Conclusion
p. 139-151
Texte intégral
A. La structure du paysage urbain beyrouthin
1On associe volontiers à l'image de la ville dans l'espace oriental des représentations auxquelles on attribue une certaine valeur de généralité : la mosquée, le souk, la citadelle, les khans et les cimetières, disposés à la périphérie de la ville, sont souvent présentés comme les formes caractéristiques de la ville islamique (Busch-Zantner 1932, p. 2). Beyrouth est-elle, dans cette perspective, orientale ?
2L'ancien château tenant lieu de citadelle et les remparts ont été arasés depuis longtemps. De même, certains cimetières à la périphérie de la vieille ville ont dû céder leur place en raison de l'expansion rapide de la ville. En outre, les khans sont rares et n'ont qu'une importance très limitée, tandis que le souk et la mosquée doivent partager leurs positions de centres économiques et spirituels avec d'autres lieux. La plupart des éléments de l'architecture ottomane ont eux aussi quasiment disparu et seuls subsistent aujourd'hui quelques derniers vestiges, totalement marginalisés, au milieu d'éléments modernes.
3C'est pourquoi Beyrouth n'apparaît pas aujourd'hui comme une ville typiquement orientale ; elle n'a d'ailleurs jamais dû l'être. Déjà, la situation de Beyrouth comme ville littorale impliquait - au contraire de ce qui se passe pour les villes caravanières - un renforcement de la fonction portuaire avec toutes ses institutions de livraison et de redistribution, renforcement qui laisse peu de place au développement des fonctions orientales traditionnelles du commerce de gros, que remplissait par exemple le khan. Les contacts intensifs avec les Français, les Italiens ou les Grecs ont fait de la ville un espace de croisement et de mélange des cultures, favorable aux rencontres. Beyrouth devint avec ses maisons en pierre serrées les unes contre les autres, ses balcons, ses villas entourées de jardins soignés, ses toits de tuiles rouges comme ses innombrables couvents et églises, une ville méditerranéenne marquée par l'Occident (Wirth, 1966a, p. 171). L'étroite et verdoyante bande littorale, intensivement exploitée, avec la mer bleue d'un côté et des falaises calcaires nues de l'autre, accentue encore visuellement cette impression.
4C'est surtout après la seconde guerre mondiale que Beyrouth devint encore davantage un lieu de rencontre « ... des directeurs, des ingénieurs et des dirigeants de firmes américaines et européennes, riches voire extrêmement riches, des personnalités internationales, des play-boys et des globe-trotters, des marchands et des entrepreneurs des pays arabes voisins » (Wirth, 1966a, p. 185). Ils concourent à la valorisation de la ville dans le monde arabe et à ce que, par son image et ses fonctions, elle se rapproche de plus en plus d'une ville mondiale. Beyrouth devient une ville d'apparence cosmopolite.
5Il faut considérer que les fortes tendances à l'extension de la ville durant les vingt dernières années sont étroitement liées à ce processus. La poussée vers l'ouest a été portée par l'élite locale moderne ou occidentale et elle se manifeste par la construction d'immeubles de bureaux et de commerce, de logements de luxe ainsi que d'hôtels et d'établissements de loisirs. À l'opposé, s'étend au sud un espace de remplissage avec une population majoritairement musulmane, qui ne cesse de se densifier et qui, dans ses franges, abrite aussi bien des immeubles de logement modernes que des taudis. La construction à l'est enfin se caractérise par l'extension des quartiers planifiés arméniens, ainsi que des logements modernes à l'est d'Achrafieh et des concentrations industrielles du nahr Beyrouth et de la gare de marchandises.
6En outre, les noyaux de rénovation centraux complètent le tableau d'une activité de construction extrêmement intense. Les immeubles d'affaires du centre-ville et d'autres secteurs privilégiés de Beyrouth, le quartier administratif autour de la rue Badaro et les hauts immeubles résidentiels qui, en fonction des hasards du marché immobilier, se sont disséminés dans de nombreux secteurs de la ville, doivent ici être pris en compte.
7Avant d'en venir à un tableau systématique des différentes composantes de la ville, il nous faut d'abord répondre à la question de savoir si on peut observer certaines régularités dans l'organisation des centres d'activités et des quartiers résidentiels.
8Comme nous le mentionnions déjà, dans les villes orientales, la mosquée constitue le centre du souk, autour duquel les magasins se distribuent de manière concentrique en fonction de leur valorisation sociale - des libraires jusqu'aux artisans les plus bruyants et polluants. À Beyrouth, ce schéma est certes encore visible, malgré des modifications d'ordre non économique, comme la présence des églises dans le souk qui reflète la part importante des chrétiens dans la ville ou encore la destruction partielle du vieux bazar par les Turcs.
9Dans le modèle, les quartiers résidentiels se groupent autour du souk. Mais, là aussi, de légères variations apparaissent à Beyrouth puisque le port et la mer limitent la ville au nord. Ainsi, les quartiers résidentiels, rarement homogènes, où se mêlent presque toujours artisanat, commerce, établissements de loisir ou écoles, s'étendent seulement dans trois directions. En outre, on ne constate pas une décroissance de la valeur sociale du centre à la périphérie des quartiers résidentiels, comme cela existe dans la disposition des souks autour de la grande mosquée. L'élite de la société effectue ses choix résidentiels moins par rapport aux souks que selon des facteurs comme une situation calme, une belle vue ou un environnement de qualité... Cela signifie que la valeur sociale des quartiers résidentiels de Beyrouth ne peut être expliquée en fonction d'un modèle de relation au souk, mais plus simplement par la situation topographique ou le prestige.
10C'est seulement à l'intérieur de quartiers homogènes qu'apparaissent occasionnellement des différenciations. Au milieu de tels quartiers se dresse la mosquée, l'église ou la synagogue, monuments sacrés qui constituent pour la communauté son centre spirituel. Dans un quartier confessionnellement homogène, les différences de revenu s'expriment par le fait que les plus riches sont en général assemblés autour du monument de culte, tandis que la population la plus défavorisée et l'artisanat sont repoussés à la périphérie.
11Cependant, plus le revenu s'impose comme principe de choix d'un quartier résidentiel au détriment d'un regroupement de type religieux, c'est-à-dire plus des individus de communautés religieuses différentes habitent au sein d'un quartier socialement homogène, moins la mosquée, l'église ou la synagogue ont d'importance comme centre spirituel, sans pour autant être remplacées. Ainsi, les nouveaux espaces urbains d'Achrafieh ou de Ras Beyrouth se présentent comme un agglomérat de bâtiments résidentiels, dans lequel se mêlent quelques magasins, hôtels ou établissements de loisirs, mais auquel manque pourtant un véritable centre.
12Un signe caractéristique des quartiers résidentiels beyrouthins est la forte présence de constructions dévolues à d'autres fonctions. Il n'y a pas, à l'intérieur des limites administratives de Beyrouth, de quartier à vocation uniquement résidentielle (Riachi, 1963, p. 103). Dans les quartiers de l'ouest, on trouve des ambassades, des hôtels, des boutiques chic ; au sud, il s'agit avant tout d'artisanat et de modestes établissements industriels, peu dérangeants pour leur entourage ; l'est enfin est semé d'écoles, d'artisans et - plus on se rapproche du quartier de Medawar - aussi d'industries.
13La difficulté à dégager des régularités dans l'ordonnancement des quartiers résidentiels, où tout semble souvent devoir être décomposé en de multiples gradations, laisse place, lors de l'analyse des centres d'activités - et particulièrement des centres commerciaux - à des conclusions bien plus nettes. La vieille ville et le quartier d'affaires de Hamra sont les deux points d'articulation de la structure commerciale beyrouthine. Ils trouvent leurs compléments dans les centres secondaires de Basta, Furn el-Chebbak et Bourj Hammoud, qui ont comme caractéristiques communes non seulement d'être éloignés du centre-ville mais aussi de former trois grands quartiers résidentiels structurés par une communauté religieuse majoritaire. Les centres de proximité et les rues commerçantes sont subordonnés à des zones résidentielles de moindre importance. Ce système hiérarchisé d'approvisionnement des quartiers est perceptible jusque dans les quartiers les plus défavorisés ou les bidonvilles qui, chacun indépendamment, sont desservis par le commerce ambulant.
14Le noyau central est la vieille ville qui traduit la permanence du centre de Beyrouth depuis l'époque romaine. Aujourd'hui encore, sa situation à mi-chemin du port et des quartiers résidentiels conduit cette dernière à jouer un important rôle commercial, qui n'a cessé de s'accroître durant ces dernières années, alors que l'artisanat était largement repoussé hors de la zone originelle des souks et ne pouvait se maintenir que sur son pourtour. La concentration de banques dans la partie occidentale du quartier d'affaires de la vieille ville et la construction de centres d'affaires ont certes constitué de puissantes impulsions soutenant sa croissance, mais, en tant que quartier commercial, il se caractérise par la fréquentation croissante des classes moyennes et pauvres. La vieille ville est entourée de trois côtés par des quartiers résidentiels centraux qui sont majoritairement habités par des populations des classes moyennes ou pauvres (voir carte hors texte). Cet espace limitrophe est progressivement occupé par l'artisanat et est marqué par le départ de sa population ou, à tout le moins, par l'abaissement du niveau social qui touche les quartiers centraux de la plupart des grandes villes.
15La situation dans le quartier d'affaires de Hamra est tout autre. Le quartier résidentiel que traverse la principale rue commerçante est occupé, à l'inverse de ce qui se passe dans la vieille ville, par une population à haut niveau de revenu. À cet environnement social distingué correspond en outre le chic des magasins qui ont perdu depuis longtemps leur caractère d'approvisionnement local de cette clientèle aisée. Ils constituent aujourd'hui, pour une clientèle très aisée, originaire non seulement de Beyrouth mais aussi du Liban tout entier et surtout des pays arabes voisins, un facteur d'attraction supplémentaire de ce deuxième quartier d'affaires de Beyrouth, au même titre que les banques et les bureaux.
B. Les espaces dynamiques et traditionnels de l'agglomération (voir fig. 15)
16Les tendances à l'uniformisation que l'on peut constater dans la plupart des villes européennes ou américaines touchent pareillement certaines villes arabes. Ce processus concerne principalement les plus avancées d'entre elles, parmi lesquelles il faut sans hésitation ranger Beyrouth, tout en signalant que les différents espaces de la ville sont diversement concernés.
17Chaque ville est le résultat d'une combinaison spécifique. Elle est le centre économique et administratif d'un environnement de taille variable. Nœud de communication, elle est aussi occupée par plusieurs groupes de population ; elle offre pour ces raisons des possibilités d'activités culturelles et de loisirs de toutes sortes. La dynamique des espaces commerciaux, résidentiels ou de loisirs s'exprime dans le paysage de chaque quartier. Les causes du développement si intense de Beyrouth sont toutefois plus profondes ; il tire son origine de l'ouverture des différents groupes sociaux et religieux à des idées et des comportements nouveaux.
18C'est dans les quartiers résidentiels que ceci est le plus aisément observable. De nombreux quartiers du centre-ville, pratiquement toute la partie sud de la ville, certains secteurs du centre ouest et de nombreux espaces de l'est de Beyrouth témoignent d'une forte prégnance des éléments traditionnels et demeurent dans leur état originel. Le degré de modernisation du tissu urbain de ces quartiers est faible. La mobilité de la population qui y est installée est notablement plus réduite que dans les parties les plus dynamiques de la ville et, le plus souvent, le vivre ensemble communautaire à l'intérieur d'un quartier résidentiel repose sur des normes sociales anciennes et rigides. En ce cas, l'appartenance de la population à une catégorie de revenu particulière ne joue pas un rôle très significatif en raison du fait qu'on reste dans un quartier traditionnel. Aussi bien les quartiers pauvres de Basta que le quartier de villas de Mar Nicolas constituent des espaces traditionnels au sens où s'y attardent encore et y sont conservés des principes d'organisation qui existaient déjà il y a cinquante ans. Et même des quartiers construits peu après la seconde guerre mondiale ou récemment transformés du point de vue du bâti, doivent, dans ce Beyrouth en modernisation rapide, être considérés comme des espaces figés dans le passé.
19À l'opposé, les quartiers résidentiels dynamiques sont, d'une part, tous les secteurs nouvellement construits qui s'étendent de tous les côtés à la périphérie de la ville et, d'autre part, les espaces fortement reconstruits dans les parties anciennes de la ville. Les premiers sont représentés par les quartiers de Raouché, Achrafieh et certaines banlieues, tandis que les autres se situent principalement rue Hamra, à Ras Beyrouth, et à Rmeil. Dans presque tous ces quartiers on peut remarquer que la population est très mobile ; leurs habitants appartiennent aux classes sociales moyennes ou supérieures qui se sont affranchies de leurs anciennes communautés sociales ou religieuses. Il s'agit parfois aussi d'étrangers, dont l'arrivée renforce la dynamique du quartier.
20Plus que tout autre chose, ce sont les centres commerciaux, les espaces dévolus aux loisirs ou les établissements industriels qui, dans les quartiers dynamiques, sont les signes de cette modernité. Si, dans sa manière d'habiter, la population a encore des attitudes traditionnelles, sur le plan économique en revanche, elle est ouverte aux innovations et les adopte.
21Le nombre des consommateurs s'est accru d'une manière explosive en raison de la forte croissance de la ville. Dans la mesure où les nouveaux comportements impulsés par les Européens ou les Américains furent adoptés volontairement, ce sont les secteurs de la ville qui, du point de vue de leur équipement en magasins modernes - hôtels, bureaux, banques et assurances - étaient les mieux dotés qui se développèrent en priorité. Cette rapide mutation des centres économiques beyrouthins, dont le résultat se reflète aujourd'hui dans la construction d'immeubles administratifs ou de bureaux privés, de rues commerçantes de standing et dans une fréquentation et une circulation très intense, a néanmoins touché inégalement les quartiers, les différenciations s'expliquant par le type de clientèle et la structure de l'offre commerciale préexistante. Le contexte politique libéral contribue d'ailleurs largement à cette diversité dans la formation des espaces et rend inapplicables à Beyrouth les modèles simplistes de planification qu'on rencontre dans beaucoup d'autres villes arabes.
22Les centres secondaires de Bourj Hammoud et du quartier d'affaires de Hamra qui sont disposés en miroir à l'est et à l'ouest, de part et d'autre du centre-ville, et dont la population résidente est composée respectivement d'Arméniens ou d'Européens et d'Américains, montrent à quel point la dynamique d'un quartier est dépendante de l'image sociale et du pouvoir d'attraction de certains groupes de population. Chacun des groupes apporte avec lui ses méthodes et ses institutions économiques. Alors que les Européens et les Américains arrivèrent en tant que missionnaires, enseignants ou hommes d'affaires et jouirent d'une haute considération, en particulier aux yeux des chrétiens locaux, les Arméniens continuaient à porter comme un stigmate leur origine de réfugiés, comme s'ils n'étaient que tolérés dans le pays. Les Européens et les Américains attirèrent les cercles de l'élite locale et le rayonnement de leur centre de quartier s'accrut jusqu'à atteindre son importance actuelle de quartier d'affaires pour la ville entière.
23Les Arméniens au contraire, quoique volontiers considérés comme travailleurs, se heurtèrent souvent à des barrières et ne peuvent pénétrer les classes sociales supérieures qu'en s'y hissant péniblement par leur travail. Leur quartier est considéré par les Libanais de souche comme socialement dévalorisé et il ne viendrait à l'idée de personne d'emménager là, ni même d'y faire ses courses. Pour être reconnus, les Arméniens doivent migrer vers le centre économique de la vieille ville ou du moins dans cette direction. Bien que, dans ces deux espaces, vivent deux groupes de population caractérisés par leur grande activité économique, Hamra est devenu un quartier d'affaires alors que Bourj Hammoud, n'ayant pas obtenu d'écho dans les autres couches de la population, est resté cantonné dans sa fonction d'approvisionnement des Arméniens et ceci seulement avec le rang d'un centre secondaire, qui n'a pas entraîné de fortes mutations de l'espace bâti.
24Effectués malgré de fortes résistances, les percements d'artères constituent aussi une catégorie particulière d'espaces dynamiques. Ainsi, l'avenue Bechara El-Khoury, axe radial qui conduit le trafic du centre-ville vers le sud, est devenu durant les dix dernières années un couloir de croissance de la vieille ville, avec ses immeubles modernes de commerce ou de bureaux, de telle sorte qu'elle a d'ailleurs totalement réduit l'importance de la vieille rue de Damas. De même, la construction du périphérique extérieur avec l'avenue de Paris, la corniche Chourane, le boulevard Mazraa, l'avenue Fouad Ier et la corniche du Fleuve a - différemment sur chaque segment - conduit à la transformation intensive d'une région qui n'était autrefois que la plus proche banlieue et qui est aujourd'hui un espace où s'installent des hôtels et des immeubles de luxe, de vastes magasins, des administrations centrales et des établissements industriels. Et même le nouveau ring autour du centre-ville, en dépit de sa construction récente et alors qu'il n'est même pas encore terminé, a déjà induit de premières tendances à la transformation, dans le sens d'une combinaison de commerces, de bureaux et de fonctions résidentielles.
25Les différences de dynamiques entre quartiers se reflètent aussi dans les conditions de circulation. La vieille ville est encore le centre du trafic de l'agglomération. En particulier, c'est sur son pourtour que s'assemblent, en des lieux déterminés, de nombreux taxis-services ou des bostat1. Leurs conducteurs - ou, dans les grandes compagnies plus importantes, des employés spécialement chargés d'attirer le client - annoncent à grands cris leurs directions. Il n'est pas rare non plus de trouver, près des terminus les plus importants, de nombreux marchands ambulants qui tentent rapidement de proposer leurs babioles à quelques voyageurs, ou des vendeurs de jus d'orange offrant des rafraîchissements.
26La vieille ville est aussi le centre névralgique où les taxis-services et les bostat qui ne desservent que l'agglomération embarquent leurs passagers. La place des Martyrs et celle de l'Etoile, qui sont d'importants carrefours, occupent à cet égard une position privilégiée. L'intensité du trafic entre les régions résidentielles ou les centres secondaires et le centre-ville est très forte, mais différenciée selon le moyen de transport utilisé.
27Sur les six lignes de bus que compte la ville2 dont l'importance reste toutefois faible comparée aux taxis-services, deux se croisent place des Martyrs ; deux autres ont leur terminus à son extrémité sud et relient l'aéroport et les banlieues de Tayouné et Chiyah au centre-ville3.
28Avec leur réseau très dense, les taxis-services couvrent l'espace entre le centre-ville et les quartiers résidentiels. Ils sont légalement contraints de respecter des itinéraires fixes et voient leur importance croître en fonction de l'étendue de leur zone de desserte, car la clientèle qu'ils touchent reste très attachée à l'habitude de faire ses achats au centre-ville. Les parties est et sud de Beyrouth, inégalement mais fortement liées au centre-ville, sur le plan économique comme sur celui de la circulation, s'opposent à un secteur s'étendant, à l'ouest, de Raouché au quartier des loisirs de la rue de Phénicie, de taille plus petite et tourné plutôt vers le centre du quartier d'affaires de Hamra.
29Les relations les plus intenses n'en continuent pourtant pas moins de lier les deux quartiers d'affaires principaux4. On peut remarquer que, sur les rues parallèles très fréquentées entre Hamra et le centre-ville, pour environ deux voitures particulières, il y a un taxi-service. Beaucoup de patrons de lignes de taxis sont spécialisés uniquement dans la ligne place des Martyrs ou place de l'Étoile - Rue Hamra ou l'inverse. Les passagers entre ces deux destinations sont tout à la fois des femmes de ménage, des hommes d'affaires, des badauds et des oisifs.
30Les bostat qui sont souvent de petits bus brinquebalants représentent une intéressante variante sociale. Ils servent de moyen de transport aux couches les plus défavorisées de la population et circulent des quartiers pauvres vers le port aussi bien que vers le centre-ville. Cette population vient s'y engager pour un travail temporaire ou vient s'approvisionner de manière épisodique dans le vieux souk. On ne rencontre plus ces couches de population pauvres ni ces bostat dans le quartier d'affaires de Hamra ou dans ses environs.
31Encore aujourd'hui, le système de voierie demeure organisé en fonction du centre-ville, ce qu'explique le processus historique de la croissance urbaine. Si autrefois les principales lignes de communication avec la ville ancienne utilisaient astucieusement les talwegs et les opportunités topographiques, en revanche la motorisation et les modifications de la structure urbaine ont conduit à l'édification d'un réseau de routes de moins en moins contraint par le relief, ce que montrent par exemple les anneaux périphériques. Bien que le quartier d'affaires de Hamra ait aujourd'hui tout à fait rejoint, par son poids économique, le centre-ville, il reste par contre marginalisé du point de vue des transports et ne possède pas le même réseau d'artères rayonnantes vers toutes les régions de Beyrouth. Son développement est encore trop récent pour que sa dynamique se manifeste dans les voies de communication ; la vieille ville bénéficie pour des raisons traditionnelles d'un avantage substantiel sur ce point.
C. Beyrouth, une ville marquée par l'Occident
32Plus que toute autre cité de l'Orient, Beyrouth a été marquée dans son histoire récente par un processus d'occidentalisation qui aujourd'hui va se renforçant et qui continue de transformer la structure de la ville et les modes de vie de sa population.
33Outre les contacts plus anciens du Liban avec Venise ou Chypre, ce sont les influences des Européens et des Américains du xixe siècle qui constituèrent les prémices de l'orientation marquée du Liban vers l'Occident. Les missionnaires et les enseignants transmirent un mode de pensée européen et préparèrent en particulier les populations chrétiennes à s'ouvrir et à adopter de nouvelles attitudes culturelles. Au xxe siècle, cette influence occidentale se renforça en marquant de manière privilégiée l'espace de Beyrouth. Aujourd'hui, les dirigeants d'entreprise, négociants, commerçants et techniciens occidentaux y trouvent avant tout un sol fertile pour entreprendre et ils contribuent, en liaison avec la tradition commerciale libanaise, à la modernisation des structures commerciales et productives de la capitale. Le retour des émigrés libanais participe aussi largement à ce processus d'adoption par la population locale de nouvelles attitudes sociales et économiques, dans la mesure où leur mode de vie fait figure d'exemple.
34C'est surtout le modèle européen ou américain qui constitue la référence de l'élite locale. Beaucoup choisissent consciemment d'habiter dans le voisinage de ce groupe et préfèrent à leurs villas entourées de jardins des appartements luxueux et modernes. Les contacts professionnels sont volontiers prolongés dans les salons ou lors d'invitations dans les cercles de la haute société. On renonce volontairement à ses propres habitudes pour les prestigieuses valeurs européennes. On cherche à imiter les attitudes occidentales dans l'habillement, le comportement résidentiel, les habitudes alimentaires ou d'achat.

Fig. 14 : la vieille ville comme nœud du trafic.

Fig. 15 : la structuration des quartiers résidentiels en fonction de l'appartenance religieuse et du niveau de revenu.
35Plus les couches sociales sont pauvres et moins elles peuvent ou veulent adopter ces formes occidentales, pour des raisons à la fois financières et traditionnelles. Si la classe moyenne imite encore beaucoup les comportements européens, quoique dans la limite de ses possibilités financières, en revanche les groupes de populations à revenu limité vivent retirés dans leurs quartiers misérables et n'apparaissent que sporadiquement dans le « vieux souk » traditionnel.
36Les contrastes sociaux entre les mieux dotés résidant dans de luxueuses demeures et les anciens paysans au chômage qui se morfondent aujourd'hui dans des taudis puants et crasseux, sont gigantesques et s'accroissent à vue d'œil. L'unité que favorisait une religion commune cède de plus en plus la place à une stratification sociale uniquement régie par le revenu et la profession. Tous ces processus s'expriment spatialement dans des modifications de structure ou des déplacements de fonctions.
37Le résultat du processus d'occidentalisation se laisse donc aussi lire dans la physionomie de Beyrouth. Des immeubles de luxe d'avant-garde, des tours massives en acier et béton, des écoles fréquentées par les Européens ou les Américains, une industrie avec de nouveaux modes de production et un marché de gros en mutation expliquent qu'aujourd'hui les formes occidentales dominent dans le paysage urbain beyrouthin.
38L'influence occidentale n'est nulle part plus visible que dans le secteur des services. A l'extrême inverse, les marchands ambulants, les souks locaux de la population pauvre, le « vieux souk » du centre-ville constituent des éléments majoritairement traditionnels disposant d'une clientèle stable, relativement homogène, qui se contente des produits qui y sont mis en vente.
39La transformation des habitudes d'achat de la clientèle, la mutation des pratiques commerciales et la modification de la structure de l'offre dans le sens de comportements occidentaux créent toutefois un large éventail de situations, entre les formes traditionnelles et orientales qui perdurent à Basta et le caractère principalement occidental, malgré quelques concessions aux traditions du souk, de la rue commerçante du souk Tawilé, en passant par la concentration commerciale de Bourj Hammoud et le dynamique quartier de Furn el-Chebbak. Enfin, il ne faut pas négliger le fait que les mutations de chaque rue commerçante dépendent fortement de l'appartenance sociale et religieuse de sa clientèle. Malgré cela, on peut dire - avec toute la prudence requise - que la tendance des couches sociales supérieures et des chrétiens à adopter des idées et des comportements occidentaux est plus forte que dans les couches défavorisées ou chez les musulmans.
40Le cas de la rue Hamra fournit l'exemple d'une adaptation complète au modèle européen de la grande rue commerçante, de même que les nouveaux centres de bureaux du centre-ville. Les magasins de détail, les bureaux du commerce de gros, les agences commerciales et les représentations de firmes étrangères remplacent ici les marchands du souk, les commerçants assis devant les grands ballots, les sacs ou les caisses du commerce de gros traditionnels, ou le petit courtier financier. Sous l'influence des conceptions occidentales, on cherche même à réaliser des aménagements urbains originaux voire avant-gardistes.
41Certes, dans de nombreuses parties de Beyrouth, des modes de vie orientaux sont encore observables, tant dans le domaine de l'économie que de l'habitat. Pourtant, ici aussi, dans une situation de mutation sociale, les formes occidentales commencent à faire éclater la coquille orientale, par des imitations et l'attirance du prestige. L'influence occidentale, qu'elle soit d'ordre intellectuel ou matériel, met les traditions orientales sur la défensive et crée des conditions favorables à un développement rapide de Beyrouth. Elle rend compte des fondements de sa situation actuelle comme tête de pont de l'Occident et comme centre économique du Proche-Orient.
Notes de bas de page
1 Les taxis-services sont des voitures individuelles qui transportent en règle générale cinq personnes le long d'une ligne déterminée. Quoique celles-ci aient normalement des points d'arrêt officiels, les taxis-services peuvent être interpellés en n'importe quel point du parcours dans l'agglomération. À travers les nombreuses montées et descentes de passagers, le nombre effectif des passagers peut ainsi momentanément être plus élevé que cinq. Les bostat, en moyenne deux fois moins chers pour une même course, sont des bus de différentes tailles qui fonctionnent selon les mêmes règles que les taxis-services.
2 Chiffre au l'avril 1967.
3 En ce qui concerne les lignes restantes, l'une d'elles, la ligne de ceinture, relie la région du port et le nord de la vieille ville, tandis que l'autre n'est en usage que les dimanches ou lors des fêtes et transporte les baigneurs de Ras Beyrouth aux plages du sud de Beyrouth.
4 Le trafic avec les localités de la montagne est aussi extrêmement dense durant les mois d'été, de juin à septembre. De nombreux Beyrouthins aisés habitent à cette époque dans la montagne plus fraîche et descendent chaque matin, le plus souvent avec leur véhicule personnel, à leur travail. La route de sortie vers Damas est, par suite de l'afflux des travailleurs, transformée en voie à sens unique jusqu'à neuf heures du matin depuis Furn el-Chebbak jusqu'au centre-ville alors que, sauf sur un petit tronçon, elle est normalement à deux voies.
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Reconstruction et réconciliation au Liban
Négociation, lieux publics, renouement du lien social
Eric Huybrechts et Chawqi Douayhi (dir.)
1999