Celui qui montrait la Voie droite
p. VI-XII
Texte intégral
1En ce temps, où la disparition de l’éminent savant qui fut Régis Blachère se fait lourdement sentir, ce n’est pas mon propos de montrer la portée de son œuvre. Non que j’en ignore, mais si je pratique la plupart de ses livres, c’est en usager non en spécialiste. En détournant mes yeux des feuillets sur quoi j’écris, je vois, parmi les livres du premier rayon, l’élégante reliure verte de sa traduction du Coran. Non loin, fatiguée par un long service, l’Introduction, dense et savante, qui me permet de gravir la roide rampe qui mène à la connaissance du Livre, est épaulée par les deux tomes épais où la même traduction est ordonnée selon un reclassement critique des sourates. Aux heures de loisir, il m’arrive tantôt de piquer, au hasard de ma quête à travers les trois volumes de la Littérature, la translation de quelque poète arabe antérieur au xvie siècle, où s’affirme la patte d’un maître-écrivain ; tantôt de m’engager Dans les pas de Mahomet en un artistique voyage aux lieux saints où naquit l’Islam.
2Voilà que je m’attarde alors que c’est de l’homme qui nous a été ravi et non du savant qu’il m’échet de parler, si toutefois ils sont dissociables. Tâche ardue s’il en est mais qu’une longue amitié, qui se voulut libre, me décide à entreprendre. A qui voyait Blachère pour la première fois, son aspect le révélait à plein. Grand, élancé, d’une stricte élégance, il affirmait par sa prestance et sa distinction son autorité naturelle et son mépris des réalités vulgaires. Son attitude ne sollicitait pas les approches. Il était comme ces rochers abrupts aux aspérités desquels on peut s’accrocher avec confiance mais où les impudents risquent de laisser des morceaux de leur chair. Peut-être la peine des hommes avait-elle contribué à façonner cette « dureté précieuse » dont parlait Paul Valéry. Ce Parisien de Montrouge, né en 1900, alors que la « belle époque » entretenait l’illusion d’une vie facile, connut, dans son enfance, l’ambiance laborieuse d’une famille en prises avec la lutte quotidienne pour le droit à une vie décente. La petite bourgeoisie dont il était issu ordonnait son comportement suivant de solides principes hérités des générations de labeur et montrait une dignité d’autant plus affirmée qu’elle ne provenait ni du rang, ni de la richesse mais de la conscience de la valeur de l’homme. Son idéal social était fortement lié à une éthique. Devenu homme, Blachère n’oublia pas qu’il s’entendit dire par son père : un socialiste ne ment jamais. On partageait les espoirs de la nation avec un patriotisme qui n’était pas chauvin. Son frère aîné tomba au front pour une guerre dont on croyait qu’elle assurerait le triomphe des libertés et de la fraternité des peuples.
3L’enfant fréquenta l’école primaire où il eut tôt fait de révéler son aptitude aux études. Non qu’il montrât un zèle exemplaire à écouter ses maîtres mais il compensait sa fantaisie scolaire par un appétit de lecture qui tourna à la boulimie. Il ne se débarrassa jamais de « ce vice impuni ». Ce fut une heureuse chance pour la science qui amena la famille de Blachère à émigrer au Maroc, où le père entra dans la fonction publique à Casablanca, ce qui permit au fils de poursuivre ses études secondaires au lycée Lyautey. Très tôt, le jeune élève manifesta son aptitude aux langues étrangères et singulièrement à l’arabe, négligé par la plupart des Européens. Il était né philologue et son aptitude se confirma d’année en année. Il fut surtout attiré par les langues qui présentent des difficultés grammaticales comme le latin et l’allemand. Faute de pouvoir se vouer au latin, l’arabe satisfit ses besoins impérieux d’analyser pour comprendre. Plus tard Gaudefroy-Demombynes, ce savant à l’accueil chaleureux, encouragea sa vocation, si bien qu’ils rédigèrent ensemble, en 1937, une grammaire d’arabe classique qui fit autorité.
4Le professeur, dont la carrière devait être couronnée par une élection magistrale à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, connut à ses débuts, le dur labeur des étudiants qui doivent gagner leur vie pour poursuivre leurs études. Destiné d’abord à l’interprétariat, Blachère prit la voie de l’enseignement sur les conseils d’Henri Massé doué d’une heureuse prescience. Ce furent de dures et exaltantes années que celles au cours desquelles il prépara la licence puis l’agrégation alors que, dépourvu de ces ressources qui enrichissent les loisirs, il ne pouvait, à cheval sur Rabat et Alger, aboutir que grâce à un travail de subsistance. Ce fut alors qu’il connut Lévi-Provençal, professeur à l’Université d’Alger à l’âge de 33 ans, que Carcopino avait essayé, en vain, d’arracher à l’arabe pour en faire un latiniste et un historien de la Rome antique et qu’il devint l’ami d’Henri Basset, qui utilisait ses connaissances linguistiques pour éclairer l’ethnographie maghrébine alors que Blachère tournait ses curiosités vers l’histoire et la géographie du Maroc. Puis ce fut une carrière universitaire qui devait durer près d’un demi-siècle : enseignement au collège Moulay-Youssef à Rabat (1921-1929) ; agrégation (1924) ; direction d’études à l’Institut des Hautes-Études marocaines de Rabat (1930-1935) ; doctorat ès lettres avec une thèse sur le poète Abû Tayyib al-Mutanabbi (xe siècle) qui exerça, après sa mort, une influence considérable sur la poésie arabe ; enfin, à Paris, chaire d’arabe littéral à l’École nationale des Langues orientales (1935-1950) ; direction d’études à l’École pratique des Hautes-Études (1950-1968) ; et, en fin de carrière, chaire de philologie et littérature arabes du Moyen-Age à la Sorbonne. Simultanément il assuma les hautes charges de directeur de l’Institut des Études islamiques de l’Académie de Paris (1956-1965), de président de l’Association pour l’avancement des études islamiques (depuis 1956) et de directeur du Centre de lexicographie arabe (depuis 1962). Tous ceux qui ont voyagé en terre d’Islam ont pu mesurer combien son savoir et son efficace servaient le prestige de la France. Admiration pour le savant mais tout autant pour l’homme dont la droiture ne pactisait pas. Des rives de l’Atlantique à celles du Tigre, il eut qualité de maître. C’est pour consacrer ses mérites que l’Institut le reçut dans son sein, en 1972, affirmant hautement la volonté de son choix.
5Puis-je me permettre, après de nombreuses années de contacts amicaux, de dire comment m’apparaît l’homme réel ? Blachère ne fut pas seulement un érudit mais un homme de vaste culture. Son goût pour l’esprit critique l’attacha à Montaigne, Voltaire, Renan et singulièrement à Stendhal mais il ne témoigna pas moins de dévotion à Nietzsche, dont la pensée surgit au milieu des tempêtes et dont je croirais volontiers qu’il eût été tenté de lui dire, comme Richard Wagner : « Vous êtes le seul à savoir ce que je veux. » Son allergie à Proust se comprend car on ne peut le situer ni du côté de chez Swann ni du côté de Guermantes. Plus que par la littérature, il fut saisi par la musique. En elle résida son monde personnel et secret. Par son violon, il exprimait ce qu’il y a de plus profond en lui non seulement par l’exécution d’œuvres privilégiées mais par des improvisations où il se sentait créateur. De Bach à Debussy et Mahler, tout en affirmant l’attachement constant à Beethoven, il trouva en ces maîtres des compagnons sûrs aux heures de la solitude.
6Il ne se livrait point. Ce ne fut certes pas l’homme des confidences à tout venant. Il fallait effort pour lire, tant bien que mal, en lui. Par dessus tout apparaissait une exigence envers soi qui soumettait son propre travail à des obligations qui dépassaient souvent les bornes de la prudence. Il ne savait admettre chez autrui ni l’inexactitude ni la paresse. S’il réclamait beaucoup des autres, il s’imposait des règles plus strictes encore. Ce puritain gardait un sens impératif du devoir, aussi était-il porté à un manichéisme qui l’amenait à séparer, parfois trop strictement, le mal du bien. Beaucoup s’étonneraient d’apprendre que, sous une armure froide, battait un cœur fait pour l’amitié et les affections fortes et discrètes. Cela, il fallait le découvrir en une phrase inattendue qui prenait valeur d’aveu, ou un élan qui lui échappait et le révélait malgré lui. Qu’il évoquât Jean Sauvaget, ce savant d’une hauteur d’âme exceptionnelle et qui mourut d’aimer, on retrouvait dans ses propos comme un écho de l’amitié de Montaigne et la Boétie, avec la même pudeur chaleureuse. L’attachement qu’il vouait à Racine, sans attirance pour Corneille, n’est-il pas, dans une certaine mesure, une autre forme d’aveu ?
7L’homme d’action, moins connu que le savant, obéit à la logique de son éthique. Au Comité de France-Maghreb, que présidait Mauriac, assisté de Blachère, de Massignon, de Georges Izard et de moi-même qui demeure désormais le seul à pouvoir rendre témoignage, il apporta le concours de sa connaissance exceptionnelle du Maghreb. Présent à Paris, en août 1953, alors que la grève des transports immobilisait en province les autres membres du bureau, il fut seul, avec le concours éclairé et efficace de Roger Paret, qui avait la responsabilité du secrétariat et des amis trop tard arrivés du Maroc et tout aussi impuissants, à protester auprès du gouvernement contre les mesures qui aboutirent à la déposition du sultan du Maroc Mohammed V. Si les responsables choisirent une politique que l’on peut juger à ses fruits, ce ne fut pas faute d’avertissements. Blachère ne montra pas moins d’efficacité dans la question tunisienne notamment par un article publié dans France-Maghreb et reproduit par le journal de Tunis, le Petit Matin, du 3 juillet 1954 sous le titre « L’ultime chance » qu’il écrivait, alors que la crise atteignait son paroxysme :
8« Certes nous savons au Comité France-Maghreb, combien les problèmes de l’Outre-Mer sont complexes et délicats et quelle ubiquité de l’intelligence réclame leur étude. Dans la conjoncture présente, il est cependant une qualité qui l’emporte sur toutes les autres chez ceux appelés à résoudre les problèmes. Je veux parler de la hardiesse intellectuelle, de ce génie inventif qui, chez nous, éclate aux situations les plus confuses et les plus désespérées. Il est toujours dangereux de ruser avec l’histoire. Or, depuis neuf ans en Afrique du Nord, qu’a-t-on fait d’autre ?... Par suite de l’enlisement dans la routine et le conformisme, par l’incapacité à reconnaître la fin du régime colonialiste, dans le monde, tout menace de s’écrouler... Il faut avoir le courage de le dire... il n’existe qu’une issue et une seule, inévitable et logique : l’indépendance... Plus que jamais le mot de Gide sonne comme un avertissement : il faut vouloir l’inévitable. » Texte de valeur historique et, en l’occurence, prémonitoire car, quatre semaines plus tard, le 30 juillet, Mendès-France, par le discours de Carthage, donnait aux Tunisiens l’autonomie interne, tant promise et jamais accordée.
9À l’heure où paraît un recueil fait d’œuvres écrites tout au long d’une vie soumise aux exigences de la science, que nous espérions lui remettre comme un témoignage d’amitié pour l’homme et d’admiration pour le savant, comment n’évoquerions-nous pas l’aide effective dans le travail, les soins habiles à écarter les soucis matériels ainsi que ce soutien moral qui libère l’action, que lui apporta la compagne vigilante et assidue à la mémoire de qui il pensait dédier ce livre ? Seul et malgré des difficultés qui eussent contraint une moins forte nature au renoncement, il put faire « énergiquement sa longue et lourde tâche », grâce au concours que lui apporta l’amie de sa femme, qui lui fit confiance en lui léguant explicitement ses devoirs, Ève Paret, dont l’intelligence et la clairvoyance toujours en éveil, le consentement à se plier à une besogne de spécialiste par l’acquis d’une culture nouvelle, enfin le dévouement ingénieux qu’elle dispensa avec tact, conscience et fermeté, apportèrent au savant la sécurité et la confiance nécessaires à la réalisation de son œuvre.
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