Chapitre 6 – Démocratie et inégalités
p. 119-142
Texte intégral
1La pauvreté est généralement définie comme l’inaptitude d’une personne de posséder la base des capacités qui garantissent son droit à une vie décente. Elle est essentiellement mesurée par un faible niveau de revenu ou de dépenses qui ne peuvent pas satisfaire les besoins élémentaires de survie. Or, les Nations unies ont décidé, d’ici 20301, de mettre fin à la pauvreté et à la faim partout dans le monde, de construire des sociétés pacifiques, justes et inclusives, tout en assurant la protection durable de la planète et de ses ressources naturelles. Quant au Liban, il a, au cours des dernières décennies, et comme souligné dans les chapitres précédents, été le théâtre d’événements politiques dramatiques qui ont exacerbé le niveau de pauvreté : guerres, invasions, révolutions et diverses tentatives de redessiner la carte politique régionale. Mais la focalisation du regard sur les pauvres, les précaires et les exclus risque de faire perdre de vue les processus de domination inhérents à leurs conditions2. La question plus pertinente qui se pose concerne les conditions réelles du droit à la vie et une vie décente. La problématique des inégalités plutôt que de la pauvreté et de la privation déplace la problématique vers le sujet des droits de l’homme et de la démocratie. Pour cela, le concept d’inégalité est préféré à celui de pauvreté dans la lecture des différents phénomènes sociaux de ce chapitre, puisqu’il pose la question en termes de valeurs démocratiques. Pour une compréhension plus en profondeur des inégalités qui façonnent la ville de Tripoli et des affronts au processus démocratique qui en résultent, je compte présenter les débats relatifs au concept de l’inégalité – d’abord au niveau global, puis dans le contexte libanais. Pour les besoins de ce chapitre, l’inégalité concerne les différents degrés d’accès à des ressources socialement valorisées, explicitement ou implicitement basées sur des formes de hiérarchies sociales (stratifications) fondées sur des normes et valeurs collectives. Les inégalités sont donc dynamiques, historiquement et socialement construites – les inégalités d’hier ne sont pas toujours celles d’aujourd’hui et ne seront pas nécessairement celles de demain. Je me pencherai sur les différentes approches qui existent en opposition les unes aux autres et qui façonnent ce débat. Enfin, je présenterai plus en détail le profil socio-économique de la ville à travers une analyse de quatre dimensions essentielles de la qualité de vie à la lumière de Tripoli. L’objectif de ce chapitre est donc double : approfondir la compréhension du lien et de l’interaction entre les formes locales d’inégalité au Liban et les tendances mondiales ; et fournir des recherches actuelles sur les questions d’inégalité dans le contexte libanais, et plus particulièrement le contexte tripolitain. Plutôt que de dresser un simple inventaire, je propose d’examiner l’évolution de ces inégalités depuis leur genèse, en me basant sur les mécanismes sociaux et les forces qui les affectent et les dirigent.
Évolution des théories sur les inégalités et lien avec la démocratie
2Trois théories expliquent les inégalités. Tout d’abord la théorie économique par l’activité économique3. Elle apparaît avec la société industrielle comme une source d’inégalité. En d’autres termes, selon la théorie marxiste, le développement des forces productives est la condition sine qua non pour accéder à une société sans classe, donc sans conflit4. Néanmoins, les inégalités n’ont jamais été autant au cœur des débats économiques, et en particulier des débats entre économistes5. Ensuite, le « récit de la modernisation6 » ou la « théorie de la modernisation7 » qui est axée sur « l’inévitabilité du progrès8 », et a dominé la plupart des domaines entre 1950 et 1970. Depuis une vingtaine d’années, la recherche sur les inégalités s’est concentrée sur l’abandon de la vision « classique » du progrès. La théorie de la modernisation explique le sous-développement des pays du Sud par leur incapacité à appliquer des politiques adéquates – les infrastructures, l’administration, l’économie et la politique de ces pays souffriraient d’un retard culturel tandis que les pays du Nord vivraient dans une société économiquement riche, politiquement stable et technologiquement avancée grâce à des politiques appropriées. La théorie de la modernisation peut être décomposée en plusieurs éléments : l’accent mis sur l’inégalité des chances plutôt que sur l’inégalité des résultats, l’idée que la course à l’avancement était équitable et le devenait de plus en plus, l’idée que les diplômes universitaires et autres titres seraient un moyen de se protéger contre la discrimination, que la discrimination disparaîtrait, car le goût de la discrimination, décrit par Gary Becker en 19579, serait perdu, et enfin, l’idée que la distinction de classe en tant que partie significative de l’identité sociale d’une personne serait considérablement réduite, voire totalement perdue.
3La théorie de la modernisation a été remise en question par le décollage rapide du concept de l’inégalité qui a été décrit et discuté par Thomas Piketty et Emmanuel Saez (2014) ainsi que par d’autres10, et elle n’a pas été remplacée de manière cohérente par une autre théorie qui pourrait donner une meilleure perspective sur les questions d’inégalité.
4Enfin, les théories du travail ont abandonné l’étude de l’inégalité des chances, qui est abordée par la théorie de la modernisation, pour se pencher sur l’inégalité des chances et l’inégalité des résultats. Certaines nouvelles théories économiques potentielles, associées à des approches sociologiques et anthropologiques, ont émergé11.
5On prétend souvent que la croissance économique est une condition préalable au développement12, mais, sans mécanismes de distribution de richesses supplémentaires, elle ne réduira pas automatiquement les inégalités et la pauvreté13. Pour réduire les inégalités, la croissance économique doit être associée à certaines mesures de redistribution. Pour s’aligner sur l’idée de base de l’Agenda 203014, selon laquelle personne ne doit être laissé pour compte, les politiques nationales doivent s’attaquer aux inégalités et à l’exclusion ainsi qu’aux privilèges qui engendrent des inégalités dans la société. La réduction des inégalités est importante pour la stabilité et la paix, et ce d’autant plus dans un contexte comme celui du Liban qui reste fragile.
6Mais, comme le souligne l’anthropologue Dena Freeman15, une augmentation des inégalités a eu lieu en même temps qu’une expansion majeure de la démocratie mondiale et ce phénomène mérite une certaine attention critique. Face à ces attentes théoriques, les tentatives visant à montrer un lien empirique entre la démocratie et l’inégalité ont été étonnamment peu concluantes. Les chercheurs utilisant des ensembles de données et des méthodologies différentes n’ont pas été en mesure de s’entendre sur un lien général entre la démocratie et l’inégalité – certains chercheurs semblent avoir trouvé une corrélation16 alors que d’autres non17. En se référant au coefficient de Gini comme mesure de l’inégalité, 95 % des pays plus égalitaires que la moyenne sont classés comme « démocraties », mais seulement 75 % des pays ont un coefficient de Gini supérieur à la moyenne. Mais le sens de la causalité, selon Stanley L. Engerman et Kenneth L. Sokoloff18, va de l’inégalité à la démocratie. De plus, sur la base de données longitudinales sur plusieurs siècles, plus l’inégalité initiale est élevée, plus la probabilité d’un régime démocratique est faible, comme l’ont montré Daron Acemoglu et James Robinson19. Cela peut s’expliquer par plusieurs raisons, notamment la manipulation des processus politiques et juridiques par les classes les plus riches ou les secteurs économiques les plus efficaces.
7Des études20 suggèrent que l’idéologie des partis politiques, les caractéristiques institutionnelles et les systèmes électoraux ont tous une incidence significative sur les niveaux d’inégalité économique. L’un des principaux thèmes de cette littérature est que les différences de redistribution dans les démocraties sont fondamentalement dues à la force relative du travail et du capital, tel qu’ils sont façonnés et mis en œuvre par leurs processus politiques. Malgré leurs différences, certaines de ces approches21 ont en commun un cadre théorique qui suppose une économie fermée, de sorte que les questions de démocratie et d’inégalité peuvent être explorées en se concentrant uniquement sur les processus internes. Bien qu’une telle approche ait pu être possible dans les premières années du libéralisme ancré, quand les États étaient en mesure de définir leurs propres politiques dans le contexte de la mondialisation économique, il est aujourd’hui nécessaire de placer les débats sur l’inégalité et la démocratie dans le contexte de la mondialisation22.
8La démocratie est ainsi devenue un terrain de conflit de classes contesté favorisant les élites, et est régie par des marchés financiers protégeant le droit des capitaux étrangers sur d’autres droits23. L’élaboration des politiques est officiellement sous le contrôle du gouvernement, mais des restrictions aux options disponibles sont imposées par les règles du marché à l’échelle mondiale et par l’influence disciplinaire du capital mondial24. De plus, les institutions financières internationales comme le FMI ne sont pas des institutions démocratiques25, où les pays sont représentés en fonction de leur contribution financière à l’organisation26. Ainsi, les pays à faibles et moyens revenus comme le Liban sont sérieusement sous-représentés dans les discussions qui ont lieu dans ces forums.
9Par ailleurs, avec la croissance de l’économie numérique et la crise du COVID-19, les programmes d’études nationaux devraient se recentrer pour suivre le rythme. Ce changement a de multiples effets sur la société, mais trois d’entre eux présentent un intérêt particulier pour l’élaboration des politiques. Premièrement, l’expansion des technologies numériques a rendu plus floues les frontières entre les secteurs productifs des biens et des services. Deuxièmement, cette évolution a ravivé le débat sur le paradoxe de Solow27 : « Nous voyons des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité28 ». Le débat sur les effets de l’économie des plates-formes en termes de productivité a augmenté et est loin d’être terminé. En particulier, il existe des problèmes résultant d’erreurs de mesure et de retards dans la mise en œuvre et la génération de complémentarités29. Le troisième effet est de loin le plus pertinent pour les décisions politiques et peut-être celui qui génère le plus d’incertitude. L’impact des nouvelles technologies sur le niveau et la qualité de l’emploi, notamment dans les domaines de la robotique et de l’intelligence artificielle, sera observable dans des domaines allant des mécanismes de compensation pour les secteurs défavorisés à la conception de nouveaux programmes d’études.
10De plus, l’importance de l’économie informelle, associée à la persistance de grandes disparités économiques, est un facteur particulièrement important de l’inégalité des revenus liée au sexe au Liban, car il existe un fossé entre le système juridique axé sur le sexe et la force des habitudes, des croyances et des pratiques coutumières, y compris dans les groupes sociaux formant l’élite nationale30. Comme souligné par Salem Ajluni et Mary Kawar31, l’économie informelle et les disparités géographiques sont étroitement liées à d’autres facteurs d’inégalité, tels que les différences entre les sexes, et les orientations sexuelles contribuent aux mécanismes et à la dynamique spécifiques des inégalités sociales. Ainsi, l’économie informelle est un puits d’inégalité dans un monde déjà inégalitaire. C’est aussi le témoignage d’une méfiance croissante à l’égard d’une économie formelle qui n’a pas nécessairement d’avantages par rapport à l’économie informelle : la complexité bureaucratique, le haut degré de corruption dans les administrations n’encouragent pas l’esprit d’entreprise à se développer sous la protection de pouvoirs publics perçus comme sclérosants, et surtout non rémunérateurs32. En effet, la carence des services publics au Liban, l’absence ou la faiblesse des politiques de protection sociale exposent l’inégalité de la crise au Liban et la méfiance des citoyens et des travailleurs vis-à-vis des canaux formalisés. En outre, les inégalités entre les sexes sont d’autant plus importantes que les femmes sont, dans les sociétés plus traditionnelles où leur place dans la sphère domestique est plus importante, plus exclues d’un marché du travail formel33. En effet, l’activité des femmes reste précaire, prenant la forme d’une main-d’œuvre occasionnelle qui circule entre formalité et informalité. Comme les relations de travail sont basées sur des formes d’emploi non contractuelles, qui ne présentent donc aucune forme de garantie contre le risque, les travailleurs sont encore plus précaires. Dans les contextes où les chômeurs ne sont pas soutenus, la pauvreté devient donc une généralité, élargissant le fossé des inégalités existantes, et polarisant encore plus les facteurs de différence qui deviennent alors des inégalités.
11Cela implique la mise en place d’incitations électorales et politiques claires et le renforcement des capacités de gouvernance locale afin de réduire les risques structurels pour la démocratie associés à l’inégalité. Depuis les travaux fondateurs de Serge Christophe Kolm et d’Anthony Atkinson34, les économistes ont fait des progrès spectaculaires dans la compréhension des inégalités et dans l’élaboration d’outils et de concepts pour les décrire et les étudier. Mais sans même mentionner les multiples dimensions de l’inégalité, et les problèmes qui en résultent, il semble que la dialectique de l’inégalité et de la politique ne puisse être résolue par des approches confinées dans les limites des disciplines. Pour faire avancer notre réflexion sur la double causalité entre politique et inégalités, une optique économique ne suffit pas, car elle ne concerne pas les modalités de la prise de décision politique. C’est donc au niveau local que la démocratie peut restaurer son potentiel pour que les communautés revendiquent la redistribution des richesses, l’investissement dans le secteur public et le développement local. Les communautés peuvent plus facilement placer la question du développement économique et de la diversification des activités au premier plan de leurs préoccupations par le biais de la politique locale. Il s’agit avant tout de revitaliser les quartiers et de restaurer une vie économique à partir des potentialités locales. Un processus de décision inclusif entre tous les acteurs locaux qui cherchent à poursuivre un mode de développement endogène conduirait à une vie digne pour tous les membres de la communauté locale et réduirait leur dépendance vis-à-vis des influences extérieures. Une recherche ancrée et localisée peut aider à mieux comprendre la prise de conscience des acteurs concernant l’inégalité ainsi que les différentes significations endogènes de la prospérité.
12Pour Lydia Assouad, 35chercheuse spécialisée dans les pays du Moyen-Orient au laboratoire des inégalités mondiales à l’École d’économie de Paris, le Liban apparaît comme l’un des pays les plus inégalitaires au monde. En moyenne, entre 2005 et 2014, les 10 % des Libanais les plus riches ont gagné plus de 55 % du revenu national total, tandis que les 1 % les plus riches ont reçu près d’un quart. C’est-à-dire que l’inégalité n’est pas accidentelle, mais qu’elle est répartie selon un schéma particulier ; elle est relativement durable et stable, parfois même socialement justifiée et légitimée, mais aussi ancrée dans une économie mondialisée et néolibérale qui entretient toutes les formes d’inégalité.
Morphologie des inégalités au niveau national et local
13Avec un salaire minimum de 675 000 livres libanaises36, le niveau de vie au Liban avant 2019 était plutôt modeste ; après 2019, il est médiocre ; en 2022, il est nul. Pourtant, les prix affichés révèlent un coût de la vie très élevé qui est donc particulièrement discriminant dans la mesure où ce coût de la vie est le principal élément organisateur de la société. Alors que la bourgeoisie libanaise privatise les espaces publics pour créer plus de profit, d’autres sont contraints d’accepter un travail ingrat et gagnent en moyenne 30 000 livres libanaises37 par jour. Le désir des riches de ne pas faire partie du paysage d’un pays aux prises avec des difficultés économiques est très fort. Ainsi, toutes les stratégies de cloisonnement social pour maintenir une bourgeoisie de classe moyenne sont bonnes à prendre. Certains n’hésitent pas à s’isoler géographiquement dans des quartiers résidentiels fermés à la circulation et gardés 24 heures sur 24 par une protection militaire. Dans la vie quotidienne, les lieux de sortie privilégiés des riches sont les grands centres commerciaux qui fonctionnent effectivement comme de petits mondes à part.
14Dans le contexte libanais, plusieurs autres études mentionnées ci-dessous s’interrogent sur le lien entre l’agitation politique, la structure et le niveau des inégalités socio-économiques dans la région, particulièrement exacerbées dans la région de Tripoli. L’inégalité géographique à Tripoli est amplifiée parce que l’instabilité et les conflits violents se produisent plus souvent à la périphérie. Une première étude38 a été menée dans les années 1960, à l’initiative du président Fouad Chéhab, par la mission française d’Irfed (dirigée par le père Lebret) sur l’ensemble du territoire libanais pour étudier ses besoins. Cela a été la première étude scientifique dans le nouveau Liban. Elle a rendu un rapport sur les besoins de développement au Liban suggérant également des actions possibles. Cette mission a déclenché la sonnette d’alarme dans son rapport concernant la situation de la ville de Tripoli. Elle propose de doter la ville de Tripoli d’un moteur de développement, et surtout d’intégration, à la hauteur des problèmes sociopolitiques qu’avaient révélés les conflits de 1958, où Tripoli avait pris massivement le parti des « insurgés » pro-Nasser. Selon ce rapport, rendu en 1961, l’importance d’offrir des possibilités et des plans de développement pour la ville de Tripoli pour sa promotion et son intégration dans l’entité libanaise s’avère urgente. Après la guerre, d’autres études ont été réalisées au niveau local, national et régional. Elles ont été menées par des structures nationales et internationales et ont toutes étudié les niveaux de vie des personnes et la pauvreté.
15Au niveau national, de 2002 à 2008, le CDR a mené des recherches dans le cadre du projet de développement régional, financé par la Banque mondiale. Cette recherche a porté sur plusieurs niveaux, l’objectif sur le long terme étant de créer un mécanisme viable pour améliorer la situation des communautés locales et des groupes défavorisés dans des situations à risque. Sur le court terme, le projet visait à contribuer à l’élévation du niveau de vie de la communauté tripolitaine et à améliorer son accès aux services économiques et sociaux de base. Ces recherches sur les changements géographiques et démographiques dans plusieurs quartiers de la vieille ville de Tripoli ont été menées à Bab al‑Tebbaneh, al‑Kuaaʾ– Baal al‑Dakour, al‑Beraniyeh et Souaiqa.
16Au niveau régional, entre 1998 et 2008, le ministère des Affaires sociales (MAS) et le PNUD (2008, 2001) ont publié trois études sur les conditions de vie. En 2006 et 2011, le ministère de planification, le Centre d’Administration de la Statistique (CAS) et le PNUD ont mené une étude sur les conditions de privation et les niveaux de vie.
17Au niveau local, l’Union des municipalités d’al-Fayhaa a mené une recherche par diagnostic participatif réalisée par des chercheurs avec les stakeholders à Tripoli dans le cadre du projet du Plan de développement stratégique pour les villes d’al‑Fayhaa. Le projet a porté sur plusieurs axes : la vie sociale dans les villes d’al‑Fayhaa, le transport et la logistique, l’axe économique et l’axe de la zone, l’équipement et l’infrastructure urbaine.
18Ces exemples de recherches et beaucoup d’autres études menées par des organismes publics et privés, nationaux et internationaux, tels que le ministère des Affaires sociales, le programme des Nations unies pour le développement, l’Agence française de développement, la Banque mondiale, l’Union des municipalités d’al‑Fayhaa et le CDR confirment depuis des décennies que le nord du Liban est la région la plus préoccupante du pays par ses niveaux de pauvreté et d’insécurité. De plus, la ville de Tripoli présente plusieurs obstacles sociétaux tels que :
- Le revenu le plus faible par habitant au Liban : 51 % de la population gagnent moins de 4 $ par jour.
- Le plus haut niveau d’analphabétisme chez les hommes et les femmes : 11 %.
- Le taux le plus élevé d’abandon scolaire : 65 %.
- Le taux le plus élevé de délinquance juvénile : 40 %39.
19Cette étude40, divisée en deux tomes, livre dans le premier tome des données importantes sur les inégalités à Tripoli, bien qu’elle les traite sous l’angle de la pauvreté et de la privation, selon les niveaux de pauvreté par secteur et par quartier dans la ville. Le deuxième tome, divisé en trois principaux chapitres, analyse les manifestations de la pauvreté à Tripoli, les politiques économiques et sociales et les interventions gouvernementales pour lutter contre la pauvreté, enfin les interventions et les politiques publiques théoriques et réelles au niveau local.
20Cette étude débutée en 2010 et sortie en 2014 a été établie par l’ESCWA (United Nations Economic and Social Commission for Western Asia ou Commission économique et sociale des Nations unies pour l’Asie occidentale), le PNUD et l’institut arabe des développements des villes41. Elle a adopté une nouvelle méthode pour mesurer la pauvreté humaine en étudiant les capacités du développement humain. Ce nouveau guide nommé « Indice de pauvreté multidimensionnelle (Multi-Dimensional poverty index MPI) » couvre plusieurs dimensions de la pauvreté. Des variables et des indicateurs ont été adoptés dans le guide à travers de multiples composantes : les besoins, les ressources, les capacités, les droits, les libertés et les choix. Une cartographie par groupe de variables a été effectuée pour identifier les différences socio-économiques de l’agglomération urbaine de Tripoli. Chaque variable ou ensemble de variables a été traité avec des méthodes spécifiques pour mieux faire ressortir l’information42. Les dimensions qui la représentent le plus et qui la déterminent sont :
- La dimension territoriale : la concentration géographique de la pauvreté dans des quartiers.
- La dimension économique : les revenus, le travail et les ressources.
- La dimension éducative et sanitaire : un lien étroit existe entre le niveau d’éducation et la pauvreté et la santé.
- La dimension de l’habitat et des services : avec toutes les infrastructures d’un bon logement.
- La dimension sécuritaire : cette dimension a joué un rôle prépondérant dans l’appauvrissement et la marginalisation de la ville.
21Cette étude s’est focalisée sur les ménages déshérités, la privation et la pauvreté chez les résidents des différents quartiers, plutôt que sur les territoires. Bien que la ville soit généralement pauvre, 57 % de taux de pauvreté43, cette étude souligne les disparités existantes entre les différents quartiers de la ville. Quatre des sept quartiers étudiés ont un taux de pauvreté supérieur au taux moyen de la ville : les quartiers les plus déshérités sont Tebbaneh-Souaiqa (87 %), la vieille ville (75 %) et Qobbeh-Jabal Mohsen (69 %). Basatin Tripoli (19 %), Basatin al‑Mina (26 %), al‑Tal-Zehriyeh (36 %) sont les quartiers les moins défavorisés.
Quelles inégalités mesurer au Liban ?
22Dans l’étude de l’inégalité, un jugement normatif est toujours privilégié par rapport à un autre, le choix des inégalités à étudier n’étant jamais neutre. De plus, le choix des populations à comparer correspond à un biais méthodologique qui n’offre pas la même représentation des inégalités. Les inégalités sont généralement considérées selon un ou plusieurs critères, souvent sociodémographiques (revenu, éducation, sexe, emploi, âge, origine, lieu de résidence…). Dans cette perspective, la question est de savoir comment quantifier les inégalités. Cependant, celles‑ci ne peuvent se limiter à de simples statistiques, car des éléments plus qualitatifs – tels que l’environnement ou la santé mentale – jouent également et peuvent même être plus importants que les mesures classiques des inégalités sociales44.
23Les tensions qui émergent de cette conjonction ont abouti à une approche axée sur l’intégration de mesures visant à lutter contre les inégalités dans tous les secteurs. Cette approche intersectionnelle45 se penche sur l’impact des politiques publiques sur les déterminants du revenu, de la santé, de l’éducation, de l’égalité des sexes, etc. Elle vise à rendre les décideurs plus responsables des effets obtenus à tous les niveaux de l’élaboration des politiques. L’intersectionnalité est donc un concept qui fait référence à la complexité des identités et des inégalités sociales par le biais d’une approche intégrée. Il réfute le cloisonnement et la hiérarchisation des grands axes de différenciation sociale que sont les catégories de sexe/genre, classe, race, ethnicité, âge, handicap et orientation sexuelle. L’approche intersectionnelle va au-delà d’une simple reconnaissance de la multiplicité des systèmes d’oppression opérant à partir de ces catégories et postule leur interaction dans la production et la reproduction des inégalités sociales46. Elle propose d’appréhender la réalité sociale des femmes et des hommes, ainsi que les dynamiques sociales, culturelles, environnementales, technologiques, économiques et politiques qui lui sont associées comme étant multiples et simultanément déterminées de manière interactive par plusieurs axes d’organisation sociale significatifs47. Pour de nombreux auteurs, l’intersectionnalité fournit un bon cadre d’analyse des questions macrosociologiques et microsociologiques. L’analyse intersectionnelle peut en effet fonctionner à deux niveaux. Au niveau macrosocial, par sa prise en compte des catégories sociales qui se chevauchent et des multiples sources de pouvoir et de privilèges, elle permet d’identifier les effets des structures d’inégalité sur la vie des individus et la manière dont ces chevauchements produisent des configurations uniques. Au niveau microsocial, elle interroge les façons dont les systèmes de pouvoir sont impliqués dans la production, l’organisation et le maintien des inégalités48. L’ontologie spécifique de chaque ensemble de relations sociales (classe, sexe et ethnicité) doit être théorisée de manière plus complète. Au lieu de penser que chaque ensemble repose sur une base unique (économique pour les relations de classe, discursive/culturelle pour les relations de genre, etc.), ces ontologies spécifiques doivent être considérées de manière plus approfondie, en incluant chacun des systèmes (classe, genre et ethnicité) et tous les domaines institutionnalisés (économique, politique et société civile). En d’autres termes, la prise de conscience de la manière dont différentes formes d’oppression interagissent et se fondent en une seule expérience peut donner lieu à une analyse plus pénétrante que le seul discours sur les droits de l’homme.
24La ville de Tripoli49 peut être divisée en quatre parties : la ville historique, la ville moyenne, Qobbeh et Abou Samra, et la ville nouvelle.
25La ville historique et patrimoniale50 est constituée principalement par les circonscriptions foncières d’al‑Haddadine, al‑Mhetra, al‑Nouri, al‑Remmaneh, al‑Hadid, Soueiqa et Bab al-Tebbaneh sur la rive droite du fleuve, quartiers aux populations pauvres ou de petites classes moyennes. Le quartier de Bab al-Tebbaneh est délimité au nord par Malouleh et une voie internationale vers le Akkar et la Syrie, au sud le fleuve Abou Ali, à l’ouest une voie vers Beyrouth, et à l’est Jabal Mohsen, jadis un champ Baal appartenant à la famille Mohsen (voir chapitre 3). Avec l’exode rural du nord du Liban et de la Syrie, les constructions se multiplient à Jabal Mohsen pour pouvoir accueillir les nouvelles populations arrivant en ville. Attirées par les nouvelles constructions à Jabal Mohsen et à Qobbeh, beaucoup de familles aisées de Tripoli ont déménagé pour habiter des quartiers « bourgeois » aux larges rues. Ces populations ont contribué à la relance des nouveaux quartiers, ce qui a encouragé des investisseurs à y implanter des projets commerciaux, économiques et institutionnels. L’hôpital de l’Hôtel-Dieu a ouvert une branche, des écoles ont vu le jour à Jabal Mohsen, comme l’école évangélique, l’école du diocèse maronite, et un lycée public à Qobbeh.
26La ville moyenne ou intermédiaire est construite autour de la ville ancienne à la fin du xixe, avec les quartiers d’al‑Tal, Zehriyeh, Nejmeh, ainsi que Moharam et Ghoraba dans la zone de Basatin. Al‑Tal, aujourd’hui dégradé, était le centre historique de la ville nouvelle. Le quartier de Zehriyeh est l’extension vers l’ouest de la ville historique, jadis un quartier ouvert de son côté sud sur des champs et des vergers (aujourd’hui la nouvelle ville). Autrefois, un quartier religieusement mixte, de classes moyennes, il était essentiellement habité par une majorité de chrétiens orthodoxes, une minorité de juifs et des commerçants musulmans attirés par ce nouveau quartier. Depuis la guerre et l’atmosphère islamiste des années 1980 à Tripoli, ce quartier ne cesse de se métamorphoser, sa population chrétienne et de classes moyennes le quitte petit à petit. Elle est remplacée par une population de la vieille ville pauvre ou de classes moyennes plus basses. Avec la guerre, le mouvement de paupérisation de la vieille ville s’étend à la ville moyenne sous l’influence de la crise économique, alors que la ville nouvelle se développe.
27Qobbeh et Abou Samra sont deux quartiers plus récents que la ville moyenne, situés de part et d’autre du fleuve Abou Ali, sur le haut de la pente et le plateau qui dominent la ville. Abou Samra, initié dans les années 1930, a connu un essor important, surtout pendant la guerre civile après les conflits qui ont touché Bab al-Tebbaneh et Qobbeh. Dans les années 1950, le quartier était mixte, principalement chrétien, aux populations aisées et de classes moyennes. Depuis les années 1970, ces deux quartiers ont subi une fuite des populations chrétiennes et un processus de déclassement et de paupérisation, accentué durant les années 1990. Les populations aisées les quittent pour aller à Zaytoun Abou Samra (auparavant, des champs d’oliviers ; aujourd’hui, le quartier forme l’extension de la ville avec de nouveaux appartements), à Basatin Tripoli (les jardins remembrés) ou pour sortir de la ville.
28La ville nouvelle, en développement perpétuel depuis les années 1960, est située entre Tripoli et al‑Mina, est constituée des quartiers de Miatein, Azmi, Moutrane, Maarad, Basatin (la nouvelle zone remembrée des jardins). Elle est habitée par des populations plus favorisées et séparées de la ville historique par le boulevard qui s’étend depuis al-Bahsas jusqu’au rond-point Abou Ali (boulevard Bchara al-Khouri et Rafic Hariri).
29En dépit de l’abandon économique qui la caractérise aujourd’hui, Tripoli est une ville riche en ressources d’importance nationale. Six équipements de base à l’échelle nationale existent au sein d’al-Fayhaa : le port économique et sa Zone économique spéciale (Free Zone), la raffinerie – en arrêt depuis 1983 –, la gare ferroviaire, la foire internationale de Tripoli, le stade olympique, le stade municipal, la ville historique, les îles et le front de mer. Et pourtant, un grand nombre d’auteurs s’accordent pour voir dans la structuration inégalitaire de la société la cause fondamentale de conflits, peu importe les divergences qu’ils peuvent avoir par ailleurs quant à ce qui constitue le fondement ou la source de ces inégalités.
30Pour comprendre les inégalités à Tripoli, il me faudra tout d’abord évaluer les contributions des organismes publics, la municipalité de Tripoli et la classe politique dans le développement des structures sociales et spatiales qui participent des inégalités urbaines, à travers trois points. Une première étape, basée sur le rapport de l’ESCWA, le PNUD et l’Institut arabe pour le développement des villes (IADV)51 servira à identifier les inégalités dans les milieux de vie des territoires de l’étude à travers l’élaboration du profil socio-économique de la ville de Tripoli selon quatre dimensions : l’espace et le confinement urbains, l’emploi et le revenu, la scolarité et enfin la santé. Ces dimensions sont des facteurs essentiels pour la qualité de vie de la population. Deuxièmement, une analyse du discours des acteurs sociaux sur les inégalités à Tripoli. Troisièmement, la prise de conscience et la traduction de ce discours à travers les mécanismes mis en place pour exiger l’égalité.
Éducation et scolarité
31La première manifestation de l’inégalité intersectionnelle est l’accès inégal à l’éducation parmi les Libanais, les meilleures institutions étant privées et particulièrement coûteuses (avec une part de marché d’environ 1,3 milliard de dollars en frais de scolarité uniquement52). De plus, cette première discrimination génère des effets persistants dans le temps, puisque ces mêmes écoliers du secteur privé sont ceux qui ont la possibilité d’aller en Occident plus tard pour trouver du travail. Mais les problèmes ne se limitent pas à la privatisation de l’enseignement primaire, car les étudiants libanais inscrits dans l’enseignement supérieur, c’est-à-dire le plus privatisé et le plus cher selon les normes locales, échappent au médiocre marché du travail du pays. D’autre part, de nombreux enfants sont obligés de travailler et de contribuer financièrement au budget du foyer et ne vont pas à l’école53. En bref, les établissements publics d’enseignement sont surchargés, sous-financés et concurrencés par le secteur privé et ne peuvent donc pas soutenir le développement personnel et la mobilité sociale.
32Néanmoins, les taux de scolarisation et de réussite scolaire au Liban se rapprochent de ceux des pays occidentaux54. Cependant, 3 enfants sur 4 fréquentent des écoles privées. Les écoles publiques ont longtemps été négligées par l’État55. Une réalité qui contribue aux inégalités, notamment face à l’afflux de réfugiés syriens56, car l’inégalité éducative est souvent le résultat de la socialisation de l’individu par sa famille et ses institutions éducatives. Dans les zones les plus défavorisées, certaines écoles n’ont ni chauffage ni électricité pour offrir aux élèves un environnement éducatif décent57. Avec l’afflux massif de réfugiés palestiniens et syriens, qui représentent aujourd’hui un quart de la population libanaise selon les estimations, seul un enfant syrien sur cinq est scolarisé dans les écoles publiques libanaises, la scolarisation étant largement limitée au niveau primaire58.
33La scolarité influence considérablement le type d’emploi, le revenu et le choix d’un logement. Une scolarité avancée va de pair avec un bon revenu et un emploi valorisant. Quels que soient l’âge et le sexe, les personnes plus scolarisées ont plus de chances de bénéficier de davantage de biens et de services et d’avoir une meilleure qualité de vie. Elles participent et contribuent plus activement à la vie collective. En revanche, les personnes moins scolarisées sont plus exposées aux problèmes sociaux.
34En 2012, le taux d’analphabétisme national était de 10 % au Liban. À Tripoli, ce taux dépassait la moyenne nationale pour atteindre les 11 %, avec des variations entre les quartiers les plus pauvres et les moins pauvres : 19 % à Bab al‑Tebbaneh-Souaiqa et 4 % à Basatin Tripoli. Parallèlement, le taux des universitaires est de 8 % dans toute la ville, encore une fois au plus haut dans les quartiers les moins pauvres (24 % à Basatin al‑Mina et 25 % à Basatin Tripoli), et au plus bas dans quatre des sept quartiers les plus pauvres (entre 1 et 5 %).
35À Basatin al‑Mina et Basatin Tripoli, les familles envoient leurs enfants dans des écoles privées, ce qui explique un nombre moindre d’écoles publiques. Les écoles publiques se trouvent plus à proximité des quartiers pauvres et des vieux quartiers, où le taux des élèves inscrits à l’école publique est le plus élevé.
Figure 2 – Répartition des élèves entre écoles publiques et écoles privées par quartier.

Figure 3 – Taux de décrochage scolaire par quartier.

36L’éducation de base est accessible pour toute la population à travers les écoles publiques, mais le décrochage scolaire est toujours un phénomène très répandu dans les environnements pauvres. La classification des quartiers dans le domaine de l’éducation n’est pas différente de la classification générale de la pauvreté par quartier.
Espace et confinement urbains
37Au regard de la figure 4, les inégalités territoriales, fondées sur l’emploi et les revenus, la main-d’œuvre, le salaire, le déshéritement économique, l’éducation et la santé dans la ville de Tripoli sautent aux yeux. Elles vont de 87 % dans la vieille ville à 19 % dans la nouvelle ville. Avec un écart de 70 %, la concentration de la pauvreté paraît évidente.
Figure 4 – Le pourcentage des ménages déshérités à Tripoli par quartier.

38À Tripoli, certains quartiers connaissent en effet un processus de dévalorisation et d’abandon économique. La population qui y habite est plus affectée par les transformations socio-économiques (chômage élevé, faible niveau de scolarité, revenus de subsistance, etc.). Ces quartiers connaissent d’importants changements démographiques, migrations rurales ou urbaines précaires éloignées et qui aspirent à des conditions meilleures et accessibles. Cela a provoqué le phénomène du « trou de pauvreté » ou « du croissant de pauvreté59 » en ville. Aujourd’hui, la population composée de classes moyennes est contrainte de quitter la vieille ville appauvrie vers d’autres secteurs de l’agglomération correspondant davantage à leurs moyens. Les quartiers considérés comme moyens ne sont plus habités par une population mixte, mais plutôt défavorisée. On distingue de moins en moins de mixité sociale et confessionnelle. D’autres types de mixités émergent, une pluralité des cultures urbaines-rurales, des situations sociales, des visions et des affiliations politiques, des revendications et des intérêts. Ce qui constitue de nouveaux problèmes sociaux. La ségrégation de l’espace est devenue évidente. En l’absence d’un dynamisme social et face à une situation d’insécurité dans la vieille ville, on assiste à la présence d’une nouvelle population et d’une homogénéité confessionnelle et sociale qui reflète les changements en cours.
Emploi et revenu
39L’emploi procure une stabilité financière, une autonomie, une intégration sociale, une satisfaction et un sentiment d’avoir un contrôle sur sa vie. Le revenu de l’emploi conditionne le niveau de vie des personnes. Deux catégories d’emploi se distinguent à Tripoli – le privé et le public – sachant que la main-d’œuvre peut y être employée de façon formelle ou informelle. On remarque dans les graphiques suivants qu’une grande différence existe entre les employés dans le secteur privé et public. En revanche, ce taux est quasi égalitaire dans les différents quartiers. Le taux réduit de l’emploi dans le secteur public indique l’absence de service offert à l’emploi dans le service public.
Figure 5 – La distribution de la main-d’œuvre selon le secteur privé, mixte et public par quartier.

40La figure 6 indique la sectorisation du travail par quartier en 2015. On trouve le travail artisanal dans les quartiers vieux et historiques de Tripoli : Bab al‑Tebbaneh-Souaiqa, al‑Tal-Zehriyeh, Qobbeh et la vieille ville. La catégorie des ouvriers se concentre dans les quartiers les plus pauvres, Bab al‑Tebbaneh-Souaiqa, Qobbeh et la vieille ville. Deux catégories d’emploi sont complètement absentes des quartiers pauvres de Tripoli et existent uniquement dans les quartiers les plus aisés : les législateurs et les directeurs, et l’emploi scientifique. Cette division des métiers par quartier nous renvoie à la figure 7 sur le taux de salaire. Plus le taux des ouvriers et des artisans est élevé dans le quartier, plus le salaire est bas. Inversement, le taux de salaire des ménages à Basatin Tripoli et Basatin al‑Mina est le plus élevé en rapport avec le taux de professions qualifiées, où il est de 4 millions en moyenne.
Figure 6 – Le pourcentage des trois plus importants métiers, par ordre d’importance et par quartier.

Figure 7 – Le pourcentage des salaires minimum et maximum par famille et par quartier.

41Dans la carte qui suit, on est frappé par le taux de pauvreté dans tous les quartiers. De là, il paraît évident qu’il est possible de parler d’une pauvreté horizontale de toute la ville avec de légères différences entre les quartiers. Néanmoins, les quartiers où le taux est le plus bas forment des croissants de pauvreté pouvant varier d’une rue à une autre ou d’un immeuble à l’autre, en l’absence d’une politique urbaine et d’un plan d’urbanisme.
Figure 8 – Le taux de ménages défavorisés par quartier en 2015.

Santé
42La privation dans le domaine de la santé varie, comme dans les domaines précédents, par rapport à la moyenne de la ville (35 %). Le taux de disponibilité de services de santé le plus élevé est à Bab al‑Tebbaneh-Souaiqa (53 %), alors que le taux le plus faible est à Basatin Tripoli (13 %). Le rapport de la disparité dans le domaine de la santé est faible par rapport à l’éducation, ce qui est dû à deux facteurs. Le premier est de fournir un niveau minimum de services de soins dans des domaines spécifiques, tels que les soins de santé pendant la grossesse et l’accouchement à l’hôpital, ce qui minimise les disparités selon le niveau de revenu. Le second est le coût élevé des services de santé de qualité, ce qui rend difficile l’adoption de comportements de santé préventive et curative chez la classe moyenne. En plus du manque de systèmes de couverture d’assurance qui dépassent la moyenne nationale. Cela réduit également les inégalités dans ce domaine.
43Pour les services de santé, la disponibilité de pharmacies est la plus faible à Bab al‑Tebbaneh. Les cliniques privées sont plus nombreuses dans les quartiers aisés, alors que les dispensaires sont plus nombreux dans les quartiers les plus pauvres, comme le montre le graphique de la figure 9.
Figure 9 – Disponibilité de services de santé par quartier

44Une grande inégalité existe entre les quartiers pauvres en particulier, en termes de ménages couverts par l’assurance maladie. Par rapport au taux de personnes qui ne vont pas chez le médecin ou n’ont pas suivi leur traitement, la vieille ville arrive au premier rang (50 %) avec le même taux à peu près à Bab al-Tebbaneh-Souaiqa (49 %), alors que le quartier Qobbeh-Jabal Mohsen a enregistré le meilleur accès.
45Selon le rapport, le taux de privation dans le domaine de la santé est associé à des facteurs nationaux et institutionnels (couverture d’assurance de santé) ; des facteurs liés aux coûts, ce qui est lié à la pauvreté et au niveau de revenu ; des facteurs liés aux habitudes et aux comportements personnels ; et des facteurs liés à la densité des services de santé dans certains quartiers, offerts à la fois par le secteur public ou le secteur privé ou associatif.
Définir les inégalités à la lumière de Tripoli
46Ces dimensions du profil socio-économique de la ville de Tripoli remettent en question l’efficacité des actions gouvernementales. Il semble que ce soient les différents cadres de vie des quartiers qui façonnent les interventions des pouvoirs publics, et qui favorisent les quartiers les plus aisés60. La dynamique des inégalités socio-spatiales est donc soutenue par des interventions inefficaces des hommes politiques qui accentuent les fractures urbaines déjà importantes61.
47Partant de ces réalités, et, après avoir identifié les services d’éducation, de santé et d’emploi offerts dans chaque quartier de Tripoli et le regroupement des groupes sociaux déshérités dans les mêmes quartiers, il paraît évident que la marginalisation de Tripoli est politique et que la ville manque de services publics. Cette marginalisation politique a généré une marginalisation sociale et économique, complexe et ancienne. Pour cela tout traitement et solution doivent être politiques pour intégrer la ville dans le reste du Liban et diviser les plans de développement d’une façon équitable. Des textes de loi et des textes politiques, l’accord de Taëf, la Constitution et des déclarations ministérielles insistent sur l’importance d’établir des stratégies nationales pour le développement des régions. Malgré cela, aucune stratégie n’existe au Liban62. Néanmoins, des tentatives de développement global ont vu le jour sans avoir de succès. En 2009, à la fin du gouvernement de Seniora63, le brouillon d’une stratégie de travail gouvernemental régional est proposé visant le développement économique et l’organisation des territoires. Il a été l’un des documents les plus importants au niveau national pour renforcer le pouvoir des mouhafaza, des régions et des villes. Ce plan directeur a un potentiel important pour réaliser un véritable développement économique dans le Nord. Il a donné au Nord et à Tripoli une place spéciale dans le transport maritime, l’industrie, le tourisme, les expositions internationales et l’enseignement supérieur. Concrètement, les projets concernaient : la réhabilitation du port de Tripoli, la réhabilitation du chemin de fer, la construction d’un bâtiment en dehors de la ville qui englobe toutes les facultés de l’université libanaise, la réhabilitation de l’aéroport de Klayaat, et la réhabilitation de la raffinerie. Le projet de parking développé dans le chapitre précédent ne figurait pas. Le plan a estimé que le développement urbain planifié de la région de Tripoli doit être effectué par un ordre du jour déterminé, qui comprend tous les secteurs dans le cadre d’un projet intégré. Il comprend la mise en œuvre d’un certain nombre de grands projets, des installations et des services d’infrastructures, sociaux, et économiques. Cependant, toutes ces études abordent les questions et les problèmes socio-économiques de la ville de Tripoli sous l’angle de la pauvreté. En fin de compte, il pourrait être utile de privilégier les politiques axées sur les personnes plutôt que sur les lieux (qui se concentrent généralement sur les zones les plus défavorisées), car ce ne sont pas tant les espaces qui sont touchés par les inégalités que les personnes qui y vivent. Ce n’est donc pas nécessairement en intervenant dans les espaces que les relations sociales inégales peuvent être modifiées.
Conclusion
48Pour parvenir à une croissance inclusive, il est nécessaire de voir au-delà des indicateurs monétaires et du PIB, pour prendre en compte des dimensions reflétant la qualité de vie et le bien-être général des populations. Comme nous l’avons vu, il est de plus en plus évident que les inégalités sont préjudiciables aux individus et aux sociétés, et que l’inclusion sociale et économique est fortement associée à des gains de prospérité durable. La prospérité est constamment érodée par les faibles possibilités d’éducation, de santé, de cohésion sociale et de perspectives d’emploi64. Les moyens et les mécanismes permettant de répartir plus équitablement les bénéfices de la prospérité entre les groupes sociaux font gravement défaut dans de nombreux pays du monde. Dans le contexte des mouvements de population à grande échelle, ce défi est exacerbé et reformulé. Diverses dimensions de l’inégalité affectent le bien-être, de sorte que des mesures visant à une plus grande inclusion doivent être prises dans tous les secteurs, notamment les politiques macroéconomiques, l’éducation, l’innovation et l’entrepreneuriat, les infrastructures et les services publics, les politiques urbaines, la santé et le bien-être.
49Les processus de mondialisation ont eu un impact profond sur la démocratie et l’inégalité. Il est de plus en plus important d’être conscient des dimensions mondiales qui ont un impact sur le fonctionnement des gouvernements souverains, tout comme la nécessité d’une collaboration régionale et internationale. En outre, la lutte contre les inégalités a été identifiée par le Secrétaire général des Nations unies (2015) comme l’un des six éléments essentiels qui contribuent à renforcer l’application du programme de développement durable aux niveaux mondial, national et régional. L’égalité est une condition nécessaire à l’efficacité dynamique d’un système, car elle crée un environnement institutionnel, politique et d’action qui favorise l’innovation et le renforcement des capacités. De ce point de vue, l’égalité est plus pertinente aujourd’hui que par le passé, en raison de l’impact de la révolution technologique qui fait du renforcement des capacités et de la réduction des écarts une tâche plus urgente et plus pressante. Cette urgence est accentuée par la non-durabilité du modèle de croissance actuel, qui fait de la révolution technologique une voie vers la durabilité, mais qui dépend de la qualité du système scolaire, auquel l’accès doit être garanti.
50L’action intersectorielle devrait se recentrer sur les principales priorités de santé publique. Par exemple, faire précéder les interventions d’une prise en compte des déterminants de la santé et de l’équité en matière de santé, s’inspirer des programmes internationaux et mondiaux, viser un impact maximal, appliquer des solutions réalisables, et créer des partenariats dans lesquels toutes les parties bénéficieront d’une meilleure qualité de vie. Il est important de combiner autant que possible les mécanismes de coopération intersectorielle existants et émergents ; de créer de manière formelle et informelle des forums et des espaces de dialogue intersectoriel et d’apprendre les uns des autres. Cela s’applique à tous les niveaux de gouvernance – du niveau national au niveau local. Mais la répartition inégale des ressources au niveau national et local est le résultat d’actions stratégiques entreprises par la nouvelle classe capitaliste et dominante en l’absence de politiques publiques et sociales fondées sur les décisions politiques internes. Cela reflète un changement en faveur des propriétaires des rapports de classes capitalistes, établies dans des réseaux transnationaux et dans des institutions supra-étatiques. Mettre fin à la discrimination et renforcer l’égalité et la justice nécessite une collaboration autant horizontale que verticale. Ce désir de justice collective est étudié dans le chapitre suivant.
Notes de bas de page
1 United Nations 2015.
2 Grandjean et al. 2000, p. 135.
3 Cramer 2001 ; Collier et Hoeffler 2004 ; Humphreys 2003.
4 Kara 1968.
5 Atkinson 2015 ; Alvaredo et al. 2017.
6 Lemercier et Zalc 2012.
7 Bernstein 1971.
8 Alexander 1996.
9 Becker 1957.
10 Arat 1988 ; Degavre 2011.
11 Leclair 1962 ; Granovetter 1990 ; Zafirovski 2020.
12 Coyle 2001 ; Jackson 2009.
13 Jackson 2009.
14 United Nations 2015.
15 Freeman 2018.
16 Acemoglu et al. 2019.
17 Scheve et Stasavage 2017.
18 Engerman et Sokoloff 2002.
19 Acemoglu et Robinson 2006.
20 Solt 2008 ; Schakel et Hakhverdian 2018 ; Bettache, Chiu et Beattie 2020.
21 Solt 2008 ; Schakel et Hakhverdian 2018.
22 Bettache, Chiu et Beattie 2020.
23 Freeman 2018.
24 Bettache, Chiu et Beattie 2020.
25 Armingeon et Guthmann 2014.
26 Woods et Lombardi 2006.
27 Un paradoxe qui questionne les gains de productivité stagnants en dépit du progrès technique.
28 Acemoglu et al. 2014.
29 Macafee et Brynjolfsson 2017.
30 Bauman 2019.
31 Ajluni et Kawar 2015.
32 Salloukh 2019.
33 Avis 2017.
34 Kolm 1969 ; Atkinson 1975.
35 Assouad 2015.
36 Soit moins de 20 USD mensuellement, une somme cependant bien éloignée des 450 USD qu’elle représentait il y a 3 ans. Le ministre du Travail, Mustafa Bayram, a annoncé par un communiqué, le relèvement à 1 325 000 livres libanaises du salaire minimum pour les employés du secteur privé, « à condition qu’elle soit [cette augmentation ?] déclarée à la sécurité sociale ». Avec cette augmentation, le salaire minimum représente moins de 50 USD. Les salaires au Liban sont compris entre 325,5 $ par mois (salaire minimum) et 10 648 $ par mois (salaire maximum). Le salaire médian était de 2 332,6 USD en 2019.
37 L’équivalent de 15 € avant l’inflation, aujourd’hui 30 000 livres libanaises valent plus ou moins 1 $. [N.D.E. Au moment de l’impression de cet ouvrage, 1 $ équivaut à environ 93 000 livres libanaises.]
38 Ministère de l’Éducation 1963.
39 Nehmeh 2014b.
40 Nehmeh 2014b ; Nehmeh 2014c.
41 Nehmeh 2014a ; Geadah 2006.
42 Pour plus de données, voir Nehmeh 2014b.
43 Nehmeh 2014b.
44 Moore 2015.
45 Clarke et McCall 2013.
46 Crenshaw 1989 ; Collins 2000 ; Brah et Phoenix 2004.
47 Stasiulis 1999.
48 Henderson et Tickamyer 2009 ; Weber 1996.
49 Pour plus de détails sur la division géographique, sociale et économique de Tripoli, voir Kayal 2007 ; Kayal et Atiyye 2006 ; Le Thomas et Dewailly 2009.
50 Pour plus de détails sur les conditions socio-économiques des habitants par quartier, voir les figures 2, 3 et 4 ; source : Nehmeh 2014b.
51 Nehmeh 2014b.
52 Abdul-Hamid et al. 2018.
53 Nehmeh 2014b.
54 Vlaardingerbroek et al. 2007.
55 Ce qui n’est plus le cas depuis la révolution.
56 Jalbout 2015.
57 Unicef 2017.
58 Jalbout 2015.
59 Nehmeh 2014b.
60 Nehmeh 2014b.
61 Les services fournis par les leaders politiques par quartier en l’absence du service public (Nehmeh 2014b) : le taux le plus élevé est dans la vieille ville (28 %), al‑Mina (20 %), Bab al‑Tebbaneh-Souaiqa (13 %), Basatin al‑Mina (8 %), al‑Tal-Zehriyeh (6 %), Basatin Tripoli (4 %), Qobbeh-Jabal Mohsen (4 %). Cette division est due à deux facteurs. Le taux le plus élevé d’aides sociales est assuré par un leader politique – zaʾim – (11 %), le ministère de la Santé (6 %), une ONG (3 %), une aide religieuse (2 %), le ministère des Affaires sociales (2 %), autres organismes publics (1 %), le haut comité de secours (1 %).
62 CDR 2005.
63 https://www.alnap.org/system/files/content/resource/files/main/reforming-urban-planning-system-in-lebanon-e.pdf.
64 Schleicher 2015 ; Legatum Institute 2015.

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