Introduction générale
p. 10-14
Texte intégral
1 Privatisation. Le terme est dans l’air du temps, de plus en plus présent dans les projets de développement des économies du tiers monde. Au cours des années 1980, un grand nombre de nations ont entrepris une libéralisation de leur politique du logement, concevant davantage l’Etat comme incitateur que protecteur et pourvoyeur de logements. La privatisation du secteur de l’habitat, considéré alors en grande partie comme un service public à composante sociale, signifie, au delà d’un processus économique, la modification du rôle de l’Etat dans son rapport à la société civile. En tant que procédure de desserrement du dispositif étatique, elle implique l’élaboration de nouvelles stratégies d’accès au logement et d’appropriation de l’espace, mais aussi le positionnement des différents acteurs de la production de l’habitat et des différentes couches sociales au sein des établissements humains.
2La privatisation du secteur du logement, induite par l’abandon progressif des politiques keynésiennes et post-keynésiennes, socialistes ou tout simplement d’un certain interventionnisme ou dirigisme étatique, mais aussi par l’incapacité structurelle des Etats à assumer la responsabilité du logement, mérite un examen approfondi, en particulier dans les contextes urbains du tiers monde assaillis par des déficits en logement pour le moins alarmants. L’intervention publique, qui pouvait s’avérer la pierre angulaire de la production de l’habitat, mais aussi un puissant instrument de contrôle social, a été sévèrement remise en cause et la privatisation du secteur du logement, perçue comme l’expédient et l’issue à un problème de grande ampleur.
3C’est le cas de l’Inde, ce géant « démographique », où la question du logement se pose avec acuité, plus douloureusement dans les villes. Selon les prévisions, l’Inde abritera au tournant du siècle un quart de la population des pays en voie de développement et un sixième de la population mondiale1. Calcutta deviendra alors la cinquième concentration urbaine de la planète avec quelques 16 millions d’habitants et Bombay (aujourd’hui Mumbai), la sixième, avec environ 15 millions de citadins. La population urbaine représentera 34 % de la population indienne, soit 326 millions d’habitants2. Selon le recensement de 1981, ou les villes comptaient 160 millions d’habitants, le déficit était estimé officiellement à environ 6 millions de logements3. Ce chiffre paraît bien dérisoire quand on observe la réalité des bidonvilles, où s’entassent un tiers de la population urbaine, et les trottoirs des centres-villes, peuplés de sans-abri.
4L’Inde, c’est aussi paradoxalement l’exemple d’un système étatique prégnant, d’une armature institutionnelle destinée à endiguer les déséquilibres sociaux et à réguler le développement. Un dispositif « serré » de contrôle social s’avérait à l’Indépendance la condition sine qua non du développement de l’Inde, étant donné la grande pluralité ethnique et religieuse. Le logement, considéré comme une nécessité sociale, devait, selon l’optique socialiste du gouvernement indien, être largement pris en charge par l’Etat. Ceci a conduit à la mise en place d’un dispositif administratif complexe destiné à répondre aux problèmes de logement, articulé autour du pouvoir central, des gouvernements des Etats et des différents échelons du pouvoir local. Les résultats ont été très en deçà des ambitions initiales.
5La libéralisation de l’intervention en matière de logement s’est concrétisée, à partir du début des années 1980, par l’introduction des logiques « privées » au sein des différentes instances publiques chargées de la production de l’habitat, puis d’un certain désengagement à la fin des années 1980, le gouvernement indien optant résolument pour la privatisation.
6Le mouvement apparemment irréversible qui mène l’Inde, et le tiers monde en général, vers la voie libérale en matière de logement, soulève un certain nombre de questions. Ce processus remet en cause un certain ordre social institué durant quarante années de planification et ce qu’on a appelé la « voie indienne du développement ». Le retour en force du secteur privé dans la production et l’offre de logements signifierait-il la fin des procédures de rééquilibrage et de rattrapage social par le logement ? Cette nouvelle voie de développement, basée sur l’initiative privée, ne serait-elle pas plus proche d’une certaine « éthique » indienne qu’il n’y paraît au premier abord4 ?
7Après plusieurs décennies de gestion institutionnelle, masquant en partie les spécificités locales et les hiérarchies sociales traditionnelles, n’assisterait-on pas à la mise en place d’un dispositif éclairant les caractéristiques profondes de l’espace social et susceptible de faire émerger des stratégies d’appropriation spatiale originales, plus adaptées ? Le retrait de l’intervention publique doit induire le politique dans un rôle plus périphérique et la société civile à faire surface. Face à cette émergence, quel rôle l’Etat va-t-il s’assigner ? Quels pôles de pouvoir se mettent en place et à quels niveaux ?
8L’objectif que nous nous fixons, une analyse prospective des effets de la privatisation, doit nous conduire à examiner l’évolution du dispositif étatique en matière de logement, la mise en place de la privatisation aux différents échelons de l’intervention et les modalités de l’élargissement du rôle du secteur privé. A partir d’une présentation du processus de privatisation, nous étudierons la restructuration des pouvoirs et les mutations du dispositif de contrôle social.
9La structure politique indienne nous impose trois niveaux d’analyse : le gouvernement central, le gouvernement fédéré et l’échelon local. Ceci nous a amené à faire le choix d’un Etat et d’une localité urbaine pour notre étude.
10Madras, capitale du Tamil Nadu, constitue un contexte particulièrement adapté à notre objectif. Dans un premier temps, s’est instituée à Madras une politique de logement relativement exceptionnelle en Inde en termes de logement social, attestant un dispositif étatique important. Puis, dès la fin des années 1970, les instruments de la privatisation y ont vu le jour avec l’introduction de la Banque mondiale sur la scène du logement, y appliquant ses théories libérales. La métropole se présenté ainsi comme un contexte remarquable en termes de confrontation des logiques et des méthodes d’interventions publiques et privées. Par ailleurs, la privatisation était moins récente à Madras que dans de nombreuses villes indiennes ; pourraient y apparaître plus largement les impacts de la libéralisation de la politique de l’habitat au début des années 1990.
11L’étude de la privatisation dans le cadre de la métropole de Madras nous amènera à étudier, au sein du marché du logement madrasi, un segment représentatif de l’offre et de la demande de logements, promu par les mesures de privatisation. Nous en étudierons les mécanismes en tentant d’y déceler les stratégies d’appropriation de l’espace et d’appréhender leur impact sur le développement de la cité.
12Les nombreuses études relatives aux systèmes informels de production de l’habitat révèlent d’ores. Mais, ces systèmes de production ne peuvent rendre compte isolément de la réalité globale vers laquelle mène la privatisation. Par ailleurs, les mesures de privatisation promeuvent davantage les filières privées formelles. Ces dernières méritent donc un regard nouveau.
13Cette recherche s’inscrit dans la continuité des travaux français relatifs à l’habitat indien. En 1986, la thèse d’Isabelle Milbert, « L’urbanisme et l’habitat en Inde »5 a étudié l’intervention de la puissance publique indienne, du point de vue de son système administratif et juridique, appliquée à la maîtrise et l’aménagement urbains. En 1989, la thèse de Max Hennion6 a montré la place des bidonvilles dans la politique urbaine en Inde et en a étudié les acteurs à l’échelle locale. Nous disposons par ailleurs des nombreux travaux des chercheurs du groupe « Economie et Humanisme » de Lyon, qui ont produit un certain nombre d’études sur les aspects économiques et sociaux du logement en Inde7. Les recherches menées par l’université d’Amsterdam sur l’habitat des pauvres à Madras a également constitué une base de travail non négligeable8.
14Dans sa partie finale, la thèse d’Isabelle Milbert, qui constitue un outil de référence français sur l’urbanisme indien, aborde les acteurs et le cadre juridique de la construction immobilière, évoquant ce qui sera pour nous un fil conducteur de réflexion :
15« […] l’abandon progressif de la politique de subventions, l’association « public-privé » et l’amélioration des systèmes de financement sont au centre des travaux menés par les responsables de la politique urbaine. Ces questions sont débattues avec d’autant plus d’acuité que des groupes de pression dans le secteur de la construction s’organisent rapidement, et que la Banque mondiale, dans ses interventions sur le terrain, prend vigoureusement partie ».
16La libéralisation de la politique de logement, apparaissait clairement entre ces lignes. Parallèlement, l’actualité économique et politique récente, montrant que la voie libérale était résolument empruntée par l’Inde, nous indiquait que cette nouvelle dynamique méritait à elle seule une analyse approfondie et devenait un sujet de réflexion suffisamment vaste et pointu pour que nous y consacrions notre recherche.
Notes de bas de page
1 L’ensemble de ces données sont tirées du P.N.U.D., Rapport mondial sur le développement humain 1990, Paris, Economica, 1990, 203 p.
2 Ibidem.
3 National Commission on Urbanisation, Report of the National Commission on Urbanisation. New Delhi, Government of India, 1988, vol. IV, ch. XI, p. 205.
4 Cette question fut introduite par MADEUF, B., et CADENE, P., dans l’avant-propos de la Revue Tiers Monde, dans un contexte plus général de la libéralisation de la politique économique et sociale en Inde. « L’Inde : libéralisation et enjeux sociaux », t. XXX, n° 119, juillet-septembre 1989, p. 4.
5 MILBERT. I., L’urbanisme et l’habitat en Inde. Paris, Université de Paris II, 1986, thèse d’Etat, 686 p.
6 HENNION, M., L’impact des structures locales de pouvoir sur la mobilité induite par la restructuration de bidonvilles. Paris, E.H.E.S.S., septembre 1989, thèse de 3e cycle, 556 p.
7 Voir bibliographie.
8 Elles sont rapportées de manière synthétique dans un ouvrage collectif : DEWIT. M., SCHENK. H. (Ed.), Shelter for the Poor in India. Issues in Low Cost Housing, New Delhi. Manohar Pub., 1989, 147 p.
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