Une source pour l’histoire ayyūbide : les mémoires de Sa’d al-dīn ibn Ḥamawiya Djuwaynī*
p. 457-482
Texte intégral
1J’ai signalé brièvement il y a dix ans1 que Sibṭ ibn al-Djawzī dans son Mir’āt al-zamān et surtout Dhahabī dans son Tārikti al-Islām nous avaient conservé un certain nombre d’extraits d’une petite chronique, dont le reste s’est perdu, de Sa’d al-dīn ibn Hamawiya Djuwaynī. Ce n’était certainement une œuvre ni d’étendue considérable, ni de qualité hors ligne. Toutefois la personnalité de l’auteur, apparenté ou associé à plusieurs des hommes les plus marquants de sa génération, et le caractère de souvenirs personnels qu’ont les passages connus de sa chronique leur confère un certain intérêt. En les accompagnant des courtes indications d’histoire générale nécessaires pour les relier entre eux et les interpréter, on a groupé ici, comme pour reconstituer la trame d’une autobiographie, la traduction de tous ces extraits, dont la plupart peuvent intéresser aussi les historiens des Croisades non orientalistes. Quelques-uns de ces passages, donnés par Sibṭ ibn al-Djawzī, sont publiés dans l’édition en fac-similé du Mir’āt al-zamān par Jewett. Ceux qui proviennent de Dhahabī sont inédits, et paraîtront peut-être dans le cadre d’un travail plus étendu sur Dhahabī2. L’examen des brouillons de ce dernier, conservés à Ste-Sophie, prouve que Sa‘d al-dīn, dont les citations sont rajoutées en marge, ne lui a été connu qu’après l’achèvement de son œuvre, si bien qu’il ne lui a peut-être pas fait tous les emprunts auxquels Sa‘d al-dīn aurait eu droit autrement ; par contre, la comparaison de ces citations avec les récits correspondant de Sibṭ ibn al-Djawzī suggère que celui-ci, dont Sa‘d al-dīn est, pour cette période, la seule source nommée, l’a utilisé même en des endroits où il ne le nomme pas ; il est vrai que, Damasquins tous deux et se connaissant, ils devaient avoir de toutes façons souvent des informations apparentées. C’est d’ailleurs sous une forme inachevée que Sibṭ ibn al-Djawzī eut connaissance des Mémoires de son ami, puisqu’il le précéda dans la tombe de plus de vingt ans, et que ces Mémoires devaient être continués encore au moins onze ans après cette date. Quant aux autres historiens de langue arabe, aucun d’eux, à ma connaissance, n’a utilisé Sa‘d al-dīn.
2Sa‘d al-dīn appartenait à l’une des familles les plus importantes à la fois de l’Islam iranien et du royaume ayyūbide. Elle était originaire de Djuwayn (dans la province de Nishāpūr), où une partie de ses membres continuèrent à résider : l’un d’eux, Sa‘d al-dīn ibn Ḥamawayh (forme iranienne) ou Ḥamawiya (forme arabisée adoptée par tous les chroniqueurs syriens) (591/1195-652/1254) a laissé un nom célèbre dans l’histoire de la mystique musulman3, et le fait que sa mort est signalée, sans doute d’après notre auteur, dans le Mir’āt al-zamān de Sibṭ ibn al-Djawzī, prouve que la branche syrienne de la famille n’avait pas perdu de vue ses cousins orientaux. (Sa‘d al-dīn avait d’ailleurs séjourné en Syrie un moment.) Au surplus, c’est seulement au temps de Nūr al-dīn que remontait l’émigration du reste de la famille : ‘Imād al-dīn ‘Umar ibn Ḥamawiya, venu se mettre au service de ce prince dont il avait fait la connaissance lors d’un pèlerinage à La Mecque, fut nommé par lui Shaykh des Shaykhs de la province de Damas, où il mourut en 577/1181-11824. Il laissait deux fils, Ṣadr al-dīn et Tādj al-dīn.
3Ṣadr al-dīn Abū l-Ḥasan Muhammad, qui reçut de Saladin la succession de son père, épousa en premières noces une fille du Shaykh Qub al-dīn Mas’ūd Nishāpūrī, dont il n’eut qu’un fils mort jeune, puis en secondes noces une fille du célèbre juriste et homme politique syrien Shihāb al-dīn Ibn Abī ‘Asrūn, dont il eut les quatre fils qui seront connus dans l’histoire sous le nom des « Quatre Émirs fils du Shaykh ». Il mourut à Mossoul en 617/1220 au retour d’une ambassade accomplie pour demander au Calife d’intervenir contre les Francs de la cinquième Croisade5.
4Les quatre fils de Ṣadr al-dīn, ‘Imād al-dīn ‘Umar, Kamāl al-dīn Ahmad, Mu‘īn al-dīn Ḥasan, et Fakhr al-dīn Yūsuf firent au service des Ayyūbides d’Égypte, depuis al-Kāmil (615/1218-635/1239), une carrière également brillante ; Fakhr al-dīn fut envoyé en ambassade à Frédéric II à la veille de sa croisade et lors de la conclusion de la paix qui la suivit en 1229 ; en 635/1239, les « fils du Shaykh » accompagnaient al-Kāmil lorsque celui-ci, après la mort de son frère Ashraf, alla enlever Damas à l’héritier désigné, un autre frère, Isma‘īl ; Kāmil étant mort sur ces entrefaites, ce sont les fils du Shaykh qui, pour éviter une revanche, soit d’Isma‘īl, soit du neveu de Kāmil, Nāṣir Dā’ūd, jadis frustré de Damas au profit d’Ashraf, font désigner en hāte, comme gouverneur de la ville, un autre prince de la famille, Djawwād ; mais comme cette origine à demi indépendante excite la méfiance du fils de Kāmil, ‘Ādil, qui a été recueillir l’héritage paternel en Égypte, il envoie ‘Imād al-dīn tâcher de faire accepter une compensation à Djawwād ; celui-ci, furieux, fait assassiner ‘Imād al-dīn. Cependant Djawwād avait fait appel au frère et rival de ‘Ādil, Ṣāliḥ. Après diverses mésaventures, celui-ci s’empare de l’Égypte et, les fils du Shaykh ayant sans doute négocié avec lui dès avant son succès6, prend Mu‘īn al-dīn comme vizir (début 638/été 1240). Il envoie le frère de ce dernier, Kamāl al-dīn, combattre Dā’ūd, devenu seigneur de Karak ; Kamāl al-dīn est battu et pris (639/1241), puis, libéré, meurt peu après (640/1242). Après la bataille de Gaza (642/1244), Ṣāliḥ envoie Mu‘īn al-dīn lui-même enlever Damas à Ismā‘īl qui, entre-temps, s’y était réinstallé ;
5Mu‘īn al-dīn occupe la ville mais y meurt bientôt à 56 ans. Fakhr al-dīn reste le seul chef de la famille, et pendant les dernières années de Ṣāliḥ, qui, malade, ne pourra plus prendre qu’une part indirecte aux opérations militaires, il est le vrai chef de l’armée égyptienne. Ṣāliḥ, en 1246-1248, l’envoie conquérir la Palestine sur Dā’ūd et sur les Francs, puis combattre les Alépins autour de Homs. En 647-1249, c’est lui qui est chargé de s’opposer aux Croisés que Saint Louis débarque à Damiette. Après la mort de Ṣāliḥ et en attendant la venue d’Orient de son héritier Mu‘aẓẓam, il est le régent du royaume, et si puissant qu’on l’accuse d’aspirer à la royauté. Il est tué à la première bataille de la Manṣūra contre les Francs (fin 647/févr. 1249). Fait remarquable, les fils du Shaykh ont, on le voit, accédé, bien que de famille religieuse étrangère à la carrière administrative, aux plus hautes fonctions de l’administration, et les ont par surcroît exercées en y joignant ces commandements militaires en général réservés aux chefs militaires de carrière. On ne leur connaît pas de descendants.
6C’est dans l’autre branche de la famille que se perpétua la fonction religieuse de ses premiers représentants.
7Sur le second fils de ‘Imād al-dīn ‘Umar, Tādj al-dīn ‘Abdallāh nous possédons la notice rédigée par son propre fils, qui est l’auteur étudié dans cet article :
8« Mon père, Tādj al-dīn, dit-il, naquit le dimanche 14 shawwāl 572/28 mars 1177 ; il connaissait le droit, les principes de la science sacrée et leurs développements, la mystique, l’histoire, la géométrie, la médecine ; il avait appris les grandes collections de ḥadīth, et il composa des pièces de vers excellentes. Il est l’auteur de livres parmi lesquels le « Guide pour rendre familiers les principes des choses » en huit volumes ; le « Livre sur le gouvernement des rois » dédié à Kāmil, prince d’Égypte ; les « Routes et royaumes » ; et il essaya de continuer l’Histoire (de Damas d’Ibn ‘Asākir ?), et rédigea de nombreux morceaux de littérature et d’histoire.
9Tadj al-dīn était allé au Maghreb en 593/1197 et, arrivé à Marrakech, avait été bien reçu par al-Malik al-Manṣūr Ya‘qūb ibn Yūsuf ibn ‘Abd al-Mu’min ; il le mit à la tête de ses troupes, selon la coutume du Maghreb qui veut que la conduite de la guerre soit confiée aux savants et aux doctes ; et il le choisit pour que les Syriens venant au Maghreb sussent que Ya‘qūb accueillait bien ceux qui venaient à lui. Tādj al-dīn resta là jusqu’à la mort de ce prince, puis servit son fils Muhammad, et en 600/1203-4 revint en Syrie. En 604-1208 il fit le Pèlerinage avec son frère Ṣadr al-dīn et ses enfants — premier pèlerinage qui se fit par la route de Bagdad. Le chef du Pèlerinage de Syrie était Dārim (Dil-derim ?). Avec nous fit le pèlerinage Shibl al-Dawla Ḥusāmī. Le mercredi nous nous arrêtâmes à ‘Arafa. C’était une année féconde en prospérités et bénédictions. Tādj al-dīn résida un moment à Ruhā auprès d’Ashraf. Il mourut le mercredi 16 ṣafar 342 et fut enterré le jeudi aux côtés de son père le Shaykh des Shaykhs, ‘Umar. Il avait soixante-dix ans. Il était mort de toux et de diarrhée »7. Il faut ajouter qu’il avait succédé à son frère comme Shaykh des Shaykhs en 617/1220.
10S’il avait eu d’autres enfants, deux seulement vécurent ou nous sont connus : le cadet Shams al-dīn Sharaf Abū Bakr, né au début de 608/fin de 1211, succéda à son père comme Shaykh des Shaykhs de Syrie en 644/1246-7 et mourut en 678/1279-808 ; l’aîné, dont la mère était de la famille d’Abū 1-Qāsim Qushayrī, est notre auteur.
11Sa‘d al-dīn Abū Sa‘d Khiḍr (ou Mas‘ūd) ibn ‘Abd al-Salām (ou ‘Abdallah) ibn ‘Umar ibn ‘Ali ibn Muḥammad ibn Ḥamawiya naquit à Damas le vendredi 26 rabī‘ premier 592/1er mars 1196. On nous cite comme ses maîtres ‘Umar ibn Tabarzad Abū 1-Yumn Mundhir, ‘Abd al-Mun‘im ibn Kulayb, Ibn al-Djawzī le fils, Mubārak ibn al-Ma‘tūsh, ‘Abdallah ibn Abī 1-Madjd al-Ḥarīrī. Il fit, on l’a vu, le pèlerinage de La Mecque avec son père, à douze ans, en 604/12089. Devenu jeune homme, il embrassa la carrière militaire et paraît avoir assisté à la cérémonie solennelle qui suivit la signature de la paix entre al-Malik al-Kāmil et les Croisés de Damiette, en 1221.
12« Le sultan, nous dit-il, tint séance dans son camp ; à sa droite était en ordre, al-Malik al-Mudjāhid, prince de Himṣ, al-Malik al-Ashraf Shāh-Armin, al-Malik al-Mu‘aẓẓam ‘Īsa, prince de Ḥamā, al-Ḥāfiẓ de Qal‘a Dja‘bar, les chefs des contingents d’Alep, de Mossoul, de Mārdīn, d’Irbil et de Mayāfāriqīn ; à sa gauche, le légat du pape, les princes d’Acre, Chypre, Tripoli, Ṣaydā, vingt comtes seigneurs de forteresse en Occident, les commandeurs du Temple et de l’Hôpital ; ce fut un grand jour. Le Sultan ordonna de leur vendre ce dont ils avaient besoin ; on leur apportait chaque jour 1.500 pains raghīq et deux cents boisseaux de farine, et pour du pain ils vendaient leurs engins, tant ils avaient faim. Damiette une fois remise, le Sultan libéra les otages ; le prince d’Acre resta jusqu’à la libération des otages du Sultan, qui fut longue. Puis, au milieu d’une grande foule, les deux souverains se montrèrent à cheval »10.
13Au moment de la croisade de Frédéric II, nous trouvons Sa‘d al-dīn gouverneur de Shawbak, pour le compte de Mu’aẓẓam, le prince ayyūbide de Damas. « J’étais, raconta-t-il à Sibṭ ibn al-Djawzī, en 623/1226, gouverneur de Shawbak, et il y avait dans une montagne voisine un moine vivant en solitaire. Je reçus une lettre de Mu‘aẓẓam m’ordonnant de le bannir ; je le fis ; il resta absent un an ; puis je reçus une nouvelle lettre de Mu‘aẓẓam m’invitant à le rétablir dans son habitat primitif à le traiter de mon mieux, et à m’informer de son histoire. Cette histoire, c’était que Mu‘aẓẓam l’avait fait conduire vers la côte pour qu’il le renseignât sur tout ce qui concernait l’Empereur (Frédéric II), et qu’il l’avait banni pour qu’on ne pût le soupçonner. Il lui fit don d’une terre pour lui procurer de quoi vivre, et y ajouta mille dinars »11.
14En 624/1227, Mu‘aẓẓam meurt et, deux ans après, son fils Nāṣir Dā’ūd est dépossédé de Damas et ne garde que quelques forteresses en Transjordanie. A Damas il est remplacé par son cousin Ashraf ; quant à Shawbak, elle est annexée à l’Égypte où règne un autre ayyūbide, Kāmil. C’est au service d’Ashraf que paraît être maintenant Sa‘d al-dīn. « Le vizir Falak, nous dit-il, avait auprès de ce prince la haute main sur les rédactions, bien que son maître le trouvât fort ignorant. J’étais un jour auprès d’Ashraf ; Falak sortit pour une affaire, puis revint. Le prince lui demanda où il était allé. « Seigneur, répondit Falak, je menais les bêtes à l’étable. » Alors le Prince : « Étonnant que tu n’y sois pas resté avec elles » (voulant dire que Falak était une bête)12.
15En 631/1234, Ashraf et Kāmil, ensemble, franchirent l’Euphrate, pour faire la guerre au sultan sāldjūqide de Rūm. Des dissensions éclatent entre Kāmil et plusieurs princes, dont Nāṣir Dā’ūd. Sa‘d al-dīn se trouve du voyage.
16« En 632 (sic), écrit-il, Kāmil avait traversé l’Euphrate, à la tête d’une armée comme Saladin lui-même n’en avait jamais rassemblée. Je me présentai un jour chez lui, et y trouvai Malik Nāṣir Dā’ūd, en train de dire : « Va, va détruire Suwayda ; à moi il ne convient pas de combattre et de faire fuir des Musulmans ; envoie quelqu’un d’autre. » Kāmil alors se fâchant : « Par Dieu, si nous buvions du vin, nous commettrions un péché bien plus généreux que ce rigorisme que tu manifestes par exemple en allant faire relâcher à nos hommes le butin qu’ils ont pris individuellement, et en nous écrasant de ta vertu. » (Puis, à moi ?) « S’il y a péché tu pèches et cet autre (c.-à-d. Nāṣir) y sera sur le même rang que toi. » (Nāṣir raconte ?) que, s’étant levé, il sortit alors, et fut rejoint par Ṣalāh Irbilī, qui lui dit de ne pas aller à Ḥiṣn Manṣūr ; le Sultan enverrait quelqu’un d’autre. « Non par Dieu je n’y vais pas, fut la réponse, et quand bien même ce serait un ordre, je n’ai que faire de tes paroles »13.
17On voit mal si Sa‘d al-dīn est encore outre Euphrate lorsqu’en 633/1236 Kāmil et Ashraf assiègent Ḥarrān, récemment prise par les soldats de Rūm. « Cette année, écrit-il, arriva d’Égypte la nouvelle d’une épidémie qui y fit, raconte-t-on, plus de trente mille morts en un mois. » Puis, après des développements qu’omet Dhahabī, il reprend : « Kāmil se rendit à Ḥarrān, tua devant cette ville une multitude de Musulmans et, avec Ashraf, livra plusieurs assauts. Il y eut un grand nombre de blessés, puis il finit par obtenir la capitulation des lieutenants du Souverain de Rūm, après quoi il les mit aux fers, et il arriva des choses très laides. » Sa‘d al-dīn est en tout cas peu après à Damas, résidant dans la demeure du seigneur de Ba‘albek, à l’intérieur de la Bāb al-Farādīs ; il donna la dignité d’émir de cent cavaliers au seigneur ‘Imād al-dīn ‘Umar, fils du Shaykh. — A la fin de l’année, le seigneur de Rūm assembla ses troupes et assiégea Ḥarrān ; les populations éprouvées prises entre lui et les fils de ‘Ādil, imploraient la clémence de Dieu »14.
18La bonne entente entre Ashraf et Kāmil ne dura pas. L’année suivante (634/4 sept. 1236-23 août 1237), Sa‘d al-dīn nous rapporte que « Malik Ashraf prit des mesures contre son vizir Falak, et lui confisqua ses biens, parce qu’on lui avait rapporté que Falak intriguait avec Kāmil »15. Mais peu après, en 635/1237, Ashraf mourait. « Sa maladie, dit Sa‘d al-dīn, consistait en furoncles à la tête ; à la crevaison de cet abcès, où se mirent des vers, il en tomba un tas de chair. Le peuple manifesta une grande douleur, ses soldats et les gens de sa Maison revêtirent leurs vêtements de deuil ; ses femmes vinrent à la porte du palais en pleurant et louant le mort ; les souqs furent fermés »16.
19Bientôt Kāmil s’emparait de Damas ; mais à son tour il mourait. Le Shaykh des Shaykhs ‘Imād al-dīn, l’oncle de notre auteur, contribue à faire donner hâtivement le pouvoir à Damas à un des neveux de Kāmil, Djawwād, pour écarter les ambitions de Nāṣir Dā’ūd qui, ayant aidé Kāmil à enlever Damas à l’héritier désigné par Ashraf, Ismā‘īl, en escomptait une récompense. Mais Djawwād désire peu reconnaître la suzeraineté du fils de Kāmil, ‘Ādil, proclamé sultan en Égypte, et s’allie avec le prince de Homs, Asad al-dīn ; or c’était comme lieutenant de ‘Ādil que ‘Imād al-dīn l’avait fait nommer. Aussi ‘Ādil étudie-t-il avec ‘Imād al-dīn, qui l’a suivi en Égypte, le moyen de faire accepter à Djawwād l’échange de Damas contre le gouvernement d’Alexandrie. Dès lors Djawwād est l’ennemi de ‘Imād al-dīn, qui va revenir à Damas et y agir comme représentant de ‘Ādil. Sa‘d al-dīn qui accompagnait son oncle, nous raconte ainsi ce retour et son tragique dénouement :
20« Nous sortîmes du Caire en rabī‘ premier (12 oct.-11 nov. 1238). Les frères de ‘Imād al-dīn lui firent leurs adieux, et Fakhr al-dīn lui dit qu’il ne voyait pas sans crainte son départ. « Peut-être en sortira-t-il pour toi un mal durable. — Je l’ai fait prince de Damas, comment serait-il mon ennemi ? — Tu dis vrai : tu l’as quitté émir, tu le retrouves sultan, et tu vas lui demander de te remettre Damas en échange d’Alexandrie. Il séjournera chez vous( ?), comment l’apaiseras-tu ? Et en cas de refus ? Arrête-toi donc à Tibériade, et écris-lui de là ; s’il t’envoie une réponse favorable, tu n’y resteras pas et tu informeras ‘Ādil. » Mais ‘Imād al-dīn ne l’en crut pas et se rendit à Damas. Nous nous arrêtâmes à al-Muṣallā, où Djawwād vint à notre rencontre : (‘Imād al-dīn descendit de litière pour monter à cheval et j’ouvris la mousseline de son drapeau ; Djawwād me le prit en disant)17 : « C’est à moi que revient la tâche de servir le maître ‘Imād al-dīn, puisque c’est lui qui m’a donné l’autorité sur le peuple et fait accéder au gouvernment de Damas. » Il nous accompagna et installa ‘Imād al-dīn dans la Citadelle au Dar al-Masarra. A ce moment, Asad al-dīn, seigneur de Homs, revenait aussi à Damas. Djawwād envoya à ‘Imād al-dīn : or, vêtements d’honneur, chevaux et étoffes. Mais de cet arrosage je ne reçus pas la pluie ; et pourtant je m’étais attaché à ‘Imād al-dīn pendant sa maladie, car il n’était sorti du Caire qu’en litière, mais, comme l’on dit, ceux qui font cuire répandent sur nous leur fumée et ne nous laissent pas nous bronzer au feu. ‘Imād al-dīn avait cependant distribué les robes d’honneur à ses compagnons.
21« Mais lorsque Djawwād sut que le but de la mission de ‘Imād al-dīn était de lui enlever Damas et de lui donner en échange Alexandrie il lui interdit de quitter sa résidence et de se montrer dehors à cheval. Puis il alla le trouver, et lui dit : « Ainsi vous m’enlevez Damas et vous me donnez Alexandrie. Je n’accepte que deux solutions : ou il y aura un lieutenant à vous à Damas, et vous m’établirez comme ce lieutenant ; ou bien vous n’en ferez rien, alors j’enverrai proposer à Ṣāliḥ Nadjm al-dīn Ayyūb l’échange de Damas contre Sindjār. » ‘Imād al-dīn lui répondit : « Si tu fais cela, Ṣāliḥ et ‘Ādil feront la paix, et tu resteras sans rien. » Djawwād se leva et sortit furieux, et rapporta l’entrevue à Asad al-dīn. Celui-ci s’écria : « Plaise au ciel que Ṣāliḥ et ‘Ādil se réconcilient, pour qu’ils ne nous importunent plus par leurs disputes. » Puis il vint à son tour trouver ‘Imād al-dīn et lui dit que le mieux était qu’il écrivît à ‘Ādil pour lui conseiller cette Solution. « Et quand je serai parvenu à Bérézé, répartit ‘Imād al-dīn, nous nous enfuirons à Ba‘albek (?). » Asad al-dīn se fâcha et ils se séparèrent sur ces mots. Djawwād demanda alors en secret à ‘Imād al-dīn18, fils du Cadi de Ba‘albek, d’empoisonner notre ‘Imād al-dīn qui était malade, mais il ne le fit pas. Sur ces entrefaites, Asad al-dīn retourna à Himṣ.
22« Le mardi 26 rabī‘ premier/7 nov., Djawwād fit dire à ‘Imād al-dīn qu’il le laisserait libre d’aller se promener à cheval dans les environs de la ville s’il voulait. ‘Imād al-dīn fut persuadé qu’il y avait là inspiration sans arrière-pensée. Il revêtit donc la faradjiyya que Djawwād lui avait envoyée, et on lui sangla un étalon offert également par ce prince. Au moment où il franchissait la porte de sa maison, un homme debout se présenta devant lui portant à la main un écrit qu’il tendait en demandant secours. Le ḥādjib de ‘Imād al-dīn voulut le prendre, mais l’autre dit qu’il avait affaire au maître. Alors ‘Imād al-dīn le fit avancer ; l’homme lui tendit sa requête et en même temps le frappa d’un couteau au flanc qui atteignit les intestins ; un autre individu survint, qui le frappa au dos ; ‘Imād al-dīn tomba mort. On le rapporta chez lui. Djawwād envoya prendre tous ses biens, ses chevaux et ses esclaves. Il écrivit aussitôt qu’il n’était pour rien dans l’attentat. Mais les esclaves de ‘Imād al-dīn refusèrent d’entrer au service de Djawwād, lui faisant dire : « Tu prétends ne pas l’avoir tué, mais il a des frères et un héritage, comment se fait-il que tu te le sois approprié ? » Alors Djawwād les fit emprisonner.
23« Puis Djawwād fit dire à mon père Tādj al-dīn d’aller chez son frère ; nous y allâmes et sortîmes le corps. On lui fit des obsèques importantes, en raison de l’injustice de son meurtre ; nous le portâmes au Qāsyūn, où nous l’enterrâmes dans la Zāwiya du Shaykh Sa‘d al-dīn après avoir recousu ses blessures. Ce fut Sa‘d al-dīn son neveu — continue ce dernier lui-même — qui dit la prière pour lui. ‘Imād al-dīn avait alors cinquante-six ans »19.
24C’est probablement à la suite de ce malheur ou peut-être seulement au cours des deux années de troubles qui suivirent que Sa‘d al-dīn quitta Damas. Nous le retrouvons au service d’un autre Ayyūbide, al-Malik al-Muẓaffar Shihāb al-dīn Ghāzī de Mayāfāriqīn. Aussi est-ce de cette région qu’en ces années il nous entretient le plus volontiers. Elle était alors troublée par les bandes restant de l’équipée du défunt khwārizm-Shāh Djalāl al-dīn Manguberti, derrière lesquelles déjà approchaient les Mongols.
25« En 639 / juillet 1241-juillet 1242, écrit-il, les Khwārizmiens saccagèrent Naṣībīn, Ras al-‘Ayn et Dunaysar, et massacrèrent une multitude de Musulmans. Ensuite ils demandèrent la paix à MuẓafFar Ghazī, et des serments furent échangés. Le chef suprême était Béréké-Khān ; ils étaient environ cinq mille cavaliers. En dessous de Béréké il y avait Ikhtiyār al-dīn Bardum-Khān, ancien émir du sultan Djalāl al-dīn, vieillard rusé, avisé et de beau visage ; puis Sārūkhān, naguère préposé aux chameaux de Djalāl al-dīn, connaissant à fond ses bêtes ; puis Kushlūkhān, qui tenait son titre de Djalāl al-dīn, et était un jeune homme intelligent ; puis le fils de la sœur de Djalāl al-dīn, et Bahadur, Bekdjārī, Tīlū, et d’autres chefs. Quant à Béréké lui-même c’était un jeune homme bien fait qui offrait à boire au premier venu ; Malik Muẓaffar avait épousé une de ses cousines. Les Khwārizmiens devinrent tout puissants sur la Djazīra, répandirent le désordre et la ruine, et pillèrent les dépendances de Mossoul au point qu’on y vendit un bœuf pour quatre dirhams, un quintal de fer pour deux dirhams un tiers, un âne pour trois dirhams, tant il y en avait, et de nature illicite... En ramadan, on bannit les devins ( ?) de Mayāfāriqīn, où je me trouvais, parce qu’ils avaient jusque-là trop fait de mal au peuple »20.
26« En 640/1er juil. 1242 - 21 juin 1243, dit-il ensuite, les Tatars prirent Erzerūm et en massacrèrent tous les habitants ; la population de Khilāṭ s’enfuit et se dispersa par peur d’eux. » (Sa‘d al-dīn, dit Dhahabī, raconte ici la victoire remportée par Muẓaffar et les Khwārizmiens sur les Alépins.) « Une personne de Naṣībīn, reprend-il, dit que cette ville avait été cette année pillée sept fois par les gens de Mossoul, de Mārdīn et de Mayāfāriqīn ; n’étaient nos femmes, nous serions partis chercher un gîte ailleurs. Ce que Dieu veut arrive »21.
27Il note aussi des souvenirs d’autres genres : « J’ai vu, écrit-il, près de Mayāfāriqīn un chêne dont la circonférence mesurait vingt-deux empans. Un autre jour, alors que je me trouvais auprès de Muẓaffar Ghāzī, on lui amena deux chevreaux, dont l’un avait le visage très proche d’un visage d’homme, avec un groin comme un sanglier et deux yeux dessous et deux autres yeux sur le front, une bouche semblable à une bouche humaine et une large langue. J’ai vu aussi un chevreau avec un seul œil au milieu du front et une queue grasse comme un mouton »22.
28Ce fut pendant le séjour de Sa‘d al-dīn à Mayāfāriqīn que Muẓaffar sans doute lui raconta son pèlerinage en 624/1227 à La Mecque. « De Syrie le Pèlerinage était conduit par Shudjā‘ ibn Sallār, de Mayāfāriqīn par Muẓaffar Shihāb al-dīn Ghāzī. Ses bagages étaient portés par 600 chameaux, sans parler de 50 dromadaires dont chacun portait un esclave. Malik Ashraf lui envoya d’importants approvisionnements. Il gagna la rive occidentale de l’Euphrate à Qarqīsiya, et de là passa à Kīsān, al-Qama, al-‘Ayn, Shanātā, villages où sont des sources d’eau courante et des palmeraies dont les fruits s’exportent en Syrie ; puis à Karbala, où il visita le mashhad ; puis il entra à Kūfa où il visita le mashhad du Prince des Croyants. D’Iraq le Pèlerinage était conduit par Qīrān Shams al-dīn, mamlūk du Calife. Le Calife envoya à Shihāb al-dīn deux chevaux et des mulets, et mille dinars en disant : voici ce que fait ma Puissance pour les fuqaha’ sur le chemin du Pèlerinage, et il recommanda au chef du Pèlerinage de se mettre à son service. Muẓaffar fit des aumônes à La Mecque et à Médine, puis revint en Iraq sans passer par Kūfa, mais, passant plus à l’ouest, et après avoir avec ses compagnons failli mourir de soif, atteignit Ḥarrān »23.
29Le séjour de Sa‘d al-dīn auprès de Muẓaffar ne s’acheva pas sans qu’il assistât à des drames. A la fin de 641/printemps 1244, un ambassadeur du Qān (mongol) vint demander au Prince de Mayafariqīn d’entrer dans son obéissance, et en 642 (9 juin 1244-29 mai 1245) celui-ci lui envoya des présents considérables. A la fin du même mois les Tatars.s’emparaient de Khilāṭ, puis atteignaient Bidlīs. Shihāb al-dīn se rendit alors à Ḥiṣn Kayfa et envoya sa mère et sa fille, avec leurs objets précieux, auprès de Mu‘aẓẓam, fils d’al-Malik al-Kāmil. Al-Malik al-Muẓaffar ayant mandé son fils al-Malik al-Sa‘īd, jeune homme beau, brave et généreux, lui dit d’aller à Mayāfāriqīn rassembler hommes et armée pour combattre les Tatars. « Moi, ajoutait-il, j’irai à Bagdad et en Égypte lever des troupes et recruter des hommes. » Mais le jeune homme refusa de se séparer du Sultan. Son cousin alors lui donna un coup de couteau, qui le tua ; il fut lui-même massacré sur-le-champ.
30Ensuite al-Muẓaffar, que j’accompagnais, se rendit à Naṣībīn puis à Mākasīn ; puis, par le pays du Khābūr, nous nous rendîmes à ‘Āna. Après quoi nous revînmes vers l’ouest et reçûmes des approvisionnements du Calife. Nous apprîmes alors l’arrivée des Tatars à Sindjār et il nous vint une ambassade du Calife, avec des bêtes destinées à la route d’Égypte. Nous retournâmes un moment à ‘Āna, et là des lettres nous apprirent que les Tatars, à cause d’accidents survenus aux sabots de leurs chevaux, s’en allaient. Nous gagnâmes alors le Masdjid (Mash-had ?)-‘Alī, Ḥarrān, et enfin Mayāfāriqīn24.
31La même année, on l’a vu, mourut le père de Sa‘d al-dīn et celui-ci pour raison d’héritage sans doute quitta Muẓaffar et reprit la route de Damas25. La situation de la Syrie n’avait cependant rien d’enviable. Djawwād n’avait pu se maintenir à Damas qu’il avait cédée à Ṣāliḥ ; mais celui-ci avait été supplanté à Damas par l’héritier désigné d’Ashraf, Isma’īl. Ṣāliḥ cependant avait renversé son frère ‘Ādil en Égypte. Avec l’aide des Khwārizmiens, il venait d’écraser ses rivaux musulmans et Francs coalisés contre lui à Gaza ; il envoyait maintenant une armée sous les ordres de son vizir Mu’īn al-dīn, un des cousins de notre auteur, assiéger Damas. Ismā’īl avait en vain envoyé son vizir à lui, Amīn al-Dawla, demander l’intercession du Calife. Cet Amīn al-Dawla, nous dit Sa‘d al-dīn, « depuis les jours du siège avait recours aux talismans et aux sortilèges ; il se fit faire un cheval de bois dont le visage était tourné vers la queue et l’enterra en dehors de la ville ; et de même un taureau du meilleur fer, qu’il logea dans le minaret de la grande mosquée et dans lequel il plaça du feu sans que rien se produisît ». C’est pendant ce même siège qu’arriva Sa’d al-dīn (643-1245).
32« Nous partîmes de Ḥamā, en rabī‘ Ier avec les ambassadeurs de Ḥamā, qui avaient pris deux cents cavaliers par peur de l’insécurité des chemins ; nous passâmes à Salamiyya, puis continuâmes, avec les Khwārizmiens sur les chemins prélevant quelque chose sur tous les passants... Je descendis, continue-t-il, chez mon cousin Mu‘īn al-dīn dans le voisinage d’al-Muṣallā et il me donna un vêtement d’honneur. Je vis alors Damas : l’armée avait coupé presque tous les arbres et détourné l’eau des canaux : les maisons étaient détruites, car Ṣāliḥ Ismā‘īl en avait démoli par le feu les faubourgs, et l’armée d’Égypte abattit les constructions subsistantes dans les environs. Il ne restait pas dans la banlieue de Damas une maison où habiter. Les mangonneaux étaient dressés contre la ville, de Bāb al-Djābiya à Bāb al-Naṣr. En rabī‘ 1er/août, le fils du seigneur de Ṣarkhad se joignit à nous, mon cousin lui donna mille dinars, un vêtement d’honneur et un cheval. Presque tous les jours il distribuait cinq cents vêtements d’honneur et cinq mille dinars à des personnes qui se joignaient à nous »26.
33La ville finit par succomber et Sa‘d al-dīn s’y installa d’abord. L’année suivante son frère Sharaf al-dīn reçut la succession de son frère comme Shaykh des Khānqāh de Damas27. Notre auteur restait attentif aux faits de Djazīra et note que cette année « on apprit que Mu‘aẓẓam, seigneur de Ḥiṣn Kayfa, avait reçu des secours de Mossoul et de Mārdīn, et avait livré à Muẓaffar de Mayāfāriqīn une bataille dans laquelle il l’avait battu ; il avait ensuite ravagé les territoires de son ennemi ». Mais c’est en Égypte que la famille de Sa‘d al-dīn s’était élevée aux plus hautes destinées, et Sa‘d al-dīn décida d’aller rejoindre ses cousins. « Je partis, écrit-il, pour l’Égypte, et arrivai par le Gharābī à al-Quṣayr, puis à al-Sāyh où je m’arrêtai ; le Sultan Nadjm al-dīn (Ṣāliḥ) y avait fait construire des habitations et un jardin, avec une mosquée et des boutiques, et on l’avait nommé dès lors aṣ-Ṣāliḥiya »28. C’est dès lors la politique de Ṣāliḥ que Sa‘d al-dīn nous expose, et à laquelle lui-même prend une part assez active.
34« En muharram 645/8 mai-7 juin 1247, le Sultan enleva à Sa‘īd ibn al-‘Azīz la forteresse de Subayba, et lui donna un fief de cent cinquante cavaliers en Égypte, avec cent mille dirhems, une qayṣariyya de brocarts de soie, et cinq cents autres dirhems séparément. Vers le même moment il bannit son mamlūk Bunduqdar, dont il répartit les assignations entre les autres ; il était coupable d’être monté à la citadelle de ‘Adjlūn sans ordre. Puis le Sultan visita Jérusalem et en fit mesurer les remparts auxquels on trouva six mille brasses ; il fit consacrer le produit de l’impôt sur les récoltes à Jérusalem à la restauration de ces remparts, et fit une aumône de deux mille dinars au Ḥarām. Il visita aussi Hébron. »
35Sa‘d al-dīn prend alors part sous les ordres de son cousin Fakhr al-dīn à la campagne organisée par Ṣāliḥ contre les Francs. « L’émir Fakhr al-dīn assiégeait alors Tibériade. Il dressa contre elle ses mangonneaux ; les assiégés firent une sortie nocturne, et tuèrent Sābiq al-dīn al-Djazarī et sept autres Musulmans. Nous montâmes en bateau sur le lac pour couper les vivres de la ville ; les bateaux francs vinrent nous combattre une heure ; puis nous livrâmes un assaut à la citadelle de tous les côtés et il y eut beaucoup de blessés. La courtine que nous avions accrochée de l’avant-mur tomba et nous nous élançâmes tous ensemble à l’assaut de la brèche, les Francs accoururent en masse, nous jetèrent des pierres, nous tuèrent beaucoup de monde et nous éprouvèrent beaucoup ; mais toutes les fois qu’un groupe était fatigué, il se retirait et un autre venait occuper sa place ; si bien que les Francs finirent par être à bout de forces et demandèrent l’aman. L’émir le leur accorda à condition de les garder tous prisonniers, et ils s’y résignèrent. Ils étaient deux cent soixante. Les émirs à l’insu de Fakhr al-dīn firent encore une cinquantaine d’autres captifs et les troupes pillèrent la ville. Nous trouvāmes un grand nombre de Francs tués ou blessés dans la citadelle. Ce fut une grande journée. La citadelle fut rasée et ses débris partagés entre les soldats.
36Nous allâmes ensuite tous, en emportant nos engins de guerre, à Ascalon devant laquelle l’émir Shihāb al-dīn ibn al-Gharz nous avait précédés. Nos troupes entourèrent la place. Au pied se trouvait la flotte franque ; nos navires à nous étaient ancrés au rivage. Ascalon est une belle forteresse avec seize tours se succédant au bord de la mer. Nous y campâmes et lui lançâmes des pierres avec nos mangonneaux. La flotte franque vint attaquer la nôtre ; ce fut une chaude journée ; la mer devint mauvaise et les flots tumultueux, et nos navires furent brisés sur le rivage, au nombre de vingt-cinq ; tandis que les navires francs qui étaient mouillés aux large sortirent sains et saufs de la tempête. Nous prîmes le bois de nos navires et en fîmes des parapets pour les assauts. Nous avions en tout quatorze mangonneaux, lançant des pierres contre la citadelle ; les mangonneaux ennemis ne chômaient pas une heure ; les Francs brûlèrent les parapets protecteurs de nos mangonneaux ; ils lançaient sur eux de grosses flèches de ziyār29 incandescentes et nous brisèrent deux mangonneaux. Puis ils firent une sortie qui nous coûta beaucoup de monde. Au bout de quelques jours nous nous mîmes à combler le plus vite possible le fossé du côté de la mine. Ensuite ils reçurent douze navires de secours (il leur venait mais il nous venait aussi) et ils firent encore plusieurs sorties. Le dix de djumādā premier/13 sept. 1247 nous donnâmes l’assaut de tous côtés ; les Musulmans livrèrent un combat acharné et s’emparèrent de l’avant-mur ; il y eut une soixantaine de morts et une foule de blessés. Nous passâmes la nuit sur les fossés et l’on commença à miner une tour et une courtine ; après deux jours nous nous élançâmes à l’assaut. Un moment ils nous reprirent la mine dont nos hommes s’enfuirent, mais le lendemain nous la reprîmes ; le 16 nous mîmes le feu à la mine de la tour, mais l’ennemi avait contre-miné et étouffa le feu. Cependant le lendemain la tour s’écroula et ensevelit douze de leurs cavaliers que nos hommes retirèrent pour prendre ce qu’ils avaient sur eux. Il leur arriva encore sept gros vaisseaux. La pierre du mangonneau que je possède pèse un quintal syrien un quart. Le siège se prolongea avec plus d’un incident. Deux chevaliers francs passèrent à nous, et reçurent de Fakhr al-dīn des vêtements d’honneur. Ils rapportèrent que la discorde avait éclaté entre les Hospitaliers et [......]. L’avant-mur s’écroula et huit des nôtres moururent sous les débris. La nuit du jeudi 22 djumādā second/25 sept., nos hommes montèrent par la tour minée et s’en emparèrent : ils poussèrent un grand cri, on sonna les timbales dans la nuit, un grand vacarme s’éleva, la foule accourut, les Francs frappés de stupeur s’enfuirent vers leurs bateaux ou dans les tours où ils se fortifièrent ; et les Musulmans, toujours de nuit, entrèrent dans la citadelle. Ils massacrèrent à l’envi et, dans la masse avec l’obscurité et la soif du butin, il se peut que certains se soient tués entre eux. Jusqu’à la fin de la nuit, ils ne cessèrent d’emporter objets précieux et armes. Le lendemain l’émir Fakhr al-dīn fit son entrée et accorda la vie sauve, sans leurs biens, aux Francs réfugiés dans les tours. Parmi eux se trouvaient trois chefs vénérés. Il y eut deux cent soixante prisonniers. Nous trouvâmes dans la mer des noyés et des mains coupées, parce que des Francs s’étaient accrochés à des navires pour fuir et que ceux de l’intérieur, craignant de couler, leur avaient coupé les mains avec leurs épées. Ensuite nous nous mîmes à démolir la citadelle, puis nous nous en allâmes et nous laissâmes la ville servir d’abreuvoir aux hiboux et aux corbeaux et d’habitation aux chamois et aux gazelles. Gloire à Dieu qui dure et qui rétribue »30.
37L’année suivante, Ṣāliḥ tomba malade, et il jugea prudent de prévenir les intrigues que la présence de son frère naguère détrôné par lui pouvait faire craindre. Sa‘d al-dīn paraît avoir eu sur ce point des informations plus précises que les autres chroniqueurs. « Le 5 shawwāl 646/22 janvier 1249, écrit-il, Ṣāliḥ ordonna d’emmener son frère Abū Bakr al-‘Ādil avec ses femmes et de le transférer à Shawbak. Il envoya pour le prévenir le Khādim Muḥassan, qui entra dans sa prison, et l’informa de la décision irrévocable du Sultan de le transporter à Shawbak. Le prince répondit : « Si vous voulez me tuer à Shawbak, faites-le donc ici tout de suite, je n’irai jamais à Shawbak. » Puis Muḥassan le blâmant de son obstination, il le frappa de son écritoire. Muḥassan sortit et informa Ṣāliḥ. Celui-ci lui dit de régler le sort d’al-‘Ādil. « Muḥassan prit avec lui trois esclaves et, la nuit du samedi 12 shawwāl, ils l’étranglèrent avec la mousseline de son drapeau et l’y pendirent. On déclara qu’il s’était pendu lui-même, et l’on sortit son corps comme d’un étranger. Nul n’osa témoigner de compassion pour son sort ni pleurer auprès de son brancard. On l’enterra dans le turbé de Shams al-dawla »31.
38Sā‘d al-dīn était encore en Égypte lorsque se produisit la croisade de St. Louis. Peu après l’arrivée des Francs, Ṣāliḥ était emporté par la maladie. On ne déclara pas d’abord sa mort. « Dès le lendemain, dit Sa‘d al-dīn, mon cousin Fakhr al-dīn, vicaire du Sultanat, pénétra dans la tente du Sultan et convint avec l’eunuque Muḥassan de déclarer que le Sultan avait ordonné de faire prêter serment à son fils Mu‘aẓẓam et pour lieutenant Fakhr al-dīn. Ainsi fut décidé, et les notables convoqués prêtèrent serment à l’exception des fils de Nāṣir, qui tardèrent. [Fakhr al-dīn] dit : « Fais savoir que tu vois le Sultan. » L’esclave entra chez le Sultan puis sortit, et dit : « Le Sultan vous salue. » Alors Fakhr al-dīn : « N’est-il pas évident que nous le voyons dans cette condition, alors qu’il vous a prescrit de prêter serment ? » Alors ils jurèrent. Et il leur vint de tous côtés [... lacune ?...] [on leur avait pris] le Karak, et leurs visages devinrent noirs auprès de leur père en raison de leur trahison — [livraison du Karak à S Ṣāliḥ à l’insu de Nāṣir Dā’ūd, maître de la place]. — Le Sultan de leurs espoirs mourut, bientôt on les chassa d’Égypte. — L’émir Fakhr al-dīn envoya le texte du serment aux provinces afin d’obtenir qu’il fût prêté à Mu‘aẓẓam32.
39Bientôt, Fakhr al-dīn mourait à son tour, tué en combattant les Francs. « C’était, dit son cousin, un jour de fort brouillard ; il reçut des coups de lance et des flèches, puis deux coups d’épée au visage ; avec lui il n’y eut de tué que son djāmdār ; Djūlānī Qudūr s’appropria la mosquée ( ?) qu’il avait fait construire à la Manṣūra ; Dimiāṭī, les portes de sa demeure. Ce jour-là fut tué Nadjm al-dīn al-Bahasnī al-Shudjā‘ ibn Yūsuf et [Alt (’b)a ?] le Kātib, et toutes les tentes de l’aile gauche furent pillées. Puis les Musulmans revinrent à la charge, dominèrent les Francs, et mille six cents de leurs cavaliers furent tués. Puis des Francs dressèrent leurs tentes sur place et se mirent à s’entourer d’un fossé. Nous emportâmes alors Fakhr al-dīn, vêtu d’une tunique. Quant à la résidence qu’il s’était fait élever à la Manṣūra elle fut vers ce moment saccagée à tel point que l’on dit par la suite : « Ceci était hier une demeure où s’alignaient les drapeaux de soixante-dix émirs : regardez son dénuement présent. » Gloire à celui qui ne change ni ne cesse »33.
40Quelques mois plus tard, nouvelle bataille où cette fois la victoire est aux Musulmans ; St. Louis est fait prisonnier : « Si le Français (St. Louis), dit Sa‘d al-dīn, avait voulu se sauver, il aurait pu se réfugier sur le Djabal Sabaq ou à Harāfa ; mais il resta au plus fort de la mêlée, pour protéger les siens. Parmi les prisonniers il y avait des princes et des comtes ; on compta leur nombre total et on en trouva plus de vingt mille. Les noyés et les tués étaient sept mille. J’ai vu les tués, ils couvraient la face de la terre, tant il y en avait ; le grand chevalier [..... ?] et rivalisait de misère avec le peuple derrière lui comme la plus humble des créatures. Ce fut une journée comme les Musulmans n’en avaient jamais vu ni entendu raconter. Du côté musulman il n’y eut pas cent tués. Malik Mu‘aẓẓam envoya au Français, aux princes et aux comtes des costumes d’honneur au nombre de plus de cinquante ; tous s’en revêtirent, sauf le Français qui dit : « Moi, mon pays est plus grand que le sien : comment revêtirai-je son costume ? » Le lendemain Mu‘aẓẓam donna un grand banquet et le maudit refusa encore d’y paraître, disant : « Je n’ai pas le droit de banqueter ; il ne me fait venir que pour faire de moi la risée de son armée, il n’y a donc rien à faire. » Il avait du jugement, de la fermeté, et de la religion au sens des Francs, qui avaient grande confiance en lui ; il avait une belle stature. Mu‘aẓẓam fit un tri parmi les prisonniers, garda les artisans et fit décapiter les autres »34.
41Bientôt on s’occupe de la rançon du roi. « Il fut convenu, dit notre auteur, que le Français livrerait Damiette et que les comtes et lui payeraient huit mille dinars comme indemnité pour les revenus de Damiette qu’ils avaient enlevés ; ils libéreraient les prisonniers musulmans. Les serments furent prêtés, l’armée s’ébranla le 2 ṣafar/5 mai 1250, nous allâmes camper sous Damiette jusqu’à l’aube, mais la foule pilla et tua les Francs qui restaient à Damiette, et les émirs durent l’expulser par la force. On fit l’évaluation des revenus qui restaient à Damiette, que l’on trouva être de quatre mille dinars. Le Français fut rançonné quatre cent mille dinars, et le soir il fut libéré avec un groupe d’autres Francs, et on les descendit dans une galère sans délai. Le Français envoya de là un messager aux émirs, pour leur dire que ce qu’il avait vu témoignait de peu de jugement et de peu de foi. « Pour ce qui est de votre manque de foi, vous avez tué votre Sultan ; pour ce qui est de votre manque de jugement, un roi d’outre-mer tel que moi était tombé entre vos mains et vous ne l’avez dépouillé que de quatre cent mille dinars ; m’eussiez-vous demandé mon royaume, je vous l’aurai promis, le temps d’être délivré »35.
42Peu de temps auparavant les mamlūks et émirs avaient en effet massacré Mu‘aẓẓam. Notre auteur, dont la carrière s’était faite au service des Ayyūbides et qui vite souffrit de leur renversement, joint à l’horreur que ces parvenus lui inspirent une idée cependant peu flatteuse de leur victime. « A peine Mu‘aẓẓam fut-il arrivé, écrit-il, tout ce qui était obscur au temps de son père allongea la langue ; on le trouva faible d’esprit, trop jeune pour bien administrer. Il transféra le fief de Fakhr al-dīn fils du Shaykh au Khādim Djawāhir pour ses engins ; les émirs attendaient de lui des cadeaux semblables à ceux qu’il avait faits aux émirs de Damas, et ils n’en virent pas trace. Il ne cessait pas de trembler de l’épaule gauche et de la moitié du visage, en particulier de la partie où prenait la barbe. Lorsqu’il était ivre, il tranchait de son épée les chandelles et disait : « Voilà ce que je veux faire des esclaves de mon père » et les menaçait de mort. Ainsi il troubla les cœurs, et on se mit à le détester, sans parler de son avarice »36.
43Il circula aussi une version pieuse d’après laquelle le meurtre de Mu‘aẓẓam aurait été le chātiment de celui de ‘Ādil par Ṣāliḥ : « Un homme digne de foi, dit Sa‘d al-dīn, m’a rapporté que Ṣāliḥ Ayyūb avait dit à l’eunuque Muḥassan de se rendre auprès de son frère ‘Ādil en prison et d’emmener des esclaves pour l’étrangler ; Muḥassan avait fait la proposition à tous les esclaves, mais seuls quatre avaient accepté et étaient allés avec lui étrangler le prince. Maintenant Dieu rendit les quatre mêmes maîtres du fils de Ṣāliḥ, qu’ils tuèrent de la façon la plus atroce, et sur lequel ils reportèrent un châtiment pire que la faute »37.
44Après le meurtre de Mu‘aẓẓam « les (Mamlūks) turcs, dit Sa‘d al-dīn, vinrent au dahlīz du Sultan, et prêtèrent serment à Shadjar al-Durr (veuve de Ṣāliḥ) et à son vicaire l’émir ‘Izz al-dīn Aybak le Turcoman. En ṣafar/mai, Shadjar al-Durr commença à distribuer les vêtements d’honneur aux émirs, et leur donna de l’or et des chevaux. Ils libérèrent cinq cents prisonniers francs, parmi lesquels cent chevaliers. Au début de rabī‘ premier/juin, ils transférèrent le fief de Fakhr al-dīn fils du Shaykh et trois autres villages à Fāris al-dīn Aqtāy le Djāmdār ; puis ils envoyèrent à Ġazza dix émirs sous le commandement de Khass Turk le Grand, et bannirent les enfants de Nāṣir Dā’ūd. En rabī‘ second/ juillet, l’armée d’Égypte entière se mit en campagne en raison des mouvements des Alépins »38. La Syrie en effet n’avait pas reconnu la révolution égyptienne, et Nāṣir d’Alep s’emparait de la Syrie centrale que Sālih avait rattachée à l’Égypte.
45Au surplus en Égypte même les esprits étaient loin d’être unanimes, les différents clans de mamlūks se disputant les fruits de pouvoir. « En rabī‘ second/juillet, continue notre auteur, une fraction des Baḥriyya prépara un attentat contre ‘Izz al-dīn le Turcoman ; il ordonna des arrestations, et se fit prêter serment par les émirs une seconde fois. Pendant ces mois chaque jour la Reine maria deux ou trois Baḥriyya et autres mamlūks avec des femmes esclaves du Palais, avec lesquelles elle leur envoyait des cadeaux considérables. Puis ils arrêtèrent les principaux émirs kurdes : Sayf al-dīn Qaymāzī, Djamāl al-dīn Hārūn, Sharaf Shayzārī, ‘Izz Qaymāzī, Qabīsī, Quṭb al-dīn Qarabè gouverneur d’Āmid, Qutb al-dīn gouverneur de Suwayda, Nāṣir al-dīn Tibnīnī, Sharaf al-dīn ibn al-Mu‘tamid ancien gouverneur de la citadelle de Damas, Shams al-dīn ibn Bakā ancien gouverneur de Damas, et Shudjā‘ le ḥādjib. Le 22 du même mois/24 août ‘Izz al-dīn Aybak prit le titre de Sultan, et se montra à cheval dans l’appareil de la royauté. Mais le 2 djumādā premier/1er septembre il renonça à ce titre et fit prêter serment par l’armée à Malik Ashraf fils de Ṣalāḥ al-dīn Mas‘ūd Aqsīs fils de Kāmil, qui était âgé de huit ans ; ‘Izz al-dīn Aybak restait comme son atabek. On fit émir Bunduqdar et l’on sortit de prison un certain nombre d’émirs enfermés par Ṣāliḥ, à savoir Badr al-dīn Yūnis, ‘Alam al-dīn Shamā’i, Lu’lu’ Bā’isālī(?), Nāsir al-dīn ibn Bartās, et d’autres. Khass Turk le Grand, Shihāb Rashīd le Grand, Shihāb al-dīn ibn Ghirz et un groupe d’autres émirs prirent la fuite et gagnèrent Karak dont on apprenait en même temps que Malik Mughīth fils de ‘Ādil, fils de Kāmil s’était emparé ; mais au bout de quelques jours ce prince fit arrêter Rashīd le Grand et Ibn Ghirz, coupables d’avoir correspondu avec les Alépins. Mu‘izz fit arrêter une série d’émirs, et fut vraiment souverain »39. Ailleurs notre auteur note qu’« à la fin de dhūl-qa‘da/ février 1251, on avait sorti nocturnement Ṣāliḥ Ismā‘īl de sa prison, on l’avait emmené vers la montagne, on l’avait tué, et toutes traces de lui furent effacées »40. Cependant les hostilités engagées en Syrie aboutissent à une grande bataille, où est battu Nāsir d’Alep et tué son atabek Lu’lu’. D’après Sa‘d al-dīn, « il périt dans cette bataille, sans parler de Shams al-dīn Lu’lu’, Nāṣir al-dīn fils de l’émir Sayf al-dīn Qaymāzī, l’émir Ḍiyā’ al-dīn Qaymāzī, et l’émir Sa‘d al-dīn Ḥumaydī »41.
46La situation personnelle de Sa‘d al-dīn, dont la fortune avait été liée à celle des plus hauts serviteurs de Ṣāliḥ, se ressentait durement de cette situation. Vers djumādā premier/septembre de cette même année, il note : « On me supprima ma pension »42. Néanmoins comme la domination de Nāṣir à Damas ne lui offrait peut-être pas de meilleure perspective, il resta le plus qu’il put en Égypte. Il écrit en effet : « En 653/1255, je vis dans un village de la province de Zubd un noyer mesurant douze brasses de circonférence et portant cent vingt mille noix. » En une autre date indéterminée, il avait vu « chez le Khaṭīb du Caire, Fakhr al-dīn le cadi Sakrī, une peau de serpent envoyée d’Inde à son père, et large de trois empans »43.
47Ce dut être à la fin de 653/29 janvier 1256 que Sa‘d al-dīn quitta l’Égypte et rentra à Damas ; en effet, des récits de lui postérieurs à son passage antérieur dans cette ville sont insérés dans la chronique de son ami Sibṭ ibn al-Djawzī, qui la rédige à ce moment, ne paraît pas être allé en Égypte, et va mourir à la fin de l’année suivante. Il est possible qu’il ait adopté dès lors la vie religieuse, aux côtés de son frère44. Mais à Damas aussi les Mamlūks causaient des désordres, et Sa‘d al-dīn ne devait pas y retrouver le bonheur. Voici le sombre tableau qu’il dressa de la situation : « Lorsque l’adversité se fut mise à me contrecarrer dans mes affaires, que ma joie se fut retirée, que ma liqueur de vie fut devenue trouble, que mon nécessaire fut devenu d’accès pénible, et que les vivres me furent coupés et la bourse des subventions fermée, je quittai l’Égypte. Descendu à Damas, le lieu de ma naissance, je la trouvai desséchée, elle était vide d’urbanité, la bénédiction divine s’était retirée d’elle, elle était entourée par l’injustice et les ténèbres ; les souqs étaient déserts, le peuple dans un triste état ; toute pudeur avait disparu, le crime s’étalait en plein jour, le bien était abaissé, le mal était élevé, l’on avait introduit des taxes contraires à la loi, qui ajoutaient des fardeaux aux fardeaux propres des habitants, Appelaient-ils le prince à la rescousse, il leur répondait par des coups et un refus ; s’ils recouraient au vizir, il les traitait avec distance et répulsion ; et s’ils s’adressaient au ḥādjib, il demandait un cadeau éhonté. (Plus loin, dit Dhahabī, il dit :) Nul n’entre chez eux pour manger à leur table, nul ne sort de chez eux de façon profitable... Gens dont, lorsqu’ils ont mangé, les paroles perdent tout poids. Après s’être assurés que porte et maison sont bien barricadées, ils montent, jurent, menacent ; ils ont juré, et pourtant à l’égard du harem de leurs amis ils transgressent abominablement toute obligation ; chacun d’eux est satisfait de se rendre blâmable et de rouler sa foi dans ses narines. On dit à leur vizir : Nous trouvons long de rester ainsi assis, fais donc venir des esclaves pour que nous puissions nous lever ; et le vizir : Eh bien, je dis donc, esclave, viens demain ; et le chef de leur dīwān dit à son esclave : viens demain ; et je ferme la porte. Ou plutôt je ferme la dent, et j’attrape la nourriture. » Il dit (à un autre ?) : « Tu me l’as pris, attrape donc devant la face de Dieu : il est là » (voulant dire : attrape après que je t’aurais tué). Le plus grand de leurs émirs met la main au plat, en jette un morceau au chat, et dit : « Nous ne le mangerons pas, car c’est le chat de notre voisin. »
48Voici un des exemples de leur extraordinaire injustice : un homme vint apporter du miel, on le prend pour le garde-manger du Palais, et on lui demande de payer le droit sur le miel ; il répond : Prenez-le de dedans vos mains ; ils disent : Nous ne savons pas ce que nous disons, et il s’en va allègrement avec son mulet. Voilà que l’émir des étables l’arrête et lui demande le versement du droit dans le souq ; il répond : versez-m’en la valeur et prenez votre droit. Et eux de dire : Nous ne savons pas ce que nous disons, et ils le jettent en prison pour droit non payé. Il écrit à sa famille : Envoyez-moi de l’argent pour que je me libère, car le miel et le mulet sont partis et je suis en prison pour le droit à payer.
49Autre affaire du même genre : une femme perd sa parure de bijoux qui valait cinq mille (dirhams ?) ; un crieur public la trouve dans le souq al-Rahba, et la lui rapporte ; elle lui donne cinq cents dirhams ; il refuse disant qu’il l’a rapporté pour Dieu ; elle insiste et il accepte. Le gouverneur entend parler de la chose, le fait venir, lui prend l’argent et le bat. Il conclut : « Que n’es-tu venu nous apporter à nous les bijoux ? » Et, dit Dhahabī, Sa‘d al-dīn raconte encore un tas d’histoires de ce genre45.
50Notre auteur n’était plus jeune, et les désordres de ces années n’étaient pas faits pour le rattacher à son ancienne activité. Il quitta le métier militaire, et en 655/1257 se fit ṣūfī. Il fut dès lors à Damas associé par son frère aux fonctions de Shaykh des Shaykhs. Il avait déjà rédigé une bonne partie de sa chronique, puisqu’il en communiqua des fragments à Sibṭ ibn al-Djawzī, mort en 654/125646. A partir de cette date, Dhahabī ne contient plus qu’une seule brève citation de Sa‘d al-dīn relative à la prise de Ṣafad par Baybars en 664/1266, où selon notre auteur « l’armée perdit environ mille hommes, sans parler des pertes des détachements de ghāzī et du peuple qui l’accompagnait, et d’un grand nombre de blessés ; l’entreprise avait été très meurtrière »47. Sans doute Sa‘d al-dīn dans sa retraite n’était-il plus un aussi bon informateur que les historiographes détaillés dont Dhahabī pouvait se servir pour le règne de Baybars ; ou peut-être n’y apportait-il pas l’esprit apologétique nécessaire48.
51Dans cette dernière période de sa vie, Sa‘d al-dīn forma quelques disciples49 ; c’est à l’un d’eux, Abū l-Ḥasan al-Mawṣilī, que Dhahabī dut de connaître son œuvre50. Par la suite sa vue baissa, sa santé chancela, et il mourut à la fin de l’année 674/printemps 1276, âgé de 82 années musulmanes, de 80 de nos années51.
52Tels sont les éléments décousus et disparates que l’on peut reconstituer de l’œuvre, et par elle de la carrière, de Sa‘d al-dīn ibn Ḥamawiya Djuwaynī. Ils ne révolutionnent pas l’histoire de la période. Mais, témoignages directs d’un homme qui, à l’occasion, ne dissimule pas le régime auquel il est lié et les sympathies ou antipathies qui en résultent pour lui, ils apportent tout de même quelques confirmations, précisions, compléments qui ne sont pas tout à fait négligeables. On aurait doublé sans grande utilité la longueur de cet article si on avait voulu ajouter à chaque paragraphe le commentaire historique qu’il comporterait, et qui ne peut se faire que dans le cadre d’une histoire générale de la période. On trouvera dans notre ouvrage cité en tête de cet article l’indication des autres sources auxquelles il conviendrait de se reporter, ainsi qu’un schéma des événements au milieu desquels Sa‘d al-dīn nous transporte. On m’excusera de me borner ici à y renvoyer.
Notes de bas de page
1 La Syrie du nord à l’époque des Croisades, Paris 1940, p. 63-64.
2 Plutôt qu’aux folios d’un ms., je renvoie, pour Dhahabī, à l’année, en précisant quand la citation s’y trouve dans l’obituaire.
3 Encyclopédie de l’Islam, art. Sa‘d al-dīn (par Koprülü).
4 Sibṭ ibn al-Djawzī, Brit. Mus. 1226, 3r°-4r° (manque dans l’édition Jewett).
5 Abū Shāma, Bibl. Nat. 5852, 136r°; Sibṭ, ibid., an 617.
6 Selon Ibn Wāsil, Bibl. Nat. 1702, 255v°, ‘Ādil aurait pour cette raison fait enfermer Fakhr al-dīn; mais selon Sibṭ, Jewett 500, sa captivité aurait été le fait de Ṣāliḥ, auprès duquel ensuite il rentra en grâce.
7 Sibṭ, Jewett 495-6.
8 Sibṭ 496 ; Dhahabī, an 644 ; Yūnīnī (inédit), an 678.
9 Dhahabī, Obituaire, an 674 ; Sibt 496.
10 Dhahabī, an 617.
11 Sibṭ 427.
12 Dhahabī, Obituaire, an 643.
13 Sibṭ 510. Suwayda est reconstitué par hypothèse, d’après les faits connus (ms. : hwid).
14 Dhahabī, an 633.
15 Dhahabī, Obituaire, an 643.
16 Dhahabī, Obituaire, an 635.
17 Cette phrase, qui n’est pas dans Sibṭ, auquel on doit ce paragraphe, est suppléée d’après le bref extrait de Dhahabī, Obituaire, an 636.
18 Fils aîné de Kāmil réduit à la possession des territoires orientaux et pour cette raison en froid avec son frère ‘Ādil.
19 Sibṭ 477-479.
20 Dhahabī, an 639.
21 Dhahabī, an 640.
22 Dhahabī, Obituaire 674.
23 Sibṭ 424, cf. 510.
24 Dhahabī 642. Passage traduit dans Rev. des ét. isl., 1934, p. 234, par nous.
25 Dhahabī 643.
26 Dhahabī, an 643.
27 Dhahabī, an 644 d’après Sa‘d al-dīn.
28 Dhahabī, an 644.
29 Sorte d’énorme arbalète à tour ; cf. mon Traité d’armurerie composé pour Saladin dans Bull. d’Ét. Or. de l’Inst. de Damas, XII, 1947-8, 151-154.
30 Dhahabī, an 645.
31 Sibṭ 512 ; Dhahabī, Obituaire 646.
32 Dhahabī, Obituaire 647 (texte incertain).
33 Dhahabī, Obituaire 647.
34 Dhahabī, an 648.
35 Dhahabī, an 648. Il est peu vraisemblable que St Louis ait prononcé personnellement une telle phrase.
36 Dhahabī, Obituaire 648.
37 Sibṭ 520.
38 Dhahabī, an 648.
39 Dhahabī, an 648.
40 Dhahabī, Obituaire 648.
41 Dhahabī, an 648.
42 Ibid.
43 Dh., Obit. 674.
44 Sibṭ 427 le dit wāliyu l-khawān (ou : khawānig ? = monastères, cf. p. 481, n. 1).
45 Dhahabī, an 655.
46 Elle portait un titre commençant par al-djarida (Dhahabī, Obituaire 636). 655 est la date de Dhahabī ; toutefois on a vu que Sibṭ, mort en 654, donne déjà à Sa‘d al-dīn un titre qui peut se rapporter à cette fonction religieuse.
47 Dhahabī, an 664.
48 Sa‘d al-dīn avait fait aussi des vers (Dhahabī, Ob. 674 ; Sibt, 489, 510, 520).
49 Dhahabī, ibid., nomme Ibn al-Khabbāz, Ibn al-’Aṭṭār, et ‘Alam al-dīn al-Dawādār.
50 Dhahabī paraît dire qu’il a reçu directement de Sa‘d al-dīn l’idjāza (la permission de reproduire), mais cela est impossible, puisqu’il naquit en 673/1275. Elle fut, en tout cas, transmise à Dhahabī, dit-il, par un écrit d’Abū 1-Hasan, autorisé par Sa’d al-dīn (sans doute pour la transmission posthume de son œuvre).
51 Dhahabī, Ob. 674.
Notes de fin
* Publié dans le Bulletin de la Faculté des Lettres de Strasbourg, n° 7, 1950, 320-337
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