L’évolution de l’iqṭā‘ du ixe au xiiie siècle*
Contribution à une histoire comparée des sociétés médiévales
p. 231-269
Texte intégral
1Dans l’organisation politique et sociale du Moyen Âge musulman, il est une institution, l’iqṭā‘, dont on s’est quelquefois occupé, en raison du rapprochement qu’il paraissait possible d’instituer entre elle et le fief européen, et, par conséquent, entre la féodalité occidentale et ce qu’on a cru pouvoir appeler la féodalité musulmane. Naturellement l’iqṭā‘ n’est qu’un des éléments dont l’étude est nécessaire pour une comparaison aussi générale. Mais même à son sujet, ce qui a été écrit jusqu’ici reste sommaire et, surtout, tient insuffisamment compte des différences de temps et de lieu. C’est au contraire à décrire des évolutions que nous nous sommes ci-dessous attachés.
2On a beaucoup discuté de l’origine de l’iqṭā‘ et, plus généralement, de celle des diverses catégories de terres en pays musulmans1. Discussions délicates, parce que les textes sur lesquels on est réduit à s’appuyer émanent de juristes postérieurs qui cherchent à faire entrer dans des schémas précis des institutions nées dans l’imprécision. Nous les laisserons de côté ici, parce que, quelle qu’ait été l’origine de l’iqṭā‘, on peut facilement s’entendre sur ce qu’il est rapidement devenu. Il suffira donc, au départ de notre étude, de le résumer brièvement.
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3En gros, au moment de la conquête arabe, il y a deux blocs de terres. Le premier, constitué par toutes celles qui, auparavant, appartenaient à des particuliers, évidemment non musulmans, et qui n’ont pas été abandonnées par eux. Elles sont, en fait, laissées à leurs détenteurs, le droit éminent de la communauté musulmane étant affirmé par un impôt foncier, le kharādj. Mais les héritiers de ces possesseurs se sont ensuite souvent convertis à l’Islam. Comme cela aurait ruiné le Trésor de les dispenser pour autant du kharādj, on a fini par établir que le statut de la terre ne changerait pas avec celui du possesseur, une capitation personnelle, la djizya, s’ajoutant seulement, ou non, au kharādj selon la confession du contribuable.
4Le second groupe de terres est celui que la communauté musulmane a hérité des anciens domaines des États romano-byzantin et sassanide, ou des Églises liées à eux, des grands domaines de propriétaires disparus par la fuite ou la mort sans héritier exploitant, enfin des territoires n’ayant jamais fait l’objet d’appropriation par des individus ou des collectivités locales (déserts, etc...). Ces domaines ne présentaient évidemment d’intérêt pour le conquérant que s’ils étaient mis en valeur. A côté de ceux qui étaient conservés par l’État et souvent affermés par lui, il était en général plus simple de les concéder à des particuliers ou à des groupes, de manière à les mettre en situation de rendre à la communauté les services qu’elle attendait d’eux. Ces terres, en quelque sorte retranchées du domaine public, étaient appelées d’un nom qui, étymo-logiquement, évoquait cette idée : qaṭī ‘a, auquel, plus tard, on devait préférer le terme abstrait signifiant retranchement, iqṭā‘. Ces terres n’étaient concédées, celles-ci, qu’à des musulmans et comme telles assimilées, à maints égards, aux propriétés des premiers musulmans d’Arabie ; il était d’ailleurs arrivé qu’elles eussent été acquises du Trésor par achat. Elles n’étaient donc pas frappées de l’impôt du kharādj, marque de sujétion, mais seulement de la dîme, ‘uskr, bien plus faible, à laquelle était tarifée l’aumône, considérée comme volontaire, du croyant.
5Bien qu’une institution de ce genre, dans sa simplicité première, ait pu à la fois naître des circonstances de la conquête et continuer des usages, tels que, dans les tribus arabes, celui des terres réservées ou ḥimā, elle se rencontrait, en fait, avec une pratique très répandue dans le Bas-Empire romano-byzantin, et qui a influé ensuite sur son élaboration : celle de la concession emphytéotique. L’État romano-byzantin, par un contrat dit d’emphytéose, concédait, en effet, à de très longs termes des terres publiques à des particuliers, qui jouissaient sur elles, à charge de les mettre en valeur, de droits de disposition presque totalement libre (y compris l’aliénation), et de réductions fiscales importantes. Dans les régions frontalières, d’autre part, il distribuait en pleine propriété de petites terres, à charge de service militaire, à des paysans-soldats, dits à Rome limitanei, à Byzance akritaï. L’organisation des djund arabes au lendemain de la conquête répondit au même besoin à peu près de la même manière. Simplement, comme tout Arabe était alors soldat virtuel, et la notion de possession mal dégagée de celle de propriété, on peut admettre que toute concession foncière correspondait à une qaṭi’a.
6En stricte logique, il aurait dû être interdit aux musulmans d’acquérir la propriété de terres de kharādj. Il y eut, en effet, sous les premiers Califes, des prescriptions en ce sens2. Mais il s’avéra vite impossible d’empêcher les conquérants de se constituer ainsi des domaines plus grands que ce qu’ils pouvaient acquérir en qaṭi’a. Musulmans, ils considéraient leurs propriétés ainsi acquises comme ne devant être astreintes au payement que de la dîme. Dans la période des grandes conquêtes et de l’organisation intérieure encore primitive, cette conception ne dut pas être combattue. Pratiquement donc, tout domaine musulman, à l’exception de ceux des indigènes convertis plus tard, dut être terre de dîme. De fait, on ne voit pas que le fisc, parmi les ḍiiyā’ (pluriel de ḍay’a) ou domaines, distingue ceux qui ont été acquis comme propriété (mulk) ou en qaṭi’a. Ils sont, les uns comme les autres, aliénables, héréditaires et frappés de la dîme.
7Quel qu’en soit le mode de propriété, toute terre peut être retirée à son ancien détenteur s’il ne la met pas en valeur. Mais il va de soi que, dans les premiers temps, avec le manque de traditions agricoles de l’Arabe et sa constante absence pour la guerre, mise en valeur ne signifie pas, en général, travail personnel. Les terres étaient louées à des paysans sous des formes variées, permettant au propriétaire, une fois sa dîme payée, de conserver un notable bénéfice. Fréquemment, la concession d’une qaṭi’ avait été liée à la structure tribale nomade du peuple conquérant. Plutôt que de subsides en argent, l’Arabe avait besoin de terres où faire paître ses troupeaux, l’utilisation de la terre étant alors collective. Mais la concession n’en était pas moins faite dès le début, semble-t-il, individuellement au chef du groupe social considéré.
8Telle est la situation que reflètent les traditions recueillies en divers moments du iiie/ixe siècle, deux siècles après la conquête, par Yaḥyā b. ādam, Abū Yūsuf, Balādhurī3, et qui apparemment, au moins autant que la réalité du viie siècle, traduisent celle de leur temps. C’est à ‘Umar, le second Calife, que, pour l’Iraq en particulier, ils attribuent le mérite d’avoir posé les principes de l’organisation nouvelle, bien que quelques concessions individuelles eussent été déjà faites par le Prophète lui-même.
9Une concession foncière comme la qati’a ne présente aucun caractère semblable à ce qu’on appellerait en Occident seigneurial. Le concessionnaire (on l’appellera plus tard muqṭa’) n’exerce sur sa terre aucun autre droit que celui de propriétaire ; il n’est exempt d’aucune intervention de l’administration judiciaire, fiscale, etc. D’autre part, sauf des cas de chefs de groupes tribaux dans les territoires steppiques et sauf quelques gros personnages du régime, les qaṭi’a sont de dimension souvent très petite, juste suffisante à l’entretien d’une famille, d’autres fois moyenne (portion de village, ou le village entier)4. Dans ce dernier cas, le concessionnaire arabe est assez semblable au simple dihqān (ou chef de village iranien) qui, s’il est le plus gros propriétaire du village, n’en est souvent pas l’unique, et qui, s’il paraît l’agent normal des attributions de l’État, les exerce pour le compte de celui-ci et non à titre seigneurial. Comparé aux grandes propriétés immunitaires de Byzance, ou de l’État sassanide à la veille de la conquête arabe, le régime de la qaṭi’a apparaît donc comme un élément de consolidation d’une classe moyenne, opposé au développement de grandes seigneuries.
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10Nous avons la chance de disposer d’une série de textes nous permettant de saisir avec plus de précision l’organisation du régime des concessions à l’époque capitale du début du xe siècle au moment où le Califat, défendu par de remarquables vizirs, livre sa dernière bataille avant de succomber sous les attaques d’adversaires nouveaux surgis au cours du siècle précédent.
11Qudāma, qui combine à des traditions antérieures son expérience de cette période, distingue alors plusieurs espèces de concessions5 : a) l’iqṭā‘ concession usufruitière assujettie à la dîme comme toute propriété musulmane, et transmise héréditairement ; et la tu’ma, identique mais non héréditaire, récupérée par l’État à la mort du titulaire ; ils sont constitués hors des terres de kharādj, et dépendent du diwān des ḍiyā’ ; — b) l’ighār, territoire immunitaire, sur lequel ne doit pénétrer aucun agent du fisc, et qui verse au Trésor une somme déterminée par abonnement fixe ; et le taswigh domaine exempté d’impôt pour un an renouvelable, à rapprocher de la hatita (remise) et de la tariqa (friche dispensée d’impôt pour réexploitation) ; ils sont constitués sur des terres de kharādj et dépendent du diwān du kharādj ; — c) les dons mobiliers, versés par le Trésor (bayt al-māl), les pensions versées par le diwān al-nafaqāt (des dépenses), les soldes militaires (rizq), versées par le diwān al-djaysh (de l’armée).
12Les données éparses des historiens pour cette période confirment ces caractères. Le payement de la dîme par les iqṭā‘ est confirmé par Miskawayh encore pour 3176. Qu’il s’agit d’une quasi-propriété résulte du fait que les travaux de mise en valeur et d’irrigation sont exclusivement à la charge du bénéficiaire, et non en partie de l’État, comme sur les terres de kharādj7. Au surplus, les iqṭā‘ sont formellement assimilés aux domaines de dīme, en dépit des efforts de quelques fonctionnaires pour traiter en terres de kharādj ceux dont l’ancienneté de constitution rendait le régime difficile à prouver encore8. Au budget, les domaines (diya’) forment, dès Hārūn al-Rashīd au plus tard, une catégorie globale, opposée au kharādj et où l’on ne distingue pas les iqṭā‘9. Le budget de ‘Alī b. ‘Isā fait état de tu’ma en Adharbāydjān. Il mentionne d’importants taswīgh du chef militaire Mu’nis en Fars et Kirmān, qui n’envoient pour tout impôt qu’un « don », et sont exemptés du kharādj et de la taxe supplémentaire de change (djahbadha) qui s’y joignait (ce qui ne signifie naturellement pas que les habitants ne les payaient pas) ; en Iraq, deux grands īghār10, que rappelle encore pour quelques années plus tard de son côté Miskawayh11. On trouve, d’autre part, fréquemment mentionnée encore une autre concession, la muqāṭa’a qu’on a, à tort, confondue avec la qaṭi’a-iqṭā‘. Il s’agit d’une terre de kharādj à mettre en valeur, moyennant une redevance fixe en espèces à percevoir par année lunaire et calculée sur la base d’une estimation (‘ibra) moyenne revue seulement à très longs intervalles12. Le Kitāb al-hāwī13 explique par la fixité de la redevance le payement par année lunaire, alors que le kharādj, souvent lié à la récolte, est payé par année solaire. On ne nous dit pas que la muqāṭa’a soit interdite aux agents du fisc, mais leur rôle est forcément insignifiant, puisqu’ils n’ont aucun impôt ni à asseoir, ni à lever sur d’autres habitants que le concessionnaire global. Pratiquement, muqāṭa’a paraīt donc synonyme d’ighār14. Dans le budget de ‘Alī b. ‘Īsā, le mot figure dans le Sawād iraqien sans précision ; c’est, d’autre part, le régime des vassaux autonomes tels que des chefs de tribus importantes ou le gouverneur du ‘Umān15.
13En somme, si l’iqṭā‘ est, comme tout (day’a, financièrement favorisé en ce qu’il paye au fisc une dīme, et non un kharādj, toujours bien plus fort, il n’en reste pas moins qu’il n’est, en aucune manière, exorbitant du droit commun de la propriété en face de l’État. Pour déterminer le montant de son impôt, il faut toujours que l’agent du fisc vienne procéder aux mesures de récoltes. C’est, au contraire, dans l’īghār ou muqāṭa’a que, même si ses versements ne sont pas proportionnellement inférieurs, on peut constater une situation exorbitante en face de l’État, puisque là les agents du fisc n’ont plus le droit de pénétrer. Cependant, cette opposition ne doit pas être exagérée. Très fréquemment, en effet, l’État ‘abbāside, au lieu de lever ses impôts lui-même, s’adressait à des fermiers (ḍāmin). La différence entre une ferme et un contrat de muqāṭa’a était seulement que le premier était conclu pour un délai beaucoup moins long, souvent seulement annuel et, par conséquent, toujours révisable, marchandable ; le taux à verser à l’État peut être supérieur, mais, naturellement, certains ḍāmin tendaient à prolonger leurs contrats et à en faire abaisser le taux.
14On peut, à première vue, s’étonner qu’aient pu coexister longtemps des terres de dīme et des terres de kharād sans que les secondes se soient vidées au profit des premières. Mais c’est qu’en réalité, dans tous les cas où il s’agissait, pour les terres de dīme, de domaines supérieurs à une exploitation familiale (et même souvent dans ce cas-là, le propriétaire, citadin, n’exploitant pas lui-même), la question ne se posait pas ainsi. La terre était louée par le décimateur à des paysans, dont les versements, d’après les divers contrats de muzāra’a, etc. en vigueur, étaient précisément envers lui à peu près analogues à ce qu’ils eussent été envers l’État s’ils avaient été astreints au kharādj. En sens inverse, s’il arrivait à un particulier d’acquérir la propriété d’un certain nombre de terres de kharād sans plus pouvoir, comme dans les premiers temps, les faire convertir en terres de dīme, il parvenait, en général, à obtenir un contrat de ferme, ou de muqāṭa’a, qui rapprochait sa position de celle du décimateur, en laissant entre ce qu’il versait et ce qui lui était versé une appréciable marge bénéficiaire. Il faut, en effet, admettre que le plus souvent le contrat de muqāṭa s’applique non à l’impôt payé par le bénéficaire sur son propre domaine, mais à l’impôt payé par un certain nombre de domaines, qu’il lève comme ḍāmin permanent au taux normal du kharādj selon les cas, et dont il ne reverse à l’État que ce qui est prévu par le contrat de muqāṭa’a.
15Donc, à l’ancien iqṭā‘, concession d’une terre, c’est-à-dire, pratiquement des redevances des paysans de cette terre, diminuées de la dīme, l’ighār-muqāṭa’a ajoute la concession d’un kharādj, diminué du taux de l’abonnement. En cela consiste sa principale innovation, qui signifie que l’État ‘abbāside aliène une nouvelle catégorie de ses ressources. Évolution facile à comprendre, si l’on se souvient de celle qui, au même moment, caractérise son armée. Jadis l’armée était composée d’Arabes, simultanément civils et militaires, payés par la combinaison des soldes et des iqṭā‘. Maintenant l’armée est formée d’étrangers professionnels, mercenaires ou esclaves, en proportion croissante turcs. Ils sont entretenus par des soldes16, que couvre l’impôt. Les difficultés du régime (sur lesquelles nous ne pouvons nous étendre ici), en ont assez vite nécessité le remplacement partiel par de nouvelles distributions d’iqṭā‘. Mais le caractère difficilement révocable de ces iqṭā‘ en tarissait rapidement la source. Plutôt que les rentrées incertaines et lentes du kharādj, le droit même de le lever sur les terres qui en étaient frappées devient alors seul de nature à satisfaire les chefs militaires. Que bientôt vienne à disparaître même la somme forfaitaire que le bénéficiaire d’un īghār doit encore verser à l’État, que lui soit donc concédée l’intégralité du kharādj, on aura le régime būyide. C’est l’īghār donc, et non l’iqṭā‘, qui en est le véritable ancêtre. L’usage cependant prévaudra d’appeler aussi iqṭā‘ la concession du régime būyide, sans doute parce qu’elle évolue vers une condition de propriété qui la rapproche de l’ancien iqṭā‘. Mais les juristes les distinguent nettement. Ils appelleront iqṭā‘ tamlīk (= d’appropriation) l’iqṭā‘ de type ancien, que nous avons seul étudié jusqu’ici ; iqṭā‘ istighlāl (= de rapport), l’iqṭā‘ nouveau que nous allons rencontrer maintenant.
16On aimerait cependant, avant de passer à la période suivante, se rendre compte de l’importance relative, parmi les diyā’, des iqṭā‘, ou des domaines grands et petits. Les ḍiyā’ relèvent d’un diwān spécial et le budget de ‘Alī b. ‘Isa les distingue soigneusement des terres de kharādj ; mais, pour notre objet, il est de peu d’intérêt, parce qu’il ne distingue pas, à l’intérieur des diyā’, ce qui est originellement iqṭā‘, ou non. D’autre part, si l’on peut en conclure incontestablement à l’importance relative des ḍiyā’, on ne peut, d’après ce budget, savoir s’il s’agit, en moyenne, d’un grand nombre de petits ḍiyā’, ou d’une forte portion de grands. De nombreux témoignages cependant prouvent le développement de la grande propriété17. En dehors des achats simples, il résultait de pratiques largement comparables à la « recommandation » occidentale18. L’existence de clientèles, remontant à la conquête, n’opère pas seulement sur le plan des relations entre hommes, mais aussi sur celui des biens. Comme dans le « précaire » mérovingien, un individu faisait abandon de sa terre à un grand, dont il devenait métayer, en échange de sa « protection ». La raison la plus courante en était la résistance aux exigences du fisc ; soit que le paysan crût simplement améliorer son sort en payant des redevances quelque peu inférieures au kharādj à un propriétaire qui pouvait s’en contenter puisque lui ne payerait que la dīme, ou une muqāṭa’a ; soit, plus souvent, qu’il eūt été contraint de recourir aux avances usuraires d’un grand, lui faisant abandon de sa propriété à la condition de sa renonciation au remboursement ; naturellement la pure violence pouvait également parfois jouer. On appelait ildjā’ (ou taldji’a = mise en refuge) cette « recommandation » ; himāya, la « protection » accordée par le grand ; les premiers noms servant également à désigner les terres objets de ces tractations19. La pratique avait déjà beaucoup servi sous les Omayyades20, et, bien que les ‘Abbāsides eussent confisqué les talādji’ (pluriel de taldji’a) omayyades, l’évolution n’en avait pas moins repris de plus belle au bénéfice et d’eux-mêmes et de tous les grands de leur entourage, civils ou militaires21. Dès 256-871 par exemple, on constate que les militaires possèdent à la fois en bon nombre des iqṭā‘ et des talādji’22. Les droits conférés au « protecteur » par la taldji’a étaient, comme une ordinaire propriété, aliénables et héréditaires23. En principe, rien de commun entre iqṭā‘ et taldji’a ; mais, naturellement, la possession d’un iqṭā‘ aide à l’acquisition de biens mulk et de talādji’ dans la même région, et, réciproquement, se stabilise grāce à eux. Un rôle analogue peut être rempli par le développement des waqf, dons pieux en main morte : l’usufruit, ou l’administration constituée par le donateur à ses descendants, est souvent une manière détournée de consolider une propriété individuelle contestable, à charge d’entretien de quelque bonne œuvre.
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17L’avènement du régime militaire, dont les racines plongent au cœur du iiie/ixe siècle et dont l’établissement de la domination des Būyides sur Bagdad marque dans le second quart du iv/xe siècle le triomphe définitif, entraîne dans le régime de l’iqṭā‘, comme dans bien d’autres matières, d’importantes transformations.
18D’abord, entre l’armée et le Calife, ainsi que l’administration civile qui l’entoure, les relations sont inversées. Selon une méthode qu’inaugura à Bagdad le Hamdānide Nāsir al-Dawla, mais qui n’est, en somme, que l’extension de ce qui se faisait dans les principautés autonomes, au lieu que le Calife payāt ses serviteurs civils et militaires sur les revenus de l’État dont il était détenteur, ce fut maintenant l’armée qui mit la main sur la totalité des ressources de l’État, en attribua une part aux agents civils passés dans sa dépendance, et distribua au Calife lui-même, à titre d’iqṭā’, les biens nécessaires à sa subsistance24.
19Il ne suffirait cependant pas de ce renversement pour que fût modifiée la nature concrète de l’iqṭā‘. De fait, il a continué à y avoir des iqṭā‘ du type ancien : c’est, en général, le cas de ceux, de dimension modeste, conférés à des civils, telle cette maison bagdadienne dont l’acte de concession est parvenu jusqu’à nous25. C’est cependant aux soldats que maintenant, malgré la conservation de soldes en espèces, va la majeure part des iqṭā‘. Et là l’iqṭā‘ est d’un modèle nouveau.
20Ce que l’on distribue en ce cas en iqṭā‘, ce ne sont plus des terres de l’État qui payeront la dîme, mais des terres de kharādj26. Certes, le Calife a toujours eu le droit de transformer en terre de dîme une terre de kharādj, et, sans doute, avait-il été fait de ce droit un large usage pour légitimer la constitution de domaines musulmans au lendemain de la conquête. Par la suite cependant, la proportion avait été stabilisée et les transformations exceptionnelles. Maintenant, au contraire, on se trouve dans l’obligation de puiser largement dans les terres de kharādj. A la différence, il est vrai, de l’iqṭā‘ tamlīk, ce ne sont pas, en principe, les terres qui sont concédées, mais l’istighlāl, le droit à l’impôt. La différence serait de poids si la gestion de cet impôt restait entre les mains des agents de l’État ; en fait, c’est le muqṭa’ qui en est chargé, et qui reçoit la terre à titre de garantie de la somme promise. La différence est donc presque uniquement celle d’un iqṭā‘ perpétuel à un iqṭā‘ temporaire. En revanche, par définition, l’iqṭā‘ istighlāl ne paye pas d’impôt. A vrai dire, le gouvernement ‘abbàside avait, depuis longtemps, des difficultés à faire payer aux militaires les impôts dus par leurs terres27. Sous la forme nouvelle, sans aucune trace d’exception, le revenu entier du territoire est consacré à l’entretien du militaire. Et d’autres revenus adjacents : car si l’exemption n’est pas légalement valable pour les biens mulk, ni les talādji’, l’activité effective des agents du fisc n’y était possible que dans la limite du bon vouloir des maîtres. Ceux-ci, par ailleurs, avaient tendance à se faire concéder la ferme des impôts des districts où se trouvaient leurs domaines propres, et ils s’y trouvaient en situation de contester, retarder, diminuer leurs payements. Les agents du fisc constatent que, dans un nombre considérable de districts, ils ne peuvent plus pénétrer, que, même là où un impôt reste levé, aucune révision cadastrale n’est souvent plus possible, ce qui oblige à opérer sur la base de chiffres privés de tout rapport avec les situations présentes ; en conséquence, les services financiers centraux, devenus en partie inutiles, ont perdu nombre de leurs bureaux et sont fortement réduits28.
21Toutefois l’iqṭā‘ istighlāl est, par définition, choisi en raison de sa valeur fiscale29. Le soldat, qui ne vit pas sur la terre de l’iqṭā‘ et n’a aucune formation d’exploitant rural, ne la considère pas en propriétaire : il envoie son intendant toucher les redevances des paysans, avec mission de le pressurer au maximum. La terre risque d’en être ruinée : qu’importe ? Il se retourne vers l’État, garant de son revenu, fait établir que son iqṭā‘ ne lui rapporte plus, et se le fait compléter, ou remplacer. Telles sont les raisons que Miskawayh (sans doute d’après Hilāl al- Ṣābī) donne pour juger le régime būyide économiquement catastrophique30. On lira plus loin, à cet égard, une intéressante contrepartie pour le régime saldjūqide.
22La multiplication des iqṭā‘, grāce à cette conception nouvelle, entraîne évidemment la raréfaction des modes anciens de privilèges ; les mots ṭu’ma, īghār paraissent disparaître dès le début du régime būyide ; la muqāṭa’a subsiste sous ce nom, au moins jusqu’au milieu du xiie siècle, à Bagdad, mais d’un usage sūrement moins fréquent31. Les contrats de fermage se poursuivent, mais parfois au profit même de l’aristocratie militaire. En tout cas, le rôle et la puissance des fermiers de l’État diminuent proportionnellement aux revenus de celui-ci ; par contre, apparaissent, à côté d’eux, les fermiers des grands muqṭa’.
23Un iqṭā‘ istighlāl n’est, dans son principe, ni héréditaire, ni même viager. Peut-être un soldat vieux peut-il cependant, dans certains cas, garder son iqṭā‘ jusqu’à sa mort. De toute manière, il se fait de périodiques redistributions d’iqṭā‘, les enfants d’un muqṭa’ mort n’ayant droit qu’à une pension, non à son iqṭā‘32. Néanmoins, ce qui est vrai de l’iqṭā‘ ne l’est pas des talādji’, ni des biens mulk, que les soldats acquéraient dans la région de leurs iqṭā‘. Or la période būyide est une période d’accélération du processus de dépossession des petits propriétaires paysans. On pouvait bien officiellement encourager les paysans à la résistance ; que faire contre la combinaison de l’usure et de la violence dont les chefs militaires et les hauts personnages de l’administration donnaient eux-mêmes l’exemple ? Autour des grandes villes, une propriété modeste bourgeoise a pu subsister ; dans le plat-pays, la propriété paysanne a dū disparaître, et si, à l’époque suivante, on n’entend plus parler de talādji’ ni d’équivalents, c’est qu’aux mains des grands elles sont, purement et simplement, devenues des morceaux de leurs propriétés33. Les soldats tendent-ils même à rendre héréditaires leurs iqṭā‘, au cas oū ils ne désirent pas en changer ? Māwardī le suggère nettement, et rend responsables les paysans des versements fiscaux effectués par eux, une fois avisés, en même temps que le muqṭa’ abusif34. A la faveur des conflits intestins, d’incuries, de vénalités, les soldats se faisaient d’autre part constituer des iqṭā‘ supérieurs à leur dū ; les princes puissants en effectuaient des révisions périodiques, suivies de récupérations et redistributions, que les guerres civiles rendaient possibles35. Mais le déclin final de la dynastie consolida, au début du ve siècle, l’étendue globale des usurpations militaires. Les soldats prétendaient même et atteignaient parfois à une immunité plus totale encore : plaçant des fonds dans le commerce, ou commerçant des produits de leurs domaines, ils revendiquaient l’exemption des droits de douane, passage, marché, etc.36.
24Du soldat que l’iqṭā‘ rémunère, le service est exigé, comme par le passé37, avec une extrême minutie de règlement et d’inspections : un régime militaire là-dessus ne transigeait pas. L’officier n’a pas la responsabilité économique du payement de ses hommes, qui reçoivent de l’État, et non de lui, leur rizq ou leur iqṭā‘, encore que l’argent pūt passer par ses mains. 1 000 à 1 250 dinars paraissent être le revenu moyen de l’iqṭā‘ d’un cavalier à plein équipement38. L’iqṭā‘ d’un émir est plus important (1 300-2 000 ; abusivement en Ahwāz en 379, jusqu’à 20 000), mais il ne le détaille pas en iqṭā‘ à ses soldats, à quoi tout de même il ne suffirait pas de loin. Il n’y a donc pas l’équivalent des hiérarchies d’inféodations courantes dans l’Europe du même temps39. Certes un grand fermier, un gouverneur de province peuvent, puisque l’iqṭā‘ est une institution fiscale, recevoir le droit de disposer des iqṭā‘ de leur ressort (et de même le type exceptionnel de grands muqṭa’ dont il sera question plus loin), mais comme délégués de l’État et non que ces iqṭā‘ fussent, en aucune manière, considérés comme faisant partie d’un quelconque domaine privé leur appartenant40.
25Le paysan continue à payer au nouveau maître, qui n’a aucun droit légal d’y rien modifier, le kharādj, dont seul le destinataire a changé. Concrètement ce kharād se paye à peu près de la même manière que le seraient, dans des propriétés, les redevances des métayers. Avec l’extension, sur les uns comme sur les autres, des droits de patronage et des liens de l’usure, la différence qui pouvait juridiquement les séparer surtout du point de vue de la stabihté du paysan sur sa terre, devait tendre à disparaître et, dans les deux cas, des domaines à se constituer avec un propriétaire et des tenanciers. Juridiquement, la possession de l’iqṭā‘ ne donne au bénéficiaire aucun droit judiciaire sur les hommes qui y résident ; mais elle l’aide naturellement à développer ces droits de patronage sur des hommes qui, s’ils ne sont ni tous ceux ni exclusivement ceux qui habitent l’iqṭā‘, sont évidemment surtout eux ; désormais ils les représenteront en justice, ce qui signifie que les hommes de l’iqṭā‘ en même temps clients du muqṭa’ sont, pour les affaires même de l’iqṭā‘, sans recours judiciaire possible contre lui. A plus forte raison en va-t-il de même dans les mulk et les talādji’. Ainsi s’amorcent des seigneuries, encore cependant imprécises et instables, plus ou moins nettes, selon que l’on a affaire à un petit, ou à un grand muqṭa’.
26Or à la rencontre de cette évolution, il s’en produit une autre. Les gouverneurs de provinces (wālī) ne sont plus ce qu’ils étaient dans la tradition ‘abbāside. Jadis on distinguait les titulaires de l’administration civile et financière et du commandement militaire, rendant plus difficile ainsi toute tentative d’insubordination, et ces personnages étaient des fonctionnaires payés, fréquemment changés, ou révoqués. Maintenant, de plus en plus souvent, les deux fonctions sont réunies sur une même tête (en particulier, quand un chef militaire prend la ferme des impôts), ou la civile subordonnée à la militaire. Les bénéficiaires se constituent alors dans leur ressort de vastes propriétés (ou talādji’). D’où une indépendance à peu près complète à l’égard du pouvoir central, auquel ils envoient les impôts qu’ils veulent, sans qu’on puisse facilement les révoquer. C’était là l’origine des démembrements qui, progressivement, de la périphérie avaient gagné le centre même de l’Empire. De plus, ces gouverneurs, au lieu de traitement, recevaient dans leur province même des iqṭā‘, qui y augmentaient encore leur puissance territoriale. Dans ce dernier cas, ils exerçaient, sur le territoire de ces iqṭā‘, à la fois le pouvoir économique d’un muqṭa’ et le pouvoir judiciaire d’un gouverneur ; de même, sur leurs autres domaines41. On se rapproche d’une seigneurie sous réserve de durée incertaine.
27Dans ces conditions, s’il reste une différence toujours ressentie entre gouvernement (wilāya) et iqṭā‘, concrètement cependant, entre un wālī mauvais payeur et difficilement révocable et ce que serait, sur le même territoire, un muqṭa’, il n’y a plus toujours grande différence. Aussi en vient-on peut-être chez les Būyides, et même en Syrie d’influence fāṭimide42, à conférer officiellement à un même personnage sur un territoire correspondant à une circonscription administrative les droits combinés de muqṭa’ et de wālī, avec les obligations de l’un et de l’autre et, en particulier, celle de subvenir aux charges civiles et militaires de la province sur le revenu des impôts : habitude facile à prendre puisque depuis toujours le gouverneur soldait sur ce revenu les dépenses locales et n’expédiait au souverain que le résidu. Dans un tel cas, c’est le nom de muqṭa’ qui prévaut, en un sens qui n’est plus celui d’un muqṭa’ ordinaire. Il a tous les pouvoirs gouvernementaux, possède, à la différence des iqṭā‘ ordinaires, villes et forteresses, ne verse aucun impôt au souverain auquel il doit seulement, outre un contingent en cas de guerre, un serment de fidelité et les formes extérieures du respect (son nom dans la prière du vendredi et sur les monnaies) ; par contre, ses charges gouvernementales excluent pour lui la possibilité de se réserver l’intégralité des impôts de son iqṭā‘-wilāya. Mais, comme le Prince, il s’y constitue des domaines propres (khāṣṣa), équivalents d’iqṭā‘ ordinaires. Un tel muqṭa’ est, à maints égards, le frère d’un feudataire européen.
28Dans deux cas particuliers se développe cette nouvelle forme d’iqṭā‘. D’une part, tandis que le Califat était unique et n’a été démembré que que par des usurpations plus ou moins légalisées, la dynastie būyide et d’autres contemporaines, assimilant l’État à un patrimoine ou, attachées encore à des traditions tribales, considérant le pouvoir comme le lot moins d’un homme que d’une famille, ont divisé leur héritage entre enfants, voire entre cousins, sous la dépendance théorique de l’aīné, ou d’un autre. D’autre part, les chefs de groupes se sont multipliés, tribaux ou régionaux autonomes, versant, ou ne versant plus même, de tribut43. Avec, ou sans le nom, la situation est celle d’un muqṭa’-wālī ordinaire.
29Réserve faite de ces iqṭā‘ « féodaux » encore exceptionnels, l’administration būyide, comparée à celle des ‘Abbāsides, peut se caractériser, entre autres aspects, ainsi. Sous le contrôle supérieur de l’armée subsistent, diminués, les anciens services financiers, sans qu’on voie bien si un dīwān des diyā’ civils a survécu à côté du dīwān du kharādj, ou si les deux se sont fondus. Le dīwān de l’armée a, lui, à s’occuper du versement des soldes, et de tout ce qui touche aux iqṭā‘ militaires, c’est-à-dire qu’il doit connaître la valeur fiscale (‘ibra) et les caractéristiques de chacun d’eux, les préciser dans les actes de concession, répartir et redistribuer les iqṭā‘ à mesure des vacances, définir les services dus par les soldats et contrôler la prestation de ces services (ce qui est le rôle spécial, avec le payement des soldes, du ‘āriḍ). Ainsi le dīwān de l’armée devient une administration non plus seulement militaire, mais foncière, qui n’a pas à se préoccuper de la levée de l’impôt ni, sauf pour les principes, des opérations de l’assiette, mais à entretenir un cadastre des limites, des valeurs, des attributaires des terres44. Sous cette forme, le pouvoir central, quand le prince est fort, exerce un contrôle solide. Le régime de l’iqṭā‘ militaire n’est, dans son principe, nullement décentralisation, ou relāchement de l’autorité, mais adaptation des modalités d’entretien d’une armée coûteuse aux conditions matérielles du moment. S’il y a, à la fin, au sommet « féodalisation » de l’autorité et, à la base, seigneurialisation des rapports entre propriétaires ou muqṭa’ et paysans, il n’y a, par contre, pas féodalisation des rapports entre les grands chefs et les simples muqṭa’.
30A la faveur des renseignements ainsi rassemblés, nous pouvons attribuer sa juste valeur au chapitre de Māwardī (début xie siècle) relatif aux iqṭā‘. Après avoir eu tendance à considérer ses Ahkām al-sultāniyya, en raison de leurs qualités magistrales, comme valables toujours et partout, on a sans peine relevé les discordances avec les réalités de maint endroit et de mainte période, et on a taxé l’auteur de pur théoricien, indifférent au monde concret. La vérité paraīt autre. Certes, il veut intégrer ses exposés dans un cadre schématique rationnellement construit sur quelques principes préétablis, mais nullement que la réalité n’en constitue pas la substance : il veut en établir la légalité ou, au contraire, écarter des abus, poser les bases d’un redressement. Le chapitre des iqṭā‘ n’échappe pas à cette règle. La première moitié en donne un exposé de l’iqṭā‘ tamlīk tel qu’il existait depuis les premiers temps de l’Islam, la deuxième, de l’iqṭā‘ istighlāl tel qu’on le pratiquait de son temps. C’est en le comprenant ainsi que nous lui avons, dans les paragraphes précédents, emprunté plusieurs compléments d’information45, sans avoir jamais eu à relever entre lui et nos autres témoignages concrets aucune espèce de contradiction. Seul l’iqṭā‘-wilāya, encore peu officialisé, paraīt lui rester étranger.
31Il ne semble pas que les pays musulmans étrangers à l’orbite būyide aient (sauf exception) connu la même évolution. Chez les Samanides, la solde reste la rétribution militaire normale, grāce aux ressources du commerce46 ; elle le reste chez les premiers Ghaznavides, à la faveur des stocks métalliques hindous47. Les grands vassaux, les gouverneurs même indociles ne sont pas considérés comme muqṭa’ ; les ghāzi, volontaires de la foi, et les tribus nomades, installés sur les frontières, ont un régime apparenté à celui des djund primitifs. En Égypte, un régime intermédiaire original paraīt se rencontrer : les militaires se sont de plus en plus substitués aux civils dans la ferme des impôts ; ils reçoivent à ce titre des localités de valeur imposable, donnée et de temps en temps revisée, désignées sous le nom d’iqṭā‘, qu’on peut leur changer, augmenter, diminuer, et cela a permis d’utiliser à leur profit des terres de kharādj48 ; toutefois ils restent redevables d’une certaine somme envers le Trésor, sur laquelle est payé le supplément des soldes, ce qui les distingue nettement des soldats būyides49. Les contingents arabes ont eux un droit automatique au dixième des dīmes de leurs provinces, alors qu’en pays būyide on ne peut concéder les dīmes en iqṭā‘50. En Syrie, où convergent les influences mésopotamiennes et fātimides, les Califes fātimides ont, au début du xie siècle, concédé sous le nom d’iqṭā‘ de vastes ressorts gouvernementaux calculés pour leur valeur imposable, et, de même, ont fait entre eux leurs indociles vassaux mirdasides d’Alep51.
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32On a souvent dit que les Saldjūqides avaient introduit dans le monde musulman le régime « féodal ». Outre un texte sommaire de Maqrīzī (xve siècle)52 on allègue Nizām al-Mulk, vizir saldjūqide du xie siècle53, et ‘Imād al-dīn, historien du xiie54. Citons, d’abord, ce dernier : « On percevait (autrefois) l’impôt, on le versait aux troupes, et nul jusqu’alors n’avait eu d’iqṭā‘. Mais Niẓām al-Mulk, constatant que les envois d’argent des diverses régions rendaient peu, en raison de leur désorganisation,... répartit ces régions entre les soldats comme iqṭā‘ et les leur constitua comme source de revenu et de perception. Cela augmenta leurs motifs de les mettre en valeur, et en peu de temps elles revinrent à une situation prospère. Le Sultan avait des parents... il contint leur mains... aussi pouvait-il arriver qu’il attribuāt à un soldat Un fixe de 1 000 dinars par an et en affectāt la moitié sur une localité de Rūm, l’autre sur une de Khurāsān, et le titulaire était satisfait, car il était tout de même sûr d’avoir son argent sans contestation... Il partagea excellemment par la plume le royaume que le sabre avait rassemblé. »
33Le remarquable est que ce texte nous conduit à une conclusion inverse de celle qu’on en a tirée. La conception de l’iqṭā‘ qui s’y exprime — assignation foncière pour une valeur fixe — et que plusieurs exemples nous confirmeront, est celle des Būyides. Dès lors la paternité que ‘Imād al-dīn en confère à Nizām al-Mulk est, soit gratuite, soit le résultat d’une mauvaise interprétation, ou datation, de nouveautés effectives. La justification morale qu’il donne du système prend le contrepied frappant de la condamnation qu’en portaient les fonctionnaires du xe siècle. Nous verrons qu’elle peut correspondre à une transformation de L’iqṭā‘ postérieure à Nizām al-Mulk ; surtout elle traduit le changement opéré d’un siècle où la loi était encore récemment faite par les civils à un autre où où elle est depuis longtemps l’œuvre des militaires. ‘Imād al-dīn écrit dans l’āge d’or de l’iqṭā‘ militaire ; il en expose la théorie plus que celle de Niẓām al-Mulk.
34Car que nous dit ce dernier lui-même ? Il considère L’iqṭā‘ militaire comme une institution qui n’a pas toujours existé, mais n’en revendique pas la création ; elle ne s’applique pas à tous les militaires, les simples ghulām ( = esclaves) n’ont pas d’iqṭā‘. Le principe est formellement maintenu que le concessionnaire d’un iqṭā‘ l’est d’un impôt, non de la terre ni des hommes, toujours soumis au gouvernement ; qu’il ne peut prétendre à plus sans abus puni de révocation ; qu’il doit être toujours contrôlé, et changé tous les trois ans. Bref, le système būyide, avec des précautions supplémentaires contre les abus.
35Est-ce à dire toutefois que Niẓām al-Mulk n’a vraiment rien fait de neuf ? Selon Rāwandī55, aux cavaliers enregistrés au dīwān il fit distribuer des iqṭā‘ un peu en toutes provinces, de manière que l’approvisionnement d’une armée pūt être assuré où qu’elle fūt. Là peut se trouver un élément de nouveauté. L’armée saljdūqide était beaucoup plus nombreuse56 que celle des Būyides, et Nizām al-Mulk s’opposait à toute politique visant à la réduire. Il était donc amené à distribuer beaucoup plus d’iqṭā‘ que n’avaient fait ses prédécesseurs. D’autre part, maītre d’un Empire comprenant des territoires extérieurs au domaine būyide, désireux, pour la raison qu’expose Rāwandī, de répartir partout les iqṭā‘, il était amené à introduire le système dans des régions, Khurasān en particulier, qui jusqu’alors y avaient échappé et où, par conséquent, il date réellement de lui.
36Sous ces réserves, les cas particuliers d’iqṭā‘ que nous connaissons pour la période des grands Saldjūqides nous les montrent identiques à ceux de la période būyide, en ce qu’ils paraissent définis essentiellement par leur valeur fiscale. Il peut même s’agir de simples assignations de sommes sur des caisses locales, sans propriété de terre. En 457/1 065, Abu ‘Alī b. Abī Kālidjār le Būyide reçut en iqṭā‘ du Saldjūqide Alp Arslan 50 000 dinars sur Basra, avec droit d’y résider, mais sans que cette résidence impliquāt ni ferme d’impôt, ni concession d’aucune autre sorte57, l’opposition d’un rival fit d’ailleurs annuler l’acte. Sous Malik-Shāh — c’est-à-dire sous Nizām al-Mulk à l’apogée de sa puissance — un frère de ce Sultan avait, dans la région de Hamadhān et de Sāveh, en Iran, des iqṭā‘ pour une valeur de 7 000 dinars58. La disposition des iqṭā‘ pouvait être concédée à un gouverneur, ou à un fermier d’impôts dans son ressort, mais sans qu’il y eût confusion entre son gouvernement, ou sa ferme, et les iqṭā‘ qu’il pouvait personnellement posséder. Ceux-ci paraissent tendre à remplacer systématiquement le payement pour un gouverneur de son traitement, ou même, pour un fermier, le bénéfice sur la levée de l’impôt (en principe du moins) : en 448/1056, Abū Kālidjār Hezārasp b. Tankīr avait été « préposé à la ferme (ḍamān) de Basra, de l’Ahwāz et de leurs provinces pour cette année (avec contrat de versement à l’État) de 360 000 dinars, liberté de disposition des iqṭā‘ et plein pouvoir pour toutes opérations fiscales (mu’āmalāt). Il reçut en iqṭā‘ Arradjān, avec autorisation de faire dire son nom dans la khutba dans cette province, à l’exclusion des autres »59. Le texte ne dit pas si une durée était prévue pour la possession de l’iqṭā‘, nous savons qu’Abū Kālidjār en fut bientôt dépossédé, peut-être en raison, ou sous prétexte, de quelque manquement.
37Dans un tel cas, qui concerne un grand personnage que le Saldjūqide Tughril-Beg tenait alors à s’attacher, l’iqṭā‘ conféré est le plein gouvernement d’une province, avec son chef-lieu, une assez grosse ville. Il n’y avait pas là de nouveauté, tant que le fait restait limité à peu de personnages et de provinces. Les Turcs ont-ils étendu un tel système de gouvernement, et non plus seulement de rémunération ? Laissant de côté la question de savoir si leurs traditions propres les y prédisposaient60 nous remarquerons seulement que ce n’était pas au Khurāsān, on l’a vu, que les Saldjūqides pouvaient connaītre autre chose de l’iqṭā‘ que ses formes primitives ; par contre, ils apportaient aux problèmes d’administration économique un élément nouveau dans l’importance de la population nomade, tribale, source de leur puissance militaire, qui entrait en Iran avec eux. Dans le Mā warā’ l-Nahr (Transoxiane) samanide, des organisations frontalières du genre de celles des djund arabes de la première heure, existaient apparemment autour des formations de combattants de la foi, ou ghāzī. De plus en plus, des tribus ou éléments de tribus turques avaient été mélangés aux primitifs ghāzī indigènes. Le problème de l’établissement de tribus pastorales aux confins, ou au milieu même de régions agricoles peuplées de sédentaires n’avait pas été inconnu des anciens États musulmans, puisque les Arabes eux-mêmes restaient, en partie, nomades au moment de la conquête et que bien des tribus bédouines nomadisaient depuis lors sur tout le rebord du « Croissant Fertile ». En pays kurde également, bien qu’il s’agit de transhumance en général plus locale, existaient des situations apparentées. L’arrivée des Turcomans multiplia ces problèmes et les introduisit dans des régions tel l’Adharbāydjān, où ils étaient relativement inconnus. Ce n’est pas à dire que, pour l’Islam en général, ils fussent neufs. Dans les régions pastorales extérieures aux centres vitaux, ou bien où l’on trouvait un intérêt stratégique à établir de telles tribus, on pouvait leur conférer sur le territoire un droit de disposition collective qui, légalement pour l’État, prenait la forme d’une concession à un chef, ou à une famille dirigeante. Ce qui avait eu lieu, on l’a vu, au début de l’Islam en faveur de tribus arabes se reproduisit maintenant au bénéfice de tribus turques. Les Saldjūqides eux-mêmes, lorsqu’ils avaient été établis, au début de leur croissance, sur les terres des Samanides, des Qarakhānides61, des Khwārizmshāhs, avaient peut-être joui d’un tel statut. Ce fut, en tout cas, celui qu’ils arrachèrent ensuite, sur les confins Nord du Khurāsān, au Ghaznavide Mas’ûd, qui leur octroya officiellement le gouvernement de trois districts. Cela leur donnait pratiquement une position analogue à celle des vassaux autonomes qu’avait connus en diverses régions le régime samanide, avant son successeur ghaznavide. Mais, naturellement, l’iqṭā‘ khurāsānien ayant conservé sa forme primitive, il ne vint à personne alors l’idée d’appeler de ce nom de telles concessions. Ce fut une fois parvenus dans l’ancien domaine būyide et devenus eux-mêmes les maîtres que les Saldjūqides, au bénéfice de certains des chefs, ou groupes turcomans, qui les avaient servis et continuaient à le faire, constituèrent des gouvernements analogues que là ils appelèrent iqṭā‘. Encore n’en peut-on, je crois, relever que deux exemples sūrs, celui de Djābuq à Qarmīsīn62 et celui d’Artuq, chef d’un groupe de Döger, à Halwān63, également dans le Djabal kurde central, région stratégique importante et peuplée de Kurdes facilement indisciplinés. Il s’agit là de deux chefs turcomans étroitement intégrés à l’armée saldjūqide, dans laquelle ils effectuent des campagnes où certainement toute leur tribu ne les suit pas, alors qu’ils ont d’autres soldats saldjūqides sous leur ordres. Aussi ne peut-on vraiment dire s’ils ont reçu ces territoires à titre d’officiers réguliers, ou de chefs turcomans. Tout au plus peut-on assurer que l’importance de la cavalerie turcomane faisait attacher à la rémunération des services en terre plus d’intérêt qu’en solde64.
38A partir du moment où la notion d’iqṭā‘ en vint ainsi à s’étendre à des gouvernements, il devint normal d’appeler de ce nom également les apanages donnés par les Sultans à leurs parents. Tel fut le cas, sans plus de distinction de région, des apanages distribués par Alp Arslan et Malik-Shāh65. Dans ces cas-là, la règle posée par Nizām al-Mulk du fréquent changement des muqṭa’ ne jouait pas ; il s’agit certainement d’iqṭā‘ viagers, probablement même héréditaires. Jouait-elle même pour les petits iqṭā‘ non gouvernementaux ? Ne serait-ce pas plutôt un principe dont, dans cette espèce de testament qu’est le Siyāset-Nāmeh, Niẓām al-Mulk recommandait à Malik-Shāh l’application, à la lueur d’expériences pénibles ? On s’expliquerait mal que ‘Imād al-dīn pūt vanter le régime saldjūqide de l’iqṭā‘ comme incitant les bénéficiaires à la mise en valeur de leurs terres, s’ils en changeaient constamment. Il est certain que tel ne sera pas le cas chez les héritiers des grands Saldjūqides. Mais peut-être est-ce un élément de l’évolution ultérieure, dont on reparlera. Quant aux grands apanages, au temps de Malik-Shāh, ils ne portaient que sur des territoires excentriques et stratégiquement importants, un peu comme les « marches » carolingiennes.
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39Mais la dynastie saldjūqide portait en elle un des germes de la faiblesse qui avait perdu celle des Būyides : pas d’ordre de succession précis, conception plutôt familiale qu’individuelle du pouvoir aboutissant au partage de la succession entre enfants, aggravation de cette situation, chez les Turcs, par la pratique de l’institution, pour les fils mineurs, de tuteurs (atabek), jouissant en fait de tous les droits princiers, y compris le gouvernement de l’apanage. Les rivalités inévitables auxquelles donna lieu cette situation à partir de la mort de Malik-Shāh aboutirent, pour le recrutement, par chaque prince, de soldats contre les autres, à la distribution d’une surface croissante d’iqṭā‘ militaires et d’iqṭā‘ gouvernementaux, maintenant au cœur même des royaumes, par conséquent à la dépossession de l’État de l’essentiel de ses revenus et, en fin de compte, lorsqu’il n’eut plus, très vite, le moyen de s’imposer, à l’indépendance de ceux-là même dont il lui avait fallu naguère acheter le concours contre l’indépendance de leurs prédécesseurs66.
40Dans de telles conditions, très clairement vue par ‘Imād al-dīn67, la conception même de l’iqṭā‘ change encore, influencée aussi par le fait que certains au moins des chefs turcs sont d’habitude moins citadins que ceux des armées antérieures. Le mouvement, entamé depuis longtemps dans les régions d’anarchie ou de tribus autonomes, qui couvrait le pays de forteresses, centres d’indiscipline et de principautés naines, se précipite et se généralise. Tout cela se légalise sous le nom d’iqṭā’, et de tels iqṭā‘, naturellement, ne peuvent plus être conçus par leurs détenteurs que comme viagers et héréditaires. Même au niveau des petits iqṭā‘, il est bien évident qu’il n’est plus possible à l’administration centrale, dans la mesure où elle subsiste, ni d’assurer la valeur fiscale exacte d’un domaine, ni de rendre effective une redistribution. Dans ces conditions, une évolution profonde se produit dans la conception de l’iqṭā‘, qui nous aide à comprendre l’appréciation favorable que porte sur lui, du point de vue économique, ‘Imād al-dīn. Au lieu que l’iqṭā‘ soit la garantie d’une somme fixe et que, sans souci de mise en valeur, on en change s’il ne la rapporte plus, l’iqṭā‘ maintenant n’est plus donné que sur la base d’une estimation approchée et peu sûre, et pratiquement à titre définitif, si bien qu’il appartient au muqṭa’ de faire en sorte, par la façon dont il le met en valeur, grāce au moindre absentéisme, qu’il lui rapporte un revenu plus ou moins gros.
41Mais, du point de vue de l’administration centrale, ce qui importe est que le service du soldat, quel qu’il soit, soit toujours rempli. Rien de neuf dans le fait que celui-ci, à titre personnel, soit astreint à un service déterminé. Ce qui est neuf est que maintenant, faute de plus pouvoir définir l’iqṭā‘ par une valeur fiscale précise, on le définit par le service qu’il permet de rendre ou — ce qui sans doute est considéré comme revenant au même — par le nombre d’hommes qu’il permet d’entretenir. On aboutit ainsi à une définition de l’iqṭā‘ qui, à certains égards, correspond à ce qui, en Occident, dans les pays de féodalité organisée, s’appelle fief de tant de chevaliers. Mais tandis qu’en Occident une telle définition correspond à un début d’organisation à partir d’une absence d’organisation, en Islam elle signifie, au contraire, la chute de l’ancienne administration fiscale et un déclin dans l’organisation centrale.
42Ainsi chez les derniers Saldjūqides, l’iqṭā‘ devient, non plus une concession d’impôt, mais bien un domaine foncier héréditaire sur lequel le muqṭa’ militaire jouit, en échange de son service, de prérogatives gouvernementales. A l’hérédité près retrouvée, un tel iqṭā‘ n’a plus rien de commun avec l’iqṭā‘ de type primitif, qui reste seul autorisé pour les civils. Aussi l’usage du mot disparaît-il pour ces derniers, et l’on ne parle plus que de leurs ḍiyā’, bien que le mot puisse aussi désigner des domaines possédés en iqṭā‘ par des soldats.
43D’autre part, entre le détenteur d’un grand iqṭā‘ et les soldats qu’il doit amener, comme jadis le gouverneur du ressort correspondant, à l’armée du prince, la nature des liens de dépendance a changé. Ils sont vraiment maintenant ses hommes. A côté de certains, soldés, beaucoup, à leur tour, reçoivent de lui des iqṭā‘ ; et, bien qu’iqṭā‘ gouvernemental et iqṭā‘ simple ne soient pas tout à fait synonymes, on peut considérer qu’il se constitue une hiérarchie d’iqṭā‘ à certains égards comparable à celle des fiefs en Occident, qui ne sont pas, non plus, à la base et au sommet, identiques.
44Telle est, du moins, la description de l’iqṭā‘ à la limite de son évolution. Mais celle-ci n’a pas été partout également poussée. Les pièces officielles qui nous ont été conservées du royaume de Sandjar68 et de celui des Khwārizmshāhs69 qui lui succède, témoignent d’un effort pour rester fidèles aux conceptions saldjūqides originelles. Wilāya, iqṭā‘, mulk sont soigneusement distingués. L’iqṭā‘ est bien fondamentalement une rémunération, et des droits et devoirs du muqṭa’, des soldes, des effectifs, des revenus de ses territoires, compte exact doit être tenu et contrôle strict effectué. Cependant, à partir du milieu du xiie siècle, la nécessité de caser un nombre croissant d’Oghuz nomades et de gonfler l’armée régulière oblige à multiplier les iqṭā‘, tant collectifs que d’officiers (les soldats restant le plus souvent purement soldés)70. L’importance de la grande propriété et son caractère de plus en plus seigneurial sont, d’autre part, attestés par les récentes fouilles soviétiques, qui montrent les villages progressivement ramassés à l’ombre de la forteresse du maître71. L’extension anarchique du royaume khwārizmien dans ses derniers temps désorganisa tout72. Sans doute est-ce à l’incertitude des iqṭā‘ qu’est dû l’usage, qui se répandit alors, de payer au vizir qui, depuis les temps saldjūqides, prélevait, en guise de traitement, le dixième des revenus de l’État, également le dixième de ceux des iqṭā‘73. Mais l’invasion mongole interrompit ce nouveau développement. Auparavant le système de l’iqṭā‘ s’était étendu vers l’Inde sous les derniers Ghaz-navides et leurs successeurs ghūrides74. Sous les Mamlūks, héritiers de ceux-ci, l’insuffisance première des contrôles entraînera un décalage entre les valeurs théoriques et réelles des iqṭā‘, et un déclin des services rendus par les héritiers des concessionnaires primitifs ; un redressement sera opéré au xive siècle, qui paraît avoir aussi réussi à contenir les muqṭa’ gouvernementaux dans les limites d’ordinaires wālī75.
45Divers passages de l’Histoire des Atabeks de Mossoul76, et trois actes de concession d’iqṭā‘ de cette dynastie77, un petit traité politique composé par un vizir artuqide78, et des textes de diplômes délivrés aux ancêtres de Sāliḥ b. Yaḥyā et insérés par lui dans son Histoire de Beirut79, nous permettent de nous faire une idée de la pratique de de l’iqṭā‘ dans les États syro-djéziréens du xiiie siècle. L’essentiel est là que l’hérédité de l’iqṭā‘ est maintenant proclamée, en particulier par Zenghī et Nūr al-dīn, à l’égal de celle des biens mulk. Le second de ces princes considérait comme de son devoir d’assurer par la désignation d’un contrôleur la succession normale des iqṭā‘ d’un muqṭa’ mort à ses enfants, même mineurs ; il pensait ainsi s’attacher les militaires, et Ibn al-Athīr, il est vrai panégyriste de la famille, est d’avis qu’il dut, en effet, à cette politique le plus clair de ses succès. On ne peut dire si elle doit quelque chose à l’exemple voisin des Francs. En revanche, chefs militaires énergiques, ils s’appliquent à maintenir les muqṭa’ dans leurs limites et exercer sur eux un contrôle, qui est également une tāche de l’administration artuqide. L’iqṭā‘ peut être gros, comprendre ville et forteresse ; le muqṭa’ y exerce tous les droits gouvernementaux, et en particulier touche tous les impôts ; mais on définit avec soin les limites de l’iqṭā‘, le montant des impôts qui peuvent y être perçus, les services dus (nom des hommes, armes, bêtes ; le service d’un vieillard est réduit au « conseil ») ; on en contrôle rigoureusement la prestation ; Zenghī, sinon ses successeurs de Mossoul, tāche de limiter le droit pour un muqṭa’ de changer de maītre s’il fait abandon de son iqṭā‘ ; il s’oppose à l’acquisition par ses soldats de biens mulk en plus de leurs iqṭā‘, comme nuisible aux habitants et au fisc, et Nūr al-dīn fonde son « Palais de Justice » pour faire restituer aux plus grands émirs leurs acquisitions abusives80.
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46Le cas de l’Égypte est spécial81. En 1171, elle est définitivement incorporée par Saladin au monde musulman oriental. L’armée qui a effectué la conquête met la main sur les ressources du pays ; elle y apporte les traditions de l’iqṭā‘, saldjūqide et zenghide. Cependant, la structure du pays est trop forte, les avantages qu’elle présente pour le prince trop évidents pour que le régime ayyūbide d’Égypte soit la simple extension du régime zenghide de Syrie. On s’y étendra un peu plus longtemps, parce que nous le connaissons un peu mieux grāce aux ouvrages institutionnels d’Ibn Shīt al-Qarshī82 et d’Ibn Mammātī83 et au Journal du Cadi al-Fādil (grāce aux extraits faits par Maqrīzī)84 pour le temps de Saladin, et, pour un demi-siècle plus tard, au précieux (et trop méconnu) Inventaire fiscal du Fayyoum d’al-Nābulusī85, qui concrétise les généralités théoriques de ses prédécesseurs.
47Il y a, en Égypte ayyūbide comme ailleurs, à distinguer les iqṭā‘ gouvernementaux, exceptionnellement constitués en faveur de princes « du sang » ou de grands émirs86, qui, dans leur ressort, ont, en outre, des biens propres khāssa, et les iqṭā‘ simples des soldats ordinaires, dont il sera surtout question ici. Ce qui les caractérise est, sur la base de principes analogues à ceux de leurs voisins asiatiques, le contrôle précis effectif, simultané des services et des valeurs, l’absence des iqṭā‘ héréditaires, la rareté des iqṭā‘ viagers, la non-indépendance du muqṭa’ sur son iqṭā‘.
48Contrôle des services. La précision avec laquelle on nous rapporte plusieurs fois le nombre de cavaliers dus par des iqṭā‘ ayyūbides tant de Syrie que d’Égypte — les exemples connus vont de 50 à 35087 — prouve que l’administration ayyūbide, sans principes différents de celle des princes voisins moins puissants, en enregistrait et en contrôlait plus strictement l’observation. Dans une société où sont si vivaces les traditions de l’hospitalité, le muqṭa’ doit naturellement à son souverain le « gîte » lorsqu’il passe sur son territoire88.
49Comme ailleurs en même temps, l’iqṭā‘ est conféré comme représentant une valeur (‘ibra) Un cadastre — légèrement lacunaire — avait été refait, pour Saladin, du territoire égyptien. Les modalités de détermination de la ‘ibra pour lesquelles les indications théoriques sommaires d’Ibn al-Mammātī89 paraissent difficiles à accorder avec les listes de cas concrets d’al-Nābulusī, importent peu, dans le détail, à notre objet. L’essentiel en est que la ‘ibra est évaluée en une monnaie de compte, le dinār djayshī (= militaire), à chaque unité duquel correspond un versement concret, en règle générale, d’un quart de dinar et de un ardab de grain (2/3 en blé, 1/3 en orge qui, à poids égal, vaut la moitié du blé) d’après Ibn al-Mammātī (les tables d’al-Nàbulusī paraissent donner des proportions inférieures d’espèces). De toute façon, la ‘ibra, estimation moyenne établie pour une longue période, ne correspond pas au revenu annuel effectif et peut finir par s’en écarter sensiblement. Or le tableau d’al-Nàbulusī prouve que, même là où il y a ‘ibra (dans certains territoires où, sans doute, il n’avait pas été prévu d’iqṭā‘, il n’y en avait pas)90, le fisc conserve le contrôle permanent du revenu effectif.
50En dehors des contingents légers recrutés dans la population indigène, nous savons que l’armée régulière de Saladin comptait, en 577/1181, 8 640 hommes, dont 11 émirs, 1 153 qaraghulām (cavaliers légers) et 6 976 tawāshī (cavaliers lourds). Maqrīzī (d’après al-Fādil) fixe à 700-1 200 dinars l’allocation du tawāshī ; le total des allocations militaires étant de 3 670 600 dinars, les cas de 700 sont évidemment les plus nombreux, Ibn al-Mammātī, lui, a des exemples de 1 000, 600, 500, 400 même91. Al-Nābulusī, qui, malheureusement, ne précise pas toujours le nombre des muqṭa’ d’un iqṭā‘ ni, dans les iqṭā‘ très petits, si le muqṭa’ en a d’autres, paraît se tenir plutôt vers ces derniers chiffres ; mais on sait qu’al-’Àdil et al-Kāmil, dans l’intervalle, avaient eu une politique d’économies. l’iqṭā‘ mamlūk, vers 1300, sera de l’ordre de 500. L’armée dispose des trois quarts des ressources fiscales92.
51L’allocation ayyūbide, un peu inférieure à la būyide et saldjūqide, a peu de chance d’être très différente de celle des pays voisins. Les chiffres très inférieurs d’Ibn Shaddād pour la Haute-Mésopotamie ne peuvent s’entendre que de cavalerie légère, ou sont erronés93. Les chevaliers francs de Syrie avaient des fiefs de quelque 500 « besants », au besant de Tyr = 7/10 de dinar légal, mais en rapport difficile à préciser avec le dīnār djayshi qui, au prix moyen des grains, est inférieur au dinar légal94.
52Sur un iqṭā‘ ordinaire, le muqṭa’ touche l’intégralité des impôts, à l’exception de quelques prestations en nature, partagées avec le gouvernement, et des capitations95. Organise-t-il lui-même la perception96 ? En tout cas, un très strict contrôle l’empêche, plus effectivement qu’ailleurs, de toucher la plus petite somme en sus de son dū. Le gouverneur de la province veille à déterminer, en cas de changement de muqṭa’ sur un iqṭā‘ en cours d’année, la part exacte revenant au partant et à l’arrivant, et à se réserver les revenus correspondants au temps de vacance97. Les iqṭā‘ trop petits sont groupés avec d’autres pour parvenir au montant nécessaire ; les iqṭā‘ trop gros, alloués à plusieurs muqṭa’ à la fois, les iqṭā‘ considérables auxquels ont droit les grands émirs constitués de morceaux séparés98. Des indigènes ont, comme muqṭa’, la dīme de quelques localités99 ; des Arabes pasteurs, un dixième des revenus fiscaux de leur canton, comme sous les Fātimides100. Par ailleurs, il semble que, comme dans les domaines privés, se soit posée une question de dīme dont on ne voit pas l’équivalent hors d’Égypte : assimilé au revenu d’un domaine, celui d’un iqṭā‘ serait astreint à l’aumône, zakāt, du musulman, des accords variés existant seulement entre paysans et propriétaire pour que le payement en soit, soit réparti entre eux au prorata de leurs parts dans ce revenu, soit tout à la charge des paysans avec ou sans abaissement compensateur d’autres charges. Même question de partage pour les rusūm, droits sur le commerce101 ; le muqṭa’ n’est donc pas déchargé de toute responsabilité envers le fisc ; sur les redevances que son iqṭā‘ doit à celui-ci, on s’en remet à sa parole, avec cependant possibilité de contrôle. Enfin, par un système dont il y a des exemples un peu partout, mais moins réguliers, des soldats, comme élément normal de leur solde, reçoivent la location de biens de main morte (habus), à charge pour eux de subvenir aux frais des mosquées, etc... pour lesquels ces habus sont constitués : moyen de mobiliser à leur profit, comme l’avait jadis fait Charles Martel en France, cette catégorie de biens devenue à cette époque considérable102.
53Des revisions générales du cadastre ont lieu de temps en temps. La proportion des terres constituées en iqṭā‘ est, en principe, fixe, et tout iqṭā‘ dont le muqṭa’ disparaīt, ou change d’iqṭā‘, reçoit un autre muqṭa’. Cependant des accroissements de l’armée, l’accueil à des réfugiés peuvent nécessiter des créations d’iqṭā‘ nouveaux, dont al-Nābulusī nous conserve des exemples pour 634/1 236, en regard desquels on trouve également des exemples de récupérations par le Trésor103.
54La fréquence des mutations atteste que l’iqṭā‘ n’est pas forcément viager. A fortiori n’est-il pas héréditaire. La condition des grands apanages de Syrie et Djéziré est évidemment autre. Mais, bien qu’un diplôme officiel conservé en qualifie un d’iqṭā‘ (autonome, bi l-istibdād)104, ils ne présentent aucun rapport avec les iqṭā‘ militaires ordinaires. — Bénéficiaire des impôts de l’iqṭā‘, le muqtā’ y est responsable de l’entretien des ponts et chemins d’intérêt local105. — L’administration militaire comprend le dīwān de l’armée, qui a la liste des hommes et des soldes, et celui des iqṭā‘, qui les alloue selon les soldes qu’ils représentent ; tout diplôme d’iqṭā‘ doit donc porter le sceau des deux dīwān106.
55En conclusion, qu’il y ait survivance de formes anciennes ou, sur la base des principes nouveaux, application différente, ce qui caractérise l’Égypte ayyūbide est l’absolu maintien du muqṭa’ dans la dépendance du gouvernement, le contrôle très strict des services, le caractère essentiellement fiscal de l’iqṭā‘. L’abondance des documents depuis longtemps étudiés, grāce auxquels nous connaissons le régime des Mamlūks, successeurs des Ayyūbides, leur a implicitement fait attribuer la paternité de ce régime ; à des perfectionnements secondaires près, il est tout constitué sous les Ayyūbides. Il va de soi qu’il donne aux maītres de l’Égypte une stabilité d’organisation militaire qui les met bien au-dessus de la plupart des autres souverains d’alors, et explique, entre autres raisons, la prédominance égyptienne sur les pays environnants jusqu’à la conquête ottomane.
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56Répétons-le en terminant. L’étude que nous avons tentée de l’iqṭā‘ n’est pas complète107 ; le fût-elle, elle ne montrerait qu’un aspect du tableau d’ensemble nécessaire pour comparer l’évolution sociale du Proche-Orient musulman avec celle d’autres sociétés108. Nous n’avons que par allusion touché au régime de la propriété, aux relations des grands entre eux, avec le souverain, avec les paysans, toutes questions fondamentales pour juger du caractère « féodal », ou non, de cette société. Nous pouvons cependant, dans les limites de cet exposé, proposer, à titre provisoire, quelques thèmes à la réflexion.
57Au point de départ, l’iqṭā‘ n’a pas plus de caractère féodal que la concession emphytéotique byzantine à laquelle il s’apparente. Au point d’arrivée, en dépit d’évidentes divergences de conception théorique, il est, dans certains pays, devenu presque l’équivalent d’un fief occidental, par l’effet d’un double mouvement, dont l’Europe présenterait des parallèles aux ixe-xe siècles, consistant en ce que, d’une part l’iqṭā‘ se féodalise, d’autre part, des fonctions publiques, se féodalisant de leur côté, rentrent sous le concept d’iqṭā‘, à ce point de son évolution. Les Mongols, dont l’armée, lors de la conquête, est soldée, brisent la féodalité post-saldjūqide ; mais la pression ambiante est si forte qu’eux-mêmes, un demi-siècle plus tard, devront, dans le royaume des Ilkhāns de Perse, en reconstituer une autre presque analogue109.
58Fortuit ou non, on ne peut pas ne pas remarquer un certain synchronisme avec l’évolution de l’Europe occidentale et, surtout, un synchronisme précis avec celle de l’Empire byzantin. Dans ce dernier aussi, le viie siècle, pour des raisons variées, est une période de consolidation de la propriété paysanne, les siècles suivants marquent un nouvel essor de la grande propriété laïque ou ecclésiastique, en vain combattue par le gouvernement avant qu’au xie siècle il doive capituler devant elle. A ce moment, droits et devoirs publics sont de plus en plus, par le système de la pronoia, transférés de l’État à de grands propriétaires civils ou militaires, et, au xiie, la pronoia, d’abord temporaire, évolue vers l’hérédité. Quelque différences qui puissent exister entre les pratiques exactes de la pronoia et de l’iqṭā‘, ou le recrutement des individus bénéficiaires, le parallélisme d’orientation est absolu. Je ne peux que poser la question de savoir si au parallélisme de deux évolutions autonomes ont pu s’ajouter des influences de l’une sur l’autre, ou réciproques. C’est, ne l’oublions pas, surtout en Asie mineure qu’avant l’invasion turque l’évolution byzantine avait été nettement accusée110.
59D’autre part, en terre d’Islam comme à Byzance, force est bien de constater que le système de la rétribution foncière, et l’évolution féodale qui s’ensuit, se sont développés non pas dans des périodes de repli dans une économie purement naturelle et rurale, comme celle qui est considérée comme à la base de la féodalité occidentale, mais, au moins dans leurs débuts, au contraire en des phases de remarquable développement commercial. La période de l’avènement du régime militaire en Mésopotamie au xe siècle est aussi celle, pour ce pays, de son apogée commercial, de grosses fortunes marchandes, d’une intense circulation monétaire. Je crois qu’il ne serait pas difficile de trouver d’autres pays où le développement du commerce a pu favoriser une évolution féodale (par exemple les pays de l’Europe orientale aux xive-xve siècles). Il faut donc certainement reviser la notion simple d’union de l’organisation féodale avec une économie naturelle, et sans doute en Occident même repenser ainsi la question. Non que cette union soit inexacte, mais à condition, semble-t-il, de remplacer la notion absolue d’une économie naturelle, qui n’a d’ailleurs jamais et nulle part au Moyen Âge existé à l’état pur, par la notion, relative, du rapport entre les possibilités de l’économie marchande dans les limites de son développement médiéval, où production industrielle et moyens de transports restent cependant réduits, avec les charges assumées par les gouvernements de formations territoriales vastes ; il faut, d’autre part, étudier en quoi les bénéfices agricoles peuvent servir au commerce ; ceux du commerce au développement de la propriété foncière ; enfin pourquoi, dans la rivalité entre aristocratie de l’argent et aristocratie de l’épée, dans le monde musulman du xe siècle, la victoire finale est restée à la seconde, et rechercher les éventuels parallèles que peuvent offrir d’autres sociétés.
60Le système de l’iqṭā‘ n’est parvenu nulle part en pays musulman au moyen āge — sauf le cas de l’Égypte, où il est fort peu féodal — à la la formation d’une véritable classe héréditaire, ni même à une grande stabilité de fonctionnement. La responsabilité en incombe évidemment au partiel hasard qui fit que, par deux fois, lors de la conquête saldjūqide du xie siècle, lors de la conquête mongole du xiiie, l’aristocratie en cours de consolidation a été balayée par l’invasion au bénéfice des nouveaux venus. Mais, dans l’intervalle même de ces conquêtes, le système restait instable, les familles « féodales » en voie de formation périodiquement remplacées, avec plus ou moins d’usage de la force, par de nouvelles familles issues de clientèles nouvelles. Il faudrait, pour le comprendre, pouvoir nous rendre compte de la proportion des terres conservées, à l’intérieur de chaque principauté (je ne parle pas de la proportion des gouvernements provinciaux à l’intérieur des empires), par le gouvernement central, ou comme propriété personnelle du prince, et de la proportion, parmi les iqṭā‘ simples, de ceux qui dépendent directement de ce dernier, ou sont dans la dépendance d’un grand muqṭa’. La forte surface des iqṭā‘ en Égypte, seul cas connu, ne permet aucune conclusion générale, puisque là, précisément, les iqṭā‘ n’ont pas l’autonomie qui est la leur, ailleurs. Indépendamment de cette question, un autre facteur a certainement joué un grand rôle : l’esclavage, en ce sens que, même dépouillé d’une partie de ses terres, un prince pouvait se reconstituer, contre l’infidélité de ses anciens soldats, par l’enrôlement d’esclaves nouveaux, une armée capable de reprendre ces terres, et indéfiniment recommencer le même petit jeu. Il n’y fallait qu’une condition, puisqu’on n’admettait pas l’esclavage d’un musulman : des disponibilités mobilières suffisantes pour faire acheter, sur les marchés extérieurs à l’Islam, un nombre convenable d’esclaves ; ce qui nous ramène à l’économie marchande, jouant maintenant dans un sens antiféodal. Enfin le caractère urbain de la société musulmane111 a eu pour conséquence que, malgré des moments, des régions d’évolution contraire, les muqṭa’ musulmans, comparés aux feudataires occidentaux, ont moins résidé dans leurs terres, se sont donc plus trouvés dans la main du prince, ont (en raison aussi de leur origine étrangère) rencontré moins de solidarités indigènes que leurs confrères européens. Et rappelons encore que, pour tout ce qui n’est pas « politique », la loi musulmane n’est pas chose du prince, mais des docteurs de la foi, si bien que jamais, d’un grand iqṭā‘ à un autre, un musulman n’a l’impression de changer de pays, mais seulement de maître : caractère que, certes, on pourrait retrouver dans les principautés françaises du xie siècle : non au même point.
61La persistance de l’économie marchande ne doit pas nous faire oublier qu’elle est cependant, à partir du xie siècle, probablement en baisse en Asie — où l’évolution féodale est plus poussée — en hausse en Égypte — où cette évolution l’est le moins. D’autre part, le développement de la grande propriété et du système de l’iqṭā‘ apparaît comme corrélatif, dans le sens de la cause et de l’effet, d’une transformation dans l’utilisation des récoltes et l’organisation de l’impôt, ou des redevances. Il n’est pas douteux que, tandis qu’aux premiers siècles de l’Islam les impôts à l’État étaient le plus souvent, au moins dans certaines régions comme la Mésopotamie, payés pour bonne part en espèces, quitte au paysan à vendre ce qu’il fallait de sa récolte pour se les procurer, au contraire les redevances aux grands propriétaires puis, à leur image, l’impôt foncier lui-même à l’État ou aux muqṭa’, dans la période d’évolution « féodale », l’ont été par des versements proportionnels en nature. Ce n’était pas nécessairement l’effet d’une régression commerciale, mais d’une rencontre de deux besoins. D’une part, celui du paysan d’éviter les abus que permettaient, précisément en période d’économie partiellement monétaire, les manipulations des spéculateurs sur les prix, la qualité et le change de monnaies dont les paysans n’avaient pas l’équivalent des citadins, etc.112. D’autre part, le besoin du muqṭa’ de s’assurer au maximum de facilité et d’économie un ravitaillement en grains que rendait probablement nécessaire un développement de la cavalerie dans la technique de la guerre, et, parmi les cavaliers, de la cavalerie lourde113 : par où nous rencontrons un autre des facteurs de féodalisation en Occident. Dans le même sens joue, à partir de la conquête turque, l’accroissement de la population nomade, dont il faudrait savoir s’il n’a pas été quelquefois facilité par une dépopulation rurale, qui aurait elle-même entraîné une āpreté accrue des grands propriétaires, soit cavaliers lourds, soit marchands en quête de profits.
62On voit que je me laisse aller fort loin dans la position de questions sous une telle forme presque en l’air. C’était un des buts de cet article, si elles incitent à la recherche. On espère tout de même que les développements précédents ont été eux, au contraire, malgré leurs lacunes, suffisamment concrets pour rendre sensible que de telles questions ne peuvent pas être posées, ni a fortior résolues, en l’air, mais résulter de confrontations où il importerait de faire un peu mieux que dans le passé (et non seulement dans le monde musulman) la distinction, quitte à les rapprocher ensuite des périodes et des régions.
Notes de bas de page
1 Cf. on particulier M. Van Berchem, La propriété terrienne et l’impôt foncier sous les premiers Califes (1886) ; — C. Becker, Die Entstehung von ‘ušr und Harāgland in Aegypten et Steuerpacht und Lehnswesen, dans Islamstudien, I, 1924 ; A.-N. Poliak, Classification of Lands in the Islamic Law, dans American Journal of Semitic Languages, 1940 ; — Fr. Lokkegaard, Islamic Taxation in the Classic Period, 1950.
P. S. Voir maintenant mes mises au point dans l’article sub verbo de l’Encyclopédie de l’Islam, 2e éd., avec renvois bibliographiques en particulier à des articles de Miss Lambton. Aussi H. Rabie, The fiscal administration of Egypt, Londres 1972, chap. II.
2 Ibn ‘Asākir, cité dans A. v. Kremer, Culturgeschichtliche Streifzüge auf dem Gebiete des Islams, p. 60 et suiv.
3 Yahyā b. Ādam, Kitāb al-kharādj, éd. Juynboll, p . 45 - 6, 56 - 7, 65 , 67, 76 ; — Abū Yūsuf, K. al-kharādj, éd. de Bulaq, p. 30, 32 - 34 (trad. Fagnan; p. 79, 85, 93) ; — Balādhurï, Liber expugnationis regionum, éd. de Goeje, p. 272 - 273 . — Je n’ai pu consulter Abū ‘Ubayd al-Qāsim B Salām, K. al-amwāl, éd. du Caire, 1350 - 1951 . Cf. Wellhausen, Das arabische Reich und sein Sturz, passim.
4 Cf. p. ex. Kitāb al-Aghānī, VI, p. 204 ; VIII, p. 30, etc... Pour la construction de Bagdad Ya’qūbī, K. al-Buldān (trad. Wiet), p. 242 ; — Khatīb Baghdādī (éd. Salmon), Introduction topographique, passim.
5 Bibliothèque Nationale, ms. arabe 5907, 20 r°, et 98 r°-v° ; les Mafātīḥ al-’ulūm, éd. van Vloten, 59-60, s’inspirent de Qudāma.
6 Ed. Amedroz et Margoliouth, dans The Eclipse of the ‘Abbassid Caliphate, t. I, p. 199.
7 Hilāl al-Sābī, Kitāb al-wuzarā’, éd. Amedroz, p. 255.
8 Ibid., p. 163, 220. Impossibilité de concéder en iqṭā‘ une terre de kharādj : Ibrāhīm b. Muḥammad al-Bayhaqī, Kitāb al-maḥāsin, éd. Schwally, p. 525.
9 Djahshyārī, Kitāb al-wuzarā’ wa l-kuttāb, éd. Mzik, p. 161 r°, 171 r° ; — A. v. Kremer, Über das Einnahmebudget des Abbassidenreiches vom Jahre 306, dans Denkschriften der k. Akademie der Wissenschaft., Wien, Phil. hist. Kl. t. XXXVI, 1888 ; — Mez, Die Renaissance des Islams, chap. VIII.
10 A. v. Kremer, ouvr. cité, p. 148, p. 286 et suiv.
11 Eclipse, I, p. 148.
12 Hilāl al- Ṣābī, K. al-wuzarā’, p. 86, 188, 278 ; — Istakhrī, éd. de Goeje, p. 157 (= Ibn Hawqal, 217) ; — Qalqashandī, Subḥ al-a’shā, éd. du Caire t. XIII, p. 124 et 139, diplômes rédigés par Abū Ishāq al-Sābī au nom des Califes al-Muṭī’ et al-Ṭā’i’ et confondus par l’auteur avec des diplômes d’iqṭā’.
13 Sur cet ouvrage, Cl. Cahen, Quelques problèmes économiques et fiscaux de l’Irāq būyide d’après un traité de mathématiques, dans Annales de l’Institut d’Etudes orientales de l’Université d’Alger (1952), publié ci-après page 367.
14 Cas de petits ïghār dans Bayhaqī, ouvr. cité, p. 5 et 53 ; — Lambton, Account of the Tarikhi Qumm, dans Bulletin of the School of Oriental Studies, 1948, p. 591.
15 A. v. Kremer, ouvr. cité. Dans le K. al-hāwī, muqāṭa’a est associé à mufāraqa que les Mafātīh al-’ulūm disent synonyme de murāfiqa (faveur), muṣāliḥa (dotation d’intérêt public ?), muṣādara (bien récupéré sur un fonctionnaire prévaricateur), ce qui ne peut s’admettre qu’en tant qu’ils sont tous soustraits au régime commun. Il y avait un dīwān al-marāfiq, comme un des muṣādarāt (K. al-wuzarā’ p. 31, 92).
16 Sur ces soldes, voir en particulier al- Ṣūlī, Akhbār al-Rādī wa l-Muttaqī, éd. H. Dunnes, p. 118, 198 et suiv., et trad. Canard, Alger, 1946, t. I, p. 185, n° 4.
17 La chose est soulignée par Ṭabarī, t. III, p. 1269 et suiv., 1284 (à propos de la révolte de Mazyār, de caractère social évident).
18 Djurdjī Zaydān, Tārīkh al-tamaddun al-islāmī, t. II, p. 130 et suiv. ; — ‘Abdalaziz Duri, Studies in the Economic Life of Mesopotamia in the Xth Century (thèse ms. à l’Université de Londres ; édition arabe, Bagdad, 1945) ; Lokkegaard, ouvr. cité, p. 67 et suiv.
19 Mafātīh al-’ulūm, p. 62.
20 Qudāma, éd. de Goeje, p. 241 ; — Ibn al-Faqīh, éd. de Goeje, p. 284.
21 Djahshyārī, p. 65 ; — Tanūkhī, The Table-Talk of a Mesopotamian Judge, éd. Margoliouth, p. 6 ; — Ibn al-Faqīh, p. 282. En Fars, le « patron » laissait à ses métayers le libre usage de leur parcelle (vente et héritage compris), à charge pour eux de verser le quart de leur revenu ; le domaine était inscrit au nom du patron, et parmi les terres de dīme (Istakhrī, p. 158 ; Ibn Ḥawqal, p. 218). Même de grands domaines étaient offerts en taldji’a (Djahshyārī, p. 65 v°).
22 Ṭabarī, t. III, p. 1801.
23 K. al-wuzarā’, p. 245.
24 Al-Ṣūlī, éd. Dunnes, p. 236 ; trad. Canard, t. II, 1950, p. 69 ; — Miskawayh, t. II, p. 111.
25 Bibl. Nat., ms. ar. 6197 (iqṭā‘ concédé en mulk).
26 Miskawayh, t. II, p. 100 et suiv. ; — Māwardī, al-Aḥkām al-sulṭāniyya, éd. Enger, trad. Fagnan, chap. XVII, 2e section. Tendance à des constitutions de tels iqṭā‘ dès la génération précédente : Kitāb al-Wuzarā’, p. 179, 183 ; — Lambton, Account..., p. 590, 592.
27 K. al-wuzarā’, p. 571-572 ; — Miskawayh, t. I, p. 153.
28 Miskawayh, t. II, p. 100, 103, 188, 189.
29 Le kharādj pouvant être versé tantôt à un tarif fixe, tantôt proportionnellement à la récolte, le muqṭa’, en cas d’iqṭā‘ complexe à cet égard, le reçoit sur la base de la valeur de celui des deux modes qui rapporterait le plus, de manière que le fisc soit sûr qu’il ne puisse toucher plus de son dû ; — Māwardī, ouvr. cité.
30 Miskawayh, t. II, p. 101 ; — Rūdhrāwarī, Eclipse, t. III, p. 144 (distribution d’iqṭā‘ sans contrôle de valeur par suite d’une situation d’urgence).
31 Ibn Khallikān, trad. de Slane, t. III, p. 162 (dans l’administration califale) ; on la retrouvera sous les Mongols.
32 Māwardī, ouvr. cité.
33 Tha’Labī, Khāṣṣ al-khāss, Tunis, 1293, p. 168, cité par ‘Abdalaziz Duri ; — Ibn Ḥamdūn cité par Amedroz, Tales of Official Life... dans Journal of the Royal Asiatic Society, 1908, p. 800. Expulsé de son domaine par l’agent d’un vizir, un contribuable doit cependant continuer à en payer l’impôt pour empêcher qu’il soit porté au cadastre sous le nom du vizir ; — Rūdhrāwarī, Eclipse, t. III, p. 47-48 (un chef militaire exige des habitants de son iqṭā‘ plus d’impôts qu’ils ne peuvent payer et confisque alors leurs terres) ; — Miskawayh, t. II, p. 257 ; — Ibn al-Athīr, t. VIII, p. 342 (Mu’izz al-dawla distribue à ses compagnons la ḥimāya de toutes les localités).
34 Ouvr. cité, à la fin.
35 Rūdhrāwarī, Eclipse, t. III, p. 293, 312, 323, 327 ; — Hilāl al- Ṣābī, Histoire, ibid., p. 361, 383, 443.
36 Miskawayh, t. II, p. 174.
37 Zur Heeresverwaltung der Abbassiden, W. Hoenerbach, dans Der Islam, 1950, d’après Qudāma.
38 Rūdhrāwarī, Eclipse, t. III, p. 294-295. — Cf. infra le texte de ‘Imād al-dīn sur les iqṭā‘ saldjūqides.
39 Eclipse, t. III, p. 165, et diplômes rédigés par Abu Isḥāq al- Ṣābī, Bibl. Nat., 6195, 76 v°, et éd. Shākib Arslan, p. 140.
40 Ils ne peuvent rien modifier aux iqṭā‘ qu’ils trouvent à leur entrée en fonction, mais il leur arrive d’exercer sur les petits militaires une ḥimāya payée pour garantir cette intangibilité.
41 Hilāl al-Ṣābī, Eclipse, t. III, p. 364-365 ; — Miskawayh, trad., t. II, p. 277.
42 Pour la Syrie et les Būyides, voir ci-après.
43 Miskawayh, t. II, p. 338.
44 Je n’ai toutefois pas de preuve contemporaine de l’usage du mot iqṭā‘ en ce cas, sauf en Syrie (infra), avant les Saldjūqides.
45 Encore un : l’iqṭā‘ étant la rétribution d’un service, un fonctionnaire constamment révocable, ne peut, contrairement à un soldat, recevoir que des iqṭā‘ d’un an renouvelable, et les engagés occasionnels que des assignations également occasionnelles.
46 Barthold, Turkestan down to the Mongol Invasion, chap. III.
47 Muhammad Nazim, The Life and Times of Sultan Mahmūd of Ghazna, et les biographies de Mahmūd (‘Utbī) et Mas’ūd (Bayhaqī) bien connues.
48 Ibn al-Ṭuwair (xiie siècle), utilisé par Maqrīzī, Khiṭat, t. I, p. 85 et t. II, p. 401 et suiv. — et Ibn Taghrībardī, éd. Popper, t. III, p. 5 ; — Vie d’al-Baṭāiḥī, dans Khiṭaṭ, t. I, p. 83. Il faudrait étudier ce qui, dans ce système, extension d’une tendance relevée en Orient à la fin du iiie/ixe siècle, remonte aux Ṭūlūnides, aux premiers Fāṭimides, aux réformes de Badr al-Djamālī.
49 Ibn Muyassar, éd. Massé, p. 11, Basāsīrī avait en Mésopotamie des iqṭā‘ « comme on n’aurait pas pu en avoir en Égypte ».
50 Māwardī, ouv. cité.
51 Yahyā d’Antioche, éd. Cheikho, p. 210-215, 253, 261. On peut considérer comme remontant à une source ancienne Kamāl al-dīn b. al-’Adīm, Histoire d’Alep, éd. S. Dahhān, t. I, p. 292-293.
52 Qui s’inspire de ‘Imād al-dīn, et ajoute que les successeurs de Nizām al-Mulk après les années 480-1187 (derniers temps de son vizirat) l’ont imité (Khiṭat, t. I, p. 95).
53 Siyāset-Nāmeh, éd. trad. Schefer, chap. XXIII.
54 Dans Bundarī, éd. Houtsma, Textes relatifs à l’histoire des Seldjoucides, t. II, p. 58. Révocation d’un muqṭa’ pour abus financier, Ibn al-Athīr, t. X, p. 144.
55 Ed. M. Iqbal, Gibb Memorial Series, p. 131.
56 46 000 cavaliers, selon Rāwandī ; 70 000 d’après le Siyāset-Nāmeh, qui englobe probablement d’autres catégories de troupes.
57 Sibt b. al-Djawzī, Bibl. Nat., ms. arabe 1506, 99 v
58 Bundarī, p. 256. Au début du xiiie siècle Aḥmad-Yl a un iqṭā‘ de 40 000 dinars (Ibn al-Djawzī, Muntazam, t. IX, p. 185).
59 Sibt b. al-Djawzī, p. 11 v°. De même, sous le sultan Muḥammad, Bursuqī, gouverneur de Mossoul, aura comme iqṭā‘ Raḥba. Le sultan peut dans certains iqṭā‘ garder des droits et un agent pour les assurer (Ibn al-Athīr, p. 277, cf. p. 209).
60 Pour la position de la question, cf. la communication de Köprülü au Congrès International d’Histoire de Zurich (1938), et Vladimirtsov, La société mongole, le féodalisme nomade. Le problème est de se rendre compte comment, pour les Turcs comme pour bien d’autres peuples, les structures tribales se sont adaptées à une forme nouvelle d’État territorial et administratif et dans quelle mesure elles ont été absorbées par les solides traditions antérieures des pays où ils se sont rétablis. Pour notre objet, l’important est de constater qu’en définitive la régime de l’iqṭā‘ saldjūqide est beaucoup moins nouveau que ses bénéficiaires. Ce sont, par contre, les relations tribales antérieures qui, peut-être, ont déterminé le choix des premiers bénéficiaires.
61 Les établissements des tribus frontalières chez les Qarakhānides sont appelés iqta’ par Ibn al-Athīr, t. XI, p. 55, mais il n’y a aucune garantie que tel était bien le vocabulaire de l’administration qarakhānide elle-même, ni qu’iqṭā‘ traduit un mot turc équivalent.
62 Cl. Cahen, La première pénétration turque en Asie mineure, dans Byzantion, 1948, p. 41-42 ; Ibn al-Athīr, t. X, p. 83.
63 Ibid. et Ibn al-Athīr, t. X, p. 98.
64 Ibn al-Balkhī, Fars-Nāmeh, p. 124, signale que le village de Ravan, surtout formé de pāturages, est partagé entre propriété et iqta’, celui-ci qu’on peut supposer d’usage pastoral collectif.
65 Du moins dans le vocabulaire d’historiens tous d’un siècle au moins postérieurs.
66 Sanaullah, The Decline of the Seldjukid Empire, Calcutta, 1938.
67 Bundarī, p. 135.
68 Publiées, pour l’essentiel, par Barthold, dans les Textes qui accompagnent l’édition russe de son Turkestan..., t. I, p. 23-47. Voir aussi Bibl. Nat., Suppl. persan 1825, 7 vo (à propos d’un iqṭā‘ de la région de Djam), et Muntakhab al-dīn Badī’, ‘Atabat al-kataba, Téhéran, 1950.
69 Bahā’ al-dīn al-Baghdādī, al- Tawassul ilā l-tarassul, éd. Aḥmad Bahmanyār, Téhéran, 1936.
70 Köprülü, art. Harizmsāh, Islam Ansiklopedisi ; — M. Koymen, Büyük Selçuklu imperatorlugu tarihinde Ogüz istilāsi, Ankara, 1947 ; — Shihāb al-dīn al-’Umarī, cité dans Tiesenhausen, Materialien zu Geschichte der Goldenen Horde, t. I, p. 222-224 ; — Muhammad b. Ibrāhīm, Histoire du Kirmān, éd. Houtsma, p. 217.
71 Tolstov, Drewnij Xorezm, Po sledam drewne worezmijskoj civilisacii, Moscou, 1948. — Cf. Ars Islamica, 1948, p. 140 et suiv.
72 ‘Abdallatīf cité dans Dhahabī (inédit) à l’an 618 (fin du récit de l’invasion mongole).
73 Nasawī, Vie de Djalāl al-dīn, éd. trad. Houdas, p. 171, 202, 231. — Cf. Ibn al-Athīr, t. X, p. 184-185, et Ibn Khallikan, t. III, p. 295.
74 Ibn al-Athīr, t. XII, p. 121, 139, 140, 142 (le gouvernement met l’embargo sur un iqṭā‘ au bénéfice d’un créancier du muqṭa’) et 146, 149, 153, 164, 166.
75 W.-Ḥ. Moreland, The Agrarian System of Moslem India, Cambridge, 1929. Par comparaison on s’étonnait de voir les Qarakhitāi de Transoxiane, en raison de leurs traditions chinoises, se refuser, pour les risques d’indiscipline que cela comportait, à concéder chez eux des iqṭā‘ (Ibn al-Athīr, t. XI, p. 57). Chez les lointains Bulgares musulmans de la Volga, le remplacement du système de l’iqṭā‘ par celui de la solde entraîna, selon la géographie de Zakaryā Qazwīnī, éd. Wüstenfeld, p. 411-412, un mécontentement dans les troupes qui fut cause de leur écrasement par les Mongols.
76 d’Ibn al-Athīr... Historiens des Croisades : Hist. orientaux, t. II, p. 137, 142, 305, 308, 309.
77 Bulletin of the School of Oriental Studies, XIV, 1 (1952).
78 Muhammad b. Ṭalha al-Qurashī al-’Adwī, al-’Iqd al-Farīd, éd. du Caire.
79 Ed. Cheikho, p. 67-68 (diplôme de l’atabek de Damas Mudjīr al-dīn Abaq en 542/1148), p. 119-125 et n° 1.
80 Un iqṭā‘ étant de plus en plus régulièrement attaché à certaines fonctions, telle celle de commandant de la garnison (shihneh), il arrive que la concession de l’une et de l’autre soit confondue dans le langage. Al-’Azīmī, mon édition dans Journal Asiatique, 1938.
81 Utiles indications dans H.A.R. Gibb, The Armies of Saladin, Cahiers d’Histoire égyptienne, 1951.
82 K. Ma’ālim al-Kitāba, éd. Khūrī Qusṭanṭīn Pacha.
83 Qawānīn al-Dawāwīn, éd. A.S. Atiya.
84 En particulier dans Khiṭaṭ, t. I, p. 85-87.
85 Ed. B. Moritz. Le même auteur a écrit un autre opuscule d’intérêt administratif dont j’ai donné une traduction provisoire dans le Bulletin de la Faculté des Lettres de Strasbourg, 1947.
86 Ibn al-’Amīd, ms. Istanbul Laleli 2002 (dont je prépare l’édition) an 619 ; Fayyoum, p. 15 et 49 (Bull. Fac. L. Str., p. 106-108 et 116), nous renseignent par exemple sur le cas de Fakhr al-dīn ‘Uthmān, ustādh-dār du Sultan al-Kāmil et muqṭa’ du Fayyoum de 619/1222 à sa mort (vers 636/1238).
87 Ibn al-’Amīd an 627 (350 cavaliers dus sur iqṭā‘ d’Égypte et Syrie) et 656 (120 sur Bayt-Djibrīn et Nābulus en Syrie), Ibn Wāsil, Bibl. Nat., 1702, 286 r° (an 630, terres pour un service de 200) ; — Sibt Ibn al-Djawzī, éd. Jewett, dans Bull. Fac. L. Str. 1950, p. 329-330, an 645, en Égypte, iqṭā‘ de 150 à un très haut personnage ; — Khazradjī, ms. Istanbul Hekimoglu Ali Pacha 395 (an 644, iqṭā‘ du Sawād-mi-Jourdain pour 200 à un émir qui, après des revers, aura ailleurs un iqṭā‘ de 100 ; puis, en 653, de 70 ; an 655, rappel de l’iqṭā‘ de 120 que le Sultan mamlūk al-Mu’izz avait reçu de l’Ayyūbide al- Ṣāliḥ), etc. Au lieu du mot iqṭā‘ on trouve souvent khubz (pain, subsistance). On y trouve aussi, dès cette époque, les expressions bien connues à l’époque des Mamlūks d’« émirs de cinquante, de cent », etc.. (Ibn al-’Amīd, 637, Sa’d al-dīn, an 633) ; mais sans qu’on ait l’assurance que le titulaire entretienne automatiquement lui-même ce nombre de cavaliers sur ses iqṭā‘, bien que, par rapprochement avec les autres textes, ce soit probable.
88 Ibn Wāsil, p. 286 r°. — Mammātī, chap. IX, n’admet pas qu’un soldat soit déplacé par un émir sans en justifier et en informer ; toute déficience d’effectif est punie d’une retenue proportionnelle sur l’iqṭā‘.
89 Gibb, p. 308, — Mammātī, p. 369. La ‘ibra existe partout en Islam où elle remonte peut-être à des antécédents romains ; en Égypte, elle doit cependant peut-être des aménagements aux réformes de Badr al-Djamālī, puis à celle de Saladin, mais toute précision nous manque pour les apprécier.
90 Nombreux exemples dans al-Nābulusī. — Sur ces questions, maintenant JESHO xv/1972 p. 169 sq.
91 Maqrīzī, Khiṭat, p. 86-87 ; — Mammātī, p. 354 et suiv. à propos des ghībānāt, habus, ‘adjaz al-’idda.
92 Maqrīzī, ouvr. cité.
93 Mon article dans Revue des Etudes Islamiques, 1934, p. 110-111.
94 La Monte, Feudal Monarchy in the Latin Kingdom of Jerusalem, p. 138 et suiv. Un ardab de blé coūte dans cette période moins d’un demi-dinar en moyenne.
95 Mammātī, p. 344 ; — Nābulusī, passim. Les capitations seront intégrées au début du xive siècle lors du rawk nāṣirī (d’après Maqrīzī).
96 Ils se rendent souvent — non toujours — dans leur iqṭā‘ lors de la moisson ; mais ce peut n’être qu’une précaution pour toucher l’impôt avant qu’il ait passé par des mains intermédiaires.
97 Mammātī, chap. IX ; — Nābulusī, Fayyoum, passim ; — Karabacek, Papyrus Eerzherzog Rainer, Führer durch die Ausstellung, n° 1250, analyse un papier énumérant les impôts payés par les habitants de l’iqṭā‘ commun à deux soldats au xiie siècle (avant, ou après la chute des Fāṭimides).
98 Sur les 48 muqṭa’ nominalement désignés par al-Nābulusī (sans parler de beaucoup d’autres anonymes), quelques-uns sont cités dans deux localités ; d’autres en ont de si petites, alors qu’ils figurent, d’après les chroniques, parmi les grands du royaume, qu’il faut admettre qu’ils en ont d’autres hors du Fayyoum.
99 Un même personnage cité Fayyoum, p. 51, 66, 73, 76, 99, 166 ; Māwardī interdisait cette pratique, la capitation pouvant cesser par conversion.
100 Maqrīzī, Khiṭat, p. 87.
101 Mammātī, art. Nisf al-’ushr.
102 Mammātī, art. al- Ḥabus al-djuyūshī.
103 Fayyoum, p. 38, 84, 149, 150 ; 83, 91.
104 Ibn Abī l-Damm (Bodl. Marsh, p. 60) (in fine).
105 Mammātī, p. 343 et suiv.
106 Mammātī, chap. III ; — Al-Qurashī, p. 24 et suiv.
107 Nous laissons volontairement de côté l’exposé du sort de l’iqṭā‘ en Asie mineure turque, où les circonstances de la conquête posent des problèmes très originaux sur lesquels je pense revenir dans un ouvrage d’ensemble sur les Saldjūqides de « Rūm ».
108 Cf. ma participation au rapport de R. Boutruche, dans ixe Congrès des Sciences historiques, t. I, Rapports, p. 458-470.
109 Spuler, Die Mongolen in Iran, 1939 : réformes de Ghazan.
110 Références dans la Byzantinische Geschichte d’Ostrogorsky, ou l’article du même dans la Cambridge Economic History, t. I. Le principal travail est le sien propre, Die wirtschaftlichen und sozialen Entwicklungsgrundlagen des byzantinischen Reiches (Viertel), f. Sozial-und Wirtschaftsgeschichte, 1929). Aussi Mustafciev, analysée par Dolger (Byzantinische Zeitschrift, 1926, original en bulgare).
111 Poliak, La féodalité islamique, dans Revue des Et. isl., 1936 (peu sûr).
112 Lokkegaard, chap. IV.
113 On ne peut qu’être frappé de la disproportion entre le salaire du soldat arabe des premiers temps (100 dinars ? — cf. A. v. Kremer, Culturgeschichte des Orient tinter den Califen, t. I, chap. 5) et celui du cavalier du xe siècle même si l’on admet que, pour le premier, non professionnel, ce salaire n’est qu’un appoint.
Notes de fin
* Publié dans Annales, Economies - Sociétés - Civilisations, 1953, 25-52.
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