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Chapitre III - Nouvelles perspectives chronologiques et archéologiques

p. 227-344


Texte intégral

Évolution de l’occupation de la période hellénistique à la période byzantine

1Entre le milieu du ve s. et la fin du iie s. av. J.-C., le Moyen-Euphrate est placé au cœur de trois territoires successifs, achéménide, macédonien et séleucide, qui, en raison de leur extension en Asie, sont organisés entre différents centres de pouvoir répartis entre la façade méditerranéenne et les territoires orientaux. La place du Moyen-Euphrate, mineure à l’époque achéménide et pendant le bref règne d’Alexandre, a connu une certaine valorisation à partir de Séleucos Ier. Puis, avec le démantèlement progressif de l’empire, s’est ouverte une période de morcellement politique pour les régions de l’Euphrate, partagées entre les Parthes – présents dès 120 av. J.-C. – et les Romains à partir de 65 av. J.-C., date de la création de la province de Syrie. Dès lors, le développement des villes de la vallée a été marqué, pendant près de deux siècles, par des zones d’influence politique et culturelle différentes. Le statu quo qui s’est maintenu sur le fleuve entre les empires parthe et romain, en dépit d’expéditions militaires récurrentes, est définitivement modifié par les conquêtes des Sévères en Mésopotamie : jusqu’à l’expansion des Sassanides, au cours du iiie s. apr. J.-C., la vallée est totalement réunifiée. Les raids sassanides en Syrie entraînent une nouvelle phase de réorganisation et de militarisation sous Dioclétien, ainsi que le renforcement des défenses des villes au vie s., tandis que la zone tampon entre Romains et Sassanides, en aval du Khabour, décline sensiblement.

2Telle que la retracent les sources littéraires, l’histoire du Moyen-Euphrate est émaillée de nombreux épisodes de conquêtes et de contre-offensives, de la période hellénistique à la période byzantine. Cependant, la vallée elle-même ne représenta presque jamais un obstacle pour les mouvements de troupes, ni ne fut l’enjeu direct de ces affrontements, contrairement à l’Arménie, véritable pomme de discorde entre les forces en présence. La question militaire est donc importante pour le Moyen-Euphrate au cours de ces neuf siècles : c’est un axe vital de communication de l’empire séleucide, dont le front méditerranéen est constamment menacé sous les Ptolémées, puis une frontière politique et militaire sans cesse traversée par les Parthes et les Romains, et enfin, un « boulevard » des armées impériales byzantines et sassanides. Pourtant, l’analyse des données archéologiques permet d’aborder l’étude générale de l’occupation du Moyen-Euphrate, entre la conquête macédonienne et la conquête musulmane, selon différentes perspectives. En dressant un tableau d’ensemble de la région et de la séquence chronologique étudiée, puis en faisant le point des connaissances pour chacune des périodes, hellénistique, parthe-romaine et sévérienne-sassanide, il devient possible d’examiner, sur l’ensemble des sites de la vallée, une série de problématiques historiques et archéologiques, qui ont été développées à partir de quelques sites de référence par les spécialistes de l’Antiquité.

Neuf siècles d’occupation en quelques chiffres

3Le décompte des sites d’habitat et des sites funéraires par période d’occupation sur l’ensemble inventorié1 reflète un net accroissement de l’occupation entre la fin du ive s. av. J.-C. et le milieu du viie s. apr. J.-C.2.

Tableau chronologique 1 : Répartition par période des sites fouillés ou prospectés

Période hellénistique

Période parthe-romaine

Période sévérienne-sassanide

70 sites

126 sites

164 sites

4Même si l’on tient compte d’une possible surévaluation des sites répertoriés pour la période parthe-romaine3, l’augmentation générale est d’environ 150 %. Ce résultat est naturellement conforme au constat tiré à la suite des prospections américaines en Turquie4 et des prospections françaises5, puisque la majorité des données traitées proviennent de ces travaux. Une analyse plus fine de cette évolution révèle que seuls 33 sites ont connu une occupation continue sur les trois périodes et que le nombre d’abandons ou de créations de sites pour chaque période est assez important.

Tableau chronologique 2 : Continuité uniquement sur 2 périodes

Périodes hellénistique + parthe-romaine

Périodes parthe-romaine + sévérienne-sassanide

Périodes hellénistique + sévérienne-sassanide

27 sites

51 sites

1 site

5D’après ce tableau, il y a eu une plus forte continuité de l’occupation des sites parthes-romains au cours de la période sévérienne-sassanide (50 sites) qu’entre les périodes hellénistique et parthe-romaine (29 sites). Compte tenu du nombre de sites occupés à la période sévérienne-sassanide (161 sites), il est aussi évident que la proportion de sites abandonnés entre la période hellénistique et la période parthe-romaine a été amplement compensée par l’implantation de nouveaux sites à la dernière période.

Tableau chronologique 3 : Sites fouillés ou prospectés attestant une seule période d’occupation

Période hellénistique

Période parthe-romaine

Période sévérienne-sassanide

7 sites

13 sites

77 sites

6Ce troisième élément d’analyse indique que le nombre de sites abandonnés après la période hellénistique est très réduit, avec 7 sites définitivement désertés et 1 site réoccupé à la période sévérienne-sassanide, tandis que 14 sites nouveaux de la période parthe-romaine ont décliné avant la période sévérienne-sassanide. Si l’on croise les données des tableaux 2 et 3, on constate que 60 sites ont disparu entre la période hellénistique et le début de la période sévérienne-sassanide.

7Le graphe suivant (fig. 82) permet de synthétiser l’évolution des sites du Moyen-Euphrate de la période hellénistique à la période byzantine. Sur les 70 sites de la période hellénistique, on dénombre 7 abandons définitifs, 27 sites encore occupés à la période parthe-romaine et 35 sites occupés en continu jusqu’au milieu du viie s. Pour la période parthe-romaine (126 sites), on distingue un premier groupe de sites dont l’occupation prend fin avant le iiie s. apr. J.-C. et qui réunit les 27 sites déjà occupés à l’époque antérieure et 13 sites nouveaux, et un second groupe qui comprend les sites dont l’existence est encore attestée à la période suivante, soit 35 sites de la période antérieure et 51 sites nouveaux. Pour la période sévérienne-sassanide (171 sites), on retrouve les 33 sites occupés depuis la période hellénistique et les 51 sites parthes-romains, augmentés de 77 sites nouveaux.

Fig. 82 ‑ Répartition chronologique des sites prospectés ou fouillés sur les trois périodes étudiées à partir d’une sélection de 211 sites.

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8Si l’on s’en tient à la chronologie des 60 sites fouillés (fig. 83) inventoriés dans notre catalogue, l’occupation entre la période hellénistique et la période suivante présente un accroissement similaire à celui constaté pour l’ensemble des sites répertoriés (tableau chronologique 1). Les niveaux de la période sévérienne-sassanide sont moins présents en fouille proportionnellement au nombre de sites occupés à cette période détectés en prospection. Ces résultats sont à considérer comme des indicateurs généraux à l’échelle de la vallée. Ils masquent la très grande diversité des données collectées dans le catalogue : les trois périodes ne sont pas documentées de manière égale sur tous les sites fouillés, ni même sur un même site ; cette disparité reflète l’état de conservation des vestiges et les stratégies de fouille.

Fig 83 ‑ Répartition entre la chronologique des sites fouillés et les périodes d’occupation détectées en prospection.

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9La sélection de sites fouillés, bien que restreinte, est suffisamment représentative et peut être utilisée pour étudier l’évolution de l’occupation à l’intérieur de chaque période.

Le Moyen-Euphrate hellénistique (333-120 av. J.-C.)

10Après sa victoire à Issos en 333, Alexandre, qui contrôle déjà l’essentiel de l’Asie Mineure, concentre ses troupes sur le front méditerranéen (siège de Tyr et de Gaza et reddition de l’Égypte en 332), tandis que les contingents rescapés de Darius III ont fait retraite jusqu’à Babylone, où le Grand Roi réunit et entraîne ses contingents iraniens et bactriens en vue d’un nouvel affrontement dans la plaine d’Arbalès/Erbil. Réitérant la stratégie d’Artaxerxès contre l’armée de Cyrus le Jeune, Darius III fait couper le pont qui permettait de franchir l’Euphrate à Thapsaque6. Selon Arrien7, la défense du fleuve est confiée à Mazée, satrape de Babylonie, qui, avec trois mille chevaux, harcèle, depuis la rive gauche, les pontonniers macédoniens qui construisaient deux ponts de bateaux. Le travail n’est d’ailleurs pas achevé quand l’armée de conquête atteint Thapsaque, en juillet 331. Mais, à l’arrivée de la troupe conduite par Alexandre, les Perses « prirent la fuite » et, une fois les pontons terminés, le conquérant traversa avec toute son armée. Cette anecdote est intéressante : elle indique que le point de traversée sur l’Euphrate qu’allait emprunter l’armée macédonienne a été prévu par Darius ou surveillé par des éclaireurs. D’après le déroulement des opérations, la manœuvre de Mazée visait seulement à retarder l’avancée de ses ennemis et non à défendre la rive gauche.

11L’itinéraire d’Alexandre en Mésopotamie est détaillé par Arrien8 : l’armée oblique vers le nord « ayant l’Euphrate et les montagnes de l’Arménie à sa gauche » ; au lieu d’emprunter la route directe vers Babylone9, elle progresse en s’éloignant de l’Euphrate. Les raisons qui ont dicté cet itinéraire en Mésopotamie sont explicites : ce choix répond à la nécessité d’approvisionner l’armée en passant dans une région plus fertile et plus septentrionale, et doit lui épargner aussi les chaleurs intolérables de la steppe. Quant à la vallée du Tigre, elle n’a fait l’objet d’aucune mesure défensive perse, bien que des éclaireurs perses capturés en route eussent indiqué à Alexandre que l’armée de Darius campait sur la rive opposée. La rencontre entre les deux armées a lieu en Assyrie, à Gaugamèles10. La défaite de Darius III et, surtout, la reddition des satrapes de Suse et de Babylone rendent Alexandre maître de territoires qui s’étendent du pays Ebir Nari (Transeuphratène) jusqu’à la Médie.

Mort d’Alexandre et partage des territoires conquis en 323

12Alexandre, entré triomphalement à Babylone en octobre 331, revient s’y établir en 324, après une marche difficile dans les hautes Satrapies et en Inde. À sa mort, en 323, un accord est conclu à Babylone, entre les généraux macédoniens, pour remettre la royauté à Philippe Arrhidée et à Alexandre IV, tandis que l’on procède à la répartition des territoires conquis entre les différents gouverneurs11. En 321, ce partage est un peu modifié, à Triparadisos, en Syrie, après la mort de Perdiccas : Ptolémée conserve l’Égypte, Laodémon la Syrie ; Nikanor reçoit la Cappadoce, Séleucos, en tant que satrape d’Akkad, contrôle la Babylonie12, tandis qu’Antigone, stratège de l’Asie, commande l’armée royale avec Cassandre.

Deux décennies de guerres préliminaires à la création de l’empire séleucide

13Entre 320 et 315, la Syrie, la Mésopotamie et la Babylonie passent aux mains de différents Diadoques, au prix de plusieurs périodes de guerres. Jusqu’en 316, Antigone combat Eumène de Cardia et le traque de l’Asie Mineure à la Mésopotamie. À la mort de son rival, il s’impose en Médie et commence à dépouiller Séleucos de ses prérogatives13. Séleucos, chassé de Babylone en 316, se réfugie en Égypte. De 316 à 313, Antigone reste maître de l’Asie, ayant même repris les villes phéniciennes tenues par Ptolémée. La contre-offensive lagide, qui commence à Gaza, en 312, par la défaite de Démétrios, permet à Séleucos de partir à la reconquête de son royaume. Il traverse la Syrie avec une troupe d’un millier d’hommes14 et, après avoir hiverné en haute-Mésopotamie, met le siège devant Babylone, tenue par une garnison antigonienne. En 312, après la prise de la capitale mésopotamienne, Séleucos s’approprie le territoire contrôlé par Nikanor, partisan d’Antigone, satrape de Médie et stratège des hautes-Satrapies15. Tandis que Séleucos guerroie en Iran entre 310 et 305, Démétrios tente une dernière attaque contre la Babylonie, en s’appuyant sur le satrape Archélaos pour réduire les villes fidèles à Séleucos. Mais, en 306, fort de la stabilité des régions de haute-Mésopotamie et du plateau iranien qui lui sont acquises16, Séleucos parvient à reprendre pied en Babylonie, où il fonde alors sa nouvelle capitale, Séleucie du Tigre17. S’il ne se fait reconnaître roi qu’en 305, la date de 311 est le point de départ antidaté de l’ère séleucide ; cette date, qui correspond à la mort d’Alexandre IV, dernier héritier d’Alexandre le Conquérant, permet à la propagande royale de revendiquer l’appartenance à la dynastie macédonienne18.

Le Moyen-Euphrate dans l’empire séleucide (301-120)

14Les événements décisifs et l’enjeu des trois guerres des Diadoques se déroulent en Méditerranée, mais c’est bien en s’appuyant sur les territoires à l’est de l’Euphrate que Séleucos a pu s’imposer. Quant aux régions du Moyen-Euphrate, après avoir été contrôlées pendant plus de dix ans par les Antigonides, elles constituent, avec la Babylonie, la base la plus stable de l’empire séleucide jusqu’en 140 av. J.-C. À l’issue de la bataille d’Ipsos en Phrygie, en 301, et avec la mort d’Antigone, Séleucos est reconnu maître des territoires syriens des vaincus (fig. 84). Il travaille à consolider ses possessions orientales, même si, à l’ouest, des régions entières lui sont encore disputées par Ptolémée, qui occupe partiellement la Phénicie et la côte syrienne, et par Démétrios, installé en Cilicie. Malgré la succession des offensives et contre-offensives en Syrie entre 301 et 28619, Séleucos Ier organise son empire dès 300 av. J.-C. : il implante de nouveaux centres de pouvoir sur la côte syrienne – Séleucie de Piérie, Antioche, Laodicée et Apamée –, puis associe villes existantes, colonies macédoniennes de la période des Diadoques et nouvelles implantations dans un programme de (re)fondations qui vise à s’approprier l’espace conquis20. En 294, il consolide son pouvoir : il nomme corégent son fils, Antiochos, et lui confie le gouvernement des satrapies à l’est de l’Euphrate21.

Fig 84 ‑ Carte politique du monde hellénistique en 301.

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15L’étendue des territoires séleucides à partir de 300 – que l’on considère cet empire comme helléno-centré, bipolaire22 ou oriental23 – nécessite un système de contrôle et un réseau de communications fortement charpenté entre la Méditerranée et l’Iran. L’existence de deux centres de pouvoir, l’un en Syrie du Nord – Séleucie de Piérie, puis Antioche – et l’autre en Babylonie – Séleucie du Tigre –, place le Moyen-Euphrate sur un axe routier essentiel24. Le rôle stratégique de cet axe est manifeste lorsqu’on examine le nombre de fondations hellénistiques dans la vallée mentionnées par les sources25 : la fondation jumelée de Séleucie-Zeugma et d’Apamée, notamment, contrôle le franchissement de l’Euphrate vers la Syrie du Nord, tandis que Doura-Europos, dans la partie méridionale du Moyen-Euphrate, est placée sur l’axe routier et fluvial menant vers la Babylonie. La menace constante que font peser les Lagides sur la Phénicie et la côte syrienne à partir de 277, puis la sécession des satrapies orientales de Bactriane et de Médie à partir de 25026, et, en 220, les reconquêtes contre les Attalides en Asie Mineure septentrionale, ont, de fait, recentré l’empire sur la Syrie du Nord et la Mésopotamie au sens large. Les expéditions de reconquête des territoires perdus à l’ouest et en Asie ne pourraient se concevoir sans la stabilité de cette base arrière, comme le montre l’épisode de la révolte de Molon.

16Le territoire séleucide est divisé, sur le modèle de l’empire achéménide, en satrapies gouvernées par des satrapes ou stratèges27, mais les divisions territoriales perses ont été modifiées en Syrie et en Mésopotamie. La répartition des satrapies séleucides est assez claire pour l’Asie Mineure28, mais elle est plus difficile à délimiter au Proche-Orient, car les informations reposent sur des sources d’époque romaine et sur de rares documents officiels. En ce qui concerne les régions du Moyen-Euphrate, on ne peut compter sur aucune inscription officielle pour l’époque séleucide. Chez Strabon, il est ainsi parfois malaisé de séparer les titres des satrapies et de leurs subdivisions en hyparchies ou en districts, des termes purement géographiques, comme la Mésopotamie ou la Babylonie, ou des références spatiales de type ethnographique – par exemple, quand le géographe mentionne le territoire des Arabes ou des Syriens. Tandis que le pouvoir séleucide a pu reconnaître à certaines communautés autochtones du Proche-Orient, comme les Juifs ou les Phéniciens, une relative autonomie politique29, il ne semble pas que les Arabes et les Syriens aient été intégrés à la structure politique royale sur un mode comparable : L. Capdetrey considère plutôt que les populations semi-nomades ont été maintenues à la périphérie de l’administration séleucide, mais tolérées en raison de leur importance pour les échanges commerciaux, à l’instar des Nabatéens30. Il n’en reste pas moins que les territoires de ces nomades arabes et syriens relevaient de différentes satrapies, dont les villes et les villages étaient directement sous administration civique séleucide.

17Durant les premières décennies de l’empire séleucide31, les régions du Moyen-Euphrate semblent avoir été réparties en deux unités territoriales principales : la satrapie de la Séleukis, ou Syrie séleucide, et celle de Mésopotamie, placée sous l’autorité du satrape Nikanor32. Les indications fournies par Strabon33 reflèteraient l’évolution de la structure administrative à partir du iie s. av. J.-C.34. Le gouvernement de la Syrie séleucide, ou Syrie du Nord, est alors divisé en quatre satrapies, l’Antiochène, l’Apamène, la Chalcidique et la Cyrrhestique35. En rive droite, l’Euphrate sert de limite orientale à la Commagène, la plus méridionale des satrapies d’Asie Mineure36, et à la Cyrrhestique, tandis qu’en rive gauche, dans la satrapie de Mésopotamie, se trouve le district de Mygdonie, depuis Apamée jusqu’à Nicèphorion37. En aval, la Parapotamie – district ou satrapie ?38 – semble réunir sous une même autorité les deux rives : Strabon la donne comme limitrophe de la satrapie de l’Apamène et Isidore de Charax y inclut les localités de la rive gauche en aval de la confluence du Balikh39.

18L’histoire politique et militaire des Séleucides établie d’après les sources littéraires – Diodore, Polybe, Arrien ou Plutarque, pour ne citer que les auteurs des récits les plus continus – est rythmée par les guerres de Syrie, des expéditions de reconquête et des crises dynastiques, autant d’événements dans lesquels le Moyen-Euphrate n’a pas joué de rôle direct. Les hypothèses selon lesquelles les Lagides auraient, par deux fois, poussé leur offensive jusqu’en Mésopotamie reposent sur des lectures assez controversées de documents épigraphiques40. La révolte de Molon, satrape de Médie, relatée par Polybe (V, 43-51), est le seul événement fiable et détaillé qui concerne le Moyen-Euphrate chez cet auteur. Vers 221, à la veille de la quatrième guerre de Syrie, Antiochos III se trouve à Séleucie-Zeugma lorsque arrive sa future épouse, Laodicée, fille de Mithridate II. D’après le texte de Polybe (V, 43), on peut comprendre que le roi séleucide est venu à la rencontre du convoi, conduit par son amiral, Diognètos, à travers la Cappadoce. Les noces sont célébrées à Séleucie, avec tout l’apparat royal digne de cette alliance ; puis Antiochos III rentre à Antioche préparer son offensive contre Ptolémée III. Au même moment, Molon, satrape de Médie, part à la conquête de la Babylonie : en 221, il s’empare de Babylone et de Séleucie du Tigre, puis il poursuit ses manœuvres en Parapotamie jusqu’à Doura-Europos sur l’Euphrate, et en Mésopotamie jusqu’à Doura sur le Tigre41. Averti de cette rébellion, Antiochos III suspend ses projets en Syrie et conduit son armée jusqu’à Antioche de Mygdonie-Nisibe. Polybe ne précise pas où l’armée royale franchit l’Euphrate, mais on peut supposer que cet itinéraire passe par le pont de Séleucie-Zeugma, point de traversée le plus direct entre Antioche et Nisibe. Après avoir passé quarante jours d’hiver à Nisibe, Antiochos III bat finalement Molon en Babylonie. Ses efforts pour restaurer l’extension de l’empire légué par Séleucos Ier sont couronnés de succès : entre 210 et 206 à l’est, en 201 dans le Golfe, où il obtient un accord avec la ville de Gherra en Arabie pour l’accès aux routes commerciales vers l’Inde, puis en Syrie du Sud, où la cinquième guerre de Syrie, contre Ptolémée III, se conclut par la reprise des villes lagides42. Mais son attaque contre Pergame en Asie Mineure l’amène à une confrontation directe avec la République romaine, appelée par les Attalides. La paix d’Apamée, imposée par Rome en 188, limite les prérogatives des Séleucides, mais le territoire de l’empire reste encore considérable et dispose des ressources du sud de l’Asie Mineure, de la Syrie et de la Mésopotamie jusqu’au Zagros.

19En 140, la conquête parthe, conjuguée aux problèmes dynastiques qui paralysent le royaume depuis la mort de Séleucos IV en 175, porte un coup définitif au pouvoir séleucide43. Le royaume arsacide, monté en puissance depuis 246, connaît en 141 une brusque expansion territoriale vers l’ouest, en Iran44 puis en Babylonie45, où Séleucie du Tigre est prise par Mithridate Ier. L’échec des contre-offensives séleucides – celle, en 139-138, de Démétrios II, qui est fait prisonnier par les Parthes46 et celle, en 130, d’Antiochos VII Sidétès, mort au combat – scelle la perte de la Babylonie. Après une pause dictée par les problèmes en Scythie, et pendant laquelle la gestion de la Babylonie est laissée à des dynastes locaux, la région est directement reprise en main par Artaban Ier, qui lance ses troupes vers la Mésopotamie du Nord en 122. En conséquence, la rive gauche de l’Euphrate passe aux Parthes entre 122 et 120, tandis que la principauté d’Édesse, qui a pris son essor en 13247, est laissée en place contre une reconnaissance d’allégeance. Puis, avec la prise de Doura-Europos en 113, c’est la rive droite de l’Euphrate jusqu’à la hauteur du Balikh qui est conquise. La fin du iie siècle est donc une date significative dans l’histoire du Moyen-Euphrate : elle marque la fin de l’unité de la vallée, dont la rive gauche septentrionale et le segment méridional sortent de l’orbite méditerranéenne. Quant à la rive droite, elle ne semble plus connaître une administration séleucide directe au début du ier s. av. J.-C.48.

Répartition spatiale des sites hellénistiques

20Depuis les années soixante-dix, les résultats des fouilles et des prospections sur le Moyen-Euphrate ont contribué à modifier notre perception de la période hellénistique, d’une part en révélant l’existence de sites ruraux, alors que l’historiographie privilégiait les fondations urbaines et militaires, d’autre part en mettant en évidence des exemples singuliers de transformation ou de déclin, qui suggèrent une instabilité de l’occupation plus forte que prévue. L’analyse de la répartition spatiale ou des chronologies relatives établies sur les sites les mieux documentés reflètent la très forte diversité de l’occupation à l’époque hellénistique.

21Sur 70 sites prospectés ou fouillés, l’occupation à la période hellénistique a été attestée par le matériel ou suggérée par une chronologie relative. Dans cette sélection, on dénombre 2 sites funéraires49, 65 sites d’habitat, dont 4 sites de fonction plutôt indéterminée50, et trois cas pour lesquels la datation reste mal assurée51. La proportion de sites fouillés – 24 sites – est assez importante pour nous permettre de détailler l’évolution de l’occupation entre la fin du ive s. et la fin du iie s. av. J.-C. D’après la répartition des 65 sites d’habitat hellénistiques répertoriés, trois secteurs sont suffisamment documentés pour faire l’objet d’une interprétation fine : l’aire des prospections américaines en Turquie52, la zone en amont du barrage de Teshrin53 et la région couverte par les prospections de la mission de Mari en aval de Deir ez-Zor54. Le long de la vallée, deux concentrations de sites apparaissent très marquées, l’une autour d’Apamée et la seconde autour de Doura-Europos. En revanche, sur le long segment compris entre l’aval du barrage de Teshrin et Deir ez-Zor, on ne compte que 13 sites dont l’occupation soit assurée à cette période.

Concentration de l’occupation autour d’Apamée

Table hellénistique 1 : Répartition des sites autour d’Apamée/Tilmusa (tri par superficie)

Nom

Catalogue

Région

Rive

Superficie

Type

Implantation

Études

Apamée/Tilmusa

C07

Birecik

RG

60 ha

ville fortifiée

terrasse + tell

fouillé

Séleucie/Belkıs

A08

Birecik

RD

25 ha min.

forteresse ?

colline

fouillé

Horum Höyük

A04

Birecik

RD

21 ha ?

habitat

tell

fouillé

Bindıklı harabe

A07

Birecik

RD

11 ha ?

bourg

tell

prospecté

Boztarla Tarlası

C04

Birecik

RG

4,95 ha ?

village

plateau

prospecté

Hacınebi Tepe

C14

Karkemiṣ

RG

3,36 ha

centre fortifié

colline

fouillé

Colfelek Tarlası

C01

Birecik

RG

3,1 ha

village

plateau

prospecté

Haci Mehmet Höyük

C03

Birecik

RG

1,75 ha

habitat rural

terrasse

prospecté

Tilbeṣ Höyük

C06

Birecik

RG

1,1 ha

habitat rural

tell

fouillé

Koltuk Meriç Tarlası

C05

Birecik

RG

0,7 ha

habitat rural

plateau

prospecté

Haci Ali Tarlası

A05

Birecik

RD

0,42 ha

habitat rural

terrasse

prospecté

Surtepe Höyük

C13

Karkemiṣ

RG

?

habitat rural

tell

fouillé

Saray

A11

Karkemiṣ

RD

?

habitat rural

terrasse

prospecté

Tilvez Höyük 

C12

Karkemiṣ

RG

?

habitat rural

tell

?

22Autour de la ville fortifiée d’Apamée/Tilmusa ont été repérés 13 sites d’habitat (fig. 85). D’après les estimations de superficie, sont identifiables 2 villages et 7 hameaux ou petites exploitations agricoles55. Dans cette sélection, 5 sites sont implantés au bord du fleuve sur les tells anciens. 5 autres sites se développent sur des terrasses de la rive droite ou sur le plateau, situation topographique qui traduit sans doute une étape nouvelle dans les processus d’exploitation agricole et, peut-être, une diversification des productions, telles que les cultures de céréales ou de l’olivier et de la vigne, encore pratiquée aujourd’hui dans ces terrains pierreux. Le terroir d’Apamée s’étend sur les deux rives, avec 7 sites en rive gauche et 3 sites en rive droite. La proportion plus forte de sites en rive gauche est certainement due au nombre de tells préclassiques existants de ce côté de l’Euphrate : en effet, les tells constituent des lieux surélevés impropres à la culture, mais favorables à l’habitat, car ils offrent une protection contre les crues du fleuve et un accès facile à l’eau. En rive droite, Bindıklı harabe (A07) semble une installation nouvelle, puisque le matériel le plus ancien recueilli en prospection est daté de l’époque hellénistique. Il correspond déjà vu sa superficie, à un village plus important, voire à un petit bourg, à moins que son extension maximale, estimée à 11 ha par les prospecteurs, ne soit liée au développement de Séleucie-Zeugma à l’époque romaine. Quant à Horum Höyük (A04) et à Séleucie-Zeugma (A08), leur fonction à l’époque hellénistique et leur rapport avec Apamée sont mal assurés. P. Leriche a, le premier, proposé d’identifier la fondation de Séleucie à un phrourion limité au sommet du site, sur le Kara Tepe, puisque, de cette colline, il est aisé de contrôler la rive droite ainsi que l’accès au pont d’Apamée. La possible transformation de cette forteresse en agglomération, à partir du iie s. av. J.-C. d’après la stratigraphie des fouilles, aurait été stimulée par le développement économique de cette partie de la vallée ou par l’effet d’une décision politique. L’hypothèse d’une occupation hellénistique à Horum Höyük repose sur la présence de matériel de surface56.

23En rive gauche, hacınebi Tepe (C14) est un cas particulier : la chronologie établie par la fouille montre que le complexe palatial a été désaffecté au tournant du iiie s. av. J.-C., c’est-à-dire dans la décennie contemporaine de la fondation d’Apamée, et que l’habitat résidentiel, qui subsiste, a décliné au cours du iie s.

Fig. 85 ‑ Carte de répartition des sites d’habitat autour d’Apamée à la période hellénistique.

Image 1000000000000412000002D6D369CB20.jpg

Segment de Birecik à Teshrin

24La répartition des sites entre Birecik et Tell Ahmar peut faire l’objet de plusieurs interprétations (fig. 86). Ce segment est marqué par la présence du grand centre urbain d’Europos/Jerablous (A28), dont la superficie est estimée à 49 ha à l’époque hellénistique. Notre restitution de l’occupation hellénistique d’Europos repose sur des indices archéologiques fiables, tels que la reconstruction de la porte sud de la ville sur le tracé des fortifications de la première enceinte hittite et le matériel trouvé dans la ville basse. Sur un rayon de 5 km autour de cette ville, aucun site d’habitat contemporain n’a été détecté. La relation entre ce centre urbain et son terroir est donc différente du cas d’Apamée, qui est séparée de 2,5 km à peine du site rural le plus proche. En revanche, dans un rayon supérieur à 5 km autour d’Europos/Jerablous, on dénombre 11 sites en amont – de Büyük Tilmiyan Tarlası à Küçük Kale Tepe – et 6 sites en aval – de Tell Shioukh Fouqani à Khirbet Al-Qal‘a. Cette répartition suggère une très forte hiérarchisation de l’occupation de ce secteur de la vallée, comme si la refondation d’Europos/Jerablous avait mobilisé une importante population et empêché le développement de sites proches ou d’agglomérations moyennes dans tout le secteur. Le tableau ci-dessous montre en effet que les sites inventoriés en amont et en aval de cette ville sont tous de petite superficie, à l’exception, peut-être, de Tell Amarna.

Fig. 86 ‑ Carte de répartition des sites d’habitat autour d’Europos/Jerablous à la période hellénistique.

Image 100000000000044A000004CF17F9B369.jpg

Table hellénistique 2 : Répartition des sites autour d’Europos/Jerablous (tri par superficie)

Nom

Catalogue

Région

Rive

Superficie

Fonction

Europos/Jerablous

A28

Karkemiṣ

RD

49 ha ?

(re)fondation (ville ?)

Tell Amarna

B04

Teshrin

RD

12 ha ?

centre fortifié ?

Harabebezikan Höyük

C24

Karkemiṣ

RG

3,68 ha

atelier céramique

Akarçay Höyük

C23

Karkemiṣ

RG

2,9 ha

habitat

Büyük Tilmiyan Höyük

A12

Karkemiṣ

RD

2,8 ha

habitat

Tell Ahmar

D07

Teshrin

RG

2, 7 ha (tell)

temple ?

Mezraa Höyük

C20

Karkemiṣ

RG

2,52 ha

habitat

Tell Khamis

D09

Teshrin

RG

2, 4 ha

habitat rural

Danaoglu Höyük site

A17

Karkemiṣ

RD

2 ha

habitat

Tell Shioukh Fouqani

D02

Teshrin

RG

1,8 ha

indéterminée

Tell Al-‘Abr

D06

Teshrin

RG

1,12 ha

indéterminée

Küçük Kale Tepe

C25

Karkemiṣ

RG

1 ha

forteresse

Khirbet Al-Qal‘a

D12

Teshrin

RG

1 ha ?

habitat rural

Zeytinli Bahce Höyük

C16

Karkemiṣ

RG

0,55 ha

habitat rural ?

Fistikli Höyük

C17

Karkemiṣ

RG

0,55 ha

habitat rural

Ayvaslarin Destisi

C18

Karkemiṣ

RG

0,12 ha

habitat rural

Kırmızı Ok Tarlası

A19

Karkemiṣ

RD

0,7 ha

habitat rural

Savi Höyük

C21

Karkemiṣ

RG

?

indéterminée

Seraga Höyük

A20

Karkemiṣ

RD

?

non assurée

25L’implantation de ces sites est clairement dictée par le réseau hydrographique : les réoccupations de tells au bord du fleuve, d’après le cours actuel ou celui d’anciens méandres, y sont majoritaires, tandis que les sites qui se trouvent sur les terrasses hautes de la vallée ont mis à profit la présence d’un cours d’eau. Sur le secteur en amont d’Europos/Jerablous, la répartition des sites est plus concentrée qu’en aval, où elle est caractérisée par un habitat dispersé et un nombre inférieur de sites. Ce déséquilibre ne semble pas dû à la topographie, puisque tout le segment à la hauteur du site d’Ayvaslarin Destisi jusqu’à Khirbet Al-Qal‘a est homogène et bien délimité, au nord, par le verrou de Birecik, au sud, par le défilé de Kara Qouzak. Il est possible que la présence d’un bourg comme Tell Amarna ait limité la multiplication de villages et favorisé leur dispersion en aval. Mais il faut envisager aussi une explication méthodologique, puisque deux équipes différentes ont travaillé de part et d’autre de la frontière57.

Segment de Teshrin à Deir ez-Zor

26Le long segment entre Jebel Khaled et Jazla offre moins de données à commenter.

Table hellénistique 3 : Répartition des sites de l’aval de Teshrin à Tabqa (ordre géographique)

Nom actuel

Catalogue

Rive

Région

Superficie

Type d’occupation

Études

Jebel Khaled

B23

RD

Teshrin

57 ha

ville fortifiée

fouillé

Tell Al-Hajj

B28

RD

Tabqa

7 ha

habitat, rempart fortifié

fouillé

Tell As-Sweyhat

D23

RG

Tabqa

6 ha estimé

tour, habitat

fouillé

Dahrat Al-Ramila

D24

RG

Tabqa

?

habitat ?

prospecté

Tell Al-Hajs

D25

RG

Tabqa

0,2 ha

habitat

fouillé

Roumeila 1

D26

RG

Tabqa

7,5 ha ?

habitat fortifié

prospecté

Khirbet Abou Al-Hazou

D28

RG

Tabqa

0,7 ha

habitat

prospecté

Tell Joueif

D32

RG

Tabqa

2,7 ha ?

habitat

prospecté

Tell Al-‘Abd

D34

RG

Tabqa

1,4 ha

habitat, four de potier

fouillé

Tell Sheikh hassan

D37

RG

Tabqa

4,9 ha

habitat, rempart

fouillé

27L’aval du resserrement de Teshrin est dominé par le centre urbain de Jebel Khaled (fig. 87). L’occupation hellénistique a été majoritairement détectée sur des tells de la rive gauche, dont les superficies sont inférieures à 7 ha58. Cette concentration peut s’expliquer par l’acuité des recherches menées dans l’alvéole de Tell As-Sweyhat par T. J. Wilkinson59 et le fait que des niveaux hellénistiques ont été révélés en fouille sur cinq sites de la rive gauche, lors des campagnes d’urgence en amont de Tabqa : à Tell As-Sweyhat, Tell Al-‘Abd, Tell Sheikh hassan et Tell Al-Hajj, et, dans une moindre mesure, à Roumeila 1 et Tell Al-Hajs. Il y a une forte probabilité que la forteresse de Mishrifat remonte à la période hellénistique, d’après la technique de construction du segment du rempart nord en pierre de taille60. Avec Tell Roumeila 1 (D26), elle pourrait constituer un point de contrôle sur la rive opposée à Jebel Khaled, suivant le modèle de répartition spatiale observé dans le cas du fort de Küçük Kale Tepe (C25), situé en face d’Europos/Jerablous.

Fig. 87 ‑ Carte de répartition des sites d’habitat autour de Jebel Khaled à la période hellénistique.

Image 10000000000004470000034ECE1B1DAC.jpg

28Dans la région de Raqqa à Deir ez-Zor, trois sites hellénistiques ont été dénombrés (fig. 88) mais aucun n’a été repéré à proximité des confluences du Balikh et du Khabour, alors que ces secteurs bénéficient des ressources en eau et sont favorisés par la présence de carrefours routiers avec la haute-Mésopotamie.

Fig. 88 ‑ Carte de répartition des sites d’habitat entre Raqqa et Deir ez-Zor à la période hellénistique.

Image 100000000000052E000004205FD74BFC.jpg

Table hellénistique 4 : Répartition des sites entre Tabqa et Deir ez-Zor (ordre géographique)

Nom actuel

Catalogue

Rive

Région

Type d’occupation

Études

Jazla

E05

RD

Raqqa

forteresse

prospecté

Hatla 2

F16

RG

Deir ez-Zor

habitat

prospecté

Tell As-Sinn

F17

RG

Deir ez-Zor

habitat ?

fouillé

29Ce sont les remparts en pierre de taille repérés à Jazla (E05) qui ont permis de compter ce site parmi les forteresses hellénistiques. Le niveau hellénistique fouillé dans le sondage stratigraphique de la ville haute de Tell As-Sinn (F17) est associé à une structure en brique crue. D’un point de vue méthodologique, il semble que la fouille de nombreux tells de ce secteur permettrait de reconnaître de nouveaux sites. Il y a de fortes probabilités que des sites urbains ou de plus grandes superficies aient été complètement arasés ou entièrement masqués par des constructions postérieures. Ce constat est problématique pour la localisation de Nicèphorion, fondation hellénistique, que toutes les sources littéraires situent à la confluence du Balikh et de l’Euphrate.

Autour de Doura-Europos

30D’après leur superficie, les 18 sites autour de Doura-Europos correspondent en majorité à de gros villages ou à des exploitations agricoles (fig. 89-90).

Fig. 89 ‑ Carte de répartition des sites d’habitat en amont de Doura-Europos à la période hellénistique.

Image 10000000000004FA0000054A2F6B5831.jpg

Fig. 90 ‑ Carte de répartition des sites d’habitat en aval de Doura-Europos à la période hellénistique.

Image 10000000000004C90000054ED1A3E4C7.jpg

Table hellénistique 5 : Répartition des sites autour de Doura-Europos (tri par superficie)

Nom

Catalogue

Région

Rive

Superficie

Type

Implantation

Études

Doura-Europos

E14

Mayadin

RD

60 ha

phrourion puis ville fortifiée

plateau

fouillé

Tell Masaïkh

F36

Mayadin

RG

10 ha

habitat

plaine

fouillé

Hasiyat Al-Bla’li

F43

Mayadin

RG

3,75 ha

habitat

plaine

prospecté

Abou hammam

F40

Mayadin

RG

3 ha

habitat

plaine

prospecté

Al-Graiya 7

E11

Mayadin

RD

2,25 ha

habitat ?

plaine

prospecté

Al-Jourdi Sharqi 4

F39

Mayadin

RG

0,7 ha

habitat

tell

prospecté

Taiyani 5

F34

Mayadin

RG

0,06 ha min.

habitat

plaine

prospecté

Darnaj

F37

Mayadin

RG

non estimée

habitat

plaine

prospecté

Al-Jourdi Sharqi 1

F43

Mayadin

RG

non estimée

habitat

tell

prospecté

Ashara

E12

Mayadin

RD

non estimée

à confirmer

tell

fouillé

Table hellénistique 6 : Répartition des sites en aval de Doura-Europos (tri par superficie)

Nom

Catalogue

Région

Rive

Superficie

Type

Implantation

Études

Hasiyet ‘Abid

F43

Abou Kemal

RG

7,5 ha

possible

tell

prospecté

Tell Abou hassan

F49

Abou Kemal

RG

7,5 ha

 ?

tell

fouillé

Tell halim Asra hajin

F47

Abou Kemal

RG

5,95 ha

village

tell

prospecté

Ta‘as Al-Ashaïr

E20

Abou Kemal

RD

4,5 ha

village

plaine

prospecté

As-Saiyal 5

E16

Abou Kemal

RD

2,25 ha

habitat

tell

prospecté

Hajin 2

F48

Abou Kemal

RG

1 ha

habitat

tell

prospecté

Mari

E19

Abou Kemal

RD

1 ha min.

habitat

tell

fouillé

Kharaij

F46

Abou Kemal

RG

non estimée

habitat

terrasse

prospecté

As-Saiyal 3

E18

Abou Kemal

RD

non estimée

habitat ?

terrasse

prospecté

31On notera une grande variation de densité, qui oppose des concentrations de 2 à 3 sites dans les secteurs de Jourdi Al‑Sharqi, de hasiyet Al-Bla’li et d’As-Saiyal, à un habitat plus éclaté ailleurs. La répartition de villages à distance du fleuve et de ses méandres, comme Al-Graiya 7 en rive droite, et l’occupation attestée dans les secteurs de hasiyet Al‑Bla’li et de Al-Jourdi Sharqi 1, en rive gauche, peut être considérée comme la preuve indirecte qu’il existait au moins trois réseaux d’irrigation à l’époque hellénistique61. Cet état reflète le développement d’une économie agricole basée sur une gestion collective des ressources en eau, qui implique nécessairement le respect de règles de distribution de parts d’eau et des corvées d’entretien des canaux et des prises d’eau62. En l’absence de fouilles, il est difficile de déterminer si ce développement rural est lié à la transformation de Doura-Europos en centre urbain au cours du iie s. et dans quelle mesure ce nouveau statut a pu accompagner et favoriser ce changement.

32Le déséquilibre du nombre de sites détectés entre la rive droite et la rive gauche est assez étonnant et, s’il était confirmé63, suggère une forte relation entre les deux rives : l’approvisionnement des habitants de Doura en produits agricoles semble dépendre principalement du terroir en rive gauche. Cette relation économique renforcerait l’idée que l’autorité de Doura s’étendait bien sur la rive mésopotamienne. La distance entre centre urbain et habitat rural est comparable à celle qui prévaut dans la répartition spatiale du terroir d’Europos/Jerablous par rapport à son pôle citadin.

33À partir des exemples les mieux documentés, on peut donc tirer quatre enseignements :

  1. La répartition de l’occupation hellénistique semble essentiellement configurée par une relation entre centre urbain et sites ruraux, puisque notre inventaire ne comporte que deux sites dont la superficie pourrait avoir atteint 11-12 ha avant l’époque romaine : Bindıklı harabe (terroir d’Apamée) et Amarna 1 (terroir d’Europos/Jerablous).

  2. La proportion de sites autour des centres urbains est assez équilibrée : 13 sites autour d’Apamée, 16 autour de Jerablous, 16 sites autour de Doura-Europos.

  3. La subsistance des centres urbains ou leur approvisionnement en denrées alimentaires paraissent dépendre d’un terroir étendu sur les deux rives.

  4. Les établissements ruraux ont, en priorité, réoccupé les positions les plus favorables, constituées par les tells près du fleuve, mais la moitié des implantations correspond à des sites nouveaux, en retrait par rapport au fleuve. On peut donc conclure qu’il y a eu un réel développement agricole et une mise en valeur de nouveaux terroirs. L’alimentation en eau de ces nouvelles terres agricoles et des villages est dépendante de la mise en place d’aménagements hydrauliques, adaptés à chaque contexte environnemental, c’est-à-dire, pour la partie nord de la vallée, des travaux de détection et de captation des sources ou de détournement des apports des affluents mineurs de l’Euphrate, et, pour la partie sud, de la planification d’un réseau d’irrigation.

34Le potentiel agricole et commercial de l’arrière-pays associé aux villes hellénistiques, qui avait été mis en évidence, à partir des fondations de la Tétrapole en Syrie du Nord, par H. Seyrig64, est donc tout à fait perceptible dans le cas du Moyen-Euphrate. Mais les repères chronologiques de cette conquête agraire et ses modalités restent encore hypothétiques. La mise en valeur des terres agricole autour d’Apamée et de Doura-Europos a-t-elle été entreprise à la même période ? L’exploitation de nouvelles terres est-elle le fait des colons macédoniens ? Apamée est une fondation coloniale au plein sens du terme : en tant que polis, elle bénéficie d’une certaine autonomie civique et les Macédoniens qui y sont implantés ont dû recevoir des terrains, retranchés par le pouvoir séleucide sur le domaine de la chôra royale65. L’exploitation agricole du terroir d’Apamée a donc pu commencer dès le début du iiie s. En revanche, dans le cas de Doura-Europos, tout dépend du statut que l’on a pu accorder à la première implantation fortifiée : comme L. Capdetrey l’a souligné, les implantations militaires peuvent relever soit de la catégorie des colonies de peuplement – les katoikiai –, où les colons reçoivent une propriété à cultiver, soit du type des phrouria, ou forteresses, sans emprise foncière sur la chôra alentour66. Ainsi, la mise en valeur du terroir de Doura sur la rive gauche peut remonter à l’époque de la fondation, si celle-ci avait les privilèges d’une katoikia, ou bien être liée à la transformation du phrourion en polis au milieu du iie s.

35Les sites de Jebel Khaled et d’Europos/Jerablous doivent être comptés également parmi les katoikiai ou, plus certainement, parmi les fondations urbaines67 de la région : leur superficie, respectivement de 55 ha et de 49-50 ha, est proche de celle d’Apamée ; leur morphologie urbaine, marquée par une acropole et une enceinte périphérique, est assez similaire à celle acquise par Doura-Europos au iie s. De plus, la présence de colons macédoniens est tout à fait notable à Jebel Khaled, aussi bien dans l’architecture de son temple hexastyle dorique68 que dans la culture matérielle69. La présence d’un complexe palatial sur l’acropole, en activité sous Séleucos II, tendrait à prouver que la ville a été le siège d’un stratège. Le principal terroir de Jebel Khaled est à rechercher en rive droite, dans la très fertile vallée du Wadi Galgal.

36En dépit de la célébrité octroyée par les sources littéraires aux fondations séleucides, le Moyen-Euphrate hellénistique reste, somme toute, assez mal connu. Le développement économique révélé par les indicateurs archéologiques ne peut pas être validé sur l’ensemble de la vallée, en raison des lacunes criantes signalées pour le segment Tabqa-Deir ez-Zor. En l’absence de datation précise pour les sites prospectés, il faut se garder également de projeter cette croissance sur toute la durée de la période hellénistique, car les chronologies relatives obtenues sur les sites fouillés sont loin d’être homogènes.

Sélection des sites fouillés

37Le Catalogue met en valeur la chronologie singulière d’une série de sites qui nous permet de distinguer des phases de rupture, entre la fin du ivs. et le iie s. av. J.-C., et de mieux comprendre le contexte des fondations hellénistiques. Cette analyse ne s’appuie pas sur des données inédites, mais sur une relecture attentive de rapports archéologiques publiés et sur la convergence de faits archéologiques observés par les fouilleurs eux-mêmes : c’est le recoupement de ces informations diverses qui met en relief des processus de développement distincts dans la vallée. Sur le groupe des 70 sites détectés pour la période hellénistique, 22 sites d’habitat sites ont fait l’objet de fouilles ; cependant, ces opérations n’ont pas toutes permis de caractériser avec un même degré de précision les niveaux d’occupation hellénistiques.

Table hellénistique 7 : Sites fouillés avec occupation hellénistique (ordre géographique)

Nom du site

Catalogue

Région

Niveaux hellénistiques

Type de fouilles

Occupation préclassique

Horum Höyük

A04

Birecik

non fouillés

urgence

tell

Séleucie-Zeugma

A08

Birecik

stratigraphie

urgence

non

Europos/Jerablous

A28

Karkemiṣ

centre urbain fortifié

1910-1919

tell

Tilbeṣ Höyük

C06

Birecik

habitat rural

urgence

tell

Apamée/Tilmusa

C07

Birecik

centre urbain fortifié

urgence

tell

Tilvez Höyük

C12

Birecik

non fouillés

urgence

tell

Hacınebi Tepe

C14

Karkemiṣ

centre fortifié

urgence

tell

Harabebezikan Höyük

C24

Karkemiṣ

atelier de potier

urgence

tell

Tell Amarna

B04

Teshrin

non fouillés

urgence

tell

Jebel Khaled

B23

Teshrin

centre urbain fortifié

programmées

non

Tell Al-Hajj

B28

Tabqa

centre fortifié

urgence

tell

Tell Shioukh Fouqani

D02

Teshrin

stratigraphie

urgence

tell

Tell Al-‘Abr

D06

Teshrin

stratigraphie

urgence

tell

Tell Ahmar

D07

Teshrin

bâtiment (tell)

urgence

tell

Tell Khamis

D09

Teshrin

habitat rural

urgence

tell

Khirbet Abou Al‑Hazou

D28

Tabqa

non fouillés

urgence

tell

Tell Al-‘Abd

D25

Tabqa

habitat

urgence

tell

Tell Sheikh hassan

D34

Tabqa

centre fortifié

urgence

tell

Tell Ali Al-Hajs

D25

Tabqa

non fouillés

urgence

tell

Tell Masaïkh

F36

Mayadin

habitat

programmées

tell

Doura-Europos

E10

Deir ez-Zor

phrourion puis centre urbain fortifié

programmées

non

Tell Abou hassan

F49

Abou Kemal

non publiés

1937

tell

38Les sondages stratigraphiques n’ont pas toujours fourni une séquence chronologique fine des niveaux d’occupation hellénistiques, ni toujours permis d’identifier les vestiges découverts. Pourtant, les résultats obtenus sur treize sites fouillés suffisent à souligner la complexité des phases d’occupation entre la conquête macédonienne et la conquête parthe. Il est important de prendre en compte le contexte dans lequel étaient menées les opérations archéologiques, car l’ancienneté des recherches ou les contraintes d’une fouille de sauvetage peuvent expliquer, dans une certaine mesure, les lacunes des publications ou la surface limitée des sondages. La distinction entre les sites qui ont réoccupé un tell ancien et les implantations nouvelles est également essentielle pour examiner les modalités de la politique urbaine et militaire des Séleucides.

Problèmes chronologiques de la fin du ive siècle

39À partir d’une sélection de sites de la moitié septentrionale du Moyen-Euphrate, il est possible d’aborder les problèmes posés par la période de transition entre la fin de l’empire achéménide et l’émergence de villes séleucides. L’évaluation de l’occupation de la vallée à l’époque achéménide est essentielle pour juger de la transformation induite par la politique séleucide. En effet, certaines stratigraphies obtenues en fouille paraissent suggérer une forte continuité de l’occupation avant et après la conquête d’Alexandre, ou une valorisation de la vallée antérieure à Séleucos Ier.

La présence achéménide sur le Moyen-Euphrate

40Les informations touchant les régions du Moyen-Euphrate sises au cœur de l’empire achéménide sont d’autant plus difficiles à présenter que l’exploitation des sources n’a pas encore trouvé de correspondance avec les quelques découvertes archéologiques : la localisation incertaine des deux toponymes connus70, d’après Xénophon, pour cette période, Thapsaque et Corsôté, illustre bien les problèmes rencontrés. En comparaison des connaissances sur les villes de la côte phénicienne ou sur les centres politiques de l’empire, telles Sardes, Suse, Babylone et Persépolis, la documentation sur la Syrie intérieure achéménide est pauvre et les lacunes des données archéologiques ont longtemps induit l’image d’une région sous-peuplée et peu développée.

41Dans la partie méridionale du Moyen-Euphrate, les prospections réalisées par B. Geyer et J.-Y. Monchambert n’ont permis de repérer aucun site assuré pour cette période71, ce qui paraît cohérent avec le témoignage de Xénophon, qui n’y a traversé, en rive gauche, aucun village apte à ravitailler l’armée72. En revanche, en amont des barrages turcs et syriens, l’occupation achéménide a été détectée en fouille sur 11 sites, majoritairement en rive gauche. Les campagnes de fouilles, intensives, ont révélé notamment plusieurs exemples d’occupation continue durant les périodes néo-assyrienne et achéménide, à Teleilat Höyük (C19), à Qadahiya (B17), à Tell Al-‘Abd (D34) et à Tell Khamis (D09). La réoccupation de sites abandonnés depuis l’Âge du Bronze a également été mise en valeur à Tilbeṣ Höyük (C06), à hacınebi Tepe (C14), à Akarçay Höyük (C23), à harabebezikan Höyük (C24) et à Tell Sheikh hassan (D37). Néanmoins, ce faible nombre de sites perses détectés est problématique, puisque les indices de prospérité et de développement sont plutôt évidents pour des régions géographiquement et historiquement liées au Moyen-Euphrate, à Hiérapolis-Bambyché73 et à Tell Abou Dane74 ou en Babylonie75. Les résultats des fouilles d’urgence du Moyen-Euphrate renvoient aux problèmes généraux de la recherche archéologique pour la période achéménide : la présence des niveaux d’occupation achéménides paraît d’autant plus délicate à évaluer que « les Perses se sont moulés  dans les traditions locales »76 et n’ont pas modifié la culture matérielle préexistante. Le seul indice incontestable de la présence achéménide est constitué par les nécropoles, en raison du mode d’inhumation et des caractéristiques des objets laissés en dépôt dans les sépultures. Il est vrai que la détection des sites achéménides est rarement assurée à partir des prospections, alors que la fouille stratigraphique apporte de meilleures garanties, comme le montre le tableau ci-dessous.

Table achéménide 1 : Détection des sites achéménides dans la partie nord du Moyen-Euphrate (ordre géographique)

Nom du site

Catalogue

Situation

Chronologie d’après les fouilles

D’après des prospections

Tell Amarna

B04

RD

— âge du Fer ? (non fouillé)

— hellénistique ? (non fouillé)

non signalé

Qadahiya

B17

RD

— assyrien

— achéménide ?

non signalé

Tell Al-Hajj

B28

RD

— perse (ive siècle : enceinte)

non signalé

Tilbeṣ Höyük

C06

RG

— achéménide (ve-ive s.)

non signalé

Hacınebi Tepe

C14

RG

— achéménide (cimetière)
— achéménide-hellénistique ve-ive s. : fortification et palais

non signalé

Akarçay Höyük

C23

RG

— âge du Fer (ve s.-ive s.)

— période 10 : âge du Fer

Harabebezikan Höyük

C24

RG

— âge du Fer

— période 10 : âge du Fer

Tell Shioukh Fouqani

D02

RG

— âge du Fer I-III

non signalé

Tell Khamis

D09

RG

— perse : habitat résiduel

— « perse-hellénistique » (ive  s. ?) : niveau d’occupation sur toute la surface du site
— « perse-hellénistique » (ve-ive s.) : 2 tombes

non signalé

Tell Al-‘Abd

D34

RG

— assyrienne et perse

non signalé

Tell Ahmar

D07

RG

— achéménide (nécropole)

Tell Sheikh hassan

D37

RG

viiie au vie s. : grande résidence (de plan assyrien, type hilani) et rempart

non signalé

42Dans deux cas seulement, à Akarçay Höyük et à harabebezikan Höyük, la détection des niveaux d’occupation achéménide a été possible d’après le matériel de surface. Dans la région du Moyen-Euphrate, trois cimetières achéménides ont été fouillés : à hacınebi Tepe, à Tell Ahmar et à Deve Höyük, situé à 27 km de Jerablous. On pourrait ajouter à ce groupe les deux tombes de Tell Khamis, dont l’une contenait un sarcophage anthropomorphe en terre cuite, et qui sont datées en stratigraphie relative des ve-ive s. Parmi les sites d’habitat en majorité caractérisés par un habitat rural, par exemple à Tilbeṣ Höyük et à Tell Khamis, on distinguera quelques sites où de grands travaux de construction ont été entrepris au ive s. et pour lesquels les fouilleurs ne peuvent décider s’ils sont antérieurs ou postérieurs à l’arrivée d’Alexandre : il s’agit du rempart en brique crue de Tell Al-Hajj, de la première phase du « palais » et du rempart de hacınebi Tepe et, peut-être, de la dernière phase du « hilani » de Tell Sheikh hassan.

Continuité ou revalorisation précoce sous les Antigonides ?

43La continuité de l’occupation entre les périodes achéménide et hellénistique paraît attestée sur 11 sites au total, mais n’est fermement établie en fouille que pour la moitié d’entre eux.

Table hellénistique 8 : Sites fouillés avec niveaux achéménides et hellénistiques (ordre géographique)

Nom du site

Catalogue

Chronologie d’après les fouilles

Tilbeṣ Höyük

C06

– achéménide (ve-ive s.) : habitat
– hellénistique (déb. ive s.) : habitat

Hacınebi Tepe

C14

– achéménide : cimetière
– achéménide-hellénistique (fin ive s.) : fortification et palais

Tell Ahmar

D07

– achéménide (vie s. ou ve s.) : cimetière
– hellénistique (palais ou temple, iiie ?-ier s.)

Tell Khamis

D09

– « perse-hellénistique » : niveau d’occupation sur toute la surface du site
– « perse-hellénistique » (ve-ive s.) : 2 tombes (1 sarcophage)

Tell Al-Hajj

B28

perse (ve-ive s.)

Tell Al-‘Abd

D34

perse (au-dessous des niveaux hellénistiques)

44Tous ces sites sont situés dans la partie nord du Moyen-Euphrate, sur le long segment aujourd’hui noyé par les barrages turcs et syriens. À l’exception de Tell Al-Hajj (15 ha), il s’agit de tells de petite superficie, de 1 ha à 4 ha. Durant le vie s. ou le ve s., l’occupation perse est relativement bien caractérisée sur chaque site : par le matériel des tombes à Tell Ahmar et à hacınebi Tepe, et par les céramiques des niveaux domestiques à Tell Khamis et à Tilbeṣ Höyük. Mais l’attribution des phases, à partir du milieu du ive s., est moins assurée à Tell Khamis, Tell Al-Hajj, hacınebi Tepe et Tell Al-‘Abd. Avant d’avancer de nouvelles hypothèses, il est nécessaire de détailler les observations très précises publiées sur le rempart « préromain » de la ville basse de Tell Al-Hajj et sur le niveau dit « achéménide-hellénistique » de hacınebi Tepe.

45À Tell Al-Hajj (B28), dans deux sondages ouverts sur la partie inférieure du tell, les fouilleurs ont retrouvé un rempart préromain qui a adopté le tracé de l’enceinte du iie millénaire. Dans le sondage ouest, le niveau de sol à l’extérieur de ce rempart semble bien identifié et recouvre des couches contenant du matériel du début de l’époque hellénistique, tandis que, dans le sondage oriental, les couches associées à l’intérieur de la ville comportent de la céramique d’époque Uruk, une lampe et des tessons hellénistiques ainsi qu’un fragment de céramique glaçurée dite parthe77. Selon R. Stucky, il pourrait s’agir soit d’une fortification défensive construite préventivement à l’arrivée d’Alexandre78, soit des remparts de la ville hellénistique du début du ive s. av. J.-C. À hacınebi Tepe (C14), seule la fondation en pierre d’un segment de fortification a été retrouvée au nord du site, à la rupture de pente du sommet du site. Un bâtiment quadrangulaire, le « bâtiment nord », dégagé sur 20 m de long, a été associé à ce rempart par A. MacMahon79. Ces vestiges ont été difficiles à dater en raison de la rareté du matériel trouvé, mais la chronologie relative permet de les situer au ive s. d’après le remplissage des fosses postérieures, qui contenaient de la céramique du iie s. av. J.-C. et une monnaie d’Alexandre. La prudence des datations avancées par les archéologues est tout à fait justifiée et renvoie à l’état très incertain des connaissances sur la céramique commune d’époque achéménide80. Elle s’explique aussi par l’impossibilité d’établir une relation stratigraphique ou spatiale entre ces remparts et un niveau d’habitat achéménide contemporain. Cependant, l’analogie entre les chronologies relatives de Tell Al-Hajj et de hacınebi Tepe, qui ont été sérieusement établies et publiées, est frappante : les deux sites ont été fortifiés au ive s. et ont connu une occupation au iiie s. Celle-ci est marquée, à hacınebi Tepe, par l’aménagement de murs de soutènement pour accueillir un grand bâtiment d’une surface minimum de 25 m2, et à Tell Al-Hajj, par des constructions sur toute la surface du site.

46À partir de ces faits archéologiques assurés pour l’époque hellénistique, on peut proposer quelques pistes d’interprétation. Que l’on date ces deux remparts d’avant l’arrivée d’Alexandre ou d’une époque postérieure à celle-ci, c’est bien au début du iiis. qu’il faut attribuer le renouveau des constructions à Tell Al-Hajj et à hacınebi Tepe. La conquête macédonienne n’a donc pas interrompu l’occupation de ces deux sites de la vallée ; au contraire, elle semble avoir accompagné et valorisé le développement de ces localités. Si, faisant une autre hypothèse, on situe la construction de ces remparts juste à la fin du ive s., c’est-à-dire entre la conquête macédonienne et la victoire de Séleucos Ier sur Démétrios, il s’ensuit qu’on se trouve en présence de deux sites fortifiés sous le règne d’Alexandre ou sous les Diadoques. Pour tenter de suivre jusqu’au bout cette seconde hypothèse, nous avons cherché à savoir si d’autres tells réoccupés à l’époque hellénistique n’auraient pas, eux aussi, fait l’objet d’une mise en valeur dans les dernières décennies du ive s. Deux groupes de sites répondent à ces critères. Le premier correspond aux tells où, comme à Tell Al-‘Abd et à Tell Ahmar, est attesté un niveau d’occupation dit « achéménide-hellénistique », même si celui-ci est mal connu. Le second groupe réunit les tells dont les vestiges du début du iiie s. présentent une certaine analogie avec les exemples de Tell Al-Hajj et de hacınebi Tepe : il s’agit de Tell Sheikh hassan (D37), où l’on a retrouvé un rempart en brique crue et un grand bâtiment à cour, et d’Europos/Jerablous (A28), où la réoccupation de l’acropole à l’époque hellénistique est assurée, quoique mal documentée81. Quoiqu’il faille admettre l’absence d’indice chronologique fiable pour ces quatre sites, puisque aucune étude complète du matériel des fouilles anciennes ou des opérations de sauvetage menées sur ces sites n’a été publiée, il est nécessaire de se demander si ces sites n’ont pas été également réinvestis au début du ive s. D’après les cas de hacınebi Tepe et de Tell Al-Hajj, il est donc possible que l’occupation d’autres tells dans la vallée à la période hellénistique soit antérieure à la période séleucide. Certains des changements intervenus, notamment les phénomènes de déclin au cours du iiie s., ne peuvent d’ailleurs s’expliquer sans que l’on suppose, en amont, une redistribution des fonctions administratives et militaires entre les centres déjà existants et les implantations nouvelles, sous les règnes des premiers séleucides.

Mutations de l’occupation entre le début du iiie s. et la fin du iie s.

47C’est en nous appuyant sur les observations tirées d’une nouvelle série de sites fouillés dans la moitié septentrionale de la vallée que nous tenterons de nuancer l’évolution de l’occupation au cours du iiie s.

48Avant d’aborder les caractéristiques des fondations séleucides reconnues dans la partie septentrionale de vallée – Apamée, Séleucie-Zeugma, Europos/Jerablous et Jebel Khaled –, il faut mettre en évidence les données issues de sites de moindre importance, qui éclairent de manière intéressante l’impact qu’a pu avoir la création de ces quatre nouveaux centres.

Table hellénistique 9 : Sites fouillés occupés au iiie s., hors fondation hellénistique (ordre géographique)

Nom du site

Catalogue

Rive

Superficie

Chronologie

Tilbeṣ Höyük

C06

RG

1,1 ha

déb. du iiie s., puis abandon après un incendie

Hacınebi Tepe

C14

RG

3,36 ha

– iiie s. : grande résidence (2 phases)
– iiie-iie s. : habitat domestique

Tell Ahmar

D07

RG

2,7 ha (tell)

iiie s. ? : résidence ou temple

Tell Khamis

D09

RG

2,4 ha

iiie s. : habitat rural réduit

Tell As-Sweyhat

D23

RG

7,5 ha

iiie-ier s. av. J.-C. : habitat

Tell Al-Hajj

B28

RD

15 ha

iiie s.-ier s. apr. J.-C. : agglomération fortifiée

Tell Al-‘Abd

D34

RG

1,4 ha

iiie-iie s. : habitat domestique (4 phases)

Tell Sheikh hassan

D37

RG

4,9 ha

iiie-iie s. : enceinte et grande résidence (2 phases)

49Bien que la datation des phases hellénistiques soit inégalement établie pour cette sélection, on constate que le développement de certains sites est contemporain du relatif déclin intervenu à hacınebi Tepe et à Tell Khamis, au cours du iiie s., ou même de l’abandon du village de Tilbeṣ Höyük. Au contraire, le développement de l’occupation au début du iiie s. est très perceptible à hacınebi Tepe, à Tell Al-Hajj et à Tell Sheikh hassan. L’analogie des vestiges mis au jour sur ces trois sites vaut la peine d’être détaillée.

50À Tell Sheikh hassan (D37), un grand bâtiment en brique crue a été partiellement fouillé82, mais ses dimensions minimales, qui couvrent 40 x 30 m, indiquent clairement qu’il s’agit d’un édifice important. Son organisation et son architecture sont caractérisées par un plan orthogonal, une grande cour pavée de dalles cuites, des enduits peints, une canalisation. La présence d’une cour pavée, avec une ouverture centrale de 2,5 m de large, donnant accès à une pièce oblongue de 20 x 7 m, renvoie à la typologie des palais hellénistiques, par analogie avec celui du palais du Stratège de Doura83. Il s’agit certainement de la résidence d’un personnage d’un statut non négligeable, voire d’un bâtiment officiel associant à la fois le siège administratif d’un gouverneur et des appartements privés. D’après J. Boese, ce bâtiment a fait l’objet de deux phases de construction chronologiquement très proches, puisque le module des briques crues et les techniques de construction sont identiques pour chacune et que le plan du bâtiment ne semble pas avoir été modifié84. Ont également été attribués au iiie s. la construction d’une rue empierrée et un segment de rempart en brique crue, sur fondation en pierre85.

51À hacınebi Tepe (C14), la construction d’un nouveau bâtiment, tout à fait distinct, spatialement et chronologiquement, des vestiges du ive s. déjà mentionnés, a nécessité de grands travaux de soutènement et de nivellement dans la partie sud du tell : les murs porteurs en brique crue étaient placés dans des tranchées de fondation ou sur des aménagements de terrasse. Seul un plan incomplet de cet édifice a été obtenu86. Il s’agit d’un grand complexe, couvrant au minimum 625 m2 et formé de plusieurs pièces rectangulaires et de trois cours, dont la plus grande mesurait 8 m sur 12 m. La fonction de ce bâtiment n’est pas éclairée par le rare matériel qui y a été trouvé ni par la présence de fours dans les cours. Mais, en raison de sa dimension et de l’ampleur des travaux réalisés, on doit exclure qu’il s’agisse d’un simple habitat domestique et, au contraire, supposer une fonction plus officielle : local administratif ? Résidence ? Siège d’un commandement militaire ? Aucune construction annexe contemporaine (rempart, rue, habitat) n’a été repérée mais la surface des sondages d’urgence est assez limitée. L’intérêt de la chronologie de ce bâtiment tient à sa courte période de fonctionnement : des travaux d’extension préparés au nord n’ont pas été achevés et quelques pièces portent des traces d’incendie. Au cours du iiie s., une partie de cet espace est immédiatement réutilisé par un habitat assez pauvre, concentré sur quelques secteurs.

52À Tell Al-Hajj (B28), la présence de constructions d’époque hellénistique est attestée dans tous les sondages stratigraphiques dispersés sur le tell, mais aucun plan de bâtiment n’a été reconnu. On peut juste déduire que cette agglomération était densément construite au iiie s., puis occupée jusqu’au ier s. apr. J.-C., date de la destruction du rempart et de l’habitat. Des phases de construction du iie s. sont attestées sur le sommet et sur les pentes du tell. Il s’agit en majorité de murs en brique crue, mais une construction en pierres de taille modulaires, non identifiée, a été mise au jour au nord, sous le niveau de l’habitat romain87.

53Les sites fortifiés de Tell Al-Hajj et de Tell Sheikh hassan sont assez comparables par la densité de l’occupation, la continuité de l’occupation hellénistique et le type de leur enceinte. Ils ne se singularisent que par leur superficie et la présence d’un bâtiment officiel à Tell Sheikh hassan, quoiqu’on ne puisse exclure qu’un bâtiment de ce type existait aussi à Tell Al-Hajj, au sommet du tell. Entre Tell Sheikh hassan et hacınebi Tepe, la similitude est plus évidente encore. Les grands bâtiments trouvés sur ces deux sites semblent indiquer qu’ils ont joué un rôle important sur le plan administratif ou pour le contrôle économique ou militaire de la vallée, l’un au nord, l’autre dans la boucle de l’Euphrate. On peut pousser plus loin la comparaison, puisque les deux édifices ont connu, chacun, deux phases de construction très rapprochées au cours du iiis. À hacınebi, cependant, l’extension prévue a été interrompue, soit parce que les raisons d’exister de ce bâtiment avaient disparu, soit parce qu’il a été partiellement détruit par un incendie. En tout cas, le site a alors perdu sa fonction et a décliné. Dans le cas de Tell Sheikh hassan, aucune trace de déclin n’est attestée, mais la période de fonctionnement de la résidence, du iiie s. au iie s., n’est pas très précise : ni la date ni les circonstances de son abandon ne sont établies. hacınebi n’est pas le seul site à avoir été touché par un incendie et à avoir décliné au cours du iiie s. Deux petits sites ruraux relativement proches ont connu le même destin : les maisons de Tilbeṣ Höyük (C06) sont détruites au début du iiie s. et le site est abandonné jusqu’au ier s. apr. J.-C. ; à Tell Khamis (D09), l’occupation s’appauvrit au cours du iiie s.

54Étant donné les lacunes dans les connaissances, il est difficile de faire beaucoup de fond sur ces évolutions, qui sont parmi les plus perceptibles : on se gardera donc d’étendre ces trois exemples singuliers de déclin à l’ensemble des sites ruraux de la vallée. Néanmoins, il paraît significatif que cette réduction de l’occupation sur des sites de petite superficie corresponde à la phase d’implantation ou de développement de deux sites nouveaux, Apamée et Europos/Jerablous, précisément dans la même région.

Fondations hellénistiques

55Les historiens situent vers 300 av. J.-C. la fondation des quatre villes les plus importantes de la façade occidentale de la Syrie, la « Tétrapole » : Séleucie de Piérie, Antioche, Laodicée, Apamée de l’Oronte88. Cette politique originale et volontariste a touché tout le territoire séleucide. À proximité de l’Euphrate, elle concerne surtout des centres urbains déjà anciens89 : Bambyché/Membij est refondée sous le nom de Hiérapolis et, en Mésopotamie, Orhaï devient Édesse Callirhoé. Les noms officiels attachés aux villes de harran et de Nisibe sont Carrhes et Antioche de Mygdonie.

Fondations hellénistiques sur les rives de l’Euphrate

56Le texte d’Appien qui énumère les fondations de Séleucos Ier se présente comme une succession de toponymes d’origine grecque, soit inspirés de l’onomastique de la famille impériale – Séleucie, Apamée, Antioche –, soit empruntés à la toponymie macédonienne – Europos, Béroia, Édesse –, mais il ne fournit pas d’indication géographique précise, à part la mention de districts régionaux. Le recoupement de cette liste avec d’autres sources, dont Isidore de Charax, Strabon, Pline, Stéphane de Byzance, a permis de dénombrer neuf implantations hellénistiques sur les rives du Moyen-Euphrate et d’associer, aux appellations officielles séleucides, certains noms d’usage qui apparaissent dans les sources littéraires et épigraphiques postérieures à l’époque hellénistique. Parmi ces neuf fondations, quatre seulement sont localisées (fig. 90).

Fig. 91 ‑ Localisation des (re)fondations séleucides du Moyen-Euphrate.

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Table hellénistique 10 : Liste des (re)fondations séleucides du Moyen-Euphrate

Nom macédonien

Indication géographique

Sources (toponyme hellénistique)

Localisation

Épiphanie

en aval de Samosate

Pline (V, 24)

non localisée

Antioche de l’Euphrate

en aval de Samosate

Pline (V, 24)

non localisée, Horum Höyük ?

Séleucie de l’Euphrate

en rive droite

Pline (V, 19)
Polybe (V, 43, 1)

à Belkıs

Apamée

en rive gauche

Isidore de Charax
Pline (V, 86 et VI, 26, 119)

à Tilmusa

Europos

refondation de Carchemish

Pline (V, 87)
Stéphane de Byzance

Jerablous

Nicatoris

non située

Stéphane de Byzance

non localisée

Amphipolis de Syrie

en rive gauche ou refondation de Thapsaque

Pline (V, 87)
Stéphane de Byzance

non localisée

Nicèphorion de Mésopotamie

à la confluence de l’Euphrate et du Balikh

Isidore de Charax
Pline (VI, 19 et VI, 26, 119)
Strabon (16, I, 23)
Stéphane de Byzance

non localisée

Europos (Doura)

en rive droite en Parapotamie

Isidore de Charax
Polybe (V, 48, 16)

Salhiya

57Cette liste est surtout tributaire de sources tardives qui, certes, s’appuient sur des ouvrages d’époque hellénistique90, mais les insèrent dans la réalité qui leur est familière. Comme l’a souligné P. Leriche à propos de la Syrie du Nord, nos connaissances sur la politique de fondations des Séleucides reposent principalement sur ses « effets »91.

58Les questions suscitées par cette liste sont les mêmes que pour l’ensemble des fondations hellénistiques, à savoir : la date, la nature et le statut de ces fondations. En revanche, leur fonction peut se déduire de leur position topographique92. En raison de leur position dans la vallée, la fonction première assignée aux fondations du Moyen-Euphrate est éminemment stratégique : elles contrôlaient chacune un point de traversée ou un point de passage obligé d’un itinéraire le long de la vallée, un carrefour routier, sans oublier le trafic fluvial. Le cas de la fondation jumelée de Séleucie et d’Apamée, en vis-à-vis sur chaque rive, le démontre clairement. Quant à Doura-Europos, elle est située au carrefour d’une voie caravanière venant de Palmyre et de l’itinéraire de la rive droite93. Le caractère militaire de cette fondation au iiie s. a été suffisamment démontré depuis que la date de construction de l’enceinte et du plan d’urbanisme a été révisée et fixée un siècle et demi après la première occupation macédonienne94.

59Outre les problèmes de localisation posés par la majorité de ces toponymes, les objectifs, la nature et surtout les modalités d’implantation de ces fondations font l’objet d’une réflexion sans cesse renouvelée par la recherche archéologique95. Sur ce point, les fouilles sur les sites hellénistiques du Moyen-Euphrate, tels Doura-Europos (E10) et Jebel Khaled, (B23) en Syrie, et Séleucie-Zeugma (A08) et Apamée (C07), en Turquie, ont apporté, depuis deux décennies, des informations essentielles et contribuent à distinguer le « processus de création coloniale » de « l’évolution des fondations »96 durant l’époque hellénistique et aux siècles postérieurs. L’analyse des données archéologiques permet également d’étudier la répartition spatiale et chronologique des sites occupés entre le iiie s. et le milieu du iie s., et de replacer ces fondations militaires et urbaines dans leur contexte.

60Il semble logique que l’émergence de nouveaux centres urbains à partir du iiie s. ait eu des répercussions sur l’occupation de la vallée et se soit faite au détriment d’autres agglomérations plus anciennes, à moins de supposer que la vallée soit restée sans centre administratif à la période achéménide et que son territoire ait été laissé sans contrôle militaire depuis la conquête d’Alexandre. Par exemple, le déclin de hacınebi Tepe et l’abandon des travaux d’extension de son grand bâtiment, au tournant du iiie s., sont sans doute à mettre en relation avec l’implantation d’Apamée. La question des fondations séleucides sera ici examinée d’un point de vue archéologique et topographique. On exclura donc de cette analyse les fondations mentionnées dans les textes mais non localisées, comme Amphipolis, Nicatoris et Nicèphorion, ville située à la confluence Balikh, mais pour laquelle aucun indice archéologique n’a été apporté par les fouilles de Tell Bi‘a (F02) ou de Raqqa/Ouweis Al-Karani (F01).

Table hellénistique 11 : Centres urbains séleucides fouillés.

Nom du site

Toponyme hellénistique attesté

Catalogue

Rive

Niveaux hellénistiques iiie s. – iie s.

Implantation

Belkıs

Séleucie

A08

RD

phrourion ? puis ville ?

plateau

Tilmusa

Apamée

C07

RG

centre urbain fortifié

plaine + tell

Jerablous

Europos

A28

RD

centre urbain fortifié

plaine + tell

Jebel Khaled

non attesté

B23

RD

centre urbain fortifié

plateau

Doura-Europos

Europos

E14

RD

phrourion puis centre urbain fortifié

plateau

61Ces cinq sites sont des implantations nouvelles à des emplacements non occupés antérieurement – comme Séleucie/Belkıs et Jebel Khaled –, ou sur des sites depuis longtemps abandonnés – c’est le cas d’Europos/Jerablous, qui recouvre le site de Carchemish, de Doura et d’Apamée, bien que la chronologie du tell de Tilmusa, englobé dans l’enceinte de la ville d’Apamée, n’ait pas été dressée. Tout d’abord, notons que la date de fondation n’est précisément assurée sur aucun de ces sites ; aucun sondage stratigraphique n’a apporté d’élément suffisant qui permettrait de savoir à quel moment au cours du iiie s. ces établissements ont été créés. À l’exception d’Europos/Jerablous qui a parfois été considérée comme une fondation antigonienne97, leur attribution à la période séleucide, voire au règne de Séleucos Ier, est cependant certaine. Cette attribution repose sur les mentions faites par les auteurs anciens ou sur l’absence de matériel archéologique remontant au début du ive s. trouvé en contexte.

62Cependant, une première distinction doit être introduite, entre les fondations conçues dès l’origine comme des centres urbains et les fondations à vocation militaire, de type phrourion, qui ont été transformées en villes ultérieurement. On classera dans la catégorie des centres urbains : Apamée (C07) et Jebel Khaled (B23), de superficie relativement similaire, respectivement 60 ha et 50 ha98. Le cas d’Europos/Jerablous (A28) est plus ambigu, puisque les fouilleurs du British Museum n’ont pas fourni de datation précise pour les constructions hellénistiques qu’ils détruisaient. Pour ce site, les points non éclaircis restent nombreux, même après une relecture attentive des publications : l’acropole fut-elle d’abord le siège d’un phrourion ou a-t-elle été occupée à la même époque que la ville basse ? On est tenté de déduire de la simple remarque de C. L. Woolley sur l’abondance des vernis noirs dans le secteur du Lower Palace hittite99 que le plan d’urbanisme et, sans doute, la porte sud ont été mis en place au début du iiie s.

63Séleucie (A08) et Doura-Europos (E14) relèvent de la catégorie des « places-fortes » et leur extension en centre urbain est à situer au cours du iie s. – durant la seconde moitié de ce siècle pour Doura et, peut-être, dès la première moitié pour Séleucie. Polybe associe à ces fondations des événements du règne d’Antiochos III datant de 221100, date à laquelle elles sont considérées, du point de vue archéologique, comme des implantations de petites dimensions. La première mention historique disponible pour Doura-Europos est liée à la révolte de Molon en 221101, quand Antiochos reconquiert la Parapotamie jusqu’à Europos. Cette information est cohérente avec les données archéologiques, car elle met l’accent sur la fonction militaire de cette fondation et son importance pour le contrôle du territoire séleucide. En revanche, la première référence à Séleucie, tirée du même épisode, pose problème : c’est à « Séleucie sur le Pont »102 que, d’après Polybe (V, 43), Antiochos reçoit sa future épouse, Laodicée, fille de Mithridate d’Arménie, avant d’être informé de la révolte de Molon. Le lieu choisi pour cette rencontre prouve l’importance que ce point de traversée a déjà acquise à la fin du iiie s., ainsi que son intégration à un itinéraire privilégié entre l’Arménie et la Syrie séleucide. Comme cette rencontre précède la cérémonie du mariage royal, qui est également célébrée à Séleucie d’après Polybe, le choix de ce lieu revêt aussi une signification politique évidente car il met en parallèle l’union entre les deux dynasties et celle des deux rives. Il est surprenant que Polybe ne mentionne pas Apamée, la fondation urbaine en rive gauche, mais se réfère exclusivement à Séleucie alors que les fouilles ont montré que le développement de ce site est postérieur à la fin du iiie s.103. Cependant, si l’on relie ce texte au contexte contemporain de la rédaction des Histoires, la concordance entre cette source et les données archéologiques peut être rétablie. La référence exclusive à Séleucie refléterait plutôt la réalité de l’occupation de la vallée au cours de la seconde moitié du iie s. : à cette date, l’agglomération de Séleucie, en rive droite, a atteint une superficie supérieure à 21 ha. Aux yeux de Polybe et de ses lecteurs, elle jouit probablement d’une plus grande renommée qu’Apamée en Mésopotamie. En effet, l’emploi de l’appellation « Séleucie du Pont » par Polybe, au lieu de l’emploi du toponyme macédonien d’origine, « Séleucie de l’Euphrate », montre que Séleucie commence déjà à se confondre avec le pont qu’elle contrôle. Dès lors, il paraît logique qu’au sujet du pont de l’Euphrate, la référence d’un milieu méditerranéo-centré ne soit pas Apamée, en rive gauche, mais Séleucie, c’est-à-dire la première étape sur le fleuve que rencontrent les voyageurs qui viennent d’Antioche. De manière analogue, Apamée constitue la première des Stations parthes chez Isidore de Charax, qui ne cite pas Séleucie-Zeugma.

64D’après L. Capdetrey, la coloration des toponymes séleucides pourrait être un indice du statut de ces fondations : les appellations inspirées de l’onomastique royale séleucide – Apamée, Antioche, Séleucie – distingueraient les cités, « vitrines urbaines du nouveau pouvoir macédonien »104, tandis que la transposition de noms géographiques macédoniens ou grecs – Europos, Amphipolis – serait associée aux colonies de peuplement ou aux postes militaires. Cette intéressante grille de lecture doit être retenue, mais, en dehors du cas du phrourion de Doura-Europos et de la polis d’Apamée, elle est malaisée à appliquer au Moyen-Euphrate, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, la date de la fondation d’Europos/Jerablous est trop imprécise pour qu’on puisse exclure qu’il s’agit d’une colonie d’Antigone. Deuxièmement, si la toponymie est un tel élément de structuration du territoire, il faut examiner également la valeur des appellations fondées sur des épithètes dynastiques : Épiphanie, Nicatoris ou Nicèphorion sont-elles des cités ou des colonies ? Au demeurant, le cas de Séleucie ne constitue pas tout à fait un contre-exemple. Son assimilation à un phrourion plutôt qu’à une fondation urbaine au iiie s. demeure, en effet, une hypothèse de travail ; aucune trace de fortification de la période hellénistique n’a encore été trouvée en fouille sur le site. En revanche, il est très délicat de dissocier la double appellation de Séleucie et d’Apamée et d’admettre que Zeugma ait pu être rebaptisée sous le nom de Séleucie au moment de sa transformation en polis, comme le suggère L. Capdetrey105. D’une part, la métonomasie de « Séleucie » en « Zeugma » est assez bien retracée par les sources106. D’autre part, la fondation jumelée d’Apamée et de Séleucie, de chaque côté du fleuve, porte une symbolique politique très forte, propre à valoriser la figure royale de Séleucos Ier : l’union des deux rives représente à la fois le couple royal, l’unité des territoires occidentaux et orientaux de l’empire et, enfin, la réitération de la geste de Xerxès Ier et de celle d’Alexandre107. Sur le plan mythologique et idéologique, cette double fondation participe donc pleinement à l’entreprise de « métaphorisation des territoires séleucides » colonisés108.

65En ce qui concerne la répartition topographique, on note une forte concentration de fondations urbaines sur un court segment de la moitié nord du Moyen-Euphrate – Apamée, Jebel Khaled, Europos/Jerablous –, par opposition à la dispersion ou au statut moins privilégié des implantations de la partie méridionale – Nicèphorion et Doura-Europos. Dans la partie nord, le volontarisme des fondations est d’autant plus manifeste que la distance entre les grands centres urbains d’Apamée (60 ha) et d’Europos/Jerablous (49 ha minimum) est de moins de 50 km en suivant la vallée et de seulement 35 km en ligne droite. Il est permis de se demander si ces villes ne se sont pas trouvées en concurrence. Sur un plan démographique, en tout cas, la proximité spatiale entre ces deux sites amène à s’interroger sur leur densité d’occupation. L’état du lotissement d’Apamée (C07), tel qu’il apparaît en fouille et sur les cartes géophysiques, révèle une faible compacité d’occupation : si le cadastre hippodamien couvre la superficie intra-muros, la densité des constructions à l’intérieur des îlots est en revanche très variable et la proportion d’îlots à moitié ou totalement libres d’occupation est importante109. Pour Europos/Jerablous (A28), la densité de l’occupation n’est pas connue, mais les niveaux hellénistiques mentionnés par C. L. Woolley sont concentrés dans la partie sud de la ville et au sommet de l’acropole. Il se pourrait donc que la reconstruction d’une enceinte sur le tracé des remparts de la ville basse hittite ait d’abord répondu à une nécessité pratique et stratégique : il a peut-être paru astucieux de profiter de la présence de remparts encore conservés sur une grande élévation pour implanter les limites de la ville. Dans cette perspective, on pourrait suggérer que la fondation d’Europos/Jerablous traduit, en premier lieu, la volonté d’exploiter un emplacement stratégique situé à un point de traversée sur l’Euphrate et dont les avantages ne pouvaient être laissés à un ennemi potentiel. La réutilisation de l’enceinte hittite a, en tout cas, été déterminante pour la planification de l’urbanisme de la ville basse, puisque la porte sud de la ville a été reconstruite à l’emplacement de la porte sud de la première ville basse hittite (Inner Town), de sorte que l’orientation du plan hippodamien est orthogonale à l’axe de la porte sud.

66À partir de ces indices, il y a lieu de se demander si la venue de colons macédoniens au iiie s. a été suffisante pour peupler les deux villes et si cet afflux n’a pas été complété par le déplacement des habitants de la vallée, parmi lesquels se comptaient peut-être les villageois de Tilbeṣ Höyük ou de hacınebi Tepe, sites qui déclinent au cours du iiie s.

67Eu égard à la topographie de la vallée, la faible distance qui sépare Apamée et Europos/Jerablous est tout à fait explicable ; ces fondations sont placées en aval d’un resserrement du fleuve, et chacune occupe un segment où l’élargissement de la vallée et la formation d’îles facilitent les points de traversée. Apamée est située entre la limite méridionale des gorges de l’Euphrate et le resserrement de Birecik, tandis qu’Europos/Jerablous est placée entre le défilé de Birecik et celui de Kara Qouzak. Ces centres urbains implantés en plaine sont d’ailleurs associés à des établissements situés sur la rive opposée, caractérisés par une position dominante sur la vallée et l’arrière-pays : en face d’Apamée, Séleucie contrôle le trafic fluvial et surveille toute approche en rive droite et le long de la rive gauche. On peut supposer que le site de Küçük Kale Tepe (C25), identifié comme une forteresse hellénistique et situé à 5 km en amont sur la rive opposée à Europos/Jerablous, a également servi de poste militaire avancé110.

68Il est difficile d’estimer l’impact de la création d’une ville fortifiée à Jebel Khaled (B23), à 50 km en aval d’Europos, puisqu’on ne dispose pas d’informations suffisantes sur l’évolution de l’occupation de Tell Al-Hajj et de Tell Sheikh hassan. La topographie joue un grand rôle dans le choix du site de Jebel Khaled, qui domine l’entrée du défilé de Teshrin. La chronologie relative de Jebel Khaled montre que le centre urbain et le palais de la citadelle ont fonctionné dès le premier quart du iiie s. et jusqu’au début du ier s. av. J.-C. Les fouilles ont mis en évidence l’importance des quartiers, situés de part et d’autre de la rue principale, où se concentrent les édifices officiels : un temple de tradition grecque et le palais de la citadelle. Ces résultats sont d’autant plus exceptionnels qu’aucun bâtiment de ce genre et de cette date n’a été repéré à Apamée ou à Europos/Jerablous.

69Dans la partie méridionale du Moyen-Euphrate, les fondations du iiie s. contrôlent les voies de circulation majeures de la vallée. D’après les sources, Nicèphorion se trouve à la confluence de l’Euphrate et du Balikh, au carrefour de nombreux itinéraires : y convergent la route nord-sud qui suit le cours du Balikh depuis la haute-Mésopotamie, les chemins qui longent la rive gauche de l’Euphrate et les points de traversée liés aux routes de la steppe en rive droite de l’Euphrate. Quant à la place-forte de Doura-Europos, implantée en bordure du plateau, elle constitue un verrou sur la route en rive droite de l’Euphrate et un poste de surveillance de la steppe en rive droite, de la rive opposée et de la navigation fluviale. P. Leriche a proposé de restituer sur les points hauts du site un premier établissement adapté à une telle surveillance, le long de la falaise qui domine le fleuve111.

Évolution au iie siècle

70Le cours du iie s. est marqué par l’émergence de deux nouveaux centres urbains, Doura-Europos et Séleucie-Zeugma, et, très probablement, par la construction de la forteresse de Jazla.

71Les étapes de l’évolution de Séleucie-Zeugma (A08) restent mal perçues : selon une hypothèse de travail, le premier établissement fortifié, qui aurait occupé le sommet du Kara Tepe112, se serait développé vers l’est. Des murs de soutènement hellénistiques ont effectivement été mis au jour dans le vallon le plus proche et la découverte d’une série de tombes sur les terrasses à l’est du second vallon permet de fixer les limites de cette extension vers la première moitié du iie s., au plus tôt113. À la fin du iie s., l’agglomération s’étend à peu près sur 800 m d’est en ouest, soit une quarantaine d’hectares114. Précisons qu’aucun vestige de rempart d’époque hellénistique n’a encore été trouvé sur ce site et que les aménagements défensifs détectés sur le Kara Tepe sont attribués à une période tardive115. Les conséquences du développement de Séleucie sur l’occupation d’Apamée sont difficiles à évaluer : l’occupation des îlots de cette dernière est faible, mais la céramique du iie s. est bien représentée dans le matériel issu des fouilles des fortifications et de l’habitat116.

72Les modalités de la mise en place des fortifications et du plan hippodamien de Doura-Europos (E14) dans la seconde moitié du iie s. sont bien cernées. Il est intéressant de noter que la superficie de la nouvelle ville, qui atteint 60 ha, est équivalente à celle d’Apamée et proche de celle de Jebel Khaled117. Même si les contraintes de la topographie ont joué un grand rôle dans le tracé des nouvelles limites de Doura, les arpenteurs antiques se sont donc probablement référés à un gabarit-type conçu pour les fondations urbaines de second rang118.

73La construction de la forteresse de Jazla (E05) doit être attribuée aussi à la seconde moitié du iie s., d’après les techniques de construction observées sur le rempart nord en pierres de taille119. Mais, d’après les observations préliminaires de Jean-Claude Bessac, elle est sans doute postérieure à l’édification de l’enceinte de Doura-Europos120. Située en rive droite, sur le plateau s’étendant entre la confluence du Balikh et le défilé du Khanouqa, cette place-forte permet la surveillance de la steppe et de la circulation dans la vallée. En attendant que la datation du rempart en pierre de Jazla soit confirmée par un sondage stratigraphique, cette implantation nouvelle peut être considérée comme un renforcement du contrôle de la vallée et des pistes de la steppe entre Nicèphorion et Doura. Elle constitue en quelque sorte les prémices d’un maillage défensif mis en place à la fin de la période séleucide et complété, au cours de la période parthe-romaine, par la construction de trois autres forteresses, Tabouz (E09), puis Nkheyla (E04) et Saffin (E03).

74En dépit d’un manque d’informations sur les états anciens de ces sites, il est donc fort probable qu’une modification de la répartition spatiale et des fonctions des fondations hellénistiques ait été en cours sur toute la partie méridionale de la vallée au iie s., à la veille de la conquête parthe.

75Dans cette perspective, l’époque hellénistique ne peut plus être considérée comme un « bloc », où les fondations séleucides symbolisent une politique uniformément appliquée à tout le territoire syrien, telle que la présentent les sources textuelles tardives, mais comme le résultat d’une évolution historique et politique, qui se poursuit sous l’autorité des héritiers parthes et romains de l’empire séleucide. La répartition chronologique, typologique et topographique des sites séleucides du Moyen-Euphrate met donc en valeur à la fois le caractère militaire, économique et commercial des fondations séleucides du ive au iie s. et leur développement très contrasté jusqu’à la fin du ier s. av. J.-C.

Bilan sur les hypothèses de localisation

76Le recoupement de la célèbre liste d’Appien avec d’autres sources, dont Isidore de Charax, Strabon, Pline et Stéphane de Byzance, permet de dénombrer neuf implantations hellénistiques sur les rives du Moyen-Euphrate et d’associer aux appellations officielles séleucides certains noms d’usage, qui apparaissent dans les sources littéraires et épigraphiques postérieures à l’époque hellénistique. Si quatre de ces fondations, Séleucie, Apamée, Europos/Jerablous et Doura-Europos, ont été reconnues, le degré d’incertitude sur la position des autres toponymes est variable. Les sources permettent de délimiter des aires de recherche pour quatre d’entre elles : selon Pline, Épiphanie et Antioche de l’Euphrate doivent être recherchées en aval de Samosate. Amphipolis de Syrie est associée, d’après Pline, à Europos/Jerablous, et d’après Stéphane de Byzance, au toponyme araméen « Tourmeda ». Nicèphorion de Mésopotamie est situé à la confluence de l’Euphrate et du Balikh, selon Isidore de Charax, Strabon et Appien. En revanche, aucune indication topographique utile ne peut être tirée de la notice concernant Nicatoris chez Stéphane de Byzance.

77On examinera les propositions de localisation récentes au regard des données archéologiques collectées sur les sites pressentis.

Horum Höyük =Antioche de l’Euphrate ?

78Le toponyme Antioche de l’Euphrate, transmis par Pline (V, 86), est également attesté sur une monnaie émise à l’époque romaine121. Cette fondation, qui a été attribuée à Antiochos IV (175-164)122, est localisée par J. Wagner à Horum Höyük (A04)123. L’occupation hellénistique sur ce site est, en effet, indiquée par le matériel de surface, bien que les fouilles d’urgence réalisées sur le tell n’aient pas mis au jour de niveaux de cette période. En revanche, le développement de Horum Höyük est assez perceptible dans la partie basse du site, à partir de l’époque romaine et, peut-être, dès la fin de la période séleucide, sous l’impulsion du royaume de Commagène. Cette hypothèse de localisation n’est donc pas en contradiction avec les périodes d’occupation attestées sur le site. La seule restriction tient au fait que Horum Höyük est très proche de la double fondation séleucide de Séleucie-Zeugma et d’Apamée, fait qui avait déjà incité R. Dussaud à rejeter l’identification de ce site avec Urima pour lui préférer Enesh124.

Jebel Khaled = Nicatoris ou Amphipolis ?

79G. W. Clarke125 a suggéré que le nom antique de Jebel Khaled pourrait être « Nicatoris », d’après Stéphane de Byzance. L’abandon du site, à la fin du ier s. av. J.-C., diminue fortement les chances que cette fondation séleucide ait été mentionnée dans des sources plus tardives. Pline et Strabon, qui ont utilisé des documents d’époque hellénistique, ne mentionnent pas « Nicatoris », et Stéphane de Byzance n’en indique pas la position géographique.

80M. Gawlikowski a proposé d’identifier plutôt Jebel Khaled avec « Amphipolis », en se fondant sur un passage obscur de Pline (V, 87) : « In Syria oppida Europum, Thapsacum quondam, nunc Amphipolis / En Syrie, [il y a] les villes d’Europos, Thapsaque autrefois et maintenant Amphipolis ». Si on admettait que le texte de Pline suit un ordre géographique, Amphipolis se trouverait, en effet, en aval d’Europos/Jerablous, dans le secteur de Jebel Khaled. Mais Stéphane de Byzance a associé « Amphipolis, fondation de Nikator », au toponyme « syrien » Tourmeda. Ce second toponyme renvoie soit à la survivance d’un toponyme ancien, soit à une phase de réoccupation. Or, d’après les fouilles, la ville de Jebel Khaled n’a connu aucune occupation importante antérieure à la période séleucide, qui expliquerait la résurgence d’un toponyme araméen ; quant aux phases de réoccupation détectés, elles semblent très réduites : une première réoccupation temporaire, après son déclin au début du ier s. av. J.-C., puis, une seconde au ive s.

Amphipolis = Nicatoris en rive gauche ?

81R. Dussaud tenait pour assurée la localisation d’Amphipolis en rive gauche, en face d’Europos/Jerablous126. Sur la carte publiée par K. Humann en 1890, la mention du village de « Sornagha » lui apparaissait en effet comme la survivance du toponyme « Tourmeda », que Stéphane de Byzance présente comme le nom araméen, ou syrien, de la fondation macédonienne d’Amphipolis. Cette localisation était restée sans suite tant qu’aucun site archéologique n’avait été signalé sur la rive opposée à Jerablous ; le toponyme « Sornagha » avait d’ailleurs disparu des cartes modernes. Depuis 2003, cependant, la mise au jour de vestiges à Naqita (D01) remet en selle la localisation de R. Dussaud, bien que seule une occupation romaine ou byzantine ait été signalée, jusqu’ici, par les fouilles syriennes et les prospections d’A. Egea Vivancos. R. Dussaud avait poussé plus loin l’interprétation des notices de Stéphane de Byzance : selon lui, la mention de la fondation d’Amphipolis « par Nikator » indiquait que la « ville [avait reçu] un moment, sous Séleucus Nicator, le nom de Nikatoris »127. Cependant, ses conclusions posent problème, car Pline mentionne explicitement Amphipolis parmi les villes de Syrie, et non de Mésopotamie128.

Thapsaque d’après Xénophon et d’après Ptolémée

82La tentation de déterminer la localisation de Thapsaque est toujours aussi vive qu’au xixe s. Sur ce sujet, l’autorité de la parole de Xénophon tient au fait qu’il s’agit d’un témoignage de première main, Xénophon étant du nombre des mercenaires grecs enrôlés par Cyrus le Jeune. La localisation des villes et l’identification des deux cours d’eau mentionnés par l’Anabase ont suscité de nombreuses propositions, sans trouver pour l’instant de confirmation sur le terrain129.

83La localisation de Thapsaque recouvre un problème toponymique assez complexe, car le recoupement entre les différentes sources qui mentionnent ce toponyme entre le ive s. av. J.-C. et le iie s. apr. J.-C. a entraîné une assimilation complète entre la ville où Cyrus a fait étape et où il a traversé le fleuve à gué, et le point où l’armée d’Alexandre a traversé l’Euphrate à la poursuite de Darius III. C’est en se référant à la liste de Ptolémée, qui cite pourtant précisément Thapsaque en aval de Soura, que certains historiens ont été amenés à rechercher – vainement – cette localité dans la courbe de l’Euphrate, à Dibsi Faraj ou à Tell Thadayain130. L’assimilation entre le Thapsaque de Xénophon et le Thapsaque d’Alexandre a semblé alors d’autant plus vraisemblable que les deux épisodes militaires ont eu lieu à soixante-dix ans d’écart et sont assez similaires : en 401 av. J.-C., le satrape Abrocomas, fidèle à Darius III, a brûlé le pont de bateaux, ce qui a obligé l’armée de Cyrus à traverser à gué devant la ville de Thapsaque131 ; en 331, Alexandre doit attendre à Thapsaque que ses pontonniers aient reconstruit le pont de bateaux brûlé par le satrape de Darius III.

84Cependant, la localisation de Thapsaque dans la boucle de l’Euphrate, d’après la liste de Ptolémée, a longtemps rendu caduque la restitution de la suite de l’itinéraire de Cyrus : si l’on pouvait identifier l’Araxès avec le Khabour, comme le prônait encore V. Chapot en 1907, la localisation de la rivière Mascas et de la ville de Corsôté restait insoluble132. En 1927, R. Dussaud a fait le point sur la question et a souligné l’ambiguïté intrinsèque de ce toponyme qui provient du terme sémitique tipsah, c’est-à-dire le gué, et a été utilisé pour désigner des points de traversée sur plusieurs autres fleuves133. À la suite de W. J. Farrell134, M. Gawlikowski a proposé en 1992 une nouvelle interprétation de la progression de Cyrus dans la vallée135. Sa démonstration s’est appuyée sur le décompte des distances indiquées par Xénophon. Il a montré que la distance entre les deux cours d’eau rencontrés par l’armée de Cyrus en rive gauche, l’Araxès et le Mascas, correspond à celle qui sépare le Balikh et le Khabour. Quant à la distance entre Thapsaque et l’Araxès, elle est à peu près similaire à celle qui sépare la région de Carchemish ou de Zeugma de la confluence du Balikh. De plus, les indications sur le peuplement, la faune et la flore en aval de l’Araxès données par Xénophon s’accordent avec les paysages steppiques de la rive gauche en aval du Balikh. La description de Corsôté, grande ville déserte entourée par les eaux du Mascas, correspondrait bien au grand tell d’Al-Bousayra, situé à la confluence de l’Euphrate et du Khabour136. Si les chercheurs modernes s’accordent à reconnaître que Cyrus a atteint l’Euphrate en Syrie du Nord, la localisation de Thapsaque n’est pas réglée pour autant : M. Gawlikowski le place à Séleucie-Zeugma137, bien qu’aucun niveau achéménide ne soit attesté en fouille sur ce site, et P. Briant vers Carchemish, arguant du fait que le cimetière achéménide fouillé à Deve Höyük, à 27 km au sud-ouest de ce site, prouve l’existence d’une garnison achéménide dans ce secteur, garnison « dont on peut supposer qu’elle était chargée de garder les passages et gués de l’Euphrate »138.

85L’itinéraire suivi par Cyrus entre Thapsaque et le Balikh fait l’objet d’un autre débat : selon M. Gawlikowski, l’armée aurait longé en continu la rive gauche de l’Euphrate, tandis que W. J. Farrell penche pour une route par l’intérieur des terres jusqu’au Balikh. Il est vrai que le texte de Xénophon, peu précis sur ce point, ne stipule pas qu’après avoir franchi l’Euphrate à Thapsaque, l’armée avance « en ayant l’Euphrate à sa droite », c’est-à-dire le long de la rive gauche, alors que cette mention est répétée à deux reprises quand les troupes cheminent en aval du Balikh. L’option proposée par W. J. Farrell semble plus acceptable, non pas pour les raisons stratégiques qu’il suppose139, mais parce qu’elle est plus conforme aux réalités géographiques. En effet, la vallée de l’Euphrate en aval de Carchemish est caractérisée par deux défilés successifs, celui de Kara Qouzak et celui de Teshrin, difficiles à passer en suivant la rive gauche140. Enfin, en aval du défilé de Teshrin, le cours du fleuve amorce, vers l’ouest, une large boucle qui représente un détour inutile pour qui se dirige vers la Babylonie. Ce segment de l’Euphrate est délaissé par les routes caravanières et les stations parthes, qui coupent à l’intérieur des terres et rejoignent l’Euphrate après avoir suivi le cours inférieur du Balikh. Il serait donc plus plausible que Cyrus ait quitté la rive gauche de l’Euphrate, soit immédiatement à la hauteur de Thapsaque, soit en amont de l’un des défilés, pour guider son armée vers le sud-est et rejoindre le cours du Balikh.

86Les hypothèses de localisation de Thapsaque se concentrent donc sur deux secteurs de la vallée, selon que l’on suit Xénophon ou Ptolémée :

871) Secteur de Zeugma à Tell Ahmar : M. Gawlikowski a judicieusement démontré que la ville mentionnée par Xénophon et la traversée d’Alexandre sont à rechercher en Syrie du Nord, dans la région de Jerablous/Europos141. Son hypothèse finale d’identification avec le site de Séleucie/Zeugma ne repose pas sur des arguments archéologiques, mais sur une réinterprétation de Pline au livre V des Histoires naturelles et sur un topos littéraire tardif, selon lequel les chaînes du pont de bateaux de Zeugma seraient celles qui ont servi au ponton construit par l’armée d’Alexandre142.

88Force est de constater que le problème de Thapsaque pour l’époque achéménide ou hellénistique est toujours envisagé à rebours, c’est-à-dire à partir des sites hellénistiques ou romains déjà connus, alors qu’il serait plus probant de s’appuyer sur les données archéologiques sur l’occupation achéménide dans la vallée. La concentration de sites où la période achéménide a été indiquée en fouille ou en prospection est, en effet, plus importante dans le secteur de Birecik et de Tell Ahmar qu’en amont, comme le montre la présence de tombes achéménides à hacınebi Tepe, Tell Khamis et Tell Ahmar143. Mais, comme ces trois sites sont en rive gauche, on retiendra plutôt les deux sites de rive droite où des niveaux d’époque achéménide ont été détectés : Tell Amarna (B04) et peut-être Qadahiya (B17), également très proches du cimetière achéménide militaire de Deve Höyük. Comme les fouilles de Qadahiya n’ont pas mis au jour de niveaux hellénistiques, Tell Amarna (B04) constitue la piste la plus sérieuse. Cette hypothèse permettrait d’interpréter plus littéralement la formule de Pline (V, 87). Puisque le naturaliste latin a compilé de multiples sources, sans d’ailleurs parfois distinguer l’existence de doublons toponymiques144, il pourrait avoir voulu livrer à ses lecteurs le nouveau nom de Thapsaque145 : « In Syria oppida Europum, Thapsacum quondam, nunc Amphipolis / En Syrie, [il y a] les villes d’Europos, autrefois, de Thapsaque, mais aujourd’hui d’Amphipolis »146. La longévité de Tell Amarna serait tout à fait propice à l’existence d’un nom d’usage araméen ou plus tardif, en cohérence avec ce que rapporte Stéphane de Byzance, qui associe le toponyme syrien de Tourméda à Amphipolis147.

892) Boucle de l’Euphrate : il faut se résoudre à concevoir le Thapsaque cité par Ptolémée parmi les villes d’Arabie déserte148 comme l’emplacement d’un second gué. Cette agglomération est située en aval de Soura, entre Alamatha et Birtha, qui est traditionnellement identifiée à Zénobia/Halabiya. R. Dussaud a proposé de localiser le Thapsaque de Ptolémée à Funsa, qui correspond au site de Soura 2/Abou Qoubai (E02), et J. Lauffray à Sheikh Al-Ass‘ad, à 6 km en amont de Raqqa, où il a repéré un seuil géologique dans le lit du fleuve. La présence de ce gué naturel est un argument fort, mais cette structure, dans l’état actuel des recherches, ne semble associée à aucun site d’habitat antique. Quant aux vestiges de pont inventoriés par F. R. Chesney, puis E. Herzfeld, sur le site de Soura 2/Abou Qoubai, ils correspondraient plutôt à un aménagement de port fluvial ou à une installation hydraulique. Comme ce site est situé à moins de 5 km de Soura, il serait plus probablement identifiable à Alamatha, si on suit l’ordre de la liste de Ptolémée.

Nicéphorion

90L’insuccès de la localisation de Nicèphorion149 est le point le plus regrettable de ce dossier. Alors que les sources indiquent clairement que cette fondation se trouve à la confluence du Balikh et de l’Euphrate, aucune prospection ni fouille dans ce secteur n’a permis de détecter l’existence d’un grand site hellénistique. Cette lacune est d’autant plus étonnante que, d’après Isidore de Charax, cette ville avait, au tournant du ier s. apr. J.-C., le statut d’une polis150. La localisation de Nicèphorion à Tell Bi‘a (F02) n’est pas confirmée par les publications des fouilles sur ce site ; celles-ci présentent les niveaux du IIIe millénaire, une nécropole romaine et un monastère byzantin mais elles n’ont livré aucune information sur d’éventuels niveaux hellénistiques. De manière similaire, les vestiges de fortifications byzantines qui ont été mis au jour sur le site de Raqqa/Ouweis Al-Karani (F01) permettent d’y reconnaître seulement la ville de Callinicum, autrefois confondue avec la fondation abbasside d’Ar-Rafiqa/Raqqa. On peut donc se demander si la ville de Callinicum, dont la superficie est estimée à 55 ha, n’aurait pas recouvert Nicèphorion, puisqu’une convention ancienne fait de Callinucum un doublet toponymique tardif de Nicèphorion. Comme aucun matériel ni vestige hellénistique n’a été signalé sur le site de Callinicum et que ces vestiges sont englobés dans l’extension urbaine de la ville moderne de Raqqa, le problème demeure entier. In fine, il est possible que les divagations de la confluence du Balikh et de l’Euphrate aient entraîné l’abandon de Nicèphorion : l’occupation se serait alors déplacée vers le site de Callinicum, puisque le nom de cette ville n’apparaît qu’au ive s. dans les sources. Une analyse géomorphologique du secteur aiderait sans doute à résoudre cette question.

Le Moyen-Euphrate parthe et romain (120 av. J.-C.-197 apr. J.-C.)

91À partir de 120 av. J.-C. et au cours des deux siècles suivants, le Moyen-Euphrate reste divisé (fig. 92). Sa partie septentrionale, qui sert de frontière entre la Syrie romaine et l’empire parthe, leur vassal d’Édesse y gouvernant une sorte de zone-tampon, est marquée par différents épisodes de guerres, qui ne se concluent par aucune annexion territoriale durable. La rive gauche et la partie méridionale de la vallée, en aval du Balikh, se développent en territoire arsacide. Les voies de communication et les routes commerciales de la vallée n’en sont pourtant pas affectées.

Fig. 92 ‑ Carte politique de la région après la conquête parthe de 120 av. J.-C.

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Le Moyen-Euphrate : du démantèlement de l’empire séleucide à l’expansion romaine

92De la fin du iie s. av. J.-C. à la création de la province romaine, le Moyen-Euphrate septentrional partage toutes les vicissitudes qui touchent la Syrie du Nord, pendant « l’agonie de l’empire séleucide »151. Les sources concernant la région éclairent de façon inégale la période qui précède la création de la province romaine de Syrie en 64. À partir de la fin du iie s., des dynastes arabes, établis sur une ville ou sur un territoire, ont divisé entre eux la région. Dans les régions de l’Euphrate, Béroia/Alep et Hiérapolis/Membij sont, d’après Strabon (XV, 2, 7), gouvernées par le tyran Dionysos, et la steppe à l’est de l’Apamène est contrôlée par des émirs arabes, dont Strabon souligne le lien très fort avec la principauté d’Édesse152. En 84-83, la mort de Philippe Ier laisse sur le trône séleucide un héritier trop jeune et les Antiochéens, pour éviter de nouvelles guerres dynastiques, font appel à Tigrane, roi d’Arménie, qui, depuis 92, a étendu son royaume, au détriment des Parthes, en Gordyène jusqu’au Tigre et vers la Cappadoce. Tigrane prend possession de la Cilicie et de toute la Syrie du Nord, à l’exception de Séleucie de Piérie153. Cette occupation est de courte durée et coexiste avec les principautés locales syriennes. En 69, alors que le Romain Lucullus pousse son armée à travers l’Anatolie et l’Arménie, Tigrane évacue ses nouveaux territoires et retourne en Arménie par la route de l’Euphrate. D’après Strabon (XVI, 2, 3), il fait étape à Séleucie-Zeugma, où il procède à l’assassinat de Cléopâtre Séléné, régente potentielle des territoires séleucides au nom de son fils. Tout comme Mithridate du Pont, Tigrane comptait sur le soutien du roi arsacide, Sinatrucès, contre le Romain Lucullus, mais les Parthes restèrent à l’écart du conflit.

93Le retrait de Tigrane laisse place à une restauration théorique de la dynastie séleucide, mais, en fait, la Syrie reste aux mains de dynastes locaux. Strabon (XVI, 2, 10) indique que la rive non parthe de l’Euphrate est occupée par les Arabes rhambéens, sous l’autorité d’Alchaidamnos, allié d’Abgar II d’Édesse154. En 66, la Commagène, indépendante de l’empire séleucide depuis 163-162155 et vassale des Parthes depuis 90, s’allie à Pompée qui vient d’écraser l’Arménie et, en 65/64, son roi, Antiochos Ier, obtient de pousser la limite méridionale de son royaume jusqu’à Doliché et Séleucie-Zeugma, position qu’il tient jusqu’à ce que le sénat romain la lui retire, en 54 ou en 31156. Les guerres mithridatiques et la lutte contre les pirates de Cilicie et de Syrie, confiée à Pompée, amènent Rome à contrôler ces régions157. En 64, la Syrie devient « province romaine », gouvernée par des légats romains nommés par l’empereur158, de sorte que les Romains héritent d’une frontière directe avec l’empire arsacide, frontière en quelque sorte symbolique jusqu’en 53 (fig. 93). Entre 62 et 57, les procuratores et légats mettent leur province en ordre et luttent contre les émirs arabes : en 62, Scarus est en guerre contre Pétra et, en 57, Aulus Gabinus combat les Arabes de l’Euphrate, amorce d’une guerre parthique ajournée159.

Fig 93 ‑ Carte de la région après la création de la province romaine de Syrie.

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(d’après Scarre 1995, p. 55)

94Dans l’histoire de la Syrie romaine, la région du Moyen-Euphrate est, à partir de 54, essentiellement concernée par la chronologie des expéditions romaines et parthes qui franchissent tour à tour le fleuve160.

Guerres romano-parthiques sur l’Euphrate

95Les causes premières de ces expéditions, excepté l’aventure de Crassus, ont pour origine le contrôle de l’Arménie, qui est considérée par Rome comme la clé de la stabilité en Anatolie de l’Est, et par Ctésiphon, comme la porte de la haute-Mésopotamie. L’arbitrage pour le trône d’Arménie et la revendication, sous Phraate III, que la frontière de ce royaume soit dessinée par le haut-Euphrate, sont au centre de négociations et de projets militaires depuis l’arrivée de Pompée161. La question est beaucoup plus claire sur le Moyen-Euphrate, puisque la délimitation des entités politiques par le fleuve y est antérieure à l’arrivée des Romains, mais la région subit le contrecoup des rivalités qui s’expriment au nord. Enfin, on ne peut exclure, puisque la propagande royale parthe revendique l’héritage des Achéménides et des Séleucides, que les offensives déclenchées par Orodès II aient réellement visé l’annexion des régions occidentales des empires de ces prédécesseurs162.

961) Expédition de Crassus et contre-offensive d’Orodès II (54-50 av. J.-C.)

97Le cas de Crassus est un peu particulier. Au ier s. av. J.-C., la politique romaine en Orient n’est pas encore bien établie et ne vise pas à l’annexion de nouvelles régions, mais plutôt à prévenir une menace parthe163. Les auteurs latins, qui attribuent à ce général romain toutes sortes de défauts, mettent en avant son ambition et sa grande avidité de richesses orientales pour expliquer son expédition malheureuse. L’espérance d’une victoire facile est aussi une puissante motivation, puisque la mort de Phraate III a ouvert une lutte entre les fils de ce dernier, Mithridate III et Orodès II, et affaiblit brièvement l’activité des Parthes à l’ouest, mais Crassus met en branle son armée la veille du jour où Orodès II l’emporte sur son frère164. Le roi d’Arménie, Artavazd, allié de Crassus, ouvre aux Romains la route du nord, itinéraire que Crassus rejette pour une voie plus directe, par la plaine d’Édesse/Urfa. En 54, les légions se dirigent donc vers la Mésopotamie, peut-être en traversant l’Euphrate à Séleucie-Zeugma165. La première phase de la conquête aboutit à l’occupation des terres entre l’Euphrate et le Balikh ; puis Crassus retourne passer l’hiver 54-53 à Antioche. La seconde phase se termine par une retentissante défaite romaine à Carrhes, où Crassus et son fils sont tués, vingt mille soldats perdus, morts ou prisonniers, et les enseignes romaines prises comme trophées. C’est pour Rome un traumatisme166, dont la relation reste encore poignante dans les compilations historiques du Bas-Empire.

98La victoire de Carrhes ouvre aux Parthes la route de la Syrie et met l’Arménie sous leur coupe. L’offensive parthe, un temps retardée par un conflit entre Orodès II et son aristocratie, est lancée en 51 : sous le commandement de Pacorus, fils d’Orodès II, l’armée pénètre en Syrie jusqu’à Antioche, puis elle piétine avant de reprendre ses opérations pendant l’hiver 51-50. Mais le gouverneur de Syrie, M. Calpurnius Bibulus, tire profit des difficultés intérieures parthes pour lancer une contre-offensive167. La peur d’un coup d’État oblige Orodès à rappeler son fils, et l’armée parthe repasse de l’autre côté du fleuve.

992) Tentatives de conquête parthe en Syrie et en Anatolie du Sud (40-38 av. J.-C.)

100Une nouvelle phase de conflits est favorisée par la guerre civile à Rome. En 45, Orodès confie à Pacorus une expédition limitée pour soutenir les partisans de Pompée. Parallèlement, il se rapproche des rois de Commagène et, par l’intermédiaire d’Édesse, favorise dans certaines villes syriennes les notables locaux. En Syrie, Orodès II fournit, à la fin 44, une aide militaire contre le triumvirat à Caius Cassius Longinus et à Quintus Labienus, passé chez les Parthes à la victoire du parti républicain168. L’attaque décisive est lancée par Orodès II en 40. Pacorus envahit la Syrie, dont il prend le contrôle, et Labienus occupe le Sud de l’Asie Mineure. Mais, en 39, une contre-attaque menée par Venditus Bassus oblige le premier à battre en retraite. En 38, Venditus Bassus se trouve à Séleucie-Zeugma et, selon Tacite, oblige un détachement parthe, commandé par Pacorus, à traverser le fleuve plus au sud169. La guerre s’achève avec la mort de Pacorus, tué au combat à Gindarus, en Cyrrhestique. Une nouvelle fois, Orodès II rappelle ses armées derrière le fleuve.

101L’Orient a accueilli Antoine avec ferveur. Cette période est marquée par une expédition contre Palmyre et par l’annexion de Doliché et de Séleucie par Rome, au détriment d’Antiochos IV de Commagène. En 34, le conflit entre Marc Antoine et Phraate IV naît, puis se conclut en Arménie170.

1023) Diplomaties actives sous les règnes de Phraate IV et d’Artaban II (fin du ier s. av. J.-C. - milieu du ier s. apr. J.-C.)

103L’ingérence de Rome dans les conflits intérieurs arsacides permet de préserver la paix en Syrie jusqu’à la fin du ier s. av. J.-C. En 20 av. J.-C., la diplomatie d’Auguste met à profit les troubles rencontrés par Phraate IV pour obtenir la remise des prisonniers de Carrhes et des enseignes militaires prises trente ans plus tôt. M. Sartre a rappelé le rôle symbolique de l’Euphrate, zone neutre entre les deux empires, pour le règlement négocié des crises arméniennes au début du ier s.171 : lorsque, en 1 apr. J.-C., la rencontre de Gaius César et de Phraate V, sur une île non localisée de l’Euphrate, aboutit à un règlement diplomatique de la succession d’Arménie favorable aux Romains ; et quand, en 35, une entrevue du même type réunit Vitellius, gouverneur de Syrie, et Artaban II, après la victoire romaine en Arménie.

1044) Défense de la Syrie par Corbulon (51-63 apr. J.-C.)

105À la mort d’Artaban II, le règne de Caligula est caractérisé par une politique peu offensive en Orient. Puis Claude (41-54) choisit de soutenir la revendication de Meherdate, otage royal à Rome, dans la succession de Vardane. En 49, Meherdate débarque en Syrie, où il reçoit l’aide de Caius Cassius Longinus, légat de la province romaine (41-49), pour préparer son retour au pouvoir, via la Mésopotamie. Selon Tacite (XI, 12, 3), Séleucie-Zeugma est le point de départ de cette expédition, qui réunit une large coalition contre Gotarzès II, l’autre prétendant au trône arsacide. Abgar V d’Édesse et Isate II, roi d’Adiabène, deux vassaux du pouvoir parthe, ont promis des renforts à Meherdate172. La tentative échoue et Gotarzès reprend le pouvoir en 50. Vologèse Ier, qui lui succède en 51, remet de l’ordre dans son royaume et place un allié, Tiridate, sur le trône d’Arménie en 54. La réaction immédiate de Rome pour reprendre le contrôle de l’Arménie se traduit par la préparation d’une nouvelle guerre. Ce projet coïncide avec une nouvelle crise politique en Parthie – opposition au roi soutenue par les élites grecques des villes et les propriétaires terriens.

106En 58, Corbulon, gouverneur de Syrie, attaque l’Arménie proparthe173. La réponse militaire de Vologèse commence, en 60, par une offensive contre les troupes romaines stationnées en Arménie, suivie de l’ouverture d’un second front en Syrie, pour diviser les forces ennemies174. Une nouvelle fois, le conflit arménien entraîne des combats sur le Moyen-Euphrate : « La menace sur la Syrie est telle que Corbulon décrète la mobilisation générale de tous les habitants »175. On ne connaît pas le détail des combats, mais l’action militaire parthe est grandement limitée par une invasion de sauterelles en Mésopotamie, qui rend difficile l’approvisionnement en nourriture et en fourrage des troupes engagées en Syrie, au cours de l’année 61. Sur initiative romaine, une trêve est conclue entre les belligérants, trêve utilisée par Corbulon pour renforcer la défense de la frontière et organiser la répartition des troupes en vue d’une reprise des hostilités, en séparant les commandements des légions entre l’Arménie et la Syrie176. En 62, comme Néron a fait échouer les négociations à Rome, les Parthes reprennent l’affrontement en harcelant les Romains sur la frontière du Moyen-Euphrate. Ces incursions sont sans grande portée contre les troupes de Corbulon, qui tiennent les têtes de pont sur les rives du fleuve. D’après E. Dabrowa, la stratégie parthe vise à faire croire que la Syrie est l’objectif prioritaire de Vologèse Ier, alors que l’attaque décisive a lieu en Arménie177. Mais la défense du Moyen-Euphrate organisée par Corbulon semble avoir été très efficace, si l’on en croit la tactique décrite par Tacite (XV, 9).

107La victoire parthe en Arménie ouvre une seconde phase de négociations ; Vologèse exige que Corbulon abandonne les positions romaines sur la rive gauche et que l’empereur vienne signer la paix en Orient. S’ensuivent un nouveau refus de Néron et une nouvelle guerre arménienne sous le commandement de Corbulon. En 63, à Rhandeia, est conclu un traité de paix assez favorable à Vologèse, qui obtient la reconnaissance de la frontière politique sur le haut-Euphrate, ainsi que l’évacuation des postes militaires sur la rive gauche du fleuve ; en contrepartie, il promet de soumettre l’intronisation des souverains arméniens à l’approbation de Rome.

1085) Réorganisation politique et militaire de la frontière orientale sous Vespasien

109L’affrontement de 62-63 a eu des conséquences significatives sur la politique orientale de Vespasien, d’abord à l’égard des « royaumes clients » de Rome en Orient et, ensuite, sur l’organisation militaire de la Syrie. Il se traduit, en 71, par la création de la province de l’Arménie mineure, suivie, en 72, de l’occupation de la Commagène, avant une annexion définitive en 73. Par ailleurs, le réseau routier à l’intérieur des provinces orientales est amélioré, et une présence militaire romaine est maintenue le long de l’Euphrate : entre Samosate et Zeugma, des inscriptions latines renvoient à l’activité des soldats romains, dont la legio III Gallica, sans doute stationnée à Samosate178. Au début du règne de Vespasien, la concentration d’effectifs en Syrie est assurée grâce à la présence des legiones VI Ferrata et XII Fulminata, ainsi qu’au stationnement permanent de la legio IV Scythica à Séleucie-Zeugma. Les combats de Judée entraînent le déplacement de la legio VI Ferrata et des vexillationes de quatre autres légions en 70 ; partent ensuite en renfort la totalité de la légion XII Fulminata et un contingent de trois mille soldats venant des unités cantonnées sur l’Euphrate179. D’après E. Dabrowa, la création de la legio XVI Flavia Firma est à placer entre 69 et 70180 ; cette nouvelle légion est destinée à la défense de la frontière syrienne, dégarnie du fait de la grande mobilisation des forces en Judée. À l’automne 70, la legio XII Fulminata est envoyée en Arménie, où les tensions reprennent.

1106) La dernière attaque parthe en Syrie a lieu sous Vespasien, sans doute en réaction à l’activité romaine dans le Caucase. Elle est stoppée, entre 73 et 78, par Ulpius Trajanus, gouverneur de Syrie décoré par Vespasien des ornementa triomphalia. À la fin de ce règne, les sources attestent la présence de deux camps militaires sur la rive droite de l’Euphrate : la legio IV Scythica, en stationnement permanent à Zeugma, et la legio XVI Flavia Firma, à Samosate à partir de 75.

Guerres parthiques de Trajan (114-117) à Septime Sévère (195-198): étapes vers le contrôle total de la vallée

111La reprise des affrontements au cours du iie siècle apr. J.-C. marque, de la part de Rome, un changement de politique notable à l’égard des Arsacides : il ne s’agit plus d’endiguer la menace parthe, mais de protéger les provinces de Syrie et d’Arménie mineure orientales, en annexant les territoires parthes à l’est et au sud. La réalisation de ce projet entraîne trois guerres successives, durant les règnes de Trajan (98-117), de Marc-Aurèle (161-180) et de Septime Sévère (193-211), et le siège répété de villes en territoire parthe.

112L’expédition de Trajan donne corps à la première de ces guerres, qui ne se conclut que par une occupation temporaire de toute la Mésopotamie (115-117). Le prétexte de la guerre est, une nouvelle fois, fourni par le royaume d’Arménie, où Osroès intronise son frère Parthamasiris en 113, sans en avoir informé Rome. Trajan, refusant toute tentative de règlement diplomatique de cette crise, décide immédiatement la mobilisation des troupes d’Orient et la mise en défense de l’Euphrate. Arrivé à Antioche en 114, l’empereur conduit ces troupes en Arménie. Puis, ayant supprimé Parthamasiris et laissant Lucius Quietus occuper le royaume, il revient passer l’hiver à Antioche et préparer son expédition en Mésopotamie. En 115, les légions181 traversent l’Euphrate à Zeugma et s’emparent d’Édesse, de Nisibe, de Singare, puis de Batnae (fig. 94). Contrôlant tout le territoire depuis l’Euphrate au haut-Khabour, Trajan proclame immédiatement l’annexion de l’Arménie et de la Mésopotamie. En 116, l’armée de conquête se regroupe à Nisibe, puis progresse vers la capitale parthe en ouvrant deux fronts, l’un par les régions du Tigre, l’autre par la vallée de l’Euphrate : la plupart des métropoles parthes sont prises – Doura-Europos sur l’Euphrate, Arbalès, Ninive et, enfin, Ctésiphon ; seule Séleucie du Tigre résiste. L’invasion se poursuit jusqu’au Golfe persique et en Characène. La contre-offensive parthe, retardée par une rivalité dynastique qui oppose Osroès aux partisans de Vologèse III, a lieu en Médie et en Arménie, sous la forme de révoltes qui éclatent dans les villes occupées, et qui sont relayées par des rébellions proparthes dans les centres urbains de Mésopotamie, à Édesse, Nisibe et Charax. Les Romains répriment ces attaques et Trajan, quittant le Tigre, revient assiéger Édesse ; dans la ville, violemment reprise par Lucius Quietus, il destitue Abgar VII avant de revenir à ses objectifs militaires, Séleucie du Tigre et Ctésiphon, qui ne sont pas épargnées. À l’été 117, la mort subite de Trajan en Cilicie accélère l’évacuation des troupes romaines de Basse-Mésopotamie, après des mois de combats intenses, et favorise la reconquête des Parthes jusqu’à l’Euphrate. En 117, hadrien, gouverneur de Syrie et futur successeur de Trajan, ordonne l’abandon des villes encore tenues par les Romains en Osrhoène et négocie avec Osroès un retour aux délimitations politiques antérieures. Somme toute, l’Arménie et l’Osrhoène restent dans la zone d’influence romaine, Manu VII étant rétabli à Édesse en 122. En 123, la paix est scellée durablement par une rencontre entre hadrien et Vologèse III.

Fig 94 ‑ Offensives de Trajan en Mésopotamie.

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(d’après Scarre 1995, p. 61)

113Déclenchée par les affaires arméniennes, une nouvelle offensive est lancée par Marc-Aurèle et son frère Lucius Verus contre les Parthes, en 161182. Elle se déroule en deux temps : une double attaque menée par Vologèse IV en Arménie et en Syrie, avec occupation des territoires conquis pendant l’hiver 162, puis une contre-attaque romaine sur plusieurs fronts, sous le commandement de Lucius Verus, qui a reçu des renforts à Antioche. Priscus bat les Arméniens, tandis que Cassius poursuit l’armée parthe, qui fait retraite sur le Moyen-Euphrate. Deux batailles décisives ont lieu à Nicèphorion, puis à Doura-Europos, villes qui tombent aux mains de Lucius Verus. La campagne militaire se poursuit deux années encore, avec les prises de Séleucie et de Ctésiphon. En 165, Vologèse expulse les troupes ennemies de la Mésopotamie méridionale, mais les deux rives de l’Euphrate sont passées sous contrôle romain, jusqu’au territoire de Doura-Europos. La frontière se stabilise sur le Khabour. De 161 à 180, les armées en présence sont tour à tour décimées par une vague d’épidémie – variole ou peste –, dont la propagation est facilitée par la réunion et le déplacement des contingents en Orient, puis en Europe, et qui cause la mort de L. Verus en 169, puis celle de Marc-Aurèle en 180.

114L’annexion des territoires à l’est de l’Euphrate (fig. 95) n’est définitive que 20 ans plus tard, sous Septime Sévère, après un nouveau conflit qui fait la démonstration du déclin arsacide. L’assassinat de Commode (180-192) ouvre à Rome une guerre de succession, avant de laisser face à face, en 193, trois empereurs déclarés : Piscus Niger, gouverneur de la province de Syrie, reconnu en Orient ; Clodius Albinus, légat de Bretagne ; et Septime Sévère, acclamé par ses légions sur le Danube. Après avoir fait Niger prisonnier à Antioche et réprimé les oppositions en Syrie, Septime Sévère prépare une expédition contre Vologèse V, coupable d’avoir voulu soutenir son rival. Ayant gagné à sa coalition anti-parthe Varlash, roi arménien, et Abgar IX d’Édesse, l’empereur fait traverser le Moyen-Euphrate à ses légions en 195. Il annexe l’Osrhoène, tout en maintenant les prérogatives d’Édesse, et se saisit de Nisibe. En 197, l’empereur renforce ses effectifs militaires, avec la création des legiones I-II-III Parthicae183, pour lancer deux offensives, l’une de Nisibe, l’autre par l’Euphrate. La flotte romaine réunie sur l’Euphrate atteint rapidement Séleucie et Ctésiphon. Après avoir mis celles-ci à sac, les Romains évacuent rapidement la Basse-Mésopotamie. Sur le chemin du retour, ils attaquent la ville de hatra, qui résiste à deux sièges successifs, sans l’aide de Vologèse V. À la suite de cette conquête, l’empereur réorganise, en 198, les provinces d’Orient : la Syrie est divisée en deux provinces, la Syrie-Cœlé et la Syrie-Phénicie, tandis qu’une nouvelle province romaine est créée en Mésopotamie. L’empire parthe a définitivement perdu ses territoires occidentaux, de l’Arménie à la Mésopotamie.

Fig 95 ‑ Conquêtes et annexion de Septime-Sévère à l’est de l’Euphrate entre 195 et 198.

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(d’après Scarre 1995, p. 99)

L’occupation de la vallée entre Parthes et Romains

115Le tableau général qui peut être dressé de l’occupation de la vallée, entre la fin du iie s. av. J.-C. et la fin du iie s. apr. J.-C., permet de traiter de la même manière les sites qu’ils se trouvent sur la rive directement contrôlée par les Romains ou en territoire parthe, mais l’examen des données archéologiques privilégie inévitablement les marqueurs de la présence romaine par rapport aux Parthes. Le catalogue comprend 126 sites où l’occupation parthe ou romaine a été attestée en fouille ou indiquée par le matériel de prospection. Ce total se décline en 113 sites d’habitat et 13 sites exclusivement funéraires184. Une majorité (62 sites) existait déjà à l’époque hellénistique, 13 sites n’auraient fonctionné que pendant la période parthe et romaine, tandis que l’occupation se prolonge au-delà du iiie s. sur 51 sites.

La conquête parthe

116La conquête parthe semble avoir eu un impact limité sur l’occupation de la vallée, si l’on considère que seulement 8 sites de la période précédente ont été abandonnés185 ; du reste, leur disparition est compensée par l’apparition de sites très proches. Les conséquences du démantèlement de l’empire séleucide semblent plus fortes, si l’on ne prend en compte que les centres urbains. Les villes d’Apamée et de Jebel Khaled sont en effet abandonnées au cours du ier s. av. J.-C. Il faut, cependant, distinguer chacun de ces cas.

117En raison de sa position en rive gauche, Apamée (C07) appartient aux territoires conquis entre 120 et 113 par les Parthes. Trois sondages ouverts sur les fortifications ont révélé des niveaux d’incendie et de destruction, mais cette destruction n’a pas été remarquée dans la ville, ni sur les autres secteurs fouillés de l’enceinte. Quoique l’exploration du site pendant les fouilles d’urgence ait été trop partielle, les destructions qui ont touché Apamée sont un indice probable de combats, lors de la conquête de 113 ou au cours d’affrontements entre Parthes et Romains. Mais ceux-ci ne peuvent être considérés comme la cause première ou unique de l’abandon de la ville. Il semble plus prudent de suggérer que ni les Parthes ni les Romains n’ont trouvé avantage à maintenir une ville en face de Séleucie-Zeugma. D’après ce qu’indique le matériel des fouilles, la rive d’Apamée a continué à être fréquentée, sans doute par tous ceux qui empruntaient le pont de Séleucie-Zeugma.

118La fin de la vie urbaine à Jebel Khaled (B23) est datée du premier tiers du ier s. av. J.-C. ; cette datation est établie grâce à l’étude du matériel et à la chronologie relative du palais de la citadelle. Celui-ci a été vidé de tout matériel de valeur et pillé immédiatement après son abandon. La fin de Jebel Khaled serait donc plutôt à mettre en relation avec la fin de l’empire séleucide. D’après les monnaies trouvées in situ, l’activité de la ville aurait cessé vers 74 av. J.-C.186. Cependant, certains espaces domestiques sont réinvestis et le temple de la ville restauré au milieu du ier s. av. J.-C. Cette occupation peu dense se serait maintenue jusqu’au début du ier s. apr. J.-C. D’une manière très astucieuse, N. L. Wright propose de lier le premier abandon de la ville aux péripéties de la prise du pouvoir de Tigrane en Syrie et en Commagène187 : la population de Jebel Khaled aurait été déportée par le roi arménien vers sa nouvelle capitale Tigranocerte, opération attestée par les sources en Cappadoce, en Cilicie et en Adiabène. La défaite de Tigrane devant Lucullus, en 69, aurait permis aux habitants de Jebel Khaled de retrouver leur foyer et de réaménager leur sanctuaire. La réhabilitation de la ville n’a cependant pas été poursuivie par le pouvoir romain, sans doute parce que les raisons stratégiques qui avaient justifié la création de ce centre urbain fortifié n’ont pas paru valables dans l’organisation de la défense romaine de la rive droite qui s’appuie plutôt sur la multiplication de petits forts temporaires. A contrario, l’agglomération hellénistique de Tell Al-Hajj (B28), qui a été complètement détruite au début du ier s. apr. J.-C., a reçu, quelques décennies plus tard, un camp romain, stationnement de la Cohors Secunda Pia Felix. A Fistik Höyük, l’occupation (village et nécropole) ne paraît pas, d’après les fouilles, se prolonger au ier s. apr. J.-C., alors que les prospections indiquaient une occupation plus tardive – du iiie s. au viie s.

Répartition spatiale dans la partie nord de la vallée

119Pour la partie septentrionale du Moyen-Euphrate, on retrouve une répartition tout à fait similaire à celle de l’époque précédente, mais la relation entre centre urbain et sites secondaires a été déséquilibrée par l’abandon d’Apamée/Tilmusa et Jebel Khaled au début du ier s. apr. J.-C.

Table parthe-romain 1 : Répartition des sites autour de Séleucie-Zeugma

Nom

Catalogue

Région

Rive

Type d’occupation

Études

Haci Ali Tarlası

A05

Birecik

RD

habitat rural

prospecté

Horum Höyük

A04

Birecik

RD

bourg + quai

fouillé

Bindıklı harabe

A07

Birecik

RD

habitat rural

prospecté

Colfelek Tarlası

C01

Birecik

RG

village

prospecté

Haci Mehmet Höyük

C03

Birecik

RG

habitat rural

prospecté

Boztarla Tarlası

C04

Birecik

RG

village

prospecté

Koltuk Meric Tarlası

C05

Birecik

RG

habitat rural

prospecté

Tilbeṣ Höyük

C06

Birecik

RG

habitat rural

fouillé

Séleucie-Zeugma

A08

Birecik

RD

ville

fouillé

Belkıs sud

A09

Birecik

RD

camp romain

fouillé

Tilvez Höyük

C12

Birecik

RG

village

fouillé

Surtepe Höyük

C13

Birecik

RG

village

prospecté

Saray

A11

Karkemiṣ

RD

village

prospecté

Hacınebi Tepe

C14

Karkemiṣ

RG

habitat rural

fouillé

Birecik

C15

Karkemiṣ

RG

forteresse ?

prospecté

120En amont du resserrement de Birecik (fig. 96), on notera donc la relative stabilité des sites ruraux ; le transfert des fonctions d’Apamée vers Séleucie-Zeugma n’a pas modifié la répartition des sites. La stabilisation de la frontière sur le fleuve a favorisé l’implantation des camps romains de Belkıs Sud.

Fig. 96 ‑ Carte de répartition des sites d’habitat autour de Séleucie-Zeugma à la période romaine-parthe.

Image 100000000000041F00000297DF92E3E3.jpg

121Sur le segment encadré par les resserrements de Birecik et de Kara Qouzak, dominé par le centre urbain de Jerablous, on distingue une augmentation du nombre de sites sur les deux rives (fig. 97).

Fig. 97 ‑ Carte de répartition des sites d’habitat entre Birecik et Kara Qouzak à la période romaine-parthe.

Image 100000000000040D000004CCED5EE007.jpg

Table parthe-romain 2 : Répartition des sites en amont de Jerablous (ordre décroissant de superficie)

Nom

Catalogue

Région

Rive

Superficie

Type d’occupation

Études

Europos/Jerablous

A28

Karkemiṣ

RD

49 ha

centre urbain

fouillé

Savi Höyük

C21

Karkemiṣ

RG

4,8 ha

indéterminé

prospecté

Harabebezikan Höyük

C24

Karkemiṣ

RG

3,68 ha

à préciser

fouillé

Akarçay Höyük

C23

Karkemiṣ

RG

2,9 ha

non attesté en fouille

prospecté

Büyük Tilmiyan Höyük

A12

Karkemiṣ

RD

2,8 ha

habitat

prospecté

Cisirin Höyük

A23

Karkemiṣ

RD

2,52 ha

indéterminé

prospecté

Mezraa Höyük

C20

Karkemiṣ

RG

2,52 ha

habitat

prospecté

Danaoglu Höyük site

A17

Karkemiṣ

RD

2 ha

habitat

prospecté

Küçük Kale Tepe

C25

Karkemiṣ

RG

1 ha ?

poste de contrôle ?

prospecté

Kirmizi Ok Tarlası

A19

Karkemiṣ

RD

0,7 ha

habitat

prospecté

Zeytinli Bahce Höyük

C16

Karkemiṣ

RG

0,55 ha

habitat

fouillé

Ayvaslarin Destisi

C18

Karkemiṣ

RG

0,12 ha

habitat

prospecté

Fistikli Höyük

C17

Karkemiṣ

RG

0,55 ha

habitat (ier s. av.)

fouillé ?

Seraga Höyük

A20

Karkemiṣ

RD

?

non attesté en fouille

prospecté

122En aval de Jerablous, la répartition a un peu changé : la distance entre Europos et les sites ruraux les plus proches s’est réduite. Par ailleurs, les environs de la confluence du Sajour accueillent une plus grande densité de sites d’habitat. Tell Amarna et Tell Ahmar sont les deux seuls sites fortifiés attestés.

Table parthe-romain 3 : Répartition des sites en aval de Jerablous (ordre décroissant de superficie)

Nom

Catalogue

Région

Rive

Superficie

Type d’occupation

Études

Tell Amarna

B04

Teshrin

RD

12 ha

bourg fortifié

fouillé

Sarasat

B05

Teshrin

RD

5 ha

habitat ?

prospecté

Tell Qoumlouk

D05

Teshrin

RG

5 ha ?

village

prospecté

Tell Ahmar

D07

Teshrin

RG

2,7 ha

rempart attesté en fouille

fouillé

Qal‘at Mokar

B06

Teshrin

RD

2 ha

village

prospecté

Jerablous Tahtani

B01

Teshrin

RD

2 ha

attestée par le matériel

fouillé

Tell Shioukh Fouqani

D02

Teshrin

RG

1,8 ha

indéterminé

fouillé

Hammam Saghir 1

B12

Teshrin

RD

0,56 ha

habitat

prospecté

Tell Tellik

D04

Teshrin

RG

à préciser

indéterminé

prospecté

Tell Qanat

B03

Teshrin

RD

à préciser

indéterminé

prospecté

Shamel

B02

Teshrin

RD

à préciser

indéterminé

prospecté

Jebel hammam

B10

Teshrin

RD

?

attestée par le matériel

prospecté

Hammam Saghir 4

B13a

Teshrin

RD

à préciser

habitat

prospecté

Naqita

D01

Teshrin

RG

0,8 ha ?

attestée par le matériel

fouillé

Koubba

D08

Teshrin

RG

1 ha

occupation à confirmer

prospecté

Wadi Sajour

B08

Teshrin

RD

?

habitat troglodyte ?

prospecté

123Entre l’aval du défilé de Kara Qouzak et l’amont du resserrement de Teshrin (fig. 98), le contraste avec la carte hellénistique est encore plus marqué : on note huit sites nouveaux, dont deux forteresses militaires, Kara Qouzak 1 et Tell Bazi, liées à chacun des défilés, et peut-être la première occupation du secteur d’Al-Najm, associée à celle du tell en contrebas. Le centre urbain de Jebel Khaled ayant décliné à partir du ier s. av. J.-C. et ayant été abandonné au siècle suivant, on peut supposer que les habitants de la ville se sont déplacés sur des sites plus accessibles, comme Youssef Pasha et Shash hamdan.

Fig. 98 ‑ Carte de répartition des sites d’habitat de Kara Qouzak au défilé de Teshrin à la période romaine-parthe.

Image 100000000000050B000005C0663E242A.jpg

Table parthe-romain 4 : Répartition des sites d’habitat du défilé de Kara Qouzak au défilé de Teshrin (ordre d’amont en aval)

Nom

Catalogue

Région

Rive

Superficie

Type d’occupation

Études

Kara Qouzak

D13

Teshrin

RG

1,2 ha

habitat ou tour de guet ?

fouillé

Kara Qouzak 1

B16

Teshrin

RD

0,24 ha

castrum, contrôle du fleuve

prospecté

Tell Sarrin

D14

Teshrin

RG

habitat

prospecté

Kouroussan

D15

Teshrin

RG

habitat ?

prospecté

Qadahiya

B17

Teshrin

RD

1,12 ha ?

habitat

fouillé

Al-Najm

B18

Teshrin

RD

1,76 ha ?

indéterminé

prospecté

Mas‘oudiya

D20

Teshrin

RD

habitat

fouillé

Qouzak Shemali

D17

Teshrin

RG

2 ha ?

indéterminé

fouillé

Youssef Pacha

B21

Teshrin

RD

à préciser

village ? contrôle de route et point de traversée

prospecté

Khirbet Khaled

B22

Teshrin

RD

à préciser

habitat ?

prospecté

Jebel Khaled

B23

Teshrin

RD

57 ha ?

réoccupation temporaire et partielle (ier s. apr.)

fouillé

Tell Bazi

D21

Teshrin

RG

3,1 ha

fortin

fouillé

124En aval du défilé de Teshrin (fig. 99), le nombre d’agglomérations existantes depuis l’époque hellénistique (7 sites) est doublé grâce à l’émergence de nouveaux sites d’habitat, en majorité installés sur des tells préclassiques (5 sites), et à la détection de trois cimetières au sommet des sites préclassiques de Tell Kannas (B30), de habouba Kabira (B29) et de Moumbaqat (D36).

Fig. 99 ‑ Carte de répartition des sites dans la boucle du Moyen-Euphrate à la période romaine-parthe.

Image 10000000000005BF000004062846087D.jpg

Table parthe-romain 5 : Répartition des sites d’habitat en aval du défilé de Teshrin (ordre d’amont en aval)

Nom

Catalogue

Région

Situation

Superficie

Type d’occupation

Études

Shash hamdan

B24

Teshrin

RD

à préciser

à confirmer

prospecté

Shash hamdan 1

B25

Teshrin

habitat

prospecté

Ta‘as

B26

Tabqa

RD

non estimée

indéterminé

prospecté

Tell Al-Hajj

B28

Tabqa

RD

15 ha

agglomération fortifiée

fouillé

Arouda Kabira

B27

Tabqa

RD

non estimée

indéterminé

prospecté

Tell Al-‘Abd

D34

Tabqa

RG

1,4 ha

habitat et enceinte

fouillé

Tell Sheikh hassan

D37

Tabqa

RG

4,9 ha

centre administratif fortifié

fouillé

Tell As-Sweyhat

D23

Tabqa

RG

estimée à 6 ha

habitat

fouillé

Dahrat Al-Ramila

D24

Tabqa

RG

?

habitat

prospecté

Mishrifat

D27

Tabqa

RG

0,5 ha

forteresse (phase ier-iie s.)

fouillé

Khirbet Abou Al‑Hazou

D28

Tabqa

RG

0,7 ha

fortin

prospecté

Khirbet Al-Haj hassan

D31

Tabqa

RG

10 ha ?

bourg ?

prospecté

Tell Joueif

D32

Tabqa

Rg

2,2 ha

village

prospecté

Dibsi Faraj

B32

Tabqa

RD

estimée à 6 ha

agglomération non fortifiée

fouillé

Qal‘at Ja‘bar

D42

Tabqa

RG

13 ha ?

occupation attestée d’après le matériel

prospecté

Shams Al-Dine

D33

Tabqa

RG

à préciser

habitat ?

prospecté

Soura

E01

Raqqa

RD

à préciser

occupation attestée d’après le matériel trouvé en prospection

fouillé

125Les centres hellénistiques de Tell Al-Hajj, Tell Al-‘Abd, Tell Sheikh hassan ont été remis en valeur et de nouveau fortifiés au cours du ier s. apr. J.-C.188. Deux nouvelles agglomérations se sont développées sur des promontoires au-dessus de la plaine alluviale : en rive droite, Dibsi Faraj, petit bourg alors non fortifié, dont l’extension se limite, du ier s. au iiie s. apr. J.-C., à une éminence rocheuse, et, en rive gauche, Qal‘at Ja‘bar, dont l’occupation pour cette période est seulement attestée par un tesson de sigillée romaine trouvé en prospection189. Deux sites à vocation militaire, Mishrifat (D27) et Khirbet Abou Al-Hazou (D28), ont été identifiés en fouille ou en prospection, mais l’estimation de leur date de construction renvoie à une fourchette chronologique trop large (ier-iiie s.) pour qu’on puisse les associer à un programme unique de défense de la rive gauche.

126En aval de Tabqa, la première occupation sur le site de Soura (E01) remonterait au premier quart du ier s. apr. J.-C., d’après le matériel trouvé en prospection. Il est difficile de dire si l’émergence du site de Soura 2 (E02), juste en aval, est contemporaine.

Répartition spatiale dans la partie sud de la vallée

127À partir de Raqqa, la répartition des sites sur la vallée reflète le développement de l’occupation en territoire parthe jusqu’au milieu du iie s., puis sous l’autorité romaine. Les indices de datation ne permettent pas d’évaluer les conséquences de ce changement politique. Le contraste entre le faible nombre de sites en amont de Deir ez-Zor (9 sites) et la densité de sites repérés en aval (35 sites) correspond aux différentes aires de recherche des missions de prospections. Les différences méthodologiques expliquent aussi la faible détection de l’occupation en amont de Deir – en rive droite, sur des sites en plaine, ou en rive gauche, sur des tells anciens.

Table parthe-romain 6 : Répartition des sites entre Raqqa et Deir ez-Zor (ordre d’amont en aval)

Nom

Catalogue

Région

Situation

Superficie

Type

Études

Tell Bi‘a

F02

Raqqa

RG

à préciser

habitat ? nécropole

fouillé

Saffin

E03

Raqqa

RD

0,36 ha

forteresse

prospecté

Hamrat Balasin

F03

Raqqa

RG

0,6 ha

indéterminé

prospecté

Nkheyla

E04

Raqqa

RD

14 ha

forteresse

prospecté

Jazla

E05

Raqqa

RD

7 ha

forteresse

prospecté

Tell Qsoubi

E06

Raqqa

RD

à préciser

indéterminé

prospecté

Halabiya

E07

Raqqa

RD

76,5 ha

à confirmer

fouillé

Tibni

E08

Deir

RD

à préciser

à confirmer

prospecté

Tabouz

E09

Deir

RD

3 ha

forteresse

prospecté

128Entre Raqqa et Deir, où n’avait été détectée que la forteresse de Jazla à l’époque précédente, on dénombre 8 sites nouveaux (fig. 100). En rive droite, ces sites correspondent à de nouvelles forteresses édifiées sur le plateau – Saffin, Nkheyla, Tabouz – ou à des points de contrôle des communications terrestres et fluviales situés sur des resserrements de la vallée, tels que Tell Qsoubi, halabiya et Tibni – sites dont l’occupation reste cependant mal assurée à cette période. En rive gauche, on ne compte que deux indices indirects d’occupation – des tombes fouillées à Tell Bi‘a et du matériel trouvé sur le site, en cours de destruction, de hamrat Balasin. Ce décompte est sans aucun doute sous-estimé au regard des cinq étapes mentionnées par Isidore de Charax entre Nicèphorion, à la confluence du Balikh, et Phaliga, à la confluence du Khabour.

Fig. 100 ‑ Carte de répartition des sites d’habitat de la confluence du Balikh à Deir ez-Zor à la période romaine-parthe.

Image 100000000000056A000003512FE9511B.jpg

129Entre Deir ez-Zor et Abou Kemal, le répertoire des sites prospectés par B. Geyer et J.-Y. Monchambert montre que les concentrations de sites ruraux déjà établis à la période hellénistique, près du fleuve ou le long des canaux d’irrigation, sont augmentées de quelques sites nouveaux, notamment en face de Doura-Europos (fig. 101-102). Le développement urbain de Doura, mis en place avant la conquête, se poursuit sous le pouvoir parthe.

Fig. 101 ‑ Carte de répartition des sites d’habitat en amont de Doura-Europos à la période romaine-parthe.

Image 10000000000003CA000003E5613D1F34.jpg

Fig. 102 ‑ Carte de répartition des sites d’habitat en aval de Doura-Europos à la période romaine-parthe.

Image 1000000000000537000004E412AAD2B7.jpg

Table parthe-romain 7 : Répartition des sites autour de Doura-Europos (ordre d’amont en aval)

Nom

Catalogue

Région

Rive

Superficie

Type d’occupation

Études

Hatla 2

F16

Deir

RG

0,15 ha

site funéraire, habitat ?

prospection

Tell As-Sinn

F17

Deir

RG

non estimée

habitat ?

fouille

Al-Bousayra

F26

Mayadin

RG

51 ha

à confirmer

prospecté

Shheil 5

F28

Mayadin

RG

9 ha

village ?

prospecté

Diban 21

F32

Mayadin

RG

2 ha

habitat ?

prospecté

Taiyani 1

F35

Mayadin

RG

2,9 ha

habitat ?

prospecté

Tell Masaïkh

F36

Mayadin

RG

?

habitat

fouillé

Darnaj

F37

Mayadin

RG

?

habitat

prospecté

Al-Graiya 7

E11

Mayadin

RD

2,25 ha

habitat ?

prospecté

Ashara

E12

Mayadin

RD

non estimée

à confirmer

fouillé

Doura-Europos

E14

Mayadin

RD

60 ha

centre urbain

fouillé

Al-Jourdi Sharqi 4

F39

Mayadin

RG

0,7 ha

habitat

prospecté

Hasiyet Al-Bla’li

F41

Abou Kemal

RG

7,5 ha

habitat

prospecté

Abou hammam

F40

Mayadin

RG

3 ha

habitat

prospecté

Jishiya

F42

Abou Kemal

RG

0,16 ha

habitat

prospecté

Hasiyet ‘Abid

F43

Abou Kemal

RG

7,5 ha

possible

prospecté

Hasiyat Ar-Rifan

F45

Abou Kemal

RG

0,3 ha

non assuré

prospecté

Kharaij 2

F44

Abou Kemal

RG

1,4 ha

possible

prospecté

Kharaij

F46

Abou Kemal

RG

?

habitat

prospecté

130La forte érosion des niveaux superficiels des tells anciens ou des sites réoccupés ne permet pas de bien caractériser la superficie des niveaux d’occupation. À Tell As-Sinn, l’occupation parthe-romaine attestée en stratigraphie sur le tell ne permet pas de saisir de changement par rapport à la période hellénistique. En revanche, la densité des constructions à Tell Masaïkh place ce site parmi les petites agglomérations les plus prospères identifiées. Les modes funéraires, en particulier l’usage de sarcophages en céramique ou d’amphores imbriquées, ont entraîné une meilleures détection, pour l’époque parthe, de cimetières et de sites funéraires bien datables, comme à Shheil 1 (F29) et Maqbarat Graiyat Abadish (F30).

Table parthe-romain 8 : Répartition des sites en aval de Doura-Europos (ordre d’amont en aval)

Nom du site

Catalogue

Région

Rive

Superficie

Type

Information

Tell halim Asra hajin

F47

Abou Kemal

RG

5,95 ha

village

prospecté

Hajin 2

F48

Abou Kemal

RG

1 ha

habitat

prospecté

Tell Abou hassan

F49

Abou Kemal

RG

7,5 ha

indéterminé

fouillé

Abou hassan 2

F49a

Abou Kemal

RG

non estimée

site funéraire

prospecté

As-Saiyal 5

E16

Abou Kemal

RD

2,25 ha

habitat

prospecté

As-Saiyal 2

E17

Abou Kemal

RD

0,24 ha

habitat

prospecté

As-Saiyal 3

E18

Abou Kemal

RD

non estimée

habitat ?

prospecté

Mari

E19

Abou Kemal

RD

1 ha

habitat et nécropole

fouillé

Ta‘as Al-Ashaïr

E20

Abou Kemal

RD

4,5 ha

village

prospecté

131Par rapport à la répartition spatiale hellénistique, le changement le plus notable correspond à l’apparition des premiers sites d’époque postclassique dans secteur de la confluence du Khabour et de l’Euphrate et à la densification de l’occupation autour de Tell Masaïkh et en face de Doura-Europos. On peut se demander si l’occupation de ces secteurs n’a pas été encouragée par le développement général de la vallée à l’époque parthe en raison d’une plus forte relation des habitants de la vallée avec les villes de la haute-Mésopotamie. La forte disproportion du nombre de sites entre les deux rives, déjà perceptible à l’époque hellénistique, ne semble pas recouvrir un problème de détection, mais illustre plutôt le plus fort potentiel agricole de la rive gauche.

132Le nombre de sites repérés sur l’ensemble de la vallée pour la période parthe-romaine semble indiquer que l’occupation a augmenté en quatre siècles, sans fondamentalement changer les modes de répartition. Si l’on compare des secteurs documentés à un degré égal, on ne note pas de différence entre les rives sous domination romaine et celles sous domination parthe, que celle-ci s’exerce directement ou par l’intermédiaire d’Édesse. L’émergence de nouveaux sites fortifiés et la reconstruction de certains remparts hellénistiques montrent la forte militarisation de la zone ; cet aspect ne concerne pas uniquement la partie septentrionale de la vallée, où le fleuve sert de frontière, mais aussi le segment de Raqqa jusqu’à Deir, c’est-à-dire la partie de la vallée parthe la plus proche du territoire romain, qui s’étend jusqu’à Soura.

Les défenses romaines et parthes sur la frontière

133Les sources mentionnant les offensives parthes et romaines soulignent le rôle stratégique de Séleucie-Zeugma au cours du ier s. apr. J.-C., mais détaillent peu l’organisation de la défense de la rive droite de l’Euphrate. D’après Tacite, Corbulon aurait garanti la défense de l’Euphrate en s’appuyant sur une série d’oppida sur la rive droite190. Lors des combats de 62, il aurait fait construire un pont pour faire passer des troupes en rive gauche et y implanter des camps, dont l’évacuation a été une des clauses du traité de paix de 63 :

134« Pendant ce temps, Corbulon, qui n’avait pas un moment négligé la rive de l’Euphrate, la garnit de postes plus rapprochés que jamais, et, afin que les bandes ennemies, qui déjà voltigeaient avec un appareil redoutable dans la plaine opposée, ne pussent l’empêcher de jeter un pont, il fait avancer sur le fleuve de très grands bateaux, liés ensemble avec des poutres et surmontés de tours. De là, il repousse les Barbares au moyen de balistes et de catapultes, d’où les pierres et les javelines volaient à une distance que ne pouvait égaler la portée de leurs flèches. Le pont est ensuite achevé, et les collines de l’autre rive occupées par les cohortes auxiliaires, puis par le camp des légions, avec une telle promptitude et un déploiement de forces si imposant, que les Parthes renoncèrent à envahir la Syrie, et tournèrent vers l’Arménie toutes leurs espérances »191.

135Comme Pline ne fournit que deux nouveaux toponymes pour cette période, Soura en rive romaine et Philiscum en territoire parthe, il est d’usage de rechercher les noms des oppida de Corbulon dans des documents plus tardifs – la liste de Ptolémée, la Table de Peutinger et la Notitia Dignitatum. Parmi les fondations hellénistiques, seule Séleucie-Zeugma a explicitement joué un rôle dans la défense de la Syrie. Les toponymes cités par les sources plus tardives correspondent donc plus vraisemblablement à des sites développés au cours de la période romaine.

Réseau des camps romains

136La question des installations militaires sur l’Euphrate en aval de Zeugma est un axe de recherche important pour la géographie historique du Moyen-Euphrate, de V. Chapot192 à A. Poidebard193, puis de M. Gawlikowski à M. Konrad. Les résultats archéologiques les plus intéressants ont été récemment obtenus à Soura et à Qal‘at Ja‘bar, dont l’occupation remonterait au ier s. apr. J.-C.194, ainsi que sur deux forts récemment repérés, Kara Qouzak 1 et Tell Bazi. Ces nouveaux indices demandent à être mis en perspective et confrontés à la chronologie d’autres forts du Moyen-Euphrate (fig. 103).

Fig. 103 ‑ Répartition spatiale des défenses romaines en rive droite jusqu’à Soura, entre le ier av. J.-C. et la fin du iie s. apr. J.-C.

Image 1000000000000373000003DDA04885F2.jpg

Table parthe-romain 9 : Défenses romaines en rive droite entre Séleucie-Zeugma et Soura

Période partho romaine

Nom

Catalogue

Nom antique

Opération

Indication chronologique

ier s. av. J.-C.

1re moitié du ier s. apr. J.-C.

Milieu ier s. – fin iie s.

Belkıs sud-Zeugma

A09-A08

Séleucie-Zeugma

fouillé

Legio IV Scythica (milieu ier s. apr. J.-C.)

ville non fortifiée ?

2 petits camps successifs (Belkıs sud)

castrum à partir de 66 (intra-muros)

Tell Amarna

B04

Caecilia-Caeciliana ?

fouillé

Ala I Bosporarum (milieu ier s. apr. J.-C.)

agglomération fortifiée ?

Kara Qouzaq 1

B16

Caecilia-Caeciliana ?

prospecté

occupation attestée par le matériel
(70-120)

?

?

fort

Tell Al-Hajj

B28

Eragiza

fouillé

Cohors Secunda Pia Felix puis Cohors Prima Militaria Thracum

destruction de l’agglomération hellénistique

castrum et habitat extra-muros

rénovation du fort + habitat (déb. iie s.)

Soura

E01

Sura, Soura

fouillé

occupation attestée par le matériel (1er ¼ du ier s. apr. J.-C.)

?

inscription latine

?

137Les données archéologiques recueillies sur ces cinq sites fixent bien la première phase de mise en défense de la rive droite dans la première moitié du ier s. apr. J.-C. À Séleucie-Zeugma, deux premiers camps successifs auraient été installés dans la plaine en aval du site195, avant l’implantation d’un stationnement permanent de la Legio IV Scythica, dont les principia étaient probablement situés dans la partie nord-ouest de la ville, au-dessus du débouché de la route d’Antioche et du pont sur l’Euphrate196. Les niveaux et ouvrages romains d’Europos-Jerablous n’ayant pas été caractérisés ni précisément datés, on ne sait si cette ville, fortifiée dès l’époque hellénistique, a joué un rôle militaire important dans la défense de la frontière avant le iie s. Cependant, la présence d’un soldat de l’Ala I Bosporarum est attestée, probablement au milieu du ier s. apr. J.-C., à Tell Amarna (B04), juste en amont d’Europos. D’après E. Dabrowa, ce témoignage permet de conclure que quelques secteurs de la rive droite étaient ponctuellement contrôlés par l’armée romaine, déjà sous le règne de Claude, et donc antérieurement au système défensif organisé sous Corbulon197. Bien que les niveaux romains de Soura n’aient pas encore été mis au jour, l’inscription latine trouvée par M. Konrad pourrait également refléter l’activité de soldats romains sur le site dès le premier quart du ier s. apr. J.-C., à condition d’admettre que la plaque en marbre inscrite provient d’un autel votif dédié à l’empereur Tibère198.

138Tell Al-Hajj (B28), Kara Qouzak 1 (B16) et Soura (E01) constituent des implantations nouvelles : le premier castrum de Tell Al-Hajj est implanté au sommet d’une agglomération hellénistique totalement détruite et aucune occupation antérieure n’a été attestée sur les deux autres sites. Les forts de Tell Al-Hajj et de Kara Qouzak 1 seraient plutôt contemporains des offensives de Corbulon en 51-62 ou postérieurs, en suivant la chronologie dressée d’après les fouilles ou le matériel trouvé en prospection. On distinguera, pourtant, le poste militaire de Tell Al-Hajj de celui de Kara Qouzak 1, en raison de leur profonde différence typologique. Avec son plan rectangulaire, ses portes flanquées de deux bastions, ses tours d’angle et son glacis, le premier fort de Tell Al-Hajj possède toutes les caractéristiques du castrum romain199 et, d’après les inscriptions retrouvées in situ, il est clairement lié au stationnement temporaire de deux cohortes successives : la Cohors Secunda Pia Felix pendant la première moitié du ier s., puis la Cohors Prima Militaria Thracum, active en Syrie entre la fin du ier s. et le second quart du iie s. Au contraire, le site de Kara Qouzak 1 correspond à un promontoire fortifié où le tracé irrégulier des remparts est dicté par la topographie200 ; il s’apparente à un poste de surveillance du trafic fluvial ou du point de traversée, situé à l’entrée du défilé, qu’il domine depuis la rive droite. Rappelons qu’aucun élément nouveau ne se rapporte au site d’Al-Najm (B18), parfois identifié à Caeciliana, ni à celui de Barbalissos/Eski Meskené (B31), sites auxquels a parfois été attribué un rôle militaire pour cette période. Quant à Dibsi Faraj (B32), les premiers ouvrages défensifs remontent seulement au ive s., d’après les fouilles.

139L’interprétation des sources textuelles et des données archéologiques permet de saisir comment le contrôle de la vallée s’est transformé au fur et à mesure des guerres que se sont livrées Parthes et Romains du ier s. av. J.-C. jusqu’au iie s. apr. J.-C. La répartition chronologique et spatiale des cinq premiers camps romains que nous venons de présenter et, plus encore, la seconde vague d’implantation, postérieure à la seconde moitié du ier s., traduisent une modification par étapes du système militaire hellénistique, qui associait centres urbains fortifiés et petites forteresses sises à proximité. Par Tacite et Dion Cassius, nous savons que Séleucie-Zeugma est occupée par les troupes de Venditus Bassus dès 38 av. J.-C., et résiste à la tentative de traversée d’un détachement parthe depuis la rive gauche. Bien que les auteurs insistent sur le fait que Venditus Bassus a tiré parti de la position topographique dominante de Séleucie pour décourager les Parthes, on ne peut exclure que la ville ait offert d’autres dispositifs défensifs, soit une citadelle fortifiée sur la colline du Kare Tepe, soit une enceinte urbaine, malheureusement non attestées en fouille. Au début du ier s., le contrôle de la rive à Zeugma s’est déplacé vers l’aval du site, où les terrasses basses, au bord du fleuve, sont mieux adaptées à l’installation d’un castrum quadrangulaire, caractéristique de la tactique militaire romaine. Les deux camps temporaires découverts en fouille à Belkıs sud et l’inscription funéraire du soldat de l’Ala I Bosporarum, trouvée à Tell Amarna, accréditent l’hypothèse de E. Dabrowa selon laquelle il n’y a pas eu de stationnement permanent de légions sur l’Euphrate jusqu’au règne de Claude, mais des campements temporaires201 à côté des villes existantes. La chronologie des installations militaires en rive droite semble confirmer que dans cette première phase d’activité militaire, les routes de la rive droite, les principaux points de traversée et le trafic fluvial ont été contrôlés depuis Séleucie-Zeugma, Europos, Tell Al-Hajj, où la Cohors Secunda Pia Felix aurait pu construire le premier castrum, et Soura. Quelques décennies plus tard, au moment de la mobilisation défensive de la Syrie contre Vologèse ier, la rive droite est investie de manière plus dense, même si, dans l’état actuel des données, la répartition de ces postes paraît assez lâche et irrégulièrement espacée. Pour E. Dabrowa, la ligne de défense organisée par Corbulon aurait démontré qu’un système de fortifications permanent sur l’Euphrate pouvait « assurer la sécurité de la Syrie le long du fleuve et être un moyen efficace de retenir les forces d’un ennemi supérieur en nombre, même quand les effectifs romains étaient limités »202. Parmi les places-fortes (oppida) implantées sur le fleuve par Corbulon en 60-63203, il faut compter le stationnement de la legio IV Scythica à Zeugma, celle de la Cohors Prima Militaria Thracum à Tell Al-Hajj, le fortin de Kara Qouzak 1, et sans doute Soura. On remarque que les fonctions assumées par Tell Al-Hajj et Kara Qouzak 1 prennent fin quelque temps après l’offensive de Trajan (115-117).

Sites défensifs en rive gauche : défenses de l’Osrhoène et offensives romaines ?

140Les données archéologiques invitent également à s’interroger sur l’organisation militaire de la rive gauche et à déterminer quels éléments pourraient renvoyer à la défense de l’Osrhoène (fig. 104). Le royaume d’Osrhoène, dont l’essor a été favorisé par l’affaiblissement du pouvoir séleucide204, est entré dans l’aire d’influence arsacide en 120. Durant deux siècles, il reste au premier plan dans la rivalité entre Ctésiphon et Rome. En dépit de quelques changements d’alliance opportuns et dictés par la pression militaire de Rome – un possible accord d’Agbar II avec Pompée205 et une participation à la coalition contre Gortazès sous Claude –, la politique de la dynastie des Agbarides traduit principalement son allégeance à Ctésiphon. Tout d’abord, Agbar II d’Édesse a pris une part active à la « trahison » de Surena qui mena Crassus à la défaite en - 53. Ensuite, le maintien de la dynastie dépend du bon vouloir des souverains arsacides, comme le prouve la destitution temporaire d’Agbar II après 53 par Orodès II. Les grandes offensives arsacides contre la Syrie romaine sont parties du territoire d’Osrhoène, sous Orodès II et sous Vologèse Ier, et les riches ressources agricoles des plaines du Balikh sont mises à contribution pour fournir le fourrage de la cavalerie parthe, comme le prouvent les conséquences de l’invasion de sauterelles en Mésopotamie206.

Fig. 104 ‑ Répartition spatiale des ouvrages défensifs en rive gauche jusqu’à Qal‘at Ja‘bar, entre le ier av. J.-C. et la fin du iie s. apr. J.-C.

Image 100000000000039D00000466AC0D3539.jpg

141L’inscription syriaque découverte à Birecik par F. Cumont indiquerait que la rive gauche représente bien la limite occidentale du royaume d’Osrhoène au ier s. apr. J.-C. ou au début du iie s.207 et que le gouverneur de la forteresse de Birtha, côté parthe, était un proche de la famille régnante à Édesse. Quant à la limite sud du territoire agbaride, elle semble devoir être située en amont de la confluence du Balikh, puisque la fondation hellénistique de Nicèphorion, au confluent du Balikh, n’est pas rattachée à l’histoire politique d’Édesse par les sources antiques. À l’est du territoire d’Édesse se trouvent d’autres principautés, en partie autonomes, autour de Nisibe et de harran, dont les émirs ont également joué un rôle dans les conflits entre Parthes et Romains.

142La typologie et la chronologie relative des sites fortifiés situés en rive gauche restent complexes à interpréter. Dans le tableau suivant, sont regroupés tous les sites de la rive gauche, entre Apamée et Qal‘at Ja‘bar, qui présentent des vestiges interprétés par les fouilleurs comme des ouvrages défensifs. L’objectif est d’évaluer ce que ces sites nous apprennent du contrôle du fleuve, côté parthe, ou éventuellement d’avant-postes romains implantés en rive gauche par Corbulon.

Table parthe-romain 10 : Ouvrages défensifs en rive gauche entre Apamée et Qal‘at Ja‘bar

Occupation de la période parthe-romaine

Nom

No

Nom antique

Études

ier s. av. J.-C.

1re moitié du ier s.

Milieu ier – fin iie s.

Küçük Kale Tepe

C25

non identifié

prospecté

forteresse hellénistique ?

non assurée

non assurée

Birecik

C15

Basaimpe ? Birtha ? Hieracome ?

prospecté

inscription syriaque funéraire du gouverneur de Birtha (datée de 6 apr. J.-C., selon A. Maricq, ou de 106, d’après A. Desreumaux)

Tell Ahmar

D07

Bersiba ?

fouillé

déb. ier s. : destruction du bâtiment hellénistique

matériel du début de l’époque romaine et mur romain (rempart) ?

Kara Qouzak

D13

non identifié

fouillé

tour de guet ?

Tell Bazi

D21

Apammari ?

fouillé

céramique hellénistique-romaine ?

fort

Tell As-Sweyhat

D23

non identifié

fouillé

tour de guet ? non assuré

Mishrifat

D27

Maubaï ?

fouillé

forteresse (1e phase) ?

Tell Al-‘Abd

D34

non identifié

fouillé

habitat hellénistico-romain et construction d’un rempart (romain ?) ?

Tell Sheikh hassan

D37

non identifié

fouillé

2e phase du rempart : construction d’une courtine de type casemate

Qal‘at Ja‘bar

D42

Dausara

?

?

matériel du début de l’époque romaine

?

143En premier lieu, il convient de remarquer que les datations archéologiques, telles que les ont formulées les archéologues, sont difficiles à interpréter, puisque les marqueurs chronologiques utilisés renvoient à un horizon chronologique hellénistique-romain ou du début de l’époque romaine. Sur ce segment de la rive gauche, la présence parthe est d’autant moins perceptible que la domination arsacide s’exerce par l’intermédiaire du royaume d’Osrhoène et de ses agents, comme l’atteste la dédicace funéraire syriaque de Zarbin, commandant de Birtha et éducateur de ‘Oudeinat, fils du roi Ma‘nu IV, qui a été trouvée à Birecik (C15)208. La continuité avec l’époque hellénistique reste forte au ier s. av. J.-C., tant dans la culture matérielle que dans la densité d’occupation. Ces facteurs nous empêchent en fin de compte de singulariser une rive par rapport à l’autre. De plus, les céramiques d’importation occidentales restent l’indice de datation mis en exergue par les études, ce qui explique que le terme « romain » soit attribué aux niveaux posthellénistiques des sites en rive gauche.

144Cela dit, les données archéologiques ouvrent la voie à un essai d’analyse de la politique militaire en Osrhoène. La restauration du rempart de l’agglomération de Tell Sheikh hassan (D37) montre bien que les ouvrages défensifs ne sont pas négligés dans les villes de la rive gauche. Cette reconstruction intervient au ier s. av. J.-C., période pour laquelle aucune entreprise équivalente n’a pour l’instant été signalée en rive droite. Comme ce rempart est décrit comme un mur « à casemates »209, son attribution à la période parthe est assez cohérente. Ce premier indice d’une revalorisation des défenses des agglomérations permet de suggérer que la construction des remparts dits « romains » de Tell Al-‘Abd (D34) et de Tell Ahmar (D07) aurait pu être entreprise dans un contexte similaire, au cours du ier s. av. J.-C. Nous ferons donc l’hypothèse que ces trois agglomérations, placées sur la ligne de front contre les Romains, ont joué un rôle dans la défense de la rive gauche. Cette militarisation serait plutôt à attribuer à l’autorité directe d’Édesse qu’aux actions des Parthes. À Tell As-Sweyhat (D23) et à Kara Qouzak (D13), les vestiges trouvés au sommet des tells ont été identifiés comme des « tours de guet », en raison de l’épaisseur de leurs murs, mais la date et le plan de ces constructions demandent encore à être précisés. Si on admet l’interprétation publiée, ces deux sites pourraient correspondre aux « têtes de pont » implantées en rive gauche par Corbulon pendant la guerre de 60-63 (Tacite, XV, 9). Le cas de Tell Bazi (D21) est plus délicat : les céramiques hellénistiques-romaines provenant de ce site (non publiées) renvoient au ier s. apr. J.-C., au plus tard210, mais le fort occupant le sommet du tell a été daté du iie s. dans les rapports préliminaires211. Il devrait donc être rattaché aux offensives romaines en haute-Mésopotamie sous Trajan (114-117) ou sous Lucius Verus (163-165).

145À Mishrifat (D27), la mission japonaise a mis au jour, sous le niveau d’occupation islamique, un site fortifié de 0,5 ha, édifié sur une butte résistante à la rupture de pente entre la plaine alluviale et le plateau calcaire (fig. 105 supra). La présence de deux tours en pierre de taille, conservées uniquement sur le rempart nord, différencie nettement le fort de Mishrifat des autres camps romains de la vallée ou des ouvrages défensifs repérés sur la rive gauche à l’époque parthe. Malheureusement, les lacunes de la documentation publiée212 font de cette fortification un cas archéologique complexe, dont l’interprétation pose de réels problèmes historiques. Comme la chronologie des différentes maçonneries du rempart nord et des ouvrages en pierre de taille n’est pas claire dans le rapport publié, il a paru important d’inclure ici une analyse fine des résultats des fouilles. La première phase de cette fortification a été identifiée par les fouilleurs comme les fondations les plus profondes, construites en moellons maçonnés à la terre213. Ces fondations sont présentes à l’intérieur du fort et au niveau de la fondation du parement interne des tours en pierre de taille214. Elles correspondent aussi à la phase la plus ancienne des courtines du rempart nord. Leur lien stratigraphique et spatial avec le segment du rempart nord construit en pierre de taille tend à prouver qu’elles constituent en fait la semelle de fondation de la première enceinte, dont le soubassement et l’élévation étaient entièrement en pierre de taille. Les deux tours du rempart nord sont les seuls vestiges conservés de cette fortification en appareil massif : au-dessus d’une fondation en gros moellons de 2,50 m de large, les trois assises de soubassement sont construites en degrés, sans doute en raison de la pente naturelle du site, et présentent une alternance d’assises de boutisses et de carreaux, caractérisées par un bossage d’économie en parement et des joints parfaitement ajustés (fig. 105 infra). D’une épaisseur réduite à 2,25 m, l’élévation est conservée sur 3 assises au maximum et construite également en blocs modulaires (fig. 106)215. D’après le plan, il est évident que les deux tours216, séparées par une courtine de 5,40 m de long et d’environ 2 m de large, dessinent un dispositif de porte avec une avant-cour trapézoïdale. On peut également restituer une tour à 8 m sur la courtine nord217.

Fig. 105 ‑ Plan partiel du fort de Mishrifat.

Image 1000000000000336000004F2F852D9B5.jpg

(Egami 1979, pl. 2)

Fig. 106 ‑ Vue du parement externe de la porte nord en pierre de taille de Mishrifat

Image 10000000000005F8000003F3E99A373F.jpg

(Egami 1979, pl. 29a).

146Cette phase a été datée du ier ou du iie s. apr. J.-C. d’après le matériel et la chronologie relative des niveaux à l’intérieur du fort. Elle s’achève avec l’abandon du fort218, suivi du pillage de presque tous les blocs en pierre de taille des élévations et des fondations, à part ceux de la porte219. Le niveau suivant, qui contenait un trésor de monnaies majoritairement du milieu du iiie s., est associé à la construction de nouveaux bâtiments avec un soubassement en moellons maçonnés à la terre et des élévations en brique crue220. Il convient d’attribuer aussi à cette période la réhabilitation des remparts : les courtines sont reconstruites à l’économie, tandis qu’une sorte de sas, ou d’arrière-cour, est aménagée à l’intérieur du fort pour contrôler la porte nord.

147En raison du tracé irrégulier des remparts, adapté à la topographie, et de la technique de construction utilisée, Mishrifat ne peut être considérée comme un camp romain associé aux offensives de Trajan ou de Lucius Verus, ni comme un rempart de la période parthe. D’un point de vue typologique, son appareil massif s’apparente plutôt à la tradition des fortifications hellénistiques de Jebel Khaled – dont la silhouette se profile sur la rive opposée –, de Jazla et de Tell Amarna. Cependant, aucun matériel hellénistique n’a été signalé par les publications : parmi le matériel datable, un fragment d’amphore, non publié, relèverait des ier-iie s. apr. J.-C., et une amulette en pierre porte une inscription araméenne (fig. 107). A. Desreumaux, qui a réexaminé cette inscription d’après le cliché publié, y reconnaît une graphie araméenne ancienne pré-édessénienne, c’est-à-dire antérieure à 150 apr. J.-C., ce qui est cohérent avec le terminus ante quem de la 2e phase. Dans ces conditions, quoiqu’il soit difficile de trancher, l’hypothèse d’une construction de la forteresse à la période hellénistique et d’une occupation continue jusqu’à la fin du ier s. apr. J.-C. semble très cohérente, alors qu’une fortification du ier s., commanditée par Édesse, ou du iie s., construite par les Romains, serait très inattendue221. D’après cet exemple, il y a beaucoup à attendre de la fouille des phases anciennes des fortins de la vallée.

Fig. 107 ‑ Inscription araméenne gravée sur une amulette

Image 10000000000001900000012ED12DEBBA.jpg

(Egami 1979, pl. 33a)

Organisation de la vallée en territoire parthe

148Les données disponibles sur l’histoire et l’organisation de la partie méridionale du Moyen-Euphrate après la conquête parthe sont moins nombreuses : elles reposent essentiellement sur l’histoire de Doura-Europos – corpus épigraphique et fouilles –, conquise par les Parthes en 113, et sur la liste des stations parthes mentionnées par Isidore de Charax en aval du Balikh. Les Arsacides ont maintenu le district hellénistique de Parapotamie. Selon un contrat daté de 121 apr. J.-C., c’est à Doura-Europos que réside l’eunuque Manesos, épistate du roi arsacide, pourvu d’une quadruple autorité à l’échelle régionale : collecteur d’impôts, « stratège de Parapotamie et de Mésopotamie », et « arabarchos »222, ce dernier titre désignant le responsable des tribus arabes de ces territoires. La limite septentrionale de la Parapotamie est indiquée par Isidore de Charax : elle commence à Galabatha, la première station, située sur la rive gauche en aval de Nicèphorion. Quelles que soient les limites qu’on fixe à la Parapotamie223, la titulature de Manesos montre que les deux rives relèvent alors de l’autorité directe du représentant des rois parthes et que Doura est la métropole administrative et politique de la vallée, depuis la rive gauche du Balikh, peut-être jusqu’à Belesi Biblada, troisième station en aval de Doura224.

149Le développement de Doura-Europos sous la férule parthe est incontestable : cette fondation hellénistique, transformée en centre urbain fortifié quelques décennies avant la conquête parthe, conserve ses institutions municipales225, et le programme de construction intra-muros est poursuivi conformément au cadastre hippodamien. Son intégration à la route commerciale de la vallée vers Ctésiphon et ses liens avec le commerce caravanier de Palmyre contribuent à faire de Doura-Europos un centre économique important. Ce contexte politique et économique favorise le renforcement des traditions locales dans le domaine architectural, religieux, domestique et linguistique226. Mais Doura est la seule ville hellénistique des régions du Moyen-Euphrate dont l’état à l’époque parthe soit aussi bien documenté : est-elle un cas particulier ou reflète-t-elle un phénomène général ? Deux sources d’informations font particulièrement défaut : Nicèphorion, grand centre urbain à la confluence du Balikh, n’a pas été exploré, et sur le site d’Al-Bousayra, à la confluence du Khabour, les phases d’occupation ont été détectées d’après le matériel de surface. Ces lacunes de la recherche entre Ar-Raqqa et Abou Kemal découragent également toute tentative d’analyse des sites défensifs côté parthe. En raison de la rareté des sites fouillés ou de niveaux suffisamment préservés en rive gauche, c’est le groupe des « forteresses de l’Euphrate », de Jazla à Tabouz, qui nous renseigne sur ce sujet.

Les sites défensifs en Parapotamie

Table parthe-romain 11 : Ouvrages défensifs en aval du Balikh en territoire parthe

Occupation de la période parthe-romaine

Nom

Catalogue

Nom antique

Études

Type

milieu iie s.-ier s. av. J.-C.

ier s.-déb. iie s. apr. J.-C.

Saffin

E03

non identifié

prospecté

forteresse

non assurée

courtines en blocage

Nkheyla

E04

non identifié

prospecté

forteresse

non assurée

base des tours en blocage

Jazla

E05

non identifié

prospecté

forteresse

rempart en pierre de taille et brique crue

courtine avec dispositif à casemates, construction en blocage

Tabouz

E09

Mambri ? Dabausa ? Alalis ?

prospecté

forteresse

tour en pierre de taille

courtine en blocage

Doura-Europos-

E14

Europos, Doura, Addara

fouillé

ville fortifiée

avant-cour de la porte de Palmyre, réfections ponctuelles sur le rempart ouest, réfection du rempart ouest

150L’occupation de ces sites à la période parthe semble indiquer qu’ils ont assumé les fonctions militaires alors en partie délaissées par la ville fortifiée de Doura-Europos227, sans qu’on sache si ces places-fortes relevaient directement de l’autorité du stratège de Parapotamie et de Mésopotamie siégeant à Doura, ou d’un fonctionnaire similaire basé à Nicèphorion (fig. 108). En raison de leur position topographique dominante, elles permettent d’assurer la surveillance du trafic fluvial et des routes de la vallée, mais aussi de certaines pistes qui descendent du plateau occidental. Selon Strabon, la situation politique des régions à l’ouest de l’Euphrate était assez floue autour du ier s. : « L’Euphrate et le pays au-delà [la Mésopotamie] constitue la limite de l’empire parthe, mais les parties de ce côté de la rivière sont tenues par les Romains et les Phylarques arabes aussi loin que la Babylonie, certains de ces phylarques écoutant les Parthes et d’autres les Romains. »228. En effet, la steppe entre Palmyre et la rive droite de l’Euphrate ne relève pas du territoire parthe, mais d’après Pline, qui mentionne Soura comme la dernière place-forte romaine, il paraît assuré que tous les sites de la rive droite en aval du secteur de Soura sont en territoire parthe229. Depuis 75, la route entre Palmyre et Soura, via le fort d’Oresa/At-Tayba, est contrôlée par les Romains230 et les tribus palmyréniennes sont maîtresses des voies caravanières vers Doura-Europos et les comptoirs en aval sur la rive droite.

Fig. 108 ‑ Répartition spatiale des ouvrages défensifs en territoire parthe entre le ier av. J.-C. et la fin du iie s. apr. J.-C.

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151L’organisation de la défense parthe en aval du Balikh se concentre donc sur la protection de la vallée, principale voie des communications nord-sud. Au nord, Nkheyla en contrôle l’entrée tandis que Saffin, Jazla et Tabouz surveillent son accès par l’ouest. À Jazla (E05), la chronologie relative des fortifications montre qu’au sud, les élévations du rempart hellénistique en pierre de taille ont été renforcées ou surélevées par des murs construits par arases de blocage maçonnées au mortier de djouss231, technique qui se généralise à Doura-Europos à partir de la période parthe. La présence d’une double courtine avec des pièces intérieures, qui renvoie à la typologie orientale des remparts à casemates232, constitue un bon marqueur chronologique d’une phase de construction préromaine. À Tabouz (E09), la phase la plus ancienne de la forteresse est représentée par la tour nord-ouest, dont la technique de construction en pierre de taille, beaucoup moins maîtrisée que celle du rempart oriental de Jazla, est à dater du début de la période parthe233. Le double mur en blocage qui ferme la forteresse à l’ouest peut être interprété, ici aussi, comme le vestige d’un rempart à casemates234. Les remparts de Saffin (E03) sont également construits en blocage ; le premier ensemble, constitué par une tour d’angle sud-est de plan carré et la courtine nord, pourrait correspondre au fort de la période parthe235. À Saffin, la chronologie des constructions en blocage est plus difficile à dater, excepté à la porte orientale, dont le renforcement en brique cuite trahit une phase de réfection romaine. Comme aucun des ouvrages fortifiés repérés en rive gauche n’a été daté antérieurement à la seconde moitié du ive s., la répartition spatiale des sites fortifiés ne nous renseigne actuellement que sur la priorité accordée par le pouvoir arsacide à la défense de la rive droite en amont de la confluence du Khabour. Dans ce contexte, on peut donc se demander si l’itinéraire décrit par Isidore de Charax ne concilie pas des enjeux commerciaux avec une forte préoccupation quant à la sécurité des voyageurs et des marchandises : en aval du Balikh, les commerçants font route en rive gauche, c’est-à-dire sur la rive la plus éloignée des postes militaires romains de Palmyrène, mais, en aval du Khabour, ils peuvent rejoindre la rive droite et cheminer vers Doura en toute sécurité, puisque ce secteur n’est pas en contact direct avec les Romains.

Essai de restitution d’un itinéraire en rive gauche d’après les Stations parthes

152Selon Isidore de Charax, la route de la vallée compte huit stations entre Nicèphorion et Doura, mais il est difficile d’évaluer la fréquentation de cet itinéraire ou son rôle commercial, puisque seules deux stations ont été positivement localisées en rive droite : Doura et Merrhan-Mari. Dès le ier s. av. J.-C., Doura est fortement reliée au commerce palmyrénien, puisque la communauté palmyrénienne est en mesure d’y édifier un temple extra-muros en 33 av. J.-C. La ville apparaît comme un carrefour-clé pour les échanges entre la côte méditerranéenne et la Babylonie, mais probablement aussi pour le commerce avec la haute-Mésopotamie ; sans doute certains produits locaux et provenant des régions du Balikh et du Khabour, collectés à Nicèphorion et à Phaliga, transitaient-ils là avant d’être redistribués vers l’ouest ou vers l’aval236. Si l’on admet l’identification du site de Mari avec Merrhan237, les données archéologiques semblent peu en adéquation avec les indications des Stations parthes, qui la désignent comme une komopolis fortifiée, c’est-à-dire une agglomération dont le statut administratif se situe entre la ville et le village. Les niveaux parthes sont très mal conservés sur le site de Mari (E19) : les maisons et la nécropole fouillées recouvrent à peine 1 ha dans la partie nord-est du site. Cependant, le matériel des tombes comprend quelques bijoux et une couronne de feuilles d’or, qui peuvent attester la relative prospérité de certains habitants à cette période238.

153Le décompte précis des distances indiquées entre chaque étape est garanti par l’adéquation entre le total des schoènes et celui des kilomètres existant entre Nicèphorion et le Khabour. Cette cohérence permet de restituer un itinéraire qui tiendrait compte des contraintes topographiques et environnementales. Entre la vallée du Balikh et le défilé du Khanouqa, les boucles de l’Euphrate rendent un cheminement dans la plaine alluviale tout à fait improbable ; la route montait donc sans aucun doute de la vallée du Balikh sur la terrasse pléistocène, en passant à proximité de Tell Aswad, et suivait plutôt une trajectoire directe tangente à la limite de la terrasse (fig. 109). La première localité mentionnée, Galabatha, est un « village désert », situé à 22 km en aval de Nicèphorion, et devrait correspondre au site de Falisat Dib239. Pour ce tell (F04), situé au sud-ouest du village d’Al-Karamah240, aucun niveau d’occupation n’a été signalé entre l’âge du Bronze et la période byzantine. En présentant le village Galabatha comme désert, le texte grec semble indiquer que les voyageurs devaient trouver la possibilité de faire véritablement étape au village suivant, Khoumbanè, la 2e station, distante d’1 schoène, soit 5,5 km environ. Cette localité antique est à rechercher à mi-distance entre les villages modernes d’Al-Karamah et de Jdaïdat Khabour, où deux buttes recouvertes de tombes récentes pourraient correspondre à des sites de petite superficie241. La distance jusqu’à la station suivante, Thillada Mirrada, est de 22 km (4 schoènes) ; un petit tell subsiste là, en dépit de l’urbanisation du secteur. En aval, la mission allemande de K. Kohlmeyer a identifié une nécropole romaine aux environs du village de Yaroubiya242 et repéré le site de Tell Maqlah243.

Fig. 109 ‑ Restitution de l’itinéraire des Stations parthes en aval du Balikh.

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154Comme la 4e station, Basileia, est mentionnée juste avant le canal de Sémiramis, la tradition est d’y reconnaître le site de Zalabiya, dominant la prise d’un canal sur la rive gauche (fig. 110). Le texte indique sans équivoque que le trajet entre Thillada Mirrada et Basileia passe par le défilé du Khanouqa ; or la distance réelle entre le secteur de localisation de Thillada Mirrada et les vestiges de la prise d’eau qui émergent encore dans le lit du fleuve atteint à peine 34 km. Le site de Basileia devait donc se trouver à 1 km en amont de ce point, peut-être sur un des replats d’érosion qui domine le premier élargissement de la plaine alluviale en amont de la forteresse de Zalabiya. Les caractéristiques de cette étape, une komopolis dont la fondation remonterait à Darius244 et qui posséderait un temple dédié à Artémis, n’ont trouvé aucune correspondance avec la chronologie de la forteresse byzantine (F08). Rappelons que de nombreux vestiges dans la zone extra-muros au pied de la citadelle n’ont pas été étudiés ni datés. La référence à Darius ou, du moins, aux Achéménides est renforcée par la toponymie grecque « Basileia »245, qui désigne un domaine royal perse.

Fig. 110 ‑ Restitution de l’itinéraire des Stations parthes en amont et en aval du défilé du Khanouqa.

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155En aval du canal, la route peut se poursuivre dans la plaine, le long du canal par exemple, ou remonter sur la terrasse haute jusqu’à Allan, 5e station, qui se trouve à 22 km, dans une zone où aucun site de cette période n’est signalé (fig. 110). Pourtant, il s’agit également d’une komopolis et, donc, d’une agglomération plus importante qu’un village. Comme cette station n’est pas bien localisée, on est obligé de déduire la position de l’étape suivante, Beonan, en partant de la vallée du Khabour. Entre Beonan et la vallée du Khabour, le texte indique en effet un minimum de 33 km. Tell As-Sinn246, dont le tell a été occupé depuis l’époque hellénistique, ferait un parfait candidat s’il ne se trouvait à 27 km du Khabour, selon le trajet le plus long possible, en suivant la limite du plateau. Si on respecte le texte à la lettre, Beonan devait se trouver en face de Deir ez-Zor, en un lieu où ni les études anciennes ni les prospections récentes n’ont révélé de site (fig. 110).

156Dans la confluence du Khabour, la 7e étape, Phaliga247, ou, plus certainement, la 8e étape, Nabagatha248, est localisée à Circesium/Al-Bousayra (F26)249. Assurément, la présence du grand tell préclassique d’Al-Bousayra et, surtout, la célébrité de la ville, sous le nom de Circesium, à partir du ive s. rend cette seconde identification incontournable (fig. 111). À partir du Khabour, deux interprétations s’opposent. La première, traditionnelle depuis F. Cumont et R. Dussaud, s’attache à placer la traversée vers la rive droite immédiatement en aval de la confluence du Khabour, et à identifier Asicha avec Terqa/Ashara (E12). Des tombes parthes attestent, en effet, la fréquentation du site de Terqa pour cette période. Cette hypothèse est pourtant fragile, puisque la route par la rive droite jusqu’à Ashara compte 27 km, au plus court : ce trajet est supérieur à l’étape de 22 km qui sépare Nabagatha et Asicha. Récemment, J.-Y. Monchambert a suggéré combien il serait plus cohérent de placer Asicha à Tell Masaïkh. Les distances concordent – 22,6 km en ligne droite –, ainsi que la chronologie des niveaux tardifs de ce site néoassyrien, qui ont été datés des ier-iiie s. Tell Masaïkh et Doura ne sont séparés que de 34 km, ce qui correspond assez bien avec l’étape Asicha-Doura (33 km). Il n’en demeure pas moins que l’emplacement exact de la traversée reste indéterminé : les voyageurs attendaient-ils un bac à Tell Masaïkh250 ou allaient-ils s’embarquer en aval, en face de Terqa/Ashara, où le chenal fluvial est plus resserré ? Quel que soit le parcours restitué, les distances restent assez proches des 33 km fixés par Isidore, mais on doit exclure une traversée juste en face de Doura, qui réduirait le trajet à 30 km seulement. Dernière question : traversait-on en bac ou par un pont de bateaux ? Si l’on traversait sur des embarcations, il faut admettre que le texte antique tient remarquablement compte de l’écart inévitable entre le point d’embarquement et celui de débarquement, dû au fort courant du fleuve.

Fig. 111 ‑ Restitution de l’itinéraire des Stations parthes de la confluence du Khabour jusqu’à Asicha.

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157Les hypothèses de localisation des stations parthes errent donc de ruines en tells et d’une rive à l’autre, tant il est difficile de saisir où se situent les points de traversée sur l’Euphrate et de reconnaître, dans la plupart des sites pressentis, les caractéristiques précisées par le texte pour chaque toponyme. La comparaison avec des itinéraires militaires mieux documentés, comme ceux suivis par Cyrus le Jeune, Julien ou Sapor Ier, est toujours tentante, mais il est difficile de comparer les principes logistiques et stratégiques de ces expéditions avec ceux de voyageurs et de marchands. Les armées romaines descendant le fleuve étaient accompagnées d’une flotte qui permettait de s’affranchir des contraintes habituelles touchant les points de traversée, alors que les voyageurs devaient rejoindre les « embarcadères » où attendaient des passeurs et des bacs.

158Les points de concordance avec les listes de Ptolémée sont souvent rejetés en raison d’erreurs grossières, telles que la confusion entre le Balikh et le Khabour251 ou les fautes de copistes. Pourtant, R. Dussaud reconnaissait chez Ptolémée une logique de route plutôt qu’un inventaire de villes. En fait, rares sont les chercheurs qui essaient de reconstruire précisément un itinéraire en fonction des contraintes du terrain et des connexions avec d’autres itinéraires routiers. Par exemple, pourquoi, à partir de la confluence du Khabour, l’itinéraire d’Isidore se poursuivait-il par la rive droite, imposant alors une nouvelle traversée en aval, vers Séleucie du Tigre ? La présence d’un carrefour caravanier à Doura rendait-elle la rive droite plus attractive, ou le chemin de la rive gauche présentait-il des détours ? Doura est indéniablement une place liée au commerce palmyrénien, à la fois vers la Babylonie et vers Damas, mais il ne faut pas sous-estimer le relief important et inhospitalier du Jebel Baghouz, qui se dresse en rive gauche.

159La détection insuffisante de villages et bourgs antiques entre Soura et Doura, en particulier sur la rive droite, réduit fortement l’éventail des données exploitables pour valider les hypothèses, et ce manque devient criant quand on bascule vers l’époque romaine et byzantine, pour laquelle le nombre de sites non identifiés et de toponymes non localisés s’accroît considérablement.

Le Moyen-Euphrate des Sévères aux Sassanides (197-633)

160La réunification de la vallée sous une même autorité politique est effective dès 165, mais c’est bien l’annexion de l’Osrhoène et de la Mésopotamie, à la fin du iie s., qui déplace la frontière orientale et les zones d’affrontement loin des régions de l’Euphrate. Le cours moyen de l’Euphrate ne constitue plus une délimitation politique à partir du iiie s., même si les conséquences des conquêtes sassanides ont lourdement pesé sur les villes de la vallée. Plus que les changements dynastiques et politiques qui touchent l’empire romain, puis l’empire d’Orient, la menace sassanide constitue, en effet, l’élément de continuité historique le plus pertinent pour le Moyen-Euphrate entre le milieu du iiie s. et la conquête arabe. Cette période « des Sévères aux Sassanides » comporte des changements majeurs pour l’Empire romain, divisé entre Orient et Occident.252

Les régions du Moyen-Euphrate sous les Sévères (première moitié du iiie s.)

161L’histoire des régions syriennes et mésopotamiennes de l’Euphrate est documentée par des sources aussi variées qu’abondantes. Le développement de ces régions et leur intégration à l’empire sont encouragés par l’accès au statut de municipe ou de « colonie romaine » de certaines villes à partir de la fin du iie s. et, en 212, par l’attribution de la citoyenneté romaine à tous les hommes libres de l’empire, aux termes de l’édit de Caracalla. Le titre de colonie romaine est un privilège inégalement partagé dans les régions de l’Euphrate : Palmyre en bénéficie avant 212, Édesse en 213, après la destitution des Abgarides, Doura-Europos reçoit le titre de municipe au début du iiie s., Carrhes et Nisibe deviennent colonies sous Septime Sévère (193-212).

162Le réseau routier est une nouvelle fois renforcé du côté syrien et relié à celui des anciens territoires parthes d’après le milliaire de la route de Hiérapolis à Batnae, daté de 197. Bien que les dernières opérations contre les Parthes se déroulent à l’est du Khabour253, la fonction militaire de la vallée persiste. Les sources épigraphiques attestent encore la présence de garnisons à Séleucie-Zeugma jusqu’au milieu du iiie s.254. À Doura-Europos, dotée d’une garnison dès sa prise par Lucius Verus (165), les effectifs s’accroissent dès le début du iiie s. avec l’installation de la cohorte XX Palmyrenorum, augmentée de plusieurs vexillations jusqu’en 251255 ; le tiers nord de la ville est transformé en camp militaire et partiellement détruit pour accueillir le bâtiment des principia – daté d’après une dédicace à Géta (211-212)256 – et le palais du Dux Ripae, construit sous Elagabal (218-222). En aval du territoire de Doura, les Romains contrôlent la rive droite et les îles de l’Euphrate jusqu’aux portes de la Babylonie257.

Premières guerres sassanides (milieu du iiie s.-milieu du ive s.)

163Une décennie seulement sépare le renversement en 224 d’Artaban V – dernier souverain parthe – par Ardashir Ier – nouveau dirigeant iranien, couronné roi à Ctésiphon en 226 – de la grande offensive sassanide contre les provinces romaines d’Orient258. Le programme militaire des premiers souverains sassanides traduit clairement la propagande dynastique de cette nouvelle puissance, qui revendique l’héritage achéménide et, donc, les territoires occidentaux de l’ancien empire. La première campagne de conquête (238-240) commence, en Mésopotamie, par les prises de Carrhes et de Nisibe en 238, le siège de Doura en 239 et la destruction de hatra en 240. Elle est ajournée en 241 par la mort d’Ardashir Ier, auquel succède son fils Shapour. La reconquête romaine (242-243) entreprise par Gordien III et son préfet du prétoire, Timésithée, permet à Rome de libérer les villes de Mésopotamie par la victoire obtenue à Résaina en 243, puis de marcher jusqu’à Ctésiphon en suivant l’Euphrate. L’armée commandée par M. Iulius Philippus, nouveau préfet du prétoire, est défaite à Mésiké, au bord de l’Euphrate, par Shapour Ier. Gordien III meurt pendant la retraite aux environs de Doura, où lui est érigé un cénotaphe, tandis que Philippe, proclamé empereur par ses légions, négocie un traité de paix avantageux pour le pouvoir sassanide : Rome accepte de verser une rançon de 500 000 deniers d’or pour la libération des prisonniers et de rester neutre dans les affaires arméniennes, en contrepartie de quoi les Sassanides reconnaissent Anatho-Ana comme la limite, sur l’Euphrate, du territoire de la province de Syrie-Phénicie259. Philippe l’Arabe (244-249) nomme son frère, C. Iulius Priscus, rector Orientis.

164L’affrontement reprend au cours du règne de Shapour Ier (241-272) : deux offensives majeures, en 252-253 et en 260, portent la guerre jusqu’à la côte (fig. 112). L’offensive de 252-253 part de la vallée de l’Euphrate, où l’armée romaine est battue à Doura260, puis à Barbalissos. De la boucle de l’Euphrate, l’armée sassanide poursuit trois objectifs différents : l) les villes de la côte, Antioche, Séleucie, Alexandrie d’Issos, Cyrrhus et Nicopolis ; 2) la région d’Apamée, en passant par Hiérapolis et Béroia ; 3) les régions septentrionales, Zeugma, Doliché et la Cappadoce. La résistance de la Syrie, mal assurée par Trébonien Galle (251-253), s’affirme avec l’arrivée de Valérien en Syrie : en 254, Antioche est la première ville libérée, mais Doura tombe au pouvoir des Sassanides, au terme d’un nouveau siège, en 255-256. La frontière est fixée sur le Khabour, en amont de Doura, et la province d’Assyrie est perdue. En 259, la guerre reprend lorsque Shapour attaque la Mésopotamie et l’Osrhoène, où Édesse et Carrhes sont prises261. La chronologie des combats n’est pas très assurée dans les détails : Valérien aurait réagi très vite et serait allé à la rencontre de l’armée ennemie vers l’Euphrate – à Samosate ? – avant que celle-ci ne traverse le fleuve, ou bien sa contre-offensive aurait eu lieu en 260, en même temps que l’attaque sassanide en Cilicie262. Mais Valérien est fait prisonnier sur la route d’Édesse et les villes de la Cilicie et de la Syrie du Nord sont attaquées : la liste des villes prises en 260 est connue par les Res Gestae Divis Saporis263. Une première contre-attaque efficace est menée par Macrien et Ballista, préfet du prétoire, succès qui encourage Macrien à contester l’intronisation de Gallien, fils de l’empereur capturé. La sauvegarde des intérêts de l’empereur légitime et des territoires romains vient finalement de la puissante Palmyre : Odeinath, nommé, dans l’urgence, Dux Orientis par Gallien264, réprime, à Emèse, la tentative de prise de pouvoir du fils de l’usurpateur Macrien, puis conduit ses troupes à la poursuite de Shapour en Mésopotamie. Rejoignant l’armée sassanide qui faisait retraite, il aurait infligé à celle-ci une grande défaite à Ctésiphon, en 262 et, de nouveau, en 267. La montée en puissance de Palmyre et l’expansion territoriale, aussi étendue que brève, du royaume palmyrénien, peuvent être considérées comme une conséquence de ces guerres sassanides, pendant lesquelles la défense des provinces avait montré à la fois l’éloignement du pouvoir impérial et la force stratégique et militaire des notables locaux. Après l’assassinat d’Odeinath en 268, Rome ne peut en effet reprendre le contrôle de la région de Palmyre, tenue par Zénobia au nom de son fils, Wahballath. En 269-270, Zénobia lance, depuis la Syrie, un programme de conquête de l’Égypte et de l’Asie Mineure. Ces victoires lui permettent de conférer à son fils les titres impériaux romain (Augustus) et oriental (« roi des rois ») et de se comporter, quant à elle, comme un véritable chef d’État pendant deux ans. La restauration de l’imperium romain en Orient revient à Aurélien, proclamé empereur en 270. Arrivé en Asie Mineure en 272, Aurélien accumule les victoires265, avant de venir mettre le siège devant Palmyre. Après avoir pris d’assaut la ville, il réussit à capturer Zénobia qui tentait de fuir vers l’est et de traverser l’Euphrate266.

Fig. 112 ‑ Conquête sassanide de 252-260 et contre-offensives.

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(d’après Scarre 1995, p. 109).

165Après 272, les projets de guerre contre les Sassanides sont entravés par les morts brutales des empereurs, jusqu’à Dioclétien : Aurélien est assassiné par ses soldats en 275, alors qu’il prépare une expédition à l’est, puis Probus, successeur de Tacite, connaît le même sort en 282, à la veille d’une campagne en Arménie et en Mésopotamie. À son tour, Carus, après une expédition victorieuse en Mésopotamie en 283, trouve la mort à Ctésiphon, et son fils cadet, Numérien, est lui-même est assassiné sur le chemin du retour, en 284, laissant la Mésopotamie et l’Osrhoène pratiquement sans défense. En Occident, Carin, fils aîné de Carus, est finalement éliminé par les partisans de Dioclétien en 285.

166Entre le règne des Sévères et l’instauration de la première tétrarchie, la situation a donc radicalement changé, du fait des guerres sassanides, des crises politiques et économiques et des échecs militaires. La partie méridionale du Moyen-Euphrate, en aval de la confluence du Khabour, représente une « zone tampon » entre les Romains et les Sassanides, de sorte que la vallée est devenue le plus court chemin d’invasion vers la Syrie ou vers Ctésiphon.

Réorganisation administrative et militaire à partir de Dioclétien (fin du iiie s.-ive s.)

167L’activité réformatrice de Dioclétien, proclamé empereur en 284, a durablement imprimé sa marque sur l’Orient romain. En 286, il associe Maximien au pouvoir avec le titre d’Auguste, ainsi que deux Césars, Galère et Constance Chlore. La gestion des provinces est partagée entre ces quatre hommes : Dioclétien et Galère en Orient (Illyrie et Danube compris), Maximien et Constance Chlore pour le reste de l’Europe et l’Afrique. Dans le cadre de cette première tétrarchie (286-305), la réorganisation des provinces et la défense du territoire (campagne de Galère contre les Sassanides) au cours de l’année 297 sont étroitement liées. La victoire de Galère en Arménie et en Mésopotamie ouvre la route jusqu’à Ctésiphon ; à son retour en Syrie, en 298, il négocie à Nisibe, avec le roi Narsès, un traité de paix qui reconnaît aux Romains le protectorat sur l’Arménie et le contrôle du Nord de la Mésopotamie et stabilise la frontière sur le Khabour. Avec la création du diocèse d’Orient, gouverné par un vicarius qui siège à Antioche, les provinces de part et d’autre de l’Euphrate sont divisées, en rive droite, entre la province d’Augusta Syria Euphratensis et d’Augusta Libanensis tandis que la rive gauche est située en Osrhoène jusqu’à la confluence du Khabour (fig. 113). La fin du règne de Dioclétien et le début de la seconde Tétrarchie sont marqués en Orient par une période de très violentes persécutions des chrétiens menées en 302-304 par Galère, puis par Maximien, période à laquelle se rattache le martyre de deux soldats romains, Serge et Bacchus, sur le Moyen-Euphrate, en 303, à Rasafa. Après l’édit de tolérance de Galère, en 311, et sous le règne de Constantin, les chrétiens s’organisent en prenant appui sur le cadre hiérarchique administratif civique. Outre Antioche, plusieurs communautés chrétiennes de Syrie et de Mésopotamie prennent une part active aux conflits religieux qui secouent l’empire, et des évêques de Samosate, de Hiérapolis, de Néocésarée, de Zeugma et de Barbalissos, participent aux différents conciles267. Parallèlement, le développement du monachisme, des premiers ermites à la constitution de communautés monastiques, trouve en Syrie du Nord, à Édesse et dans les régions de l’Euphrate, un terrain très favorable.

Fig. 113 ‑ Carte administrative de la Syrie à partir du ive s.

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168Le nouveau cadre administratif instauré par Dioclétien a été peu modifié jusqu’au viie s. En revanche, les acquis territoriaux de Galère en Mésopotamie sont conservés pendant à peine trente ans. Constance II, établi à Antioche entre 337 et 350, réussit à contenir les incursions perses en Mésopotamie et à maintenir l’influence romaine en Arménie. Julien, son successeur, proclamé empereur en 360, fait immédiatement le choix d’une politique plus agressive et prépare une expédition de grande ampleur contre Ctésiphon. L’entreprise militaire tourne au désastre avec la mort de Julien, en 363, et son successeur, Jovien, est obligé d’abandonner à Shapour II cinq des districts mésopotamiens conquis par Galère. La frontière d’Orient ne retrouve la paix que sous le règne de Théodose Ier (379-395). En 383, un traité répartit les zones d’influences romaines et sassanides en Arménie, dont la limite est fixée entre Erzeroum et Martyropolis. Les affrontements militaires reprennent entre 421 et 451, sans toutefois se généraliser.

169Le règne de Julien l’Apostat (361-363) donne un éclairage assez précis sur l’état de la Syrie dans la seconde moitié du ive s. et constitue un épisode historique important pour la connaissance du Moyen-Euphrate. L’itinéraire de Julien, d’Antioche à Ctésiphon, est détaillé par deux contemporains – le sophiste Libanios, qui correspond avec l’empereur depuis Antioche, et Ammien Marcellin, qui a participé à l’expédition –, mais également par l’historien byzantin Zosime. Après avoir traversé l’Euphrate à proximité de Hiérapolis, la route choisie par Julien emprunte de nouveau la vallée à partir de la confluence du Balikh et rejoint la zone frontière avec les Sassanides, en aval du Khabour. De nombreuses informations sont fournies sur les localités traversées – Nicephorion, Circesium, Zeitha, Doura – et sur le rôle de la flotte militaire, qui fait sa jonction avec les troupes à la confluence du Khabour. Le séjour de l’empereur à Antioche, émaillé d’incidents avec la communauté chrétienne, montre la résistance de l’Église face à l’abrogation de privilèges acquis – fin de l’exonération des clercs et interdiction d’enseigner décrétées par Julien –, mais aussi le maintien du paganisme, malgré les lois restrictives de Constance, qui a interdit les sacrifices et fait fermer des temples, et avant même les répressions anti-païennes de la fin du ive s.268.

Le Moyen-Euphrate dans l’empire d’Orient (ve-vie s.)

170Entre 455 et 490, la pression militaire des Vandales en Afrique et en Sicile, des Ostrogoths en Italie, entraîne un éclatement irréversible de l’empire romain. L’Occident se fragmente en différentes entités politiques « romano-barbares »269, tandis que l’empire d’Orient se maintient dans la continuité des traditions et institutions établies par Dioclétien et Constantin. Pendant presque un siècle et demi, entre la paix signée par Jovien en 363 et le début du vie s., les régions syriennes et mésopotamiennes connaissent une paix relative. Depuis le règne de Zénon, Byzance poursuit ses manœuvres diplomatiques pour se rapprocher des tribus arabes chrétiennes de la steppe syrienne, les Ghassanides. Cette entente politique et militaire, finalisée sous Justin Ier avec le roi ghassanide, harith, en 524-525, est essentielle pour repousser les raids des Arabes lakhmides, alliés des Sassanides, et assurer la sécurité de Rasafa. Les hostilités avec les Sassanides, d’abord limitées à la Mésopotamie au début du vie s. (sous Anastase), marquent fortement le règne et les réalisations de Justinien (527-565), et se transforment en guerre d’annexion sous le règne de Khosroès, alors que la mort de Maurice (585-602) a plongé l’empire byzantin dans une guerre civile. Une décennie sépare la reconquête d’Héraclius, en 627, de la victoire du calife Omar en 636 à Yarmouk, en Syrie.

Guerres du début du vie s.

171La reprise du conflit est déclenchée en 502 par le roi Khavad Ier (488-531), qui attaque Theodosiopolis/Erzeroum et Amida/Diyarbakır, en haute-Mésopotamie. En 505, Anastase parvient à reprendre ces villes et essaie de renforcer la frontière du Khabour en construisant une nouvelle forteresse à Dara, en face de Nisibe, tenue par les Sassanides depuis 363. La guerre reprend dans cette même région dès les premières années du règne de Justinien (527) et s’étend jusqu’à l’Euphrate : en 530, Bélisaire bat les Sassanides à Dara, mais, l’année suivante, il est repoussé et défait à Callinicum par Khosroès Ier. Pour revenir au statu quo antérieur, Justinien choisit de négocier la paix au prix d’un tribut de 11 000 livres d’or. La sédition Nika, qui se traduit par des émeutes violentes à Constantinople (532), puis les guerres africaines contre les Vandales et la tentative de reconquête de l’Italie (533-540), dégarnissent la frontière orientale de ses troupes d’élite, la cavalerie mobile. La majorité des effectifs qui y sont maintenus sont des soldats frontaliers, limitanei milites, sorte de soldats-paysans mal préparés et sous-payés.

172Le traité de 532, dit de « paix éternelle », est rompu par Khosroès dès 540. L’armée sassanide part de Mésopotamie, puis traverse la Syrie jusqu’à Antioche ; la ville, mal défendue, est pillée et sa population en partie déportée. L’armée que Bélisaire tente de rassembler en Mésopotamie en 541 compte peu d’effectifs et, surtout, des troupes sous-équipées. Après l’armistice de 545, les conflits se poursuivent au nord, en Lazique, et au sud, par l’intermédiaire des Ghassanides, qui combattent les Lakhmides. L’arrivée de la peste à Gaza et Antioche, puis son expansion, par l’Asie Mineure, à Constantinople et dans les Balkans, s’ajoutent aux revers militaires en Italie et à l’épuisement économique de l’empire. Mais, au terme de cette série de « catastrophes », la situation se stabilise. À partir de 545 s’impose la nécessité de reconstruire les remparts d’Antioche et de renforcer les défenses de Syrie et de Mésopotamie. Le programme de fortifications et d’implantation de forteresses voulu par Justinien touche l’ensemble de l’empire, augmenté de nouveaux territoires, et en priorité les zones de frontières. En 559-562, cependant, une des clauses du traité que Justinien passe avec Khosroès Ier au sujet de la Lazique (statu quo en faveur des Byzantins et tribut) prévoit l’arrêt des travaux de fortifications près de la frontière. D’autre part, Byzance et Ctésiphon s’engagent à favoriser les échanges commerciaux passant par Callinicum, Dara, Nisibe, Dvin.

Guerres de la fin du vie s. et du début du viie s.

173Une nouvelle vague de conflits est déclenchée par le successeur de Justinien, Justin II (565-574). En 572, alors que l’empire connaît des difficultés en Italie devant la progression des Lombards, Justin II refuse de payer le tribut annuel prévu par la paix de 562 et envoie des troupes dans les vallées arméniennes pour aider les chrétiens persécutés (conversion forcée au zoroastrisme). En 573, Khosroès riposte en faisant assiéger Dara et en lançant un raid en Syrie qui atteint Apamée (sac de la ville et déportation d’une partie de la population). Une paix provisoire est achetée par Tibère (574-582) pour ramener la paix en Syrie et Mésopotamie, mais la guerre continue en Arménie, même après la mort de Khosroès en 579. Son fils Hormizd IV (579-590), après avoir refusé à Tibère de céder les territoires conquis par son père, affronte, en 582, les troupes de l’empereur Maurice, fin stratège et grand réformateur de l’armée. Les Sassanides, qui perdent l’avantage sur le terrain, acceptent alors un traité de paix. En 590, les liens diplomatiques entre les deux puissances sont resserrés par le choix que fait Maurice de soutenir le futur Khosroès II, héritier de Hormizd IV, contre son rival Vahram ; cette intervention valut à Byzance la restitution de Dara et des vallées de la Persarménie. En revanche, Maurice s’aliène le soutien des Ghassanides, dont les rois, monophysites, sont persécutés et exilés en Sicile, laissant les différents chefs des tribus arabes s’allier soit aux Byzantins, soit aux Sassanides, ce qui a pour résultat d’affaiblir le limes au sud de Rasafa.

174En 602, la révolte de l’armée à Constantinople amène au pouvoir Phocas, qui fait éliminer Maurice et sa famille. Refusant de reconnaître l’usurpateur, Khosroès II profite de cette crise pour reprendre l’initiative d’une guerre et s’allie avec les généraux byzantins d’Arménie et de Mésopotamie qui soutiennent Théodose, le dernier héritier vivant de Maurice. La conquête sassanide reçoit en particulier l’aide de Narsès, maître des milices d’Orient : en 604, la forteresse de Dara tombe, puis c’est le tour d’Amida, de Résaina/Ras Al-‘Ayn sur le Balikh et, enfin, d’Édesse ainsi que des villes de l’Euphrate, de Soura à Zénobia. Le camp adverse, en pleine guerre civile, ne peut contenir l’avancée des troupes du général perse, Sharbaraz, en Syrie et en Asie Mineure, d’où, en 610, les prises d’Antioche, d’Apamée, et les redditions d’Emèse et de Damas. La rébellion d’Héraclius, en Égypte (608-610), paralyse l’armée byzantine jusqu’à l’assassinat de Phocas, en 610. Khosroès refuse de reconnaître la légitimité du nouvel empereur, Héraclius, et poursuit ses conquêtes jusqu’en Asie Mineure. En 613, Héraclius et Nicetas réussissent une contre-offensive autour de Césarée, mais échouent à contrôler la Cilicie et à désenclaver la Syrie, en raison de moyens militaires et financiers insuffisants. En 615, pour se défendre contre la progression des Sassanides vers la mer de Marmara, Byzance rappelle ses troupes d’Occident. Parallèlement, Sharbaraz progresse en Palestine270, puis atteint l’Égypte, où Alexandrie est prise en 619. En 620, l’empire de Byzance est donc réduit à une faible portion de son territoire. Héraclius obtient alors de l’Église un prêt pour recruter et équiper une nouvelle armée. En 622, les premières victoires font reculer les Sassanides en Anatolie, puis, en 624, commence une campagne de quatre ans pour la reconquête de l’Orient, présentée par Héraclius comme une guerre sainte. En 627, Héraclius bat Khosroès à Ninive et prend Ctésiphon. Il revient victorieux à Constantinople. En 628, Khosroès II est assassiné ; en 629, l’Égypte est évacuée et la relique de la Vraie-Croix restituée.

175Sous le califat d’Omar, la Syrie est rapidement conquise, entre 634 et 640. Dans les territoires de l’Euphrate, les places-fortes byzantines et sassanides sont prises les unes après les autres par le général habib Ibn Maslama. Bâlis est assiégée immédiatement après la prise d’Alep (636) ; un traité conclu entre les habitants et habib Ibn Maslama donne la possibilité de s’exiler aux chrétiens désireux de partir. C’est donc une ville « en partie abandonnée »271 que les troupes arabes occupent. Circesium-Qarqisiya, à la confluence du Khabour et de l’Euphrate, est prise en 637 et passe définitivement sous l’autorité du calife272 en 640. Raqqa est conquise pacifiquement en 638-639 par les forces d’Iyad Ibn Ghanam, qui devient le premier gouverneur de la Jezireh273. Cette conquête, loin de provoquer la destruction et l’abandon des villes, se traduit par le maintien des agglomérations préexistantes, au nombre desquelles Zeugma, Dibsi Faraj/Néocaesaria, Jisr Membij/Qal‘at Al-Najm et Rasafa, et par le réaménagement de leur territoire agricole. Le Moyen-Euphrate retrouve, après plus de trois siècles de conflits, cette unité territoriale et politique si propice à l’essor économique et culturel de ses régions. La frontière avec le monde byzantin est rejetée au nord, en Anatolie, et la nouvelle configuration politique place le fleuve « au cœur d’un empire relativement homogène »274.

Répartition topographique des sites d’habitat de la période sévérienne-sassanide

176D’après les prospections ou les fouilles, un niveau d’occupation entre le début du iiie s. et le milieu du viie s. a été reconnu sur 164 sites, dont 150 sites d’habitat et 14 sites avec une fonction exclusivement funéraire275. Notre documentation s’appuie, en majorité, sur des données archéologiques issues de prospections régionales et sur les résultats des fouilles menées sur quelques sites de référence276 : Zeugma/Belkıs (A08), Néocaesaria/Dibsi Faraj (B32), Callinicum/Raqqa (F01), Zénobia/Halabiya (E07), Qreya (E10) et, depuis 2005, Tell As-Sinn (F17) et Kasra (F10). Elle reflète très exactement l’état de la recherche archéologique et des publications actuelles. Deux éléments principaux font que le nombre de sites inventoriés est très probablement inférieur à la réalité. Tout d’abord, les résultats obtenus par chaque mission de prospection ne sont pas homogènes et ne peuvent être interprétés que dans les limites de chaque aire de recherche. D’autre part, à l’exception de quelques sites fouillés, nous manquons de marqueurs de datation précis, si bien qu’il est difficile de retracer l’évolution de l’occupation à partir du ive s. Ce problème de datation concerne non seulement la céramique des veviie s., mais aussi le matériel et l’architecture des périodes de transition, d’une part avec la fin de l’époque romaine (ive s.), d’autre part, avec la période omeyyade : la céramique commune, représentée majoritairement dans les prélèvements en prospection, mais aussi dans le matériel issu des fouilles, conserve, en effet, les mêmes caractéristiques du ive s. au viie s.

De Horum Höyük à Kara Qouzak

177L’occupation de ce segment est caractérisée par la plus forte densité de sites enregistrée pour notre période d’étude (86 sites) et par une répartition spatiale assez équilibrée (fig. 114).

Fig. 114 ‑ Carte de répartition des sites entre Zeugma et Kara Qouzak, entre le iiie s. et le viie s.

Image 10000000000007A3000008F0F0687844.jpg

Table romain-sassanide 1 : Répartition des sites de Horum Höyük à Kara Qouzak

Sites

Catalogue

Région

Rive

Superficie

Implantation

Type d’occupation

Études

Mutlak Tarlası

A01

Birecik

RD

0,20 ha

terrasse

ferme

prospecté

Domuz Tepe

A02

Birecik

RD

0,84 ha

collines

ferme

prospecté

Acemi

A03

Birecik

RD

0,12 ha

collines

ferme

prospecté

Horum Höyük

A04

Birecik

RD

21 ha

tell+terrasse

ville

fouillé

Bindıklı

A06

Birecik

RD

0,3 ha

terrasse

habitat rural

prospecté

Zeugma/Belkıs

A08

Birecik

RD

61-85 ha

collines

ville+castrum

fouillé

Belkıs sud

A09

Birecik

RD

4,37 ha

terrasse

thermes

prospecté

Tilhane

A10

Karkemiṣ

RD

1,6 ha

promontoire

habitat

prospecté

Saray

A11

Karkemiṣ

RD

2,2 ha

tell

habitat

prospecté

Büyük Tilmiyan Höyük

A12

Karkemiṣ

RD

2,8 ha

terrasse

habitat

prospecté

Kefri

A13

Karkemiṣ

RD

1,2 ha

plateau

indéterminé

prospecté

Çukurkoyak harabe

A14

Karkemiṣ

RD

2,4 ha

plateau

village

prospecté

Aktas harabe

A15

Karkemiṣ

RD

5,6 ha

terrasse

village

prospecté

Humeyli Höyük

A16

Karkemiṣ

RD

2 ha

plateau

village

prospecté

Danaoglu Höyük

A17

Karkemiṣ

RD

2 ha

promontoire

habitat

prospecté

Elifoglu Höyük

A18

Karkemiṣ

RD

3,6 ha

plateau

village

prospecté

Kırmızı Ok Tarlası

A19

Karkemiṣ

RD

0,7 ha

terrasse

habitat

prospecté

Saraga Höyük

A20

Karkemiṣ

RD

non estimée

terrasse

non confirmé

fouillé

Karahamit harabe

A21

Karkemiṣ

RD

3 ha

plateau

village

prospecté

Sara Mezar harabe

A22

Karkemiṣ

RD

3,75 ha

terrasse

village

prospecté

Büyük Semik harabe

A24

Karkemiṣ

RD

3,84 ha

plateau

village

prospecté

Akdere Tarlası

A25

Karkemiṣ

RD

2,5 ha

flanc de wadi

hameau

prospecté

Girlavik harabe

A26

Karkemiṣ

RD

23 ha

terrasse

bourg

prospecté

Tilhabeṣ harabe

A27

Karkemiṣ

RD

19 ha

plateau

bourg

prospecté

Europos/Jerablous

A28

Karkemiṣ

RD

49 ha

tell

centre urbain

fouillé

Colfelek Tarlası

C01

Birecik

RG

3,1 ha

terrasse

village

prospecté

Tepecik

C02

Birecik

RG

2,25 ha

terrasse

habitat

prospecté

Boztarla Tarlası

C04

Birecik

RG

4,95 ha

terrasse

village

prospecté

Tilbeṣ Höyük

C06

Birecik

RG

1,1 ha

tell

habitat rural

fouillé

Apamée/Tilmusa

C07

Birecik

RG

à préciser

terrasse

habitat

fouillé

Tilöbür Höyük

C09

Birecik

RG

1,44 ha

terrasse

non attesté en fouille ?

fouillé

Tilöbür est

C10

Birecik

RG

1 ha

promontoire

habitat et fort ?

prospecté

Tilvez 1

C11

Birecik

RG

à préciser

tell

habitat rural

fouillé

Tilvez Höyük

C12

Birecik

RG

3,5 ha

tell

village

fouillé

Surtepe Höyük

C13

Karkemiṣ

RG

12,9 ha ?

tell

non attesté

fouillé

Birecik

C15

Karkemiṣ

RG

?

promontoire

indéterminé

prospecté

Zeytinli Bahce Höyük

C16

Karkemiṣ

RG

0,55 ha

tell

fort ?

fouillé

Mezraa Höyük

C20

Karkemiṣ

RG

2,52 ha

tell

habitat

prospecté

Savi Höyük

C21

Karkemiṣ

RG

4,8 ha

tell

indéterminé

prospecté

Akarçay 1

C22

Karkemiṣ

RG

0,77 ha

terrasse

habitat

prospecté

Akarçay Höyük

C23

Karkemiṣ

RG

2,9 ha

tell

non confirmé en fouille

prospecté

Harabebezikan Höyük

C24

Karkemiṣ

RG

3,68 ha

tell

fort ?

fouillé

Jerablous Tahtani

B01

Teshrin

RD

2 ha

tell

village

fouillé

Shamel

B02

Teshrin

RD

à préciser

indéterminé

terrasse

prospecté

Tell Qanat

B03

Teshrin

RD

à préciser

indéterminé

promontoire

prospecté

Tell Amarna

B04

Teshrin

RD

12 ha

tell+terrasse

bourg

fouillé

Amarna1

B04a

Teshrin

RD

à préciser

plateau

église

fouillé

Sarasat

B05

Teshrin

RD

5 ha

plateau

bourg

prospecté

Magara Sarasat

B05a

Teshrin

RD

plateau

habitat

Qal‘at Mokar

B06

Teshrin

RD

2 ha

plateau

village

prospecté

Oum Routhah Tahtani

B07

Teshrin

RD

6,27 ha

terrasse

habitat

prospecté

Wadi Sajour

B08

Teshrin

RD

0,5 ha

wadi

habitat ?

prospecté

Ar Rafi‘a

B09

Teshrin

RD

0,1 ha

terrasse

habitat

prospecté

Hammam Saghir

B11

Teshrin

RD

0,5 ha

terrasse

habitat

prospecté

Hammam Saghir 1

B12

Teshrin

RD

0,5 ha

terrasse

habitat

prospecté

Hammam Saghir 3

B12a

Teshrin

RD

0,5 ha

terrasse

thermes

prospecté

Hammam Saghir 2

B13

Teshrin

RD

?

terrasse

habitat

prospecté

Hammam Saghir 4

B13a

Teshrin

RD

non estimée

collines

habitat et salle troglodyte

prospecté

Hammam Kabir

B14

Teshrin

RD

2,85 ha ?

terrasse

habitat

prospecté

Hammam Kabir 2

B15

Teshrin

RD

2 ha

terrasse

habitat

prospecté

Naqita

D01

Teshrin

RG

8 ha ?

plateau

bourg, et monastère ?

fouillé

Tell Shioukh Fouqani

D02

Teshrin

RG

1,8 ha

tell

indéterminé

fouillé

Tell Shioukh Tahtani

D03

Teshrin

RG

6 ha

tell+terrasse

bourg et thermes

fouillé

Tell Tellik

D04

Teshrin

RG

9,24 ha ?

tell

indéterminé

prospecté

Tell Qoumlouk

D05

Teshrin

RG

7,7 ha

terrasse

bourg

prospecté

Koubba

D08

Teshrin

RG

1 ha

terrasse

à confirmer

prospecté

Wadi Al-‘Awaynat

D10

Teshrin

RG

0,01 ha

wadi

salle troglodyte

prospecté

Touraman

D11

Teshrin

RG

0,5 ha

promontoire

habitat fortifié ?

prospecté

Kara Qouzak

D13

Teshrin

RG

12 ha

terrasse

bourg

fouillé

178On note d’abord la forte croissance des sites sur la rive droite entre Zeugma et Europos/Jerablous, avec l’apparition de 14 sites ruraux d’une superficie de moins de 3 ha. En rive gauche, les nouveaux sites compensent le déclin d’exploitations agricoles remontant à l’époque hellénistique ; sur le site d’Apamée, les terrasses au-dessus de la rive sont réinvesties. Le développement de trois bourgs, Büyük Semik harabe (A24) et Tilhabeṣ harabe (A27), situés en rive droite entre Zeugma et Europos/Jerablous, et Horum Höyük (A04), sis en amont de Zeugma, prouve la croissance économique et démographique de cette région. L’extension de la ville basse de Tell Amarna (B04) n’a pas été explorée et son lien spatial avec l’église (B04a), bâtie au début du ve s. sur la pente du plateau, n’est pas assuré. À Zeugma, la superficie de la ville atteint 85 ha. La richesse de l’habitat privé est tangible jusqu’au milieu du iiie s.277. Cette ville témoigne de la prospérité des centres urbains à l’époque sévérienne. La présence de thermes dans l’agglomération de moyenne superficie de Tell Shioukh Tahtani (D03) constitue un autre signe d’épanouissement économique278. Un florissement similaire nous est indiqué à Europos/Jerablous (A28), dont l’architecture publique du forum romain et les vestiges du temple de l’acropole ont été comparés par D. Hogarth à ceux de Baalbek279. Il faut sans doute mettre ces programmes d’embellissement des centres urbains en rapport avec l’activité des nombreux lieux d’extraction de pierres associés à certains villages sur le plateau de la rive droite, tels Enesh, en amont de Zeugma, Sarasat (B05) et Qal‘at Mokar (B06), en aval de Jerablous. Les destructions sassanides ont certainement provoqué un appauvrissement temporaire de ces villes, comme l’indique la qualité moindre des constructions domestiques de Zeugma à l’époque byzantine280. Les riches demeures des terrasses dominant l’Euphrate sont réoccupées à l’économie, comme l’indique une utilisation plus rustique de l’espace : des pièces sont subdivisées et des dispositifs d’abreuvoirs ou de cuisines sont aménagés dans des cours qui faisaient partie auparavant de quartiers d’apparat. Dans le programme de reconstruction postérieur aux guerres sassanides de 253-260, le réseau urbain se densifie : des maisons privées, construites avec des blocs de remploi maçonnés à la terre, empiètent largement sur la grande place publique identifiée comme le forum romain. D’autre part, des installations artisanales nouvelles ont été reconnues intra-muros ainsi que dans le Bahce Dere, le vallon en limite nord de la ville281. Un grand nombre d’aménagements troglodytes ont été repérés, mais, en l’absence de fouille ou d’inscription datable, leur datation reste problématique quand ils ne sont pas à proximité de sites d’habitat.

Du défilé de Kara Qouzak à la boucle de l’Euphrate

179Le développement de ce segment est mieux documenté que pour les périodes précédentes. La répartition spatiale des 35 sites d’habitat inventoriés montre que les entrées et sorties de défilés sont les lieux qui concentrent le plus de sites d’habitat, sans doute en raison de l’importance des points de traversée (fig. 115).

Fig. 115 ‑ Carte de répartition des sites entre Kara Qouzak et Qal‘at Ja‘bar, entre le iiie s. et le viie s.

Image 10000000000008120000097FA153D70C.jpg

Table romain-sassanide 2 : Répartition des sites de l’aval de Kara Qouzak à Qal‘at Ja‘bar

Sites

Catalogue

Région

Rive

Superficie

Type

Implantation

Études

Qadahiya

B17

Teshrin

RD

1,12 ha

habitat

terrasse

fouillé

Al-Najm

B18

Teshrin

RD

5 ha ?

habitat, tour ?

terrasse

prospecté

Maqbarat Sandaliya Kabir

B19

Teshrin

RD

non estimée

indéterminé

terrasse

prospecté

Sandaliya Kabir

B19a

Teshrin

RD

non estimée

indéterminé

terrasse

prospecté

Maqbarat Sandaliya Saghir

B19b

Teshrin

RD

non estimée

indéterminé

terrasse

prospecté

Khirbet Meshreq

B20

Teshrin

RD

non estimée

indéterminé

terrasse

prospecté

Youssef Pacha

B21

Teshrin

RD

non estimée

village

terrasse

prospecté

Khirbet Khalid

B22

Teshrin

RD

à préciser

indéterminé

terrasse

prospecté

Jebel Khaled

B23

Teshrin

RD

à préciser

castrum + ermitage

plateau

fouillé

Shash hamdam

B24

Teshrin

RD

à préciser

à confirmer

terrasse

prospecté

Shash hamdam 1

B25

Teshrin

à préciser

à confirmer

terrasse

prospecté

T‘as

B26

Tabqa

RD

à préciser

à confirmer

tell

prospecté

Arouda Kabira

B27

Tabqa

non estimée

carrière de pierre

plateau

fouillé

Tell Al-Hajj

B28

Tabqa

RD

5 ha

castrum et agglomération

tell

fouillé

Eski Meskené

B31

Tabqa

RD

18 ha

ville fortifiée

collines

fouillé

Dibsi Faraj

B32

Tabqa

RD

35 ha

ville fortifiée

promontoire

fouillé

Tell Sarrin

D14

Teshrin

RG

2 ha ?

habitat, mosaïque

plateau

prospecté

Kouroussan

D15

Teshrin

RG

à préciser

habitat

terrasse

prospecté

Magaratayn

D18

Teshrin

RG

à préciser

ermitage

plateau

prospecté

Boujak

D19

Teshrin

RG

à préciser

habitat+fort

plateau

prospecté

Mas‘oudiya

D20

Teshrin

RG

2 ha ?

villa

plateau

prospecté

Tell Bazi

D21

Teshrin

RG

3,1 ha

fort

terrasse

fouillé

Tell As-Sweyhat

D23

Tabqa

RG

à préciser ?

indéterminé, tour ?

terrasse

fouillé

Mishrifat

D27

Tabqa

RG

0,5 ha

forteresse

promontoire

fouillé

Ahmed Al-Boussan

D29

Tabqa

RG

0,5 ha

habitat et pressoir

terrasse

prospecté

As-Sweyhat est

D30

Tabqa

RG

1,8 ha

village

terrasse

prospecté

Khirbet Al-Haj hassan

D31

Tabqa

RG

à préciser

à confirmer

plaine

prospecté

Tell Joueif

D32

Tabqa

RG

2,7 ha

à confirmer

plaine

prospecté

Shams Al-Dine

D33

Tabqa

RG

à préciser

à confirmer

plaine

prospecté

Moumbaqat

D36

Tabqa

RG

à préciser

église

tell

fouillé

Tell Sheikh hassan

D37

Tabqa

RG

4,9 ha

bourg fortifié

terrasse

fouillé

Hawigat halawa

D38

Tabqa

RG

à préciser

agglomération, église

terrasse

fouillé

Tell halawa

D38a

Tabqa

RG

0,1 ha

habitat, tour ?

collines

fouillé

Qal‘at Ja‘bar

D42

Tabqa

RG

13 ha ?

à confirmer

promontoire

prospecté

Tell Billani

D43

Tabqa

RG

?

?

?

prospecté

180La boucle de l’Euphrate est dominée par deux centres urbains fortifiés en rive droite : Barbalissos (B31) et Dibsi Faraj (B32), identifié à Athis-Néocaesaria grâce aux fouilles d’urgence. À Dibsi Faraj, la ville haute du iiie s. a été fortifiée au ive s., sous Dioclétien, puis au vie s., sous Justinien, et une ville basse d’au moins 25 ha s’est développée au sud à partir du ive s. Entre le ive s. et le ve s., plusieurs phases de réorganisation sont manifestes dans la chronologie relative des divers bâtiments fouillés : la réorganisation de la citadelle, avec la construction des principia et du réseau viaire, est contemporaine du premier rempart et partiellement modifiée, dès 345, par l’édification d’une basilique, qui nécessite l’abandon d’une maison avec bains privés, 40 ans après la construction de cette dernière282. La ville basse est occupée du ive s. au vie s., d’après la chronologie relative fournie par les mosaïques d’une maison partiellement fouillée. L’emplacement de bains publics dans la ville basse est modifié au ve s. avec la construction, vers 452, des thermes nord, dont les riches mosaïques sont rénovées puis le tepidarium agrandi au vie s. La chronologie de la ville et des fortifications peut servir de guide pour toutes les villes où ces niveaux n’ont pas été fouillés et qui, d’après les sources, ont connu ces deux phases de réorganisation de l’empire romain et de défense contre les Sassanides, telles Barbalissos/Eski Meskené (B31)283 et, peut-être, Dausara/Qal‘at Ja‘bar (D42)284.

181Ce segment de Kara Qouzak à Qal‘at Ja‘bar est occupé par une grande majorité de sites de petite superficie implantés sur des tells plus importants. Les vestiges détectés ne donnent qu’une notion incomplète de la chronologie et de la densité de ces établissements, qu’il s’agisse de maisons – par exemple à Mas‘oudiya (D20) pour le iiie s. et à Tell Sarrin (D14) pour le ve s. – ou d’édifices chrétiens, comme la très belle église découverte à hawigat halawa (D38), datée de 471 par une inscription syriaque, ou celle de Moumbaqat (D36). Le travail de T. J. Wilkinson a mis en lumière le potentiel agricole lié à l’irrigation de la rive gauche et son lien avec l’élevage dans l’alvéole de Tell As-Sweyhat , ce dont témoignent les installations de presse trouvées à Ahmed Al-Boussan (D29)285. L’habitat rural est caractérisé par des ensembles de bâtiments rectangulaires et d’enclos286 ; l’habitat temporaire s’en distingue par sa faible densité287. Par ailleurs, T. J. Wilkinson propose de restituer une ligne de contrôle des routes de la rive gauche à l’époque romaine288, à partir de la répartition spatiale des sites fortifiés, Mishrifat (D27), Khirbet Abou Al-Hazou (D28) et Khirbet Al-Haj hassan (D31), auxquels on peut ajouter les présumés vestiges de tour de Tell As-Sweyhat (D23) et de Tell halawa (D38a). La cohérence chronologique de la construction et de la période de fonctionnement de ces sites reste cependant à confirmer. La présence de soubassements ou de fondations de plan quadrangulaire, caractérisés par des murs d’une largeur supérieure à celle des constructions domestiques (0,70-0,90 m), ne manque pas d’interpeller. Pour la période byzantine, des exemples de constructions isolées de plan carré ont été signalés par M. Rivoal pour la région des Marges Arides, au sud-est d’Alep ; ces structures paraissent associées à un habitat rural289. La fondation de plan rectangulaire de Tell halawa (D38a) présente un mur de 3 m d’épaisseur et a été identifiée par W. Orthmann comme une tour de guet290, contemporaine du village qui se développe sur le site entre les iiie et ive siècles. Rappelons qu’une structure rectangulaire en blocage avec des murs de 1,1 m de large a également été trouvée à Tell Abou Machya (F09).

De Tabqa au défilé du Khanouqa

182La sous-détection des sites en plaine – et, donc, des sites ruraux – conduit à se concentrer sur les deux centres urbains qui dominent ce segment de l’Euphrate et sur les sites défensifs (fig. 116).

Fig. 116 ‑ Carte de répartition des sites entre Soura et le défilé du Khanouqa, entre le iiie s. et le viie s.

Image 10000000000003DA000001969C86C150.jpg

Table romain-sassanide 3 : Répartition des sites de Soura au défilé du Khanouqa

Sites

Catalogue

Région

Rive

Superficie

Type

d’occupation

Implantation

Études

Callinicum/Raqqa/Ouweis al Karani

F01

Raqqa

RG

78 ha

ville fortifiée

terrasse

fouillé

Soura

E01

Raqqa

RD

65 ( ?) ha

ville fortifiée

terrasse

fouillé

Nkheyla

E04

Raqqa

RD

14 ha

forteresse

plateau

prospecté

Abou Saïd

F05

Raqqa

RG

10 ha

agglomération fortifiée

terrasse

prospecté

Jazla

E05

Raqqa

RD

7 ha

forteresse

plateau

prospecté

Hamrat Balasin

F03

Raqqa

RG

0,6 ha

indéterminé

terrasse

prospecté

Soura 2

E02

Raqqa

RD

1 ha

installations fluviales (quai)

terrasse

prospecté

Saffin

E03

Raqqa

RD

0,36 ha

forteresse

plateau

prospecté

Tell Bi‘a

F02

Raqqa

RG

à préciser

monastère

tell

fouillé

Falisat Dib

F04

Raqqa

RG

à préciser

agglomération fortifiée ?

terrasse

prospecté

Tell Khmeyda

F06

Raqqa

RG

1,1 ha

village

plaine

prospecté

183Le premier centre urbain en rive droite, en aval du défilé de Tabqa, correspond au site fortifié de Soura (E01), qui, à l’époque byzantine, était constitué de deux enceintes rectangulaires (76 ha) accolées autour d’un fort carré. La chronologie relative du site, confirmée par les fouilles syriennes en cours de publication, est fondée sur le matériel, le plan du site, les différences de techniques de construction et les indications tirées des sources antiques291. L’occupation intra-muros semble très dense : un long bâtiment situé dans la partie nord-ouest de la seconde enceinte a été identifié comme une basilique par T. Ulbert et de grands thermes ont été fouillés récemment, sous la limite nord-est du fort, par A. Othman. À la ville de Soura pourrait être associé le site Soura 2 (E02), caractérisé par des installations fluviales très intéressantes et, sans doute, un site d’habitat et une tour qui fonctionnaient avec ce quai.

184Le second centre urbain identifié correspond à la ville de Callinicum (F01), située à l’est de l’enceinte abbasside d’Ar-Rafiqa. Les sondages ouverts sur les fortifications en brique cuite ont été limités, pris entre les bâtiments en usage et les chantiers de construction de routes ou de maisons nouvelles, mais ils ont permis de restituer le tracé des remparts nord, sud et est et d’évaluer à environ 78 ha la superficie de la ville byzantine. Cette fortification a été attribuée à Justinien, en référence au texte de Procope, mais la chronologie relative des maçonneries de la tour sud-ouest de l’enceinte laisse penser qu’il y a eu intégration d’un ouvrage défensif antérieur au vie s. Aucun élément in situ ne documente, en revanche, l’urbanisme de Callinicum.

185Autour de Raqqa, un grand complexe monastique, avec des pavements de mosaïque, a été fouillé à Tell Bi’a (F02) ; il prend sans doute la suite d’une agglomération antérieure, non retrouvée, mais signalée par un cimetière extensif. En rive gauche, on distingue une série de tells dispersés, dont l’état de conservation n’apporte, malheureusement, aucune information précise : hamrat Balasin (F03), presque entièrement nivelé par les travaux agricoles, Falisat Dib (F04), décrit par K. Kohlmeyer comme un grand site fortifié byzantin, et Abou Saïd (F05), tell plat, mais pourvu, sans doute, d’une enceinte. Par opposition, la rive droite est caractérisée, sur le plateau, par une série de trois forteresses, d’origine hellénistique dans le cas de Jazla, parthe-romaine en ce qui concerne Saffin et Nkheyla, mais qui ont connu une occupation continue jusqu’à l’époque islamique.

Du défilé du Khanouqa à Deir ez-Zor

186L’occupation s’est nettement développée par rapport à la période précédente, mais la détection des sites en plaine paraît encore nettement insuffisante : 12 sites sur 45 km (fig. 117).

Fig. 117 ‑ Carte de répartition des sites entre le défilé du Khanouqa et Deir ez-Zor, entre le iiie s. et le viie s.

Image 100000000000073A000007078387DC41.jpg

Table romain-sassanide 4 : Répartition des sites du défilé du Khanouqa à Deir ez-Zor

Sites

Catalogue

Région

Rive

Superficie

Type d’occupation

Implantation

Études

Kasra

F10

Deir

RG

20 ha

ville fortifiée

plateau

prospecté

Halabiya/Zénobia

E07

Deir

RD

17 ha

bourg fortifié

plateau

fouillé

Zalabiya

F08

Deir

RG

12 ha

forteresse

plateau

prospecté

Tell Khmeyda

F06

Raqqa

RD

7,2 ha

ville fortifiée

tell

fouillé

Tell Qsoubi

E06

Raqqa

RD

7 ha

probable

butte

prospecté

Qreya

E10

Deir

RD

4,85 ha

castrum

plateau

fouillé

Abou Shams Al-Shati

F07

Deir

RG

4,2 ha

chapelle

wadi

fouillé

Tabouz

E09

Deir

RD

3 ha

forteresse

plateau

prospecté

Tell Ar-Roum

F11

Deir

RG

1,5 ha

fort + bourg fortifié

tell

prospecté

Tell Abou Machiya

F09

Deir

RG

1 ha

habitat, tour ?

terrasse

prospecté

Tibni

E08

Deir

RD

à préciser

indéterminé, tour ?

tell

prospecté

187Le défilé du Khanouqa connaît une densité d’occupation forte à l’époque byzantine. En amont, les tells anciens, Tell Khmeyda (F06) et Tell Qsoubi (E06), sont réoccupés et fortifiés, tandis qu’une occupation extensive, constituée de grands ensembles rectangulaires, se développe autour de la chapelle d’Abou Shams Al-Shati (F07). L’agglomération de Zénobia/Halabiya (E07) atteint une superficie de 17 ha intra-muros ; y est accolé un faubourg au sud. De manière similaire, en rive gauche, le flanc oriental de la forteresse byzantine de Zalabiya est couvert de constructions sans doute contemporaines292. L’économie rurale et agricole du défilé du Khanouqa et des terres en amont nous est mal connue, mais il faut remarquer que les sites d’habitat n’empiètent pas sur les lambeaux de terre cultivables en rive droite. D’ailleurs, il est probable que le canal de dérivation aménagé en rive gauche en aval de Zalabiya a été restauré et réutilisé pour l’irrigation, même si son tracé n’a pu être reconnu par la mission syro-espagnole qui étudie ce secteur. En aval du défilé du Khanouqa, l’occupation est dispersée, mais assez symétrique de part et d’autre du fleuve, avec le site de Tibni (E08) en face de Tell Abou Machiya (F09) et de Kasra (F10), ou le site de Qreya (E10) en face de Tell Ar-Roum (F11). Cependant, cette répartition spatiale ne traduit pas un programme cohérent de contrôle militaire : il s’agit d’un effet cumulatif découlant de la fondation successive, sur des points résistants de la vallée, de sites occupés jusqu’au viie s. Un premier groupe appartient au iiie s. : Tibni, Tell Abou Machiya et Qreya. Qreya, castrum romain implanté à l’époque sévérienne, perd sa fonction militaire après les invasions sassanides du milieu du iiie s. ; il accueillerait une petite agglomération civile au cours de la période byzantine. À partir du ive s., Tell Ar-Roum (F11) correspondrait à un fort englobé dans un bourg fortifié. La période byzantine est dominée par la ville de Kasra (20 ha), dont les fouilles, en cours, montrent la très grande unité de la culture urbaine byzantine sur l’ensemble du Moyen-Euphrate.

De Deir ez-Zor à Abou Kemal

188En aval de Deir ez-Zor, les données archéologiques, issues des prospections de B. Geyer et J.-Y. Monchambert, ont éclairé de manière significative la répartition des sites d’époques romaine tardive et byzantine (fig. 118-119). Les invasions sassanides du milieu du iiie s. ont laissé des traces archéologiques évidentes et assez spectaculaires, tel le champ de bataille de Doura-Europos. Elles ont également eu un effet à long terme, mais le déclin notable de l’occupation après cette date est limité à la partie méridionale de l’Euphrate.

Fig. 118 ‑ Carte de répartition des sites autour de la confluence du Khabour, entre le iiie s. et le viie s.

Image 10000000000007520000075F3A649234.jpg

Fig. 119 ‑ Carte de répartition des sites en aval de Doura-Europos, entre le iiie s. et le viie s.

Image 10000000000006F5000006F6F113F940.jpg

Table romain-sassanide 5 : Répartition des sites de Deir ez-Zor à Abou Kemal

Sites

Catalogue

Région

Rive

Études

Superficie

Type d’occupation

Implantation

Europos-Doura

E14

Mayadin

RD

fouillé

60 ha

ville fortifiée puis réoccupation sporadique

plateau

Circesium/

Al-Bousayra

F26

Mayadin

RG

prospecté

17 ha ou 51 ha ?

ville fortifiée

terrasse

Tell As-Sinn

F17

Deir

RG

prospecté

25 ha

ville fortifiée (fouilles)

terrasse

Dablan

E13

Mayadin

RD

prospecté

9 ha

habitat

terrasse

Shheil 5

F28

Mayadin

RG

prospecté

9 ha

à confirmer

butte

Diban 11

F31

Mayadin

RG

prospecté

8 ha

non assuré

plateau

Tell Abou hassan

F49

Abou Kemal

RG

fouillé

7,5 ha

bourg, contrôle de route et point de traversée

tell

Ar-Ramadi

E15

Abou Kemal

RD

fouillé

7,5 ha

à préciser

terrasse

Tell halim Asra hajin

F47

Abou Kemal

RG

prospecté

5,95 ha

village

terrasse

Ta‘as Al-Ashaïr

E20

Abou Kemal

RD

prospecté

4,5 ha

village

terrasse

Hatla 1

F14

Deir

RG

prospecté

3 ha

habitat

terrasse

Safat Az-Zour

F27

Mayadin

RG

prospecté

1 ha ?

fortin

terrasse

Al-Fleif 4

F20

Mayadin

RG

prospecté

1 ha

indéterminé, datation à confirmer

butte

Jedid ‘Aqidat

F19

Deir

RG

prospecté

0,72 ha

nécropole ? habitat ?

terrasse

Rweshed

F24

Mayadin

RG

prospecté

0,5 ha

indéterminé

terrasse

Mazloum 1

F12

Deir

RG

prospecté

0,49 ha

habitat

terrasse

At-Tabiya

F18

Deir

RG

prospecté

0,48 ha

habitat

terrasse

Mazloum 2

F13

Deir

RG

prospecté

0,12 ha

habitat

terrasse

Taiyani 6

F33

Mayadin

RG

prospecté

0,06 ha

habitat

terrasse

Hatla 3

F15

Deir

RG

prospecté

à préciser

habitat

terrasse

Al-Fleif 2

F21

Mayadin

RG

prospecté

à préciser

habitat (datation à confirmer)

butte

Al-Fleif 5

F22

Mayadin

RG

prospecté

à préciser

habitat

butte

Al-Fleif 1

F25

Mayadin

RG

prospecté

à préciser

village

butte

Tell Masaïkh

F36

Mayadin

RG

fouillé

10 ha

habitat

tell

189Les prospecteurs ont d’abord constaté un très grand déséquilibre entre les deux rives (4 sites en rive droite et 21 en rive gauche). Ensuite, il apparaît que les deux tiers des sites repérés (8 sites) sont situés à proximité du Khabour et concentrés autour de deux centres urbains, Tell As-Sinn (F17) et Circesium/Al-Bousayra (F26), tandis que seulement 9 sites appartiennent au segment entre l’aval du Khabour et Abou Kemal (70 km). Cette répartition est interprétée comme le reflet de la situation politique créée par les conquêtes sassanides du milieu du iiie s. et montrerait que le contrôle de la vallée par les Romains ne s’étendait qu’à une vingtaine de kilomètres en aval de Circesium, jusqu’à Tell Masaïkh (F36). Le segment suivant de la vallée correspond bien au no man’s land traversé par les armées de Julien en 361. Les villages établis à proximité des canaux actifs à la période partho-romaine, en face de Doura-Europos, ont été désertés. La zone peuplée et cultivée correspondrait donc à celle placée sous l’autorité romaine autour de la confluence du Khabour et en amont, où 7 sites sont placés le long d’un canal d’irrigation, identifié comme le prolongement du canal de Sémiramis, dont la prise d’eau se trouve à la hauteur de Zalabiya. Le nombre de sites fortifiés ou à vocation militaire – Circesium/Al-Bousayra, Tell As-Sinn, Safat Az-Zour – est également en augmentation. Le site de Safat Az-Zour (F27) est plus particulièrement intéressant, car il pourrait être associé à une installation fluviale. Après le milieu du iiie s., trois sites se trouvent en territoire dit sassanide : Doura, réduite à une occupation domestique dispersée sur les ruines de la ville, Tell halim Asra hajin et Tell Abou hassan, dont la position reste très avantageuse pour le contrôle de la vallée.

Évolution des modalités défensives de Dioclétien à Justinien

190Sur un certain nombre de sites fouillés ou bien conservés en élévation, la présence d’ouvrages défensifs a été associée aux programmes de reconstruction de Dioclétien et de Justinien. Il paraît donc intéressant d’examiner de plus près la réalité archéologique de ces travaux et de mettre ces ouvrages en relation avec la série de sites fortifiés et d’ouvrages défensifs détectés pour la période comprise entre la fin du iie s. et le viie s.

Répartition spatiale entre le iiie s. et le viie s.

191Sur l’ensemble de la vallée, la répartition de ce type de sites présente un relatif déséquilibre d’une rive à l’autre : 18 sites en rive droite et 23 sites en rive gauche (fig. 120-121).

Fig. 120 ‑ Répartition spatiale des ouvrages défensifs entre le iiie s. et le viie s., dans la moitié septentrionale du Moyen-Euphrate.

Image 10000000000003E80000045B7662D6C8.jpg

Fig. 121 ‑ Répartition spatiale des ouvrages défensifs entre le iiie s. et le viie s., dans la moitié méridionale du Moyen-Euphrate.

Image 100000000000091F0000075C0F1D8B2C.jpg

Table romain-sassanide 6 : Sites de la rive droite ayant une fonction défensive entre le iiie s. et le viie s.

Nom

Catalogue

Nom antique

Études

Belkıs/Zeugma

A08

Zeugma

fouillé

Europos/Jerablous

A28

Europos

fouillé

Tell Amarna

B04

Caeciliana ? Caecilia ?

fouillé

Al-Najm

B18

Caeciliana ? Caecilia ?

prospecté

Jebel Khaled

B23

Tourmeda ?

fouillé

Tell Al-Hajj

B28

Eragiza

fouillé

Eski Meskené

B31

Barbalissos

fouillé

Dibsi Faraj/Neocaesaria

B32

Athis-Attas-Neocaesaria

fouillé

Soura

E01

Sura, Soura

fouillé

Soura 2

E02

non identifié

prospecté

Saffin

E03

non identifié

prospecté

Nkheyla

E04

non identifié

prospecté

Jazla

E05

non identifié

prospecté

Tell Qsoubi

E06

non identifié

prospecté

Halabiya

E07

Birtha ? Zénobia

fouillé

Tabouz

E09

Mambri ? Dabausa ? Alalis ?

prospecté

Qreya

E10

Birtha Arupan ?

fouillé

Doura-Europos

E14

Europos, Doura, Addara

fouillé

192En rive droite, les fonctions militaires semblent avoir été assumées en priorité par les villes – 8 sites d’une superficie supérieure à 10 ha293 — ainsi que par les camps romains temporaires – 3 site294 — et par le groupe des forteresses de l’Euphrate – 5 sites295. La présence de tours, signalées mais non relevées, sur les sites d’Al-Najm et de Soura 2, pourrait être liée à la surveillance de deux nouveaux points de traversée296.

193La rive gauche semble avoir bénéficié d’une meilleure détection, en prospection, des sites de petite superficie, et des fouilles d’urgence menées en amont du barrage de Karkemiṣ.

Table romain-sassanide 7 : Sites de la rive gauche ayant une fonction défensive entre le iiie s. et le viie s.

Nom

Catalogue

Nom antique

Études

Tilöbür est

C10

non identifié

prospecté

Birecik

C15

Bersiba, Baisampe

prospecté

Zeytinli Bahce Höyük

C16

non identifié

fouillé

Harabebezikan Höyük

C24

non identifié

fouillé

Touraman

D11

non identifié

Höyük

Boujak

D19

non identifié

prospecté

Tell Bazi

D21

Maubaï

fouillé

Tell As-Sweyhat

D23

non identifié

fouillé

Mishrifat

D27

Maubaï ?

fouillé

Khirbet Abou Al-Hazou

D28

non identifié

prospecté

Khirbet Al-Haj hassan

D31

non identifié

prospecté

Tell halawa

D38a

non identifié

fouillé

Qal‘at Ja‘bar

D42

Dausara ?

non

Raqqa-Ouwais Al-Karani

F01

Callinicum

fouillé

Falisat Dib

F04

non identifié

prospecté

Abou Saïd

F05

Anoukas ?

prospecté

Tell Khmeyda

F06

Anoukas ?

fouillé

Zalabiya

F08

Basileia ?

prospecté

Tell Abou Machiya

F09

non identifié

prospecté

Kasra

F10

Allan ?

prospecté

Tell Ar-Roum

F11

non identifié

prospecté

Tell As-Sinn

F17

non identifié

fouillé

Al-Bousayra

F26

Circesium

prospecté

Safat Az-Zour

F27

non identifié

prospecté

194Dans la partie septentrionale de la vallée, trois petites fortifications, sur le modèle du castrum romain, ont été implantées au sommet des tells anciens à Zeytinli Bahce Höyük, à harabebezikan Höyük, et à Tell Bazi. Certains fortins, qui occupent des promontoires au-dessus du fleuve à la hauteur de Birecik, surveillent la circulation fluviale et terrestre dans la vallée — Tilöbür est (C10), Boujak (D19), Mishrifat (D27) et Qal‘at Ja‘bar (D42) —, tandis que d’autres contrôlent les axes de communication vers l’est : Touraman (D11), sur la route de Reshaina et d’Édesse, Khirbet Abou Al-Hazou (D28) et Khirbet Al-Haj hassan (D31), sur la route de harran et la vallée du Balikh. En dépit d’une position topographique avantageuse, il est plus difficile de comprendre si le soubassement massif de Tell halawa (D38a) correspond à une tour de guet isolée, comme celle de plan carré découverte à Tell As-Sweyhat (D23), ou constitue un témoin d’une fortification plus étendue. La forteresse de Mishrifat (D27) a été reconstruite, sans doute après l’annexion de la Mésopotamie par Lucius Verus. L’enfouissement d’un trésor monétaire datant de 298, où dominent les émissions des règnes de Gordien III, de Philippe l’Arabe et de Trajan Dèce, pourrait indiquer que cette forteresse a fait les frais des attaques sassanides de 252 ou de 260 et le fort n’a peut-être pas été réhabilité par la suite. Dans la partie méridionale, on distingue une majorité de villes fortifiées, majoritairement byzantines, bien échelonnées le long de la vallée. Ce groupe dominé par Callinicum (78 ha) compte, surtout, six agglomérations de moyenne superficie, de 20 à 12 ha. La présence de fortifications à Abou Saïd (F05), à Safat Az-Zour (F27) et à Tell Ar-Roum (F11) paraît certaine, mais, malgré leur petite superficie, on se gardera de les assimiler à des fortins. Le bâtiment massif rectangulaire au sommet de Tell Abou Machiya pourrait correspondre à une tour de guet.

Organisation militaire à partir de Dioclétien

195Le programme de reconstruction du réseau routier – dont la Strata Diocletiana, qui relie l’Euphrate à Palmyre, constitue un exemple discuté297 – est lancé en 287 et se poursuit par de grands travaux de fortification. D’après les sources textuelles et l’archéologie, trois villes de l’Euphrate en ont bénéficié : Néocaesaria/Dibsi Faraj, Soura et Circesium. Cette dernière place forte, située à la confluence du Khabour et de l’Euphrate, devient le poste militaire romain le plus méridional de l’Euphrate et reçoit en garnison la legio IIII Parthica, spécialement créée au cours du ive s. pour défendre cet avant-poste contre les Sassanides. Les effets de la réorganisation militaire du siècle précédent sont encore perceptibles dans la Notitia Dignitatum, registre officiel des charges civiques et militaires de l’empire datable du milieu du ve s. La gestion militaire du pays est partagée entre le gouverneur, vicaire installé à Antioche, et les duces, commandants des places fortes, en relation directe avec l’empereur. Le commandement des places fortes à l’ouest de l’Euphrate est assuré par le Dux Syriae et Syriae Euphratensis (XXXIII). En Augusta Euphratensis sont mentionnés 4 postes de garnison : Barbalissus/Eski Meskené, Néocaesaria/Dibsi Faraj, Rasafa et Soura, tandis que les effectifs basés à Callinicum et à Circesium dépendent du Dux Osrhoenae (XXXV). Cette liste montre clairement que la défense du territoire concerne plus particulièrement les localités situées dans la boucle de l’Euphrate et sur les axes routiers du Balikh et du Khabour, c’est-à-dire les villes les plus proches en cas d’attaque sassanide par le sud-est. Elle signale aussi un renouvellement des noms officiels des villes par rapport à la toponymie enregistrée sur la Table de Peutinger, changement qui a eu pour conséquence d’égarer les travaux de géographie historique298.

196Des travaux attribués à Dioclétien, seuls trois exemples sont bien documentés. La première enceinte haute de Néocaesaria/Dibsi Faraj (B32) est datée, par les monnaies, d’avant 296. Elle est venue entourer le promontoire de 6 ha, dominant la plaine, à partir duquel s’était étendue une agglomération depuis le ier s. Cette forteresse construite en calcaire est munie de 30 tours rectangulaires saillantes, régulièrement espacées de 30 m, et de 4 tours d’angle. La création de l’enceinte a été complétée par une réorganisation du tissu urbain, en partie arasé par l’érection du rempart et des nouvelles constructions, dont les principia. À Tell Al-Hajj (B28), le castrum du ive s. est reconstruit sur le tracé des premiers remparts, avec des tours saillantes et un glacis renforcé. Sur le site de Soura (E01), occupé depuis le ier s., la première enceinte nord-est, caractérisée par un rempart en brique crue sur socle de blocage et par des tours rectangulaires saillantes, remonterait au ive s., sous Dioclétien, mais est plus sûrement associée au stationnement de la legio XVI Flavia Firma, d’après la Notitia Dignitatum.

Table romain-sassanide 8 : Configuration défensive du iiie et du ive s.

Sites

Catalogue

Nom antique

iiie s.

ive s.

Belkıs/Zeugma

A08

Zeugma

castrum

?

Europos/Jerablous

A28

Europos

ville fortifiée

Tell Amarna

B04

Caeciliana ?

bourg fortifié

Jebel Khaled

B23

Nicatoris ?

abandon

castrum temporaire après le milieu du ive s.

Tell Al-Hajj

B28

Eragiza

occupation sporadique (déclin)

2e reconstruction du fort et du glacis extérieur

Eski Meskené

B31

Barbalissos

ville fortifiée

construction de l’enceinte ?

non attestée en fouille

Dibsi Faraj/Néocaesaria

B32

Athis-Attas-Neocaesaria

agglomération non fortifiée

construction de la forteresse de la ville haute

(Dioclétien)

Soura

E01

Soura, Sura

camp romain ?

première enceinte

Saffin

E03

non identifié

forteresse

Nkheyla

E04

non identifié

forteresse

Jazla

E05

non identifié

forteresse

Tell Qsoubi

E06

fortin

Tabouz

E09

Mambri ? Dabausa ? Alalis ?

forteresse

Halabiya

E07

Zénobia

bourg (pas de fortification attestée)

Qreya

E10

Birtha Arupan ?

castrum, stationnement d’une vexillation

agglomération civile fortifiée

Doura-Europos

E14

Europos, Doura, Addara

ville fortifiée stationnement de cohortes

poste de contrôle temporaire sassanide ?

Tilöbür est

C10

fort ?

Zeytinli Bahce Hk

C16

fort ?

Harabebezikan Hk

C24

fort ?

Touraman

D11

habitat fortifié

Tell Bazi

D21

fort

Mishrifat

D27

forteresse (2e phase, milieu du iiie s.)

forteresse

Khirbet Abou Al‑Hazou

D28

fortin

Khirbet Al-Haj hassan

D31

bourg fortifié

Tell halawa

D38a

tour ?

Qal‘at Ja‘bar

D42

Dausara ?

?

?

Abou Saïd

F05

Anoukas ?

?

agglomération fortifiée ?

Tell Ar-Roum

F11

non identifié

?

agglomération fortifiée (+fort ?)

Al-Bousayra

F26

Circesium

?

construction de l’enceinte (Dioclétien)

non attestée en fouille

197Cette sélection (29 sites) réunit les sites dans lesquels les indices de datation sont intéressants pour saisir les modifications intervenues entre la fin du iie s. et le ive s. La chronologie de Tell Al-Hajj (B28) montre un déplacement des intérêts stratégiques à la fin du iie s. Le castrum construit au début du ier s. est restauré sous Trajan, puis cesse d’être entretenu après les conquêtes sévériennes en Mésopotamie299. À cette période, les enjeux militaires se sont déplacés vers les territoires conquis à l’est et en aval du Balikh, et les légions se sont donc portées vers ces régions. La rive gauche semble faire partie des nouveaux secteurs à contrôler, comme le montrent la construction du fort de Tell Bazi et celle de la 2e phase du fort de Tell Mishrifat, datable par la découverte d’un trésor monétaire du milieu du iiie s.300. Il serait possible donc possible de placer dans ce contexte la création des fortifications quadrangulaires avec tours d’angle et bastions semi-circulaires de Zeytinli Bahce Höyük301 et de harabebezikan Höyük302. En aval du Balikh, le camp de Qreya303, le camp intra-muros de Doura-Europos304 ainsi que les stationnements de troupes auxiliaires entre Doura et le Khabour, attestés par les archives de Doura305, montrent la densité du maillage militaire romain.

198La 2e phase du castrum de Tell Al-Hajj306 et la présence d’un camp temporaire à Jebel Khaled307 prouvent qu’au cours du ive s., la défense de la vallée s’appuie encore sur l’activité d’unités basées ponctuellement dans la vallée, alors que l’effort se concentre sur la construction d’enceintes urbaines, comme à Dibsi Faraj, Soura et, sans doute, Circesium. Le cas de Qreya est différent, puisque ce castrum aurait alors perdu sa fonction exclusivement militaire pour se transformer en agglomération civile fortifiée. La périodisation des fortins est trop incertaine et leur typologie est trop mal connue pour qu’on puisse attribuer les phases de construction à l’une ou l’autre période.

La défense de la frontière à l’époque byzantine selon Procope

199La période byzantine présente le nombre le plus élevé de sites fortifiés (34 sites) soit attestés en fouille et en prospection, soit mentionnés par Procope. Cette augmentation touche plus particulièrement la partie méridionale de la vallée, qui est la plus exposée, étant donné la proximité de la frontière sassanide en aval du Khabour. Cette densification traduit sans doute le transfert des fonctions militaires des légions vers les habitants de la région, selon le système des limitanei milites ou soldats-paysans.

Table romain-sassanide 9 : Configuration défensive du ive et du ve-vie s.

Nom

Catalogue

Nom antique

Études

ive s.

Période byzantine

Belkıs/Zeugma

A08

Zeugma

fouillé

?

rempart du Karatepe (sous Justinien ?)

Europos/Jerablous

A28

Europos

fouillé

ville fortifiée

?

Al-Najm

B18

non identifié

tour ?

Tell Al-Hajj

B28

Eragiza

fouillé

2e reconstruction du fort et du glacis extérieur

3e reconstruction du fort avec dispositif de fossés

Eski Meskené

B31

Barbalissos

fouillé

construction de l’enceinte (Dioclétien) ?

non attestée en fouille

restauration de l’enceinte (Justinien)

Dibsi Faraj

B32

Athis-Attas-Neocaesaria

fouillé

construction de la forteresse (Dioclétien)

restauration de la forteresse (Justinien)

Soura

E01

Sura

fouillé

1re enceinte

2e enceinte

Saffin

E03

non identifié

prospecté

forteresse

Nkheyla

E04

non identifié

prospecté

forteresse (plusieurs phases)

Jazla

E05

non identifié

prospecté

forteresse

Tell Qsoubi

E06

non identifié

prospecté

fortin

Halabiya

E07

Zénobia

fouillé

bourg (pas de fortification attestée)

construction de l’enceinte (plusieurs phases : Anastase ? Justinien)

Tabouz

E09

Mambri ? Dabausa ? Alalis ?

prospecté

forteresse

Qreya

E10

Birtha Arupan ?

fouillé

agglomération civile fortifiée

?

Tilöbür est

C10

non identifié

prospecté

fort ?

Zeytinli Bahce Höyük

C16

non identifié

fouillé

fort ?

Harabebezikan Höyük

C24

non identifié

fouillé

fort ?

Touraman

D11

non identifié

prospecté

habitat fortifié

Boujak

D19

non identifié

prospecté

fort ?

Mishrifat

D27

non identifié

fouillé

forteresse

Khirbet Abou Al‑Hazou

D28

non identifié

prospecté

occupation du fortin non confirmée

Khirbet Al-Haj hassan

D31

non identifié

prospecté

bourg fortifié

Qal‘at Ja‘bar

D42

Dausara ?

non

d’après les sources

Raqqa-Ouweis Al-Karani

F01

Callinicum

fouillé

1e phase ?

construction de l’enceinte (Justinien)

Falisat Dib

F04

non identifié

prospecté

?

agglomération fortifiée ?

Abou Saïd

F05

Anoukas ?

prospecté

agglomération fortifiée ?

Tell Khmeyda

F06

Anoukas ?

fouillé

enceinte

Zalabiya

F08

Basileia ?

prospecté

?

construction de la forteresse (Justinien)

Kasra

F10

Allan ?

prospecté

?

enceinte

Tell Ar-Roum

F11

non identifié

prospecté

agglomération fortifiée (+fort ?)

agglomération fortifiée (+fort ?)

Tell As-Sinn

F17

non identifié

fouillé

?

enceinte (1e phase)

Al-Bousayra

F26

Circesium

prospecté

construction de l’enceinte (Dioclétien)

non attestée en fouille

restauration de l’enceinte sous Justinien (non attestée en fouille)

Safat Az-Zour

F27

non identifié

prospecté

fortin ?

200La période byzantine est marquée à la fois par la restauration des enceintes construites sous Dioclétien et par la création de nouvelles agglomérations fortifiées. Dans les régions de l’Euphrate, les réalisations impériales répertoriées par Procope dans son ouvrage De aedificiis ont été reconnues sur la plupart des sites : Soura (E01), Rasafa, Néocaesaria/Dibsi Faraj (B32), Zénobia/Halabiya (E07), Callinicum/Raqqa (F01) et, peut-être, Zeugma/Belkıs (A08). La qualité du texte de Procope tient à sa précision topographique et architecturale quand il décrit les réalisations des maîtres d’œuvre désignés par Justinien. On sait ainsi que la restauration des fortifications de Zénobia/Halabiya (E07) a été planifiée et mise en œuvre par Jean de Byzance et Isidore de Milet, vers 545. J. Lauffray a tenté de relier ses observations sur les maçonneries de l’enceinte et sur le plan d’urbanisme avec la description de Procope. D’après lui, la première phase des fortifications308 et de l’urbanisme remonterait au règne d’Anastase, 50 ans seulement avant Justinien. Procope justifie les travaux entrepris sous Justinien par la nécessité de renforcer les atouts défensifs de Zénobia et d’en augmenter l’espace constructible intra-muros : les architectes ont ainsi relié la citadelle à l’enceinte de la ville basse et édifié un nouveau rempart septentrional, à 30 m environ de la limite nord de la première enceinte309. Comme l’historien précise que le premier rempart nord était à l’état de ruine, on peut se demander si cette destruction n’a pas été en partie causée par une violente crue de l’Euphrate ; la reconstruction d’un môle de protection à l’angle nord-est du rempart de Justinien plaide pour cette hypothèse310. À Dibsi Faraj (B32), les réparations et la reconstruction partielle de l’enceinte au début de l’époque byzantine se traduisent par un réalignement du tracé de certaines courtines et par l’arasement de certaines tours ou le remplacement des tours d’angle par des tours hexagonales comportant une chambre interne de plan circulaire. Les accès sont aussi modifiés ou reconstruits. À Soura (E01), l’enceinte sud-ouest et le fort auraient partiellement empiété sur la surface de l’enceinte antérieure311. À Callinicum (F01), les vestiges de fortifications découverts lors des fouilles de sauvetage ont été attribués à Justinien, en référence au texte de Procope, mais la chronologie relative des maçonneries de la tour sud-ouest de l’enceinte laisse penser qu’il y a eu intégration d’un ouvrage défensif antérieur au vie s.312.

201La renommée du De aedificiis fait que c’est cet ouvrage qui guide toutes les datations d’enceintes d’époque byzantine du Moyen-Euphrate, mais il faut souligner que les fortifications attribuées à Justinien présentent une grande diversité de techniques de construction :

  • rempart en moyen appareil et glacis sur le Kara Tepe, à Séleucie-Zeugma313 ;

  • maçonnerie de brique cuite ou en moyen appareil calcaire à Dibsi Faraj314 ; 

  • brique cuite maçonnée à la chaux à Barbalissos315 ;

  • maçonnerie de brique cuite à Callinicum/Raqqa316 ;

  • maçonnerie mixte à Soura, composée de parements en brique cuite et d’un remplissage de béton à la chaux317 ;

  • parements en appareil modulaire de gypse alterné avec un remplissage en opus cæmenticium de moellons de basalte à Zénobia/Halabiya318 et à Zalabiya319 ;

  • remparts de Circesium, non fouillés320, mais, d’après Procope321, construits en pierre et en basalte (« pierre à meule »).

202Le contexte géologique entre clairement en compte dans le choix des matériaux utilisés : le calcaire tendre est présent dans les secteurs de Zeugma et de Dibsi Faraj, le basalte et le gypse dans le défilé du Khanouqa. L’emploi de la brique cuite à Soura et à Callinicum répond à un souci égal d’économie, car on ne trouve pas, à proximité, de bancs de gypse approprié à la taille de pierre. Il n’en reste pas moins que ces différences induisent une certaine hiérarchie entre les programmes de construction.

203Pour les remparts du Moyen-Euphrate attribués à Justinien, le réexamen des marqueurs de datation semble d’autant plus important que des ouvrages défensifs byzantins inédits ont été mis au jour sur des sites non mentionnés par Procope. Un fortin en brique cuite a été repéré à Safat Az-Zour (F27) ; il constitue sans doute un avant-poste de Circesium en aval de la confluence du Khabour322. À Tell As-Sinn (F17)323, où la chronologie des niveaux d’occupation de la ville basse remonte aux périodes byzantine et omeyyade, la première phase de l’enceinte en brique crue, détruite par un incendie et englobée dans une maçonnerie postérieure, est datée de la période byzantine. Or le tracé pentagonal des fortifications de Tell As-Sinn est similaire à celui de Kasra (F10)324 et certaines de leurs caractéristiques techniques – fondation en pierres et module des briques – se sont révélées identiques à celles du rempart de brique crue découvert en 2011 à Tell Khmeyda (F06)325. Ces informations nouvelles obligent à recontextualiser les grands travaux de Justinien : on doit se demander s’ils sont venus compléter une revalorisation des défenses urbaines antérieures, commencée peut-être sous Anastase, ou s’ils ont été relayés par un programme de fortification en matériaux moins coûteux dans les agglomérations secondaires de la région. On peut aussi arguer que ces remparts de brique crue font partie du grand programme de Justinien, mais que Procope les passe en partie sous silence ou se contente de citer un seul exemple, celui d’Anoukas, parce qu’il s’agit de réalisations architecturales moins prestigieuses. Mettre en lumière un échantillon qualitatif du programme du prince pouvait paraître plus flatteur, pour la gloire de celui-ci, qu’en faire valoir l’aspect quantitatif.

204À la période byzantine, l’occupation des forteresses de l’Euphrate et des sites fortifiés de petite superficie semble très probable. Le cas de Tell Al-Hajj, dont le castrum et l’agglomération extra-muros connaissent une dernière réhabilitation aux ve-vie s.326, suggère que les camps de Zeytinli Bahce Höyük et de harabebezikan Höyük ont pu être également réinvestis, mais la chronologie de ces sites reste à confirmer.

Villes du Moyen-Euphrate du iiie s. au viie s. : unité politique, unité culturelle ?

205L’appartenance à un même cadre politique et juridique favorise les échanges, la circulation monétaire et la diffusion de la culture matérielle méditerranéenne par la Syrie du Nord, ainsi que les transactions commerciales via le réseau palmyrénien. Les archives de Doura-Europos et du Moyen-Euphrate327 attestent aussi la très bonne intégration de cette cité dans les échanges à l’intérieur de la vallée, mais aussi, à plus longue distance, dans le trafic avec les centres urbains de Syrie du Nord et de haute-Mésopotamie reliés à la vallée par le réseau routier. Zeugma est mentionnée dans un contrat écrit pour Aurélia Gaia (une illettrée), fille de Saternilus de Doura, par Aurélius Theodorus, fils de Bernicianus, habitant de Zeugma328. Une lettre en grec, datée d’entre 239 et 241, concerne des recommandations pour le prix de la location de chameaux de Béroia/Alep à Zeugma329. Hiérapolis/Membij, en Cyrrhestique est mentionnée dans une lettre juridique330 et, comme lieu de provenance d’une circulaire militaire331. Pour la haute-Mésopotamie, un contrat en syriaque concernant une vente d’esclaves enregistrée à Édesse, implique un habitant de Carrhes332. Dans le lot d’archives du Moyen-Euphrate, outre les mentions d’Antioche, où sont envoyées les pétitions, on trouve celles, plus fréquentes pour les actes privés, des centres urbains mésopotamiens, tels Carrhes, Nisibe, Édesse, Marcopolis. D. Feissel et J. Gascou y reconnaissent une dépendance économique de la haute-Mésopotamie, qui s’affirme plus fortement dans les années 249-252, alors que le lien avec la Syrie et Antioche est essentiellement juridique333. Les monnaies frappées à Zeugma à partir du règne de Trajan, les émissions monétaires de Syrie – Antioche, Cyrrhus ou Béroia – et de Mésopotamie – ateliers d’Édesse et de Carrhes, ouverts au début du iie s. – circulent dans la vallée jusqu’à Doura334. Le stationnement de légions romaines tout au long de la vallée entraîne également une forte homogénéisation entre les villes et les bourgs : l’installation de camps romains a des répercussions économiques335 et la présence d’une garnison ayant circulé dans différentes régions du Proche-Orient favorise la diffusion de cultes nouveaux, tels que celui de Silvain à Enesh ou celui de Jupiter à Europos/Jerablous.

206La présence de thermes est aussi un bon marqueur d’un changement des mœurs sous influence romaine. Dans la partie nord de la vallée, des complexes de bains ont été reconnus à Belkıs sud (A09), à Tell Shioukh Tahtani (D03) et à hammam Saghir 3 (B12a). Dans la partie sud de la vallée, les premiers bains connus pour l’époque romaine se trouvent à Doura-Europos. Le camp romain compte deux établissements thermaux336, sans doute réservés à l’armée ; les soldats sont d’ailleurs régulièrement envoyés en corvée de bois pour le bain337. Mais les bains dits « parthes », construits contre l’amphithéâtre dans l’îlot F3, sont également à associer aux réaménagements de la zone urbaine transformée en camp romain338. Les indices de datation, quoique rares, montrent que ces établissements ont été construits au début du iiie s.339. L’analyse préliminaire de M. Gelin sur les cinq bains de Doura met en évidence leur grande homogénéité de plan et de techniques de construction340. Les différences dans la composition des briques cuites utilisées et la proportion, dans les murs, de brique cuite par rapport au blocage permettent cependant de distinguer les thermes militaires, en E3 et X10, des autres bains, en M7, F3 et C3. Ces variations dans la fabrication des matériaux indiquent plus probablement la présence d’un atelier fournissant exclusivement les constructions de l’armée que deux phases chronologiques, qu’il serait difficile de hiérarchiser en l’absence de datation en stratigraphie. Les bains en C3 présentent un pavement de mosaïque simple, l’un des rares qui soient attestés à Doura341.

207En revanche, la culture du théâtre ne paraît pas avoir touché la partie sud de la vallée : le théâtre édifié à Zeugma et, sans doute, celui d’Europos/Jerablous doivent être rattachés au programme de romanisation qui touche les provinces romaines et la Syrie du Nord, Cyrrhus et Hiérapolis, au iie s.342. Mais pour le iiie s., aucune construction de ce type n’est attestée : l’amphithéâtre de Doura-Europos s’apparente plutôt à une arène ; sa localisation dans la partie nord de la ville et les inscriptions qui s’y rattachent en font un lieu exclusivement lié à la présence des cohortes stationnées dans la ville. Les guerres sassanides du milieu du iiie s. ayant interrompu dans ses prémices une grande transformation urbanistique de Doura, comme en témoignent les soubassements d’une colonnade dans la rue principale343, l’absence de théâtre est peut-être anecdotique344.

208En ce qui concerne les usages privés, la différence entre les régions est plus tangible : l’habitat de Zeugma (A08) est organisé sur le modèle de la maison méditerranéenne avec atrium et triclinium345, alors que la ville de Doura-Europos (E14) ne compte qu’une maison de ce type : la maison dite « au grand atrium », construite dans l’îlot D5, tardivement loti, au sud de la citadelle. La majorité des maisons de Doura renvoie à un schéma social et fonctionnel bien identifié : entrée désaxée, cour centrale où se déroulent les activités domestiques et à partir de laquelle on accède aux autres parties de la maison : les chambres à usage privé, la salle de réception et le toit. La cour et la salle de réception sont les pièces les plus grandes de la maison douréenne. À partir de l’analyse spatiale des cartes géophysiques, C. Benech a démontré que plus le statut social de la famille est important, plus la superficie de ces deux pièces augmente346. À l’exception de la maison au grand atrium et de la maison de Lysias, qui occupe un îlot complet, la diversité des plans connus, résultant de rachats et d’échanges de pièces347, a pour fondement cette organisation.

209À Doura-Europos, l’usage des dialectes araméen, palmyrénien, édessénien et hatréen, du grec, de l’hébreu, de l’arabe safaïtique et de la langue iranienne témoigne de la diversité des communautés actives, résultat, sans doute, du rôle commercial de cette cité et de sa proximité avec la Mésopotamie. Ce caractère multiculturel ou, pourrait-on dire, cosmopolite348, n’a pas d’équivalent dans la vallée et ne doit pas faire oublier que la langue et la culture autochtone demeure l’araméen, comme le rappelle la mise en place d’un service liturgique dans la langue du pays au monastère de Publius à Zeugma, au ive s. En l’absence de fouilles approfondies de l’habitat rural ou des agglomérations secondaires, Doura fait figure, en quelque sorte, de partie émergée d’une vie culturelle régionale qui était sans doute moins ouverte aux influences extérieures.

210À partir du ive s., le recoupement des notices de la Notitia avec les listes de synodes et de conciles souligne l’importance acquise par les villes de l’Euphrate dans les domaines religieux et politique. Le développement du christianisme a été précoce dans la région, comme le prouve l’existence de la maison chrétienne de Doura au iiie s., et a longtemps coexisté avec les cultes païens malgré les répressions du ve s. et la destruction des temples349. En rive droite, Zeugma, Soura, Barbalissos, Rasafa dépendent du métropolite de Hiérapolis, puis le développement du culte des saints Serge et Bacchus permet à Rasafa d’acquérir une place de premier plan : en 431, le premier évêque y est nommé par Antioche. Sous le règne d’Anastase (491-518), la ville devient, à l’égal de Hiérapolis, le siège d’un métropolite et est rebaptisée Anastasiopolis, en l’honneur de l’empereur, à qui l’on attribue la construction de la cathédrale dédiée à saint Serge. Le martyr saint Serge est également révéré dans l’église de la ville basse de Dibsi Faraj350, dédicacée par une inscription grecque sur mosaïque datée de 429, ainsi qu’à Barbalissos et Soura, d’après les textes chrétiens. La relation entre les villes de la boucle de l’Euphrate et Rasafa/Sergiopolis est forte également dans les aménagements liturgiques, puisque les deux équipements de synthronon connus à ce jour dans la vallée se trouvent à Rasafa et à Dibsi Faraj. D’après les sources chrétiennes, on sait que Callinicum (F01), Soura (E01) et Circesium (F26) étaient des évêchés. Seule l’église de Soura semble avoir été repérée351. En rive droite, les églises d’Amarna 1 (B04a), de Dibsi Faraj (B32) et de halabiya (E07) présentent un plan basilical à nef centrale avec deux bas-côtés et, pour les exemples les plus développés – ou fouillés en extension –, un narthex352 et une cour à atrium353. En revanche, des églises trouvées à Tell Sheikh hassan (D37), à Moumbaqat (D36) et à hawigat halawa (D38) renvoient au modèle conservateur de tradition syrienne354, à nef centrale et chevet plat. Comme l’ont récemment rappelé B. Riba et W. Khoury355, ces exemples confirment la grande continuité géographique, de la Syrie du Nord à la Mésopotamie, des aménagements d’ambon ou de bêma.

211Un certain nombre d’aménagements troglodytes ont été repérés en prospection356, mais la présence de signes de croix gravés sur les parois ne suffit pas à les assimiler systématiquement à des ermitages ou des monastères. Il n’y a cependant aucun doute sur les fonctions communautaires des complexes creusés dans la falaise du Wadi Sajour (B08) et de Magara Sarasat (B05a), même si leur identification au monastère syriaque de Qênnêsré doit être rejeté, puisque celui-ci se dressait en rive gauche.

212La densité des lieux de culte répertoriés en aval de Soura est très inférieure à celle de leurs homologues du Moyen-Euphrate septentrional, mais ces quelques exemples montrent que les traditions liturgiques et monastiques de la Syrie du Nord et de la région d’Édesse sont bien présentes dans la partie méridionale de la moyenne vallée de l’Euphrate. Elles définissent un ensemble qu’il serait intéressant d’étudier et sur lequel il vaudrait la peine d’augmenter les connaissances par de nouvelles investigations de terrain. Aux deux églises fouillées par J. Lauffray à halabiya, il faut ajouter la petite chapelle à abside mise au jour à l’entrée du défilé du Khanouqa (F07), en rive gauche, et le grand complexe monastique du vie s. de Tell Bi’a (F02). En raison de son organisation complexe et du contenu des inscriptions bilingues en syriaque et en grec, ce monastère pourrait être lié à une communauté anti-chalcédonienne357. Si aucune église n’a encore été trouvée à Tell As-Sinn (F17), les inscriptions et le matériel trouvés dans la nécropole extra-muros nous renseignent sur la population, manifestement chrétienne, de la ville358. Enfin, la colonne d’un ermite stylite a été retrouvée dans les ruines de la citadelle de Doura (E14)359.

213Pour l’habitat d’époque byzantine, les données sont rares. Pour les sites urbains, le plan à péristyle est attesté par les exemples de Zénobia/Halabiya (E07)360 et de Tell Sarrin (D14), où l’organisation des pavements de mosaïque a permis à J. Balty de restituer une cour à péristyle desservant probablement un grand atrium, sur le modèle des maisons de Zeugma. Pour les sites ruraux, les fouilles sont trop partielles, mais le tracé des murs en surface, à Abou Shams Al-Shati (F07) et Khirbet Al-Haj hassan (D31), dessine des ensembles multicellulaires et des enclos adaptés aux activités d’élevage.

214En dépit d’un état encore lacunaire de la documentation archéologique, les recherches récentes ont mis en évidence la diversité des sites byzantins du Moyen-Euphrate. Cependant, il est encore très difficile de saisir quelle évolution a connue cette occupation au cours des ve-vie s. et d’estimer la réalité économique de la vallée, en dehors des réalisations impériales financées par Byzance sous les règnes d’Anastase et de Justinien, ou de mesurer l’impact des guerres sassanides du début du vie s.

Typologie des sites

215Le classement typologique proposé ici permet d’envisager l’occupation de la vallée de façon diachronique et d’aborder les sites funéraires et les aménagements fluviaux et hydroagricoles. Cette démarche comporte de multiples embûches, les sites répertoriés étant renseignés via des sources d’informations très diverses, de sorte qu’elle met sur le même plan des observations sur les vestiges et matériaux visibles en surface – description du site, d’éléments isolés ou d’épandages de tessons –, des études précises – étude topographique, étude architecturale, étude du matériel –, des fouilles et relevés de niveaux d’occupation en stratigraphie. La détection de structures, non significative quand elle est consignée de façon individuelle, peut ainsi faire l’objet d’une interprétation plus approfondie à condition d’être mise en relation avec des éléments comparables mieux décrits et mieux datés sur d’autres sites.

Les sites d’habitat

216Cette catégorie recouvre tous les sites d’habitat, du centre urbain à l’habitat rural. Le total de 211 sites d’habitat repérés est sans doute inférieur à la réalité, puisque la proportion de sites de petite superficie ou isolés est dépendante des méthodes de prospection mises en place et qu’aucun site d’habitat saisonnier, caractéristique du pastoralisme, n’a été inventorié de manière certaine361. Hiérarchiser les sites par superficie est une opération délicate, mais essentielle pour prendre en compte des sites mal documentés et mal datés. Elle est complémentaire d’un classement typologique, qui suppose une identification précise des vestiges visibles en surface ou en fouille.

Approche préliminaire d’après la superficie

217Le critère de superficie a été appliqué à partir des estimations minimales de l’extension des sites entre la période hellénistique et la période byzantine, car rares sont les cas où il est possible de déterminer l’étendue d’un site pour chaque phase. De ce classement, il faut d’abord exclure 34 sites, pour lesquels aucun indice de superficie n’a été proposé362. Pour l57 sites, les résultats du classement par superficie dans l’ordre croissant se révèlent être d’un grand intérêt pour appréhender les différentes catégories d’agglomérations du Moyen-Euphrate. À titre indicatif, les cinq fourchettes de superficie ont été établies entre 0,04 ha et 85 ha. Rappelons que les sites les plus proches du fleuve ont été touchés par une érosion plus ou moins avancée, ce qui entraîne une sous-estimation notable de leur superficie.

Catégorie 1 : Sites dont la superficie estimée est comprise entre 0,04 ha et 3,9 ha

218– 0,04 ha < superficie < 0,9 ha : 38 sites

219– 0,9 ha < superficie < 2,9 ha : 46 sites

220– 2,9 ha < superficie < 3,9 ha : 11 sites

221Cette fourchette regroupe majoritairement des sites dont le type d’occupation reste indéterminé et quelques sites mieux étudiés, où des fouilles ont ciblé un seul édifice, comme l’église de Tell Amarna (B04a), qui couvre 0,04 ha. Le groupe le moins connu présente une grande diversité de types d’implantation et d’occupation, et une grande majorité est constituée de sites d’habitat signalés, en prospection, par la présence de matériel ou par des vestiges de surface trop érodés pour permettre de dresser leur analyse spatiale : Qadahiya (B17), hammam Saghir 1 (B12), Tell Al ‘Abr (D06), Khirbet Al-Qal‘a (D12), As-Saiyal 5-2-3 (E16 à E18), Tibni (E08), ainsi que Mazloum 1-2 (F12-F13), hatla 1 (F14), Al‑Fleif 4 (F20) et Rweshed (F24), autour de Circesium/Al-Bousayra.

222Pour les sites mieux documentés, on distinguera quatre groupes, répartis selon le type d’occupation détecté :

223– Exploitations rurales bien identifiées. Il s’agit de fermes isolées – ex : Mutlak Tarlası (A01), Domuz Tepe (A02), Acemi (A03), Colfelek Tarlası (C01), hammam Saghir 3 (B12a) – ou de hameaux constitués par un ensemble de bâtiments dont l’activité économique a été révélée en fouille ou par les découvertes de surface – Jerablous Tahtani (B01), Tell Khamis (D09). La maison avec mosaïques partiellement mise au jour à Mas‘oudiya (D20) pourrait être rattachée à un domaine agricole comprenant de nombreux autres bâtiments, sur le modèle de la villa méditerranéenne.

224– Sites fortifiés de petite superficie. Ils sont situés en majorité en position élevée et sans extension extra-muros, telles les forteresses en rebord de plateau à Küçük Kale Tepe (C25), Kara Qouzak 1 (B16), Mishrifat (D27), Saffin (E03) et Tabouz (E09), mais on compte aussi des réoccupations de petits tells en plaine, associées à des fortifications, comme à Tell Al-‘Abd (D34) et à Tell Bazi (D21). Site fortifié de 1,5 ha en plaine, Tell Ar-Roum (F11) correspond à une agglomération civile, peut-être développée autour d’un fort antérieur.

225– Sites complexes. Cette série regroupe les sites où les relations spatiales et chronologiques entre les vestiges détectés restent à étudier : Tell Ahmar (D07), dont l’occupation est attestée par un bâtiment hellénistique et un possible rempart romain, alors qu’aucun habitat n’est signalé dans les rapports de fouille ; Kara Qouzak (D13), dont on peine à interpréter le schéma d’organisation des constructions dispersées autour du tell comme une extension à partir d’un premier noyau ou comme une répartition éclatée des zones d’habitat ; hammam Saghir 3 (B12a), dont les thermes doivent être associés à des aménagements plus importants, voire à l’agglomération de hammam Saghir 2 (B13). Le site de Qouzak Shemali (D17) semble avoir associé, peut-être, un site fortifié sur un replat d’érosion du plateau, un tell plat dans un élargissement du wadi, en contrebas, et une exploitation de carrière en galerie, sans doute tardive.

226– Sites dont l’extension réelle nous échappe, étant donné qu’ils ont été détruits en quasi-totalité, comme hamrat Balasin (F03).

Catégorie 2 : Sites dont la superficie estimée est comprise entre 4 ha et 13 ha

  • 3,9 ha < superficie < 5,9 ha : 10 sites

  • 5,9 ha < superficie < 13 ha : 28 sites

  • Cette fourchette met en valeur les gros villages et les bourgs de la vallée, mais aussi certains sites fortifiés de taille moyenne et quelques sites complexes :

  • Sites fortifiés (ordre croissant de superficie, de 4,3 à 12 ha)363 : castrum quadrangulaire à Qreya (E10) et à Belkıs sud (A09) ; forteresses en position dominante à Jazla (E05), Tell Qsoubi (E06), Zalabiya (F08) et Falisat Dib (F04), si celui-ci se confond bien avec Tell Al-Karamah. En dépit de leur diversité typologique et de leur chronologie variée, ces sites à vocation militaire présentent une superficie entre 4,3 ha et 10 ha, c’est-à-dire qu’ils peuvent accueillir entre 500 et 1500 soldats364.

  • Villages (ordre croissant de superficie, jusqu’à 5,9 ha) : Abou Shams Al-Shati (F07), Ta‘as Al-Ashaïr (E20), Aktas harabe (A15), Boztarla Tarlası (C04), Sarasat (B05). Aucun de ces sites n’ayant été fouillé, il est difficile d’en restituer le rôle économique et l’organisation. Notons qu’il s’agit d’implantations protégées du fleuve, majoritairement des réoccupations au sommet de tells anciens situés en bordure des terrasses holocènes ou pléistocènes. Deux cas s’écartent de cette règle générale : l’implantation en bordure du plateau, associée à un site de carrière, de Sarasat (B05), et celle de Ta’as Al-Ashaïr (E20), sur un môle résistant de la terrasse holocène.

  • Bourgs (ordre croissant de superficie, de 6 à 12,9 ha) : Savi Höyük (C21), Tell Shioukh Tahtani (D03), Tell As‑Sweyhat (D23), Oum Routhah Tahtani (B07), Teleilat Höyük (C19), Ar-Ramadi (E15), Tell Qoumlouk (D05), Naqita (D01), hasiyet ‘Abid (F43), Diban 11 (F31), Shheil 5 (F28), Dablan (E13), Tell Tellik (D04), Tell Sarrin (D14), Khirbet Al-Haj hassan (D31), Tell Masaïkh (F36), Bindıklı harabe (A07), Kara Qouzak (D13), Tell halim Asra hajin (F47) et Surtepe Höyük (C13). La plupart de ces sites se trouvent en plaine, au contact du fleuve, et représentent des réoccupations de tells anciens, à l’exception de hasiyet ‘Abid, Diban 11, Shheil 5 et Dablan, dont la position ne peut s’expliquer que par la présence de canaux d’irrigation. Seul Tell Shioukh Tahtani a été véritablement fouillé : le peu que nous savons sur cette agglomération de 6 ha souligne bien la différence entre bourg et village, notamment à travers la diversification des activités qui caractérise les petits bourgs, puisque, outre les installations de pressoir attestées sur les flancs du tell, des thermes ont été retrouvés en contrebas. Cependant, ni l’organisation ni l’extension des zones construites ne nous sont connues. D’après les informations actuellement disponibles dans les publications, aucune fortification n’a été détectée sur ces sites. Tant que la présence d’une enceinte à Roumeila 1 (D26) n’a pas été confirmée, il vaut mieux considérer celui‑ci comme un bourg. De manière similaire, aucun élément probant ne permet de vérifier si la superficie finale d’Al-Najm (B18) ou de Qal‘at Ja‘bar (D42) (respectivement 6 ha et 13 ha) avait été atteinte lors de l’occupation préislamique de ces sites.

  • Cas complexes (bourgs fortifiés) : Tell Sheikh hassan (D37), Tell Amarna (B04) et Tell Khmeyda (F06). Les résultats des fouilles nous obligent à classer ces sites à part : il s’agit d’agglomérations de taille moyenne (entre 4,9 ha et 12 ha) occupant un tell ancien, fortifié à l’époque hellénistique ou byzantine, et présentant une extension plane qui pourrait signaler la présence d’une ville basse, possiblement réoccupée365. L’occupation se caractérise également, à Tell Al-Hajj (B28), par de grandes variations de superficie entre le ive s. av. J.-C. et le viie s. apr. J.-C., passant de la taille d’une petite agglomération fortifiée de 15 ha, d’après la surface totale de tell occupée à l’époque hellénistique, à un castrum de 1,04 ha entouré d’une agglomération civile extra-muros, très instable, qui a connu plusieurs phases de déclin. Tell Abou hassan (F49) et Abou Saïd (F05), dont la superficie est comprise entre 5 et 10 ha, devraient être classés dans cette dernière catégorie. Bien qu’aucun rempart n’ait été dégagé, la topographie de ces sites indique qu’ils étaient très probablement fortifiés.

Catégorie 3 : Sites dont la superficie estimée est comprise entre 13 ha et 36 ha

  • 12,9 ha < superficie < 19,9 ha : 5 sites

  • 19,9 ha < superficie < 24,9 ha : 2 sites

  • 24,9 ha < superficie < 36 ha : 1 site

227Cette fourchette, intermédiaire entre la superficie d’un bourg et celle d’une ville, réunit plusieurs catégories de sites et oblige à s’interroger sur les réalités qui distinguent une grande forteresse, telle Nkheyla (E04), qui couvre 14 ha, d’une petite ville de 15 à 18 ha. En l’absence de fouilles, cette distinction repose essentiellement sur le type d’implantation - accessibilité, position dominante. En revanche, la chronologie relative des sites fouillés a montré que les sites de cette dimension peuvent avoir connu, au cours de leur occupation, les uns, des phases de récession, les autres, une extension, ce qui confirme la grande instabilité de cette classe.

  • Petites villes ou gros bourgs (ordre croissant de superficie de 19 à 25 ha) : Tilhabeş harabe (A27), Girlavik harabe (A26), Tell As-Sinn (F17) et, peut-être, Tell Abou Machiya (F09). Ces sites ont en commun d’avoir connu leur développement à la période romaine tardive ou byzantine. La présence d’une enceinte byzantine est, pour l’instant, attestée à Tell As-Sinn (25 ha), mais ne peut être exclue pour les autres sites.

  • Cas complexes : il s’agit de sites ayant connu des extensions ou un développement progressif. L’extension au vie s. (17 ha) de la ville fortifiée de Zénobia/Halabiya (E07) serait le résultat d’un développement continu depuis le iiie s. ; après la construction d’une enceinte élargie sous Justinien, l’occupation s’est étendue avec un nouveau faubourg, au sud. Au ier s., l’agglomération de Dibsi Faraj (B32) occupait un promontoire de 6 ha, fortifié en citadelle au ive s., avant d’atteindre, durant ce même siècle, environ 35 ha, avec une ville basse d’au moins 26 ha366. On ne sait si la basilique-martyrium, datée du milieu du ve s. et située à 200 m au sud de la limite de la ville basse, était isolée ou si elle signale une troisième phase d’extension. En revanche, les données archéologiques manquent pour qualifier le développement de l’agglomération à Horum Höyük (A04). Quant à Eski Meskené (B31), seules les sources se rapportant à son toponyme antique, Barbalissos, permettent de comprendre l’importance régionale qu’a eue cette ville, à partir du ive s. apr. J.-C., du point de vue militaire, administratif et religieux, alors que sa superficie intra-muros est de moins de 20 ha.

Catégorie 4 : Sites dont la superficie estimée est comprise entre 35 ha et 65 ha

  • 35 ha < superficie < 48 ha : 1 site

  • 48 ha < superficie < 65 ha : 4 sites

228La fourchette des superficies supérieures à 35 ha englobe des centres urbains fortifiés : Kasra (F10), Europos/Jerablous (A28), Jebel Khaled (B23), Circesium/Al-Bousayra (F26), Callinicum/Raqqa (F01) et Apamée/Tilmusa (C07). À l’exception d’Al-Bousayra, la superficie de ces sites est clairement délimitée par le tracé de leur enceinte urbaine, sans extension extra-muros repérée, en dehors des nécropoles. D’après les fouilles, Europos/Jerablous, refondée à l’époque hellénistique sur les ruines de Carchemish, en aurait seulement réoccupé l’acropole et la première ville basse, soit 49 ha sur les 102 ha de la ville hittite, mais les fouilles de la seconde ville basse hittite n’ont pas été très approfondies. L’enceinte byzantine de Callinicum, telle qu’elle peut être restituée d’après des sondages ponctuels, délimiterait un espace a minima de 55 ha, auquel il faut probablement ajouter des faubourgs ; mais on ne sait si la ville fortifiée par Justinien recouvre la fondation séleucide de Nicèphorion. L’extension de Circesium/Al-Bousayra n’est pas connue pour la période romaine et byzantine : le site, de 56 ha, est composé de trois buttes contiguës, mais le circuit des fortifications qui, d’après les sources textuelles, ont été reconstruites par Dioclétien et par Justinien, n’est pas entièrement détectable dans la topographie actuelle.

Catégorie 5 : Sites dont la superficie estimée est comprise entre 65 ha et 86 ha

  • 65 ha < superficie < 76 ha : 2 sites

  • 76 ha < superficie < 86 ha : 1 site

229Ces trois sites correspondent aux plus grands centres urbains de la vallée et leur superficie maximale est le résultat d’une extension : Soura (E01), Doura-Europos (E14) et Zeugma/Belkıs (A08).

230La superficie maximale des villes du Moyen-Euphrate de la période hellénistique à la période byzantine se révèle donc limitée à 85 ha. La comparaison avec les centres urbains connus pour les époques antérieures est assez éloquente : la superficie restituée pour la ville de Mari atteint environ 170 ha ; la ville hittite de Carchemish occupait 102 ha dans sa plus grande extension ; Til Barsib/Tell Ahmar mesurait 176 ha. Pour la période médiévale, Ar-Rafiqa, fondation abbasside datée de 772 et capitale de l’empire sous haroun al-Rashid, recouvre, quant à elle, 150 ha. Cette comparaison remet utilement en perspective la question de l’urbanisation et de la densité de population dans la région sur une chronologie longue. La répartition des agglomérations et le développement des centres urbains à l’époque hellénistique diffèrent tout à fait des modèles des IIIe-IIe millénaires, même si des sites de ces périodes anciennes ont alors été réoccupés. Le concept de fondation urbaine hellénistique, qui n’est pas spécifique au Moyen-Euphrate367, apparaît assez homogène, puisque la superficie intra-muros des villes hellénistiques bien identifiées se situe entre 49 et 65 ha. Les villes les plus importantes, Doura-Europos, Zeugma et Soura, illustrent de façon superlative une croissance urbaine, planifiée ou naturelle, autour d’un noyau fortifié. Pour la période byzantine, l’essor des villes nouvelles de Kasra et de Tell As-Sinn reste modeste : entre 20 et 36 ha, contre une superficie de 55 ha pour Callinicum. Entre le ive s. et le viie s., aucune métropole ou capitale régionale n’a donc pu émerger sur le Moyen-Euphrate : ces villes sont restées des relais politiques et économiques entre des centres de pouvoir occidentaux et orientaux.

Les sites fortifiés

231Parmi les sites d’habitat, on dénombre 39 sites pourvus d’ouvrages défensifs. Les fouilles ont permis de caractériser et de dater la plupart d’entre eux, cependant que de nombreuses fortifications étaient repérées et décrites à la faveur de prospections pédestres, et leur plan restitué grâce aux cartes topographiques ou aux photographies aériennes. À cet ensemble s’ajoutent cinq cas, problématiques, dans lesquels la présence de fortifications entre les périodes hellénistiques et byzantines est probable, d’après des indications indirectes tirées des sources textuelles antiques ou de la topographie : Circesium/Al-Bousayra (F26), Dausara/Qal‘at Ja‘bar (D42)368, Birtha/Birecik (C15)369, Al-Najm (B18)370, Abou Saïd (F05) et Tell Abou hassan (F49)371.

Fort, castrum et forteresse :

232Cette catégorie réunit les sites fortifiés dont les ouvrages défensifs ou la position topographique indiquent clairement la vocation militaire, même si certains sites ont connu une occupation extra-muros, comme Tell Al-Hajj et Zalabiya, ou sont devenus des agglomérations civiles, tels Qreya et Tell Ar-Roum. Les fonctions militaires de ces forts sont multiples et inévitablement liées à la surveillance et au contrôle des axes de communication de la vallée : leurs postes de garnison cumulent souvent les tâches de surveillance du trafic fluvial, d’un point de traversée, et de contrôle d’une route le long du fleuve, voire d’un carrefour avec les axes de communication est-ouest. Il est possible de hiérarchiser ces sites en fonction de l’importance des garnisons qu’ils peuvent accueillir372.

Table fortifications 1 : Forteresses et castra (classement typologique) :

Nom du site

Catalogue

Superficie

Type d’après les publications

Implantation

Nkheyla

E04

14 ha

forteresse

plateau

Zalabiya

F08

12 ha

forteresse (byzantine)

plateau

Jazla

E05

7 ha

forteresse (hellénistique)

plateau

Tabouz

E09

3 ha

forteresse

plateau

Saffin

E03

0,36 ha

forteresse

plateau

Küçük Kale Tepe

C25

non précisée

forteresse (hellénistique ?)

plateau

Mishrifat

D27

0,5 ha

forteresse (hellénistique ?)

butte

Kara Qouzak 1

B16

0,24 ha

forteresse romaine

plateau

Harabebezikan Höyük

C24

non précisée

fort ou castrum (à dater)

tell

Tell Bazi

D21

3,1 ha

fort romain

tell

Tell Al-Hajj

B28

1 ha

castrum

tell

Belkıs sud

A09

4,37 ha

castrum

plaine

Qreya

E10

4,85 ha

castrum

terrasse

Safat Az-Zour

F27

non précisée

fort (byzantin ?)

terrasse

Zeytinli Bahce Höyük

C16

non précisée

non documenté

tell

Jebel Khaled

B23

non précisée

camp temporaire

plateau

Tell Qsoubi

E06

7 ha

fort ?

tell+butte

Tell Ar-Roum

F11

1,5 ha

fort ou bourg fortifié ?

plaine

233Les « forteresses de l’Euphrate » implantées en rebord de plateau sont caractérisées par le tracé irrégulier de leur rempart, dicté par les impératifs topographiques. La position topographique de ces sites souligne fermement qu’elles assuraient la surveillance aussi bien du couloir de circulation de la vallée que de l’arrière-pays. Pour les forteresses de Jazla (E05)373, de Zalabiya (F08)374 et de Tabouz (E09)375, le plan restitué est incomplet et ne présente pas de rempart continu en limite du plateau, soit parce que ce mur s’est effondré avec l’affaissement du rebord de la falaise, ce qui est patent dans les cas de Zalabiya et de Tabouz, soit parce que l’abrupt du plateau a paru suffisamment infranchissable, selon l’hypothèse de J. Napoli à propos de Jazla376. En raison de leur éloignement par rapport au fleuve et de la hauteur de la falaise, ces forteresses sont pourvues de citernes ou de puits, en partie taillés dans le roc à Jazla et à Nkheyla (E04)377. Hormis dans le cas de Zalabiya, leur appartenance à la rive droite s’explique par la configuration de la vallée, marquée par une avancée plus constante du plateau calcaire à l’ouest, excepté dans le défilé du Khanouqa. Il semble que la fortification hellénistique de Küçük Kale Tepe (C25) se rattache à cette catégorie et, si le site était décrit et sa datation confirmée, elle pourrait offrir un exemple de comparaison intéressant avec Jazla, dont la première phase des remparts remonte également à l’époque hellénistique, à la fin du iie s. av. J.-C. Quant à Kara Qouzak 1 (B16), son implantation sur un replat d’érosion du plateau calcaire à l’entrée du défilé de Kara Qouzak, son plan irrégulier et la présence de citernes l’apparentent également aux forteresses de l’Euphrate378. Aucun de ces sites n’ayant été fouillé, on ne peut déterminer s’ils ont connu des phases d’abandon ou perdu leur garnison militaire du fait des périodes de stabilité de la région ou en faveur d’autres sites fortifiés. Bien qu’il n’occupe pas une position très élevée, le fort de Mishrifat (D27) pourrait être rangé dans la catégorie des forteresses ; sa construction à l’époque hellénistique doit être envisagée, au vu des techniques de construction de la première phase du rempart nord et de sa position en vis-à-vis de Jebel Khaled379.

234Le second groupe réunit deux installations militaires identifiées par les prospecteurs ou les fouilleurs comme des « forts romains » et trois camps de plan quadrangulaire, de type castrum, sur la rive droite de l’Euphrate. Les « forts romains » fouillés sur les sites de harabebezikan Höyük (C24) et de Tell Bazi (D21) ont en commun d’avoir été construits sur le sommet de tells de l’âge du Bronze380, notamment à Tell Bazi, où le rempart classique a été fondé sur l’enceinte de la ville haute ancienne. Les sites de ce groupe ne semblent associés à aucun habitat contemporain en contrebas. Leur plan et leur datation exacte sont encore mal connus. À harabebezikan Höyük, la partie des fortifications mise au jour, au nord-est, présente une tour d’angle circulaire et deux bastions semi-circulaires. Bien que son plan demande à être restitué complètement, on peut déjà rapprocher ce petit « fort » du castrum quadrangulaire découvert à Tell Al-Hajj (B28), lui aussi construit au sommet d’un tell381. Ce stationnement, aux ier-iie s., de la Cohors Secunda Pia Felix était encore occupé au ive s., après deux phases d’abandon et de reconstruction. Un camp romain temporaire semble attesté, au ive s., à Jebel Khaled (B23), dans les ruines de la ville hellénistique abandonnée, mais son plan reste à publier. Les deux autres castra fouillés dans la vallée sont implantés en terrain plat et présentent une superficie similaire : 4,37 ha restitués pour Belkıs sud (A09) et 4,87 ha assurés pour Qreya (E10). Le camp de Belkıs sud, situé en plaine, a été identifié comme le premier poste de garnison de Zeugma (première moitié du ier s. apr. J.-C.), et le castrum de Qreya a été construit dans la première moitié du iiie s. apr. J.-C., soit quelques décennies après la conquête sévérienne de la Mésopotamie et de la partie parthe du Moyen-Euphrate. Ces deux sites confirment donc la grande continuité typologique des implantations militaires romaines382; ils correspondent clairement à des sièges de garnison tournés vers le contrôle de la vallée et sans point de vue sur l’arrière-pays. Trois sites de la partie méridionale de la vallée sont à ajouter à cette liste, mais leur fonctionnement en tant que forts n’est pas assuré pour notre période, même si leur position est incontestablement stratégique : en amont du défilé du Khanouqa se dresse le fort de Tell Qsoubi (E06), en rive gauche, l’agglomération fortifiée de Tell Ar-Roum (F11), et en aval de la confluence du Khabour, Safat Az-Zour (F27), dont seuls le rempart et les tours, le long du fleuve, sont visibles383.

235Sur trois tells de la rive gauche, les fouilleurs ont identifié des structures en blocage comme des « tours de guet romaines ». Pour ce qui est de la « tour » de Tell halawa (D38a), datée du iiie-ive s., sa fondation de pierre, son plan rectangulaire à pièce unique et ses murs massifs la rendent, en effet, assez comparable aux tours de la porte ouest du camp romain de Tell Al-Hajj, mais l’extension du sondage semble n’avoir pas confirmé la présence, vers l’est, d’une courtine. La tour de Tell As-Sweyhat (D23), construite en appareil quadrangulaire (4 x 4 m), est elle aussi datée du ive s. (phase 3-4, sur le flanc sud du tell). À Kara Qouzak (D13), des murs à double parement de pierre délimitent, semble-t-il, un bâtiment plus grand qu’une tour, des environs du ier s. La diversité des datations, des plans et des techniques de construction de ce type de structures montre qu’il n’y a pas eu de contrôle planifié du territoire. Cependant, l’accroissement des ouvrages défensifs, très net au ive s., n’est pas contradictoire avec l’implantation de « tours de guet » isolées384 : étant donnée la topographie de la vallée, très élargie entre les défilés de Teshrin et de Tabqa, l’hypothèse de postes-relais pour la surveillance de la vallée, associés à un castrum proche ou sis sur la rive opposée, est assez séduisante. Le matériel trouvé in situ, une fois publié, pourrait néanmoins aider à suggérer d’autres fonctions pour ces vestiges.

Agglomérations fortifiées

236Parmi les systèmes défensifs qui comprennent des enceintes urbaines, on distingue trois types de combinaisons : enceinte urbaine seule, parfois complétée par une acropole ou un réduit fortifié, ou renforcée par des ouvrages défensifs extra-muros. Notons que, selon les périodes d’occupation, certains sites comme Tell Al-Hajj, halabiya, Dibsi Faraj et Tell As-Sinn répondent à un ou à plusieurs de ces critères.

Table fortifications 2 : Agglomérations fortifiées (classement par période)

Nom du site

Catalogue

Superficie

Type d’après les publications

Implantation

Hacınebi Tepe

C14

3,36 ha

rempart hellénistique ?

tell

Tell Al-Hajj

B28

15 ha

rempart hellénistique

tell

Tell Amarna

B04

12 ha

rempart hellénistique ou romain ?

tell

Tell Sheikh hassan

D37

4,9 ha

remparts hellénistique et romain

tell

Tell Al-‘Abd

D34

1,4 ha

rempart romain

tell

237Cette catégorie, en dépit de la petite superficie recouverte par certains de ces sites, se distingue nettement des forts, puisque les remparts, partiellement dégagés, ont été construits dans la partie inférieure des sites ou à la base des tells anciens, et délimitent une agglomération située sur le sommet et les pentes supérieures du tell. Il s’agit donc bien d’agglomérations fortifiées qui, à l’époque hellénistique ou romaine, concentraient des fonctions civiles et militaires.

Table fortifications 3 : Enceintes urbaines sans acropole fortifiée

Nom du site

Catalogue

Superficie

Type d’après les publications

Implantation

Kasra

F10

20 ha

enceinte byzantine ?

terrasse pléistocène

Callinicum/Raqqa

F01

78 ha

enceinte byzantine

terrasse pléistocène

Barbalissos/Eski Meskené

B31

18 ha

enceinte byzantine + fossé

plateau

238Ces sites correspondent à des villes pourvues d’une enceinte urbaine dont les caractéristiques – tracé des courtines, rythme et type des tours, emplacement et dispositifs des portes – révèlent sa période de construction. Aucune de ces villes ne semble avoir comporté de défenses extra-muros ou d’acropole ; il s’agit de sites relativement plans.

Table fortifications 4 : Centres urbains fortifiés avec citadelle (classement par superficie)

Nom du site

Catalogue

Superficie

Type d’après les publications

Implantation

Apamée/Tilmusa

C07

60 ha

enceinte hellénistique et tell

plaine

Doura-Europos

E14

65 ha

enceinte et citadelle hellénistiques

plateau

Jebel Khaled

B23

50 ha

enceinte et citadelle hellénistiques

plateau

Europos/Jerablous

A28

49 ha

enceinte hellénistique + acropole

colline

Tell As-Sinn

F17

25 ha

enceinte byzantine + acropole ?

terrasse pléistocène

Halabiya

E07

17,5 ha

enceinte et citadelle byzantines

terrasse + plateau

239La similarité des deux villes hellénistiques Jebel Khaled (B23) et Doura-Europos (E14) est frappante, qu’il s’agisse de leur superficie, de leur implantation en bordure de plateau, du caractère pragmatique du tracé de leur enceinte385 – conçu selon les impératifs du terrain – ou de la présence d’une citadelle pourvue de tours sur le point topographique le plus élevé du site. La seule différence tient au fait qu’à Doura, l’implantation urbaine de la 2e moitié du iie s. av. J.-C. a succédé à une forteresse militaire dont seule la position a été restituée386.

240Bien que les fouilles d’urgence aient échoué à confirmer la présence d’un rempart sur le tell de Tilmusa, englobé par l’enceinte urbaine d’Apamée (C07), il n’en demeure pas moins que ce point topographique haut doit être pris en compte, car il a pu accueillir un réduit fortifié. Nous avons fait l’hypothèse que la colline dite « de l’acropole » d’Europos/Jerablous (A28) avait été fortifiée à la période hellénistique387.

241Les défenses byzantines de halabiya (E07) comportent une citadelle placée sur un piton rocheux qui domine la partie inférieure de la ville. D’après la chronologie relative de J. Lauffray, cette citadelle, d’abord séparée de l’enceinte urbaine, aurait été reliée à l’ensemble des fortifications par le programme de reconstruction réalisé sous Justinien, et pourvue d’une plate-forme et d’un glacis388. À Tell As-Sinn (F17), l’enceinte de la ville basse englobe un tell ancien qui pourrait avoir été fortifié à l’époque byzantine, au moment où fut édifiée l’enceinte de la ville basse. Par analogie avec Tell As‑Sinn, on est tenté de restituer une ville basse fortifiée à Tell Khmeyda (F06), puisque le rempart de brique crue découvert sur le tell ancien est d’une facture similaire à celle de l’enceinte de Tell As-Sinn, mais les limites de l’occupation autour de Tell Khmeyda n’ont pas encore été fixées389.

Table fortifications 5 : Sites avec dispositif défensif complexe

Nom du site

Catalogue

Superficie

Type d’après les publications

Implantation

Tell Al-Hajj

B28

5 ha

castrum + glacis + fossé

tell

Dibsi Faraj

B32

65 ha

ville haute fortifiée + défenses de la ville basse + fossé

plateau

Soura

E01

65 ha

fort carré et double enceinte + fossé
(ive s. et vie s.)

plateau

Tell As-Sinn

F17

25 ha

enceinte byzantine + acropole ? + fossé

terrasse pléistocène

Zénobia/Halabiya

E07

17,5 ha

citadelle + enceinte + avant-mur au sud (vie s.)

terrasse + plateau

242La complexité de ces dispositifs défensifs renvoie à la période romaine et surtout à l’époque byzantine. Les défenses de ces quatre sites combinent plusieurs formules : à Soura, des enceintes successives accolées, des défenses extra-muros à Dibsi Faraj, à Tell Al-Hajj et à Tell As-Sinn, et des protections de l’habitat extra-muros à halabiya. Il est intéressant de détailler chaque cas. La présence du camp romain de Tell Al-Hajj (B28) a favorisé le développement d’une petite agglomération autour du castrum, dont les défenses ont été renforcées par la construction d’un glacis entouré d’un fossé au ier s. apr. J.-C., puis encore consolidées au ive s.390. À halabiya (E07), le « faubourg » qui se développe extra-muros, au sud de la ville byzantine, semble avoir été défendu par un mur appuyé sur des tombeaux-tours romains391. Le site de Dibsi Faraj (B32) est composé d’une ville haute fortifiée sous Dioclétien et reconstruite sous Justinien392, et d’une ville basse entourée par un mur de terre et un fossé393. Ces défenses extra-muros, datées du ive s., seraient donc contemporaines de la construction de la première enceinte de la ville haute, ou tout juste postérieures. Les fortifications de Soura (E01) se composent de deux enceintes successives accolées, l’une attribuée au ive s. et l’autre au vie s., et d’un fort central carré (vie s. ?). À Tell As-Sinn (F17), un fossé protège le pied des remparts de la ville basse ; il peut être attribué aussi bien à la première phase byzantine de l’enceinte qu’à la seconde, marquée par un renforcement des défenses du site.

243Procope mentionne un avant-mur associé aux fortifications de Circesium/Al-Bousayra (F26)394. Malheureusement, il nous a été impossible de restituer le tracé des remparts de Circesium, d’après la topographie actuelle du site. Deux autres enceintes du Moyen-Euphrate figurent sur la liste des places-fortes restaurées par Justinien : Europos/Jerablous et Zeugma/Belkıs, dont les ouvrages défensifs sont très mal connus. Les travaux de Justinien correspondent sans doute à des restaurations sans modification de tracé ou d’extension, comme dans le cas de Dibsi Faraj, puisque Procope ne les a pas détaillés. À Europos/Jerablous (A28), l’enceinte urbaine hellénistique et romaine reprend le tracé du rempart de la première ville basse hittite395, mais nous ne savons pas si la colline dite « de l’acropole » était fortifiée à l’époque romaine. Au sommet se trouvait un temple de grandes dimensions, auquel avait été aménagé un accès qui réutilisait la partie haute de l’escalier monumental hittite. À Zeugma/Belkıs (A08), les seules fortifications attestées en fouille sont situées sur le sommet de la colline du Kara Tepe et remonteraient à la période byzantine396. Cependant, sur le flanc ouest du Kara Tepe, le long de la route d’Antioche, a été vu un dispositif de porte, malheureusement détruit par l’élargissement de la route moderne. Aucun ouvrage défensif n’a, en revanche, été repéré ou mis au jour dans la partie orientale de la ville, qui correspond à une phase d’expansion de l’habitat au début de l’époque romaine. Quant au Belkıs Tepe, qui domine la vallée depuis le sud-ouest du site, il est exclu qu’il ait servi de citadelle, étant donné qu’il était occupé par le sanctuaire de la ville, installé sur une plate-forme couronnant le sommet de la colline, et relié par un escalier monumental au reste du site.

244À Doura-Europos (E14), sur le plateau extra-muros, un grand enclos de forme trapézoïdale, délimité par une levée de terre très érodée, pose un problème d’interprétation : sa superficie supérieure à 100 ha, son tracé qui englobe les tombeaux-tours de la nécropole et les dispositifs des portes, protégées par un avant-mur, ont incité les fouilleurs de la MFSED à y reconnaître un camp sassanide, lié au siège final de 255-256397. La détection d’un enclos tout à fait similaire à l’extérieur des remparts de hatra398 paraît conforter cette hypothèse, puisque hatra a été prise par Shapour Ier à l’issue d’un long siège, en 241.

245Comme le suggère cet essai de classement, les ouvrages défensifs du Moyen-Euphrate présentent une variété de dispositifs qui reflètent la chronologie complexe des programmes de défense mis en place entre les époques hellénistique et byzantine.

Urbanisme

246L’organisation des sites d’habitat représente un champ d’étude dont les lacunes sont criantes pour plus de la moitié des sites répertoriés. En ce qui concerne les sites mieux documentés, les informations varient selon l’état de conservation des vestiges et le type d’opérations menées sur le terrain. La réalisation de fouilles est le meilleur moyen d’élaborer une chronologie relative des niveaux d’occupation et, en l’absence d’investigations extensives, l’organisation et la nature de ces niveaux restent difficiles à préciser. Ce sont donc les missions archéologiques programmées et les campagnes de sauvetage les plus intensives, qui ont pu élargir et répartir les sondages, relever les structures en surface ou réaliser des prospections géophysiques, qui ont apporté le plus de données sur les états des sites du Moyen-Euphrate de la période hellénistique à la période byzantine. Les prospections pédestres, les prises de vues aériennes, par avion ou par cerf-volant, et les clichés satellites peuvent également fournir des éléments sur la densité des constructions et le réseau viaire, mais les éléments repérés ont besoin d’être synthétisés et interprétés sur un plan topographique. La documentation accumulée à Doura-Europos et à halabiya est exceptionnelle : c’est la raison pour laquelle ces sites sont les deux références incontournables pour le Moyen-Euphrate. Il est essentiel de signaler ici les informations moins accessibles ou moins connues et de souligner rapidement la convergence des données typologiques.

247Les caractéristiques des niveaux d’occupation de la période hellénistique à la période byzantine peuvent être abordées à partir des thématiques suivantes : plan d’urbanisme, bâtiments publics, installations artisanales, habitat.

Plan d’urbanisme

248Pour seulement six sites, un plan d’urbanisme a pu être restitué en quasi-totalité ou en entier. Les plans d’urbanisme bien identifiés sont de type orthogonal et s’apparentent, selon l’époque de développement de ces agglomérations, au lotissement de type hippodamien ou au modèle romain basé sur les axes du cardo et du decumanus.

Table urbanisme 1 : Plan orthogonal (classement par degré de précision des données)

Plan hippodamien (fondation hellénistique)

Cardo et decumanus (iiie s. - vie s.)

Nom du site

État des données

Nom du site

État des données

Doura-Europos (E14)

plan complet

Zénobia/Halabiya (E07)

plan complet

Apamée/Tilmusa (C07)

axes et lotissement restitués

Qreya (E10)

plan complet

Jebel Khaled (B23)

plan partiel

Europos/Jerablous (A28)

orientation restituée

Europos/Jerablous (A28)

axes et orientation restitués

249Le plan d’urbanisme de Doura-Europos (E14) a été mis en place dans la seconde moitié du iie s. av. J.-C. et a été conservé jusqu’au milieu du iiie s. apr. J.-C., en dépit de quelques modifications et déformations causées par l’extension des constructions dans le secteur de l’agora à la période parthe, l’implantation du camp romain dans le tiers nord de la ville, et le rétrécissement des rues les moins fréquentées399. Son réseau viaire orthogonal est dicté par l’axe de la rue principale, sur lequel s’aligne un lotissement régulier composé d’îlots rectangulaires se conformant dans leur majorité à un module de rapport ½ (35 x 70 m),à un module secondaire (37,5 x 65,7 m) pour les îlots I10 et I11. Ce lotissement couvre toute la partie plane du site et les pentes nord et nord-ouest du wadi intérieur, mais n’est plus respecté dans les secteurs bâtis au pied de la citadelle (îlots A2, B1-B6) et au sud-est du site (C1-C6, C9-C11 et D11).

250À Apamée (C07), le lotissement restitué sur tout le site est orthogonal au rempart oriental et comporte quatre axes principaux menant aux portes de la ville400. Le réseau des rues secondaires est moins assuré, surtout dans la partie ouest du site. Les îlots sont rectangulaires, de rapport 1/3. Si l’existence d’un plan hippod