom de Walī Zawr, laisse deviner, comme celui de Bābā ʿAmr, un saint inconnu, dont tout ce qu'on peut dire c'est que sa tombe est, depuis la nuit des temps, l'objet d'une visite (zawr aurait ici le sens de ziyāra); néanmoins cette hypothèse suppose qu'Anne Fuller ait bien rendu le nom : on se souvient que Dominique Sourdel l'orthographiait différemment.
15 Pour toutes les informations sur le mawsim de Walī Zawr, voir Anne Fuller 1963, Buarij, portrait of a Lebanese muslim village, p. 84 et suivantes.
16 Eliade 1924, Traité d'histoire des religions, § 157. Pour l'œuf du monde chez les Cananéens, voir Caquot 1959, « La naissance du monde selon Canaan », p. 183.
17 Eliade 1924, Traité d'histoire des religions, § 157.
18 Kīlānī, Min al-turāṯ al-ša‘bī fī bilād al-Šām, p. 74.
19 Michel et Joseph Feghali 1977, Contes, légendes et coutumes populaires du Liban, p. 180.
20 Ṣāfī 1983, ʿAlā ğināḥ al-ḏikrā, p. 123 mentionne seulement que les enfants bourraient leurs poches d’œufs colorés préparés en famille ou achetés au souq.
21 Brunschvig 1976, « Coup d’œil sur l’histoire des foires à travers l’Islam », p. 114.
22 Mayeur-Jaouen 1996, « Coupoles et minarets d’Égypte », p. 130.
23 Les auteurs et compilateurs du Roman de Baïbars avaient encore conscience des implications symboliques des jeux équestres (voir Le Roman de Baïbars, Meurtre au hammam, p. 66).
24 Eliade 1969, Le Mythe de l’éternel retour, p. 71.
25 Pour le nawrūz médiéval, voir Levy 1993, « Nawrūz » : « Ce fut sans succès qu'al-Mu‘taḍid essaya d'interdire les traditionnels jeux équestres dans les rues au cours des fêtes de l'été. » En effet, ce « Nawrūz » est estival, ce qui n'en altère pas nécessairement le sens. La source est Ṭabarī ; al-Mu‘taḍid fut calife de 892 à 902. Pour les correspondances occidentales, voir Rostane 1981, Fêtes religieuses et profanes dans l'Occident musulman au Moyen Âge, p. 211 (selon l'auteur, ce nawrūz occidental avait lieu à une date proche du solstice d'hiver, tandis que le nawrūz oriental était célébré au printemps ou en été).
26 Massignon 1969, « La structure du travail à Damas en 1927 », p. 428. L’auteur pense que ces joutes avaient été instituées au xiiie siècle. Le mawlid, qui célèbre la naissance du Prophète, est, à ce titre, une fête du commencement ou du renouveau.
27 Servier 1985, Tradition et civilisation berbères, p. 289.
28 Par exemple en Chine ; voir Granet 1968, La Pensée chinoise, p. 121. Sur les rituels d'affrontement en Grèce – qui sont parfois affrontements entre les sexes – et sur leur rapport avec la fertilité, voir Gernet et Boulanger 1932, Le Génie grec dans la religion, p. 52; les auteurs évoquent aussi l'affrontement de chœurs alternés, de garçons et de filles, p. 40, en rapport avec les coutumes matrimoniales, donc avec la fécondité.
29 Eliade 1964, Traité d’histoire des religions, § 122.
30 Van Gennep 1998-1999, Le Folklore français, p. 1531 et suivantes.
31 Al-Bāšā et al-Sahlî 1986, al-Muʿtaqīdāt al-šaʿbiyya fī al-turāṯ al- ʿarabī, p. 41.
32 Fuller 1963, Buarij, portrait of a Lebanese muslim village, p. 85. Le manuscrit du Sayyid Sulaymān al-Kayyālī (al-Kayyālī, Kitāb al-bišārāt al-aḥmadiyya wa-l-išārāt al-muḥammadiyya, p. 101-102 de la copie partielle dont je dispose) nous apprend que la dūsa aidait les hommes stériles qui s'y soumettaient à devenir féconds, tandis que Ridā Ṣāfī se fait l'écho de la croyance selon laquelle la dūsa assurait leur santé (Ṣāfī 1983, ʿAlā ğināḥ al-ḏikrā, p. 128).
33 Pour une théorisation de l'entrée en danse comme création des mondes, voir le texte remarquable d'Ismā‘īl Ankarawī, traduit par Marijan Molé dans « La danse extatique en islam », p. 251 et suivantes, particulièrement p. 265, et repris par Eva de Vitray-Meyerovitch 1978, Anthologie du soufisme, p. 190 et suivantes. Sur cet auteur, on consultera aussi Fabio A. Ambrosio, « Écrire le corps dansant au xviie siècle : Ismâ'îl Rusûkhî Anqaravî » (2006). Ismā‘īl Ankarawī (xviie siècle) s'attache particulièrement au symbolisme précis de la danse des Mawlawiyya ; mais sous leur aspect le plus général, ses explications sont valables pour beaucoup de danses sacrées, peut être toutes. On trouve dans le livre de Moḥammad Ġāzi Ḥusayn Āġā, Al-Ṭarīqa al-sa‘diyya fī Bilād al-Šām, p. 77, une analyse des postures du ḏikr sa‘dī qui relève du même ordre de réflexions.
34 Fuller 1963, Buarij, portrait of a Lebanese muslim village, p. 88.
35 Bliss 1972, The Religions of modern Syria and Palestine, p. 167-168. Je conserve, pour le nom du village, la transcription de l'auteur, bien qu'elle rende le mot arabe mal reconnaissable. Il doit s'agir du village de Mḥardé, dont la localisation est conforme aux indications de Bliss (« près des gorges de l'Oronte, en Syrie du Nord », plus précisément sur la route de Ḥamā à Qal‘at al Maḍīq).
36 Ovide, Les Fastes, p. 91 et suivantes.
37 Eliade 1969, Le Mythe de l’éternel retour, cite plusieurs exemples, p. 68 et 84, chez les Hopis, les anciens Japonais, divers peuples indo-européens (en s'appuyant sur Dumézil) et rappelle aussi que « les jours de Pâques et de Nouvel An étaient les dates habituelles du baptême dans le christianisme primitif » (p. 75).
38 Lory 1996, « Soufisme et sciences occultes », p. 194.
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