Śiva le fou et ses dévots tamouls dans le Tēvāram1
p. 3-28
Texte intégral
Selon la tradition tamoule, le poète qui a appelé Śiva un fou est Cuntarar. Le dieu lui-même l’avait sommé de composer un chant le désignant ainsi. Dans son Periya Purāṇam, Cēkkiḻār décrit cet événement formant le contexte du premier hymne de Cuntarar : le début de sa carrière en tant que poète dévoué à Śiva. Selon cette légende bien connue1, un vieillard interrompit le mariage de Cuntarar en le réclamant comme l’un de ses esclaves. Il produisit même un manuscrit sur ôle pour appuyer ses prétentions. Outragé, Cuntarar le traita de fou (pittaṉ) et déchira le manuscrit. Montrant un autre manuscrit prétendument original, le vieillard chercha justice auprès du conseil local des sages, qui lui donna raison ; mais aussitôt le jugement prononcé, le vieillard disparut dans le temple de la ville. Ayant compris que le vieillard était Śiva, Cuntarar le reconnut comme son maître et lui demanda comment il devait le louer. Śiva lui ordonna alors de chanter sa louange en tant que fou, et Cuntarar introduisit son premier chant par ces vocatifs :
pittā piṟaicūṭī perumāṉē aruḷāḷā (7.1.1)
Ô fou, qui porte la lune dans sa chevelure, le Seigneur qui accorde sa grâce.
La principale fonction de cette légende, comme celle des autres récits hagiographiques qui racontent la conversion des poètes en dévots śivaïtes, est de donner le premier mot d’une œuvre comme mot clé de la biographie de son auteur. Les hagiographies des deux autres poètes du Tēvāram, d’Appar et de Ñāṉacampantar, sont écrites de la même façon, en construisant l’histoire de leur rencontre avec Śiva autour des premiers mots de leur œuvre2. Sans vouloir entrer dans une discussion sur la valeur historique de ces légendes rapportées par Cēkkiḻār, nous pourrions les envisager comme traitant de la singularité de ces poètes, car, comme F. Gros le remarque dans son introduction à l’édition critique, "ēkkiḻār s’est exactement incorporé au Tēvāram et plus personne après lui n’a su le lire sans lui". Nous pourrions donc nous demander si la description de Śiva comme fou figure parmi les motifs caractéristiques de la poésie de Cuntarar.
1S’il est vrai que Cuntarar emploie le mot "ou" (pittaṉ) à plusieurs reprises pour décrire ou pour appeler son Seigneur, il n’est pas le seul poète à le faire. Appar et Ñāṉacampantar utilisent ce même mot — ainsi que d’autres synonymes de Śiva le fou — à peu près aussi fréquemment que Cuntarar3. L’image de Śiva le fou est donc commune à tout le Tēvāram, sans être associée à un auteur particulier ou à une biographie.
2Or, les occurrences assez fréquentes de Śiva comme fou4 posent une question d’ordre plus général. Pourrait-on en conclure qu’il s’agit d’un culte de cette forme de Śiva au pays tamoul à l’époque de la composition du Tēvāram ? Et si l’on suppose que cette image de Śiva témoigne du culte d’une telle forme, ce culte est-il en relation avec le culte de Bhairava le fou (Unmattabhairava), célébré, dans une période plus tardive, au Nord de l’Inde, et particulièrement au Népal ?
3Nous répondrons en deux temps. Les occurrences d’un motif poétique ne justifient guère que l’on se prononce sur la pratique religieuse d’une époque sans s’appuyer sur d’autres preuves tirées de sources telles que les inscriptions, les représentations cultuelles etc. Cela dit, comme nous le verrons plus loin, certaines indications, telles que la mention des dévots du fou chez Appar, pourraient éventuellement étayer une démonstration de l’existence du culte de Śiva le fou5. Il faut néanmoins admettre qu’il convient d’interpréter ces indications avec précaution, en considérant la nature poétique des textes.
4D’autre part, même si l’on croit trouver des traces d’un tel culte, il serait extrêmement difficile d’établir le lien entre le Śiva fou du Sud et celui du Nord appelé Unmattabhairava. À notre connaissance, les textes canoniques du culte de Bhairava, les Bhairavāgama anciens, ne parlent jamais d’un culte spécial de cette forme qu’est Unmattabhairava. Tout au plus, les āgamas mentionnent-ils Unmattabhairava comme l’une des huit formes répertoriées de Bhairava et comme titre d’un des huit principaux Bhairavatantra6, la liste étant la même que dans certains Purāṇa-s7.
5En outre, même si l’image tamoule de Śiva le fou semble souvent correspondre à celle d’Unmattabhairava, les noms diffèrent. En effet, malgré la présence d’un Śiva terrifiant dans le Tēvāram, il n’est presque jamais appelé Bhairava. Une des rares occurrences que nous avons pu trouver est la suivante8, issue d’un chant dédié au Śiva de Cēṟai. (4.73.6)
viritta palkatir koḷ cūlam, veṭipaṭu tamarukam, kai
tarittatu ōr kōla kālapayiravaṉ āki, vēḻam
urittu, umai añca kaṇṭu, oṇ tiru maṇivāy viḷḷac
cirittu, aruḷceytār — cēṟaic cen neṟic celvaṉārē
Ayant pris la forme du Bhairava noir9 tenant le trident rayonnant et le ḍamaru assourdissant dans ses mains, il écorcha l’éléphant. Alors, voyant Umā trembler de peur, il rit de toutes ses dents, ouvrant sa bouche rayonnante à la couleur de rubis10. Il accorde sa grâce, notre cher Seigneur de Cēṟai, Seigneur de la bonne voie11.
Comme on le verra, cette image de Bhairava noir, au rire éclatant, ressemble beaucoup aux images de Śiva le fou. Or, Śiva le fou est souvent décrit au champ crématoire et couvert de cendres, traits qui évoquent les attributs de Bhairava. On trouve également un certain nombre de références à Śiva comme porteur d’une guirlande de crânes ou d’une tiare de crânes12. Nous pouvons donc affirmer la présence — somme toute assez évidente — d’une forme bhairavique de Śiva dans le Tēvāram, sans pour autant confirmer l’existence d’un véritable culte bhairavique13.
6Si pourtant on suit l’hypothèse d’un culte bhairavique dans le Tēvāram, on pourrait essayer, dans la mesure du possible, de localiser ce culte. Le lieu de ce culte pourrait correspondre à Kaṭavūr, possibilité déjà signalée par Shulman (1990 : 338) dans sa traduction du chant 53 de Cuntarar, adressé à Śiva résidant au champ crématoire de Kaṭavūr. Selon l’hypothèse de Shulman, avant d’être l’un des lieux saints des exploits de Śiva (vīraṭṭāṉam), Kaṭavūr fut un centre du culte du Śiva terrifiant au champ crématoire14. Mais si l’on examine tous les lieux où nos poètes évoquent une forme bhairavique de Śiva le fou, les possibilités se multiplient, et l’on pourrait spéculer de la même manière sur le Śiva d’Oṟṟiyūr15 ou celui de Tiruvārūr.
7La clarification de ce qu’on doit considérer comme une hypothèse sur cette figure de Śiva est importante afin de délimiter la portée des investigations qui suivent. Nous n’avons donc pas l’intention de prouver qu’une forme d’Unmattabhairava existait au Sud, ni que cette forme était à l’origine du culte d’Unmattabhairava au Nord. En revanche, nous espérons découvrir certains aspects de la forme de Śiva le fou dans les chants du Tēvāram afin d’enrichir notre représentation de cette divinité et de révéler la manière dont les auteurs du Tēvāram la voyaient. Au cours de nos investigations, nous verrons également que les dévots de ce Śiva deviennent eux-mêmes "fous", à l’image de leur dieu. Le résultat de nos recherches portera donc uniquement sur l’histoire de la bhakti tamoule et de sa conception de la "folie", quelque soit le sens à donner à ce mot.
1. La terminologie de la folie
Dans le Tēvāram, le mot le plus courant pour désigner un "fou" ou toute personne atteinte de folie est celui qu’on utilise dans le tamoul moderne aussi, mais qui ne figure pas dans la littérature du Caṅkam16 : pittaṉ. Selon le Tamil Lexicon, ce mot est un emprunt du sanskrit pitta ; mais en sanskrit, il ne signifie pas fou ou folie. Il s’agit d’un terme médical qui désigne l’une des trois humeurs du corps, la bile, et, secondairement, la chaleur que peut causer un excès de cette humeur. Parmi nos auteurs, Ñāṉacampantar, lorsqu’il utilise le mot pittu — qui dérive également du sanskrit pitta — retient le sens original du terme, par exemple dans un hymne (2.85) qui décrit que toute mauvaise chose devient bénéfique du moment où Śiva a pénétré dans l’esprit du poète. Ici pittu apparaît en compagnie d’un autre terme médical qui signifie l’humeur appelée "vent", vāta.
.. eṉ uḷamē pukunta ataṉāl —
veppoṭu, kuḷirum, vātam, mikai āṉa pittum, viṉai āṉa, vantu naliyā;
appaṭi nalla nalla; …
… comme il est entré dans mon cœur, fièvre et frissonnement du froid, vent corporel17 (vātam) et excès de bile ; les [conséquences de nos] actes18 nous atteignent sans causer d’afflictions, ils sont d’une telle bonne nature ;…
En tamoul, le sens de ce mot change considérablement, car pittam ou pittu signifie non seulement "bile", mais aussi "folie" et "délire". Il existe même un dérivé tamoul de pitta, paittiya, désignant "folie", "maladie mentale", dérivé obtenu suivant une formation régulière en sanskrit, même si ce dérivé n’est pas répertorié dans les dictionnaires sanskrits. C’est encore Ñāṉacampantar qui fournit un exemple où pittu désigne une sorte de folie qui atteint le poète.
pittoṭu mayaṅki ōr piṇi variṉum,
attā! uṉ aṭi alāl araṟṟatu, eṉ nā; —
Je me pâme, je délire, une maladie m’afflige19 — mais malgré cela, ma langue ne parlera pas d’autre chose que de tes pieds, mon père.
Ce changement sémantique suggère que, traditionnellement, en Inde, on interprétait les troubles mentaux comme résultant d’un excès de bile, ce qui n’est pas exactement le cas. L’ouvrage de référence sur le sujet classe les maladies mentales, les unmāda en sanskrit, en plusieurs catégories, en fonction de leurs causes : excès d’une des trois humeurs, ou dépression (mānasa duḥkha)20. En revanche, il existe une racine dravidienne qui a peut-être joué un rôle dans les changements sémantiques de pitta : c’est le mot pittal. Pittal recouvre les paroles incohérentes de quelqu’un qui délire, substantif qui est peut-être lié à la racine pitaṟṟu, "parler d’une façon incohérente, en proie au délire" (v. Tamil Lexicon). Le même substantif pittal peut être le premier terme d’un composé dravidien, pittalāṭṭam, désignant la "fraude", le "coup en traître "21. Sans vouloir suggérer une autre étymologie, il est possible que la ressemblance phonétique entre ces deux mots, pittal et pittam, constitue un facteur important dans la transformation du sens de pittaṉ. Quoi qu’il en soit, pittam ainsi que la forme alternative pittu demeurent, dans le Tēvāram, les termes les plus courants pour désigner la folie sous tous ses aspects.
8La possibilité d’un lien entre pittaṉ et le verbe pitaṟṟu, entre le fou et ses paroles qui manquent de sens, nous a mis sur la voie d’un usage particulier de pittaṉ chez Ñāṉacampantar. À plusieurs reprises, il emploie le mot pittar à propos des bouddhistes et des jains, qui disent, selon lui, mensonges et choses fausses. Ni Appar ni Cuntarar n’utilisent pittar dans ce contexte — peut-être voulaient-ils éviter de décrire les bouddhistes et Śiva en termes identiques ? En revanche, Ñāṉacampantar fait à chaque fois rimer22 pittar avec puttar, "bouddhistes" :
puttar puṉ camaṇ ātar, poy uraip
pittar, pēciya pēccai viṭṭu,
pattar cēr karuvūruḷ āṉ nilai
attar pātam aṭaintu vāḻmiṉē ! (2.28.10)
Abandonnez les paroles des bouddhistes et des vils jains ignorants, de ces fous
prêcheurs de mensonges, et soyez prospères en vous approchant des pieds du père au temple d’Aṉnilai dans la ville de Karuvūr.
2.13.10 reprend presque la même formulation (puttarum, tōkai ampīli koḷ poym moḻip / pittarum, pēcuva pēccu alla) mettant en relief, de la même manière, l’association des puttar (bouddhistes) aux poy (mensonges) et aux pittar (fous) par l’allitération. Or, comme on l’apprend en 2.118.10, Śiva peut simplement ignorer ces fous menteurs et ne pas les écouter23. Cependant, dans une autre strophe, même leurs mensonges et leur folie existent seulement afin d’amuser le Seigneur.
puttarōṭu puṉcamaṇar poy uraiyē uraittu,
pittar ākak kaṇṭu ukanta peṟṟimai eṉṉai kol ām? — (1.51.10.)
Comment possèdes-tu le don de t’amuser en voyant les bouddhistes et les vils jains raconter des mensonges et devenir fous ?
Si l’on retourne aux origines sanskrites de pitta, la question se pose de savoir si les mots signifiant "fou" en sanskrit ont laissé des traces dans la langue tamoule, et particulièrement dans la langue du Tēvāram. Les mots le plus souvent usités en sanskrit dans ce contexte sont le substantif unmāda et l’adjectif unmatta ainsi que matta. Le tamoul a emprunté unmatta, mais dans un sens plus spécifique, car unmattam et la forme alternative ūmattai désignent la plante toxique appelée datura (skt / hindi dhattūra), par ailleurs, plante sacrée de Śiva.
9Si le mot unmatta n’est pas utilisé pour signifier le "fou", matta semble exceptionnellement désigner Śiva le fou dans une strophe d’Appar, qui emploie également le mot pittar pour décrire son Seigneur (5.38.5) :
kattu kāḷi katam taṇivīttavar
mattartām — kaṭavūriṉ mayāṉattār
ottu ovvātaṉa ceytu uḻalvār, oru
pittarkāṇum, perumāṉ aṭikaḷē
Celui qui [par sa danse] a calmé la fureur de Kālī qui hurle, le fou (mattar)24, — c’est Śiva qui habite dans le champ crématoire de Kaṭavūr. Il erre en se comportant comme il faut ou non, il ressemble à quelqu’un d’insensé (pittar), le grand Seigneur.
De plus, les deux mots pour fou, pittar et mattar, comportant des suffixes de respect, riment en mettant cette forme de la divinité en valeur. On note aussi les allitérations de mattar et mayāṉattār (le fou du champ crématoire) d’un côté, et de pittar et perumāṉ (le fou qui est le grand Seigneur) de l’autre, allitérations qui semblent souligner que la grandeur du dieu vient de sa position marginale comme habitant des champs crématoires.
10Néanmoins, le mot matta est plus souvent utilisé au sens particulier d’éléphant en rut : mattam matayāṉaiyiṉ 7.13.2, mattayāṉaiyiṉ īr uri pōrtta 7.50.2 , mattayāṉai uri pōrttu 7.53.5, mattammattayāṉai uri pōrtta maḻuvāḷaṉ 7.80.1. L’éléphant en question est presque toujours le démon sous forme d’éléphant que Śiva a vaincu et écorché, et dont il porte la peau. (Exception, par ex. : eṉṉai mattayāṉai aruḷ purintu 7.100.9.) De la même manière, un autre démon est appelé matta et même unmatta, au sens d’ "orgueilleux" : il s’agit de Rāvaṇa, qui tenta d’ébranler le mont Kailāsa, séjour de Śiva, et que le dieu punit en écrasant ses mains. Il est donc appelé le "démon fou d’orgueil", mattattu arakkaṉ ou unmattaṉ (v. par exemple 2.48.8).
11On pourrait citer d’autres synonymes, tels que kaḷi, un mot qui signifie la "joie" et l’ "intoxication" ainsi que la "folie", également utilisé comme adjectif qualifiant les éléphants en rut (par ex. 6.45.5 : mattamākaḷiyāṉai). Sans donner une liste complète des synonymes, nous discernons déjà quelques-uns des champs sémantiques qui jouent un rôle important pour l’interprétation. Pittaṉ et ses synonymes peuvent donc impliquer non seulement la folie ou la confusion mentale, mais aussi, de manière métaphorique, la fureur ou la colère extrême, l’arrogance ou l’orgueil ainsi que la joie extatique. Nous nous efforcerons d’examiner, après ce bref résumé étymologique, dans quelle mesure et de quelle manière les différents aspects de cette folie (paittiyam) sont présents dans la figure de Śiva.
2. Le fou destructeur : piññakapittaṉ
Dans quelques passages du Tēvāram, l’épithète de fou, qualifiant Śiva, ne semble impliquer aucune confusion ou délire, mais plutôt son aspect destructeur. En effet, le mot pittaṉ est immédiatement précédé ou suivi d’un autre mot qui exprime la nature destructrice de Śiva, et ce sans ambiguïté. Dans une strophe de Cuntarar (7.48.10) les deux mots forment même un seul composé : piññakapittaṉai, le fou (pittaṉ) destructeur (piññaka-)25. Dans une autre occurrence, tirée d’un hymne d’Appar, ces deux mots décrivant Śiva se suivent (6.29.5) :
piṟa neṟi āy, pīṭu āki, piññakaṉum āy, pittaṉāy, pattar maṉattiṉuḷḷē
uṟa neṟi āy, ōmam āy, īmakkāṭṭil, ōripala viṭa, naṭṭam āṭiṉāṉai;
tuṟa neṟi āy, tūpam āy, tōṟṟam āki, nāṟṟam āy, nal malar mēl uṟaiyā niṉṟa
aṟa neṟiyai; ārūril ammāṉ taṉṉai; — aṟiyātu aṭināyēṉ ayartta āṟē!
Il est26 à la fois le lien de la naissance, la grandeur / la souffrance27 elle-même, il est devenu le destructeur, le fou, la voie d’amour dans le cœur des dévots, et le sacrifice du feu ; il danse au champ crématoire quand les chacals ont quitté les lieux ; il est devenu la voie du renoncement, l’encens, la création, il est comme le parfum qui se trouve au-dessus d’une belle fleur, il est la voie de la vertu, le père d’Ārūr — moi, son chien de serviteur, dans mon ignorance, je l’avais oublié [dans ma jeunesse] !28
De même chez Ñāṉacampantar, les deux désignations se suivent de près : "le fou, le destructeur29 qui habite à Piramāpuram" (pittaṉai, piramāpurattu uṟai piññakaṉ… 3.37.10) ; "le fou, le destructeur30 aux tresses rousses" (pittaṉ ceñcaṭai piññakaṉ… 2.82.4).
12Ces deux aspects de la divinité, qui se manifeste comme folie destructrice ou comme destruction (apparemment) insensée, sont donc inséparables dans certains contextes, et les co-occurrences des termes pittaṉ et piññakaṉ renforcent ce lien étroit par le procédé poétique de l’allitération.
3. Le fou au champ crématoire
Comme le montrent les exemples de Śiva, le fou destructeur, le dieu peut être appelé fou même lorsqu’on le qualifie par des adjectifs et des expressions relativement neutres qui le décrivent comme le dieu suprême ou celui qui porte la lune sur la tête. Le lieu par excellence de l’apparition de Śiva le fou reste néanmoins le champ crématoire, comme le montre le poème qu’Appar consacre au Śiva de Cidambaram (5.2.5)31.
Pourrais-je obtenir la délivrance, moi qui suis son humble serviteur, en oubliant le fou32, le dieu libre dont la scène est le champ crématoire, celui qui porte sur la tête le croissant de lune ressemblant à une pousse blanche, le sage accompli (Siddha), notre père qui se trouve dans la salle d’or pur [à Cidambaram] ?
Cette strophe est aussi remarquable parce qu’elle offre une sorte de résumé des différentes pratiques āgamiques pour servir ou honorer Śiva. La première image, évoquant le champ crématoire, symbolise les observances ascétiques ou caryā ; la lune et l’appellation Siddha au sens de "yogin accompli" pourraient faire référence aux pratiques du yoga (surtout parce que la lune symbolise le nectar d’immortalité que visualisent souvent les pratiquants) ; l’image du Seigneur au temple évoque l’ensemble des rituels : kriyā ; enfin, la mention de l’oubli — à la fin de la strophe en tamoul — signale la présence du dieu dans l’esprit des dévots et donc, de façon métaphorique, la connaissance de Śiva : jñāna.
13Plusieurs fois, les poètes mentionnent que Śiva le fou danse au champ de crémation pendant que les démons chantent et jouent de la musique, image qui évoque la poésie de Kāraikkāl Ammaiyār33. Appar l’appelle "le fou qui possède le lieu de la crémation où se trouvent des cadavres" (pittaṉ taṉṉai / piṇam iṭukāṭu uṭaiyāṉai… 6.90.4) et "le fou34 qui danse au chant des démons" (pēy pāṭa naṭam āṭum pittaṉ taṉṉai… 6.74.6). Dans la strophe 3.30.1. Ñāṉacampantar le décrit de manière semblable : "le fou qui se couvre de cendres blanches et danse éternellement au champ crématoire, pendant que la foule des démons joue de la musique "35.
14Ce lieu impur est étroitement associé à Śiva le fou, car seul un fou s’y rendrait pour s’amuser. C’est pour cela que dans un chant (7.36) où Cuntarar prend le rôle d’une femme amoureuse de Śiva, celle-ci trouve absurde cette danse au champ crématoire : "arrête de danser avec des démons au champ crématoire, es-tu fou ?" (cuṭalaiyil / pēyoṭu āṭalait tavirum ! nī oru pittarō ? 7.36.3.)36
15Dans un autre hymne de Cuntarar (7.53.5-6) qu’il adresse au Śiva de Kaṭavūr, il emploie cette même image, mais sans évoquer le caractère répugnant de la scène.
kottu ār koṉṟai mati cūṭi, kōnākaṅkaḷ pūṇ āka,
mattayāṉai uri pōrttu, maruppum āmait tāliyār;
patti ceytu pāriṭaṅkaḷ pāṭi āṭap pali koḷḷum
pittar — kaṭavūrmayāṉattup periyaperumāṉ aṭikaḷē
tuṇi vār kīḷum kovaṇamum tutaintu, cuṭalaip poṭi aṇintu,
paṇi mēl iṭṭa pācupatar; pañcavaṭi mārpiṉar; kaṭavūr t
tiṇivu ār kuḻaiyār; purammūṉṟum tīvāyp paṭutta cevakaṉār;
piṇi vārcaṭaiyār — mayāṉattup periyaperumāṉ aṭikaḷē
Portant une grande gerbe de koṉṟai et la lune dans sa chevelure, orné de grands cobras et vêtu de la peau d’un éléphant en rut, un collier [de défenses] de sanglier et [de carapaces] de tortue au cou, un fou37 ramasse des offrandes pendant que les démons chantent et dansent, en montrant leur dévotion : c’est le maître, le grand Seigneur du champ crématoire de Kaṭavūr.
Vêtu d’une bandelette de guenilles et d’un cache-sexe, orné de cendres du champ crématoire, le pāśupata a un cobra au-dessus de lui. Il porte le cordon pañcavaṭi sur son torse et de grandes et lourdes boucles d’oreilles, le guerrier de Kaṭavūr, qui a mis le feu aux trois cités. Ses longues tresses sont liées, c’est le maître, le grand Seigneur du champ crématoire.
Ainsi, Cuntarar présente-t-il aussi Śiva le fou comme résidant au champ crématoire entouré de démons dansants. Mais l’intérêt de la description réside aussi dans la mention de deux autres détails, qui sont bien moins souvent mentionnés que les vêtements de Śiva ou ses exploits, tels que la destruction des trois cités des démons. Il s’agit de son cordon pañcavaṭi et son appellation pāśupata.
16Le premier, le cordon pañcavaṭi est fait de cheveux de cadavres. Il se substitue au cordon sacré (skt. yajñopavīta), signe des deux-fois nés. Le mot pañcavaṭa, qui signifie simplement le cordon sacré en sanskrit, a pris ce sens particulier en tamoul. D’autres occurrences du cordon fait de cheveux de cadavres prouvent qu’il s’agit bien de ce cordon particulier38.
17Le pañcavaṭi est un attribut des ascètes appelés mahāvratin ou en tamoul māvirati. Ce sont des ascètes śivaïtes qui, s’identifiant à Śiva comme porteur du crâne de Brahmā, suivaient la même observance, le même vrata, que leur Seigneur. Selon un mythe bien connu, Śiva, pour avoir coupé la cinquième tête de Brahmā, fut condamné à errer comme un ascète et à porter le crâne de Brahmā dans sa main, à l’image de tous ceux ayant commis le crime du meurtre d’un brahmane. Les ascètes mahāvratin portaient également un crâne, et leur cordon sacré ou yajñopavīta était probablement fait de cheveux de cadavres39. Dans le poème de Cuntarar cité plus haut, la figure de Śiva le fou est donc partiellement assimilée à celle des ascètes mahāvratin, porteurs de pañcavaṭi.
18De même, Śiva est appelé pāśupata, membre d’un autre ordre ascétique śivaïte qui le vénère comme Paśupati, Seigneur des âmes liées. Cette association de Śiva le fou avec les ascètes pāśupata semble encore plus importante, car tous les trois poètes du Tēvāram invoquent maintes fois Śiva comme pāśupata40, souvent au champ crématoire. Cuntarar s’adresse à Śiva comme pāśupata dans chaque strophe du chant 7.69 en utilisant le vocatif pācupatā.
4. Śiva le pāśupata
19Il nous semble qu’il existe un lien étroit entre ces deux formes de Śiva, le fou et le pāśupata, lien qu’éclaircira un bref résumé de l’observance des pāśupata41.
20Les pāśupata étaient des ascètes śivaïtes qui suivaient l’enseignement de Rudra sous la forme de Paśupati, "Seigneur de ceux qui sont liés" (à savoir, de ceux qui ne sont pas libérés de cette existence). Le texte principal de leur doctrine nous est parvenu par le biais des Pāśupatasūtra auxquels s’ajoute le commentaire de Kauṇḍinya, ce dernier datant peut-être du cinquième siècle de notre ère. L’observance, ou vrata, des pāśupata était destinée à des hommes de caste brahmanique qui avaient reçu leur initiation aux textes védiques par le rite de l’upanayana42. Le but ultime de ces ascètes était de mettre fin aux souffrances de cette existence, qu’ils obtenaient par l’assimilation des qualités de Rudra, telles que l’omniscience et l’omnipotence. Dans ce but, les pāśupata suivaient une série d’observances, pour lesquelles ils distinguaient quatre stades.
21Dans le premier, le corps recouvert de cendres, ils devaient honorer Śiva dans un temple, en dansant, chantant, ricanant fort (le terme aṭṭahāsa est utilisé dans le commentaire) et en émettant des bruits appelés ḍuṃḍuṃkāra ou huḍukkāra43 de leur bouche, tout en méditant sur les cinq brahma-mantra védiques, tirés du Yajurveda.
22Le deuxième stade comprenait la simulation de la folie, de l’idiotie, de l’infirmité, ou de l’indécence en public. Cet état provoquait médisances et calomnies des gens sensés, ce qui produisait un échange de karman : les péchés du pāśupata étaient tranférés aux médisants, dont, symétriquement, le fruit des actes méritoires passaient au pāśupata. Comme le commentateur Kauṇḍinya l’indique, la logique de ce transfert est fondée sur celle de l’initiation au rite védique de Soma ; car ceux qui commençaient leur observance après leur initiation au sacrifice de Soma provoquaient le même échange de mérites et de péchés avec leurs calomniateurs44.
23Au cours de la troisième partie de l’observance, le pāśupata se retirait à un endroit abandonné et méditait sur les cinq brahma-mantra en les récitant. Une fois la conscience constante de Rudra obtenue, le pāśupata allait au champ crématoire et attendait sa mort, dernière étape de la discipline. À la mort, il atteignait la libération finale en s’assimilant à Rudra, libération effectuée par la grâce de cette divinité.
24Le fait que les pāśupata circulaient à l’époque de la composition du Tēvāram n’a jamais été mis en doute : la preuve la plus visible en est l’occurrence régulière de ce mot dans le texte45. D’autre part, leur présence dans la vie quotidienne était remarquable, comme le montre la description de Tiruvārūr par Appar :
aru maṇit taṭam pūṇ mulai arampaiyaroṭu aruḷippāṭiyar,
urimaiyil-toḻuvār, uruttirapalkaṇattār,
viricaṭai viratikaḷ, antaṇar, caivar, pācupatar, kapālikaḷ,
teruviṉil poliyum tiru ārūr ammāṉē! (4.20.3)
Notre père habite dans la ville prospère de Tiruvārūr, où on voit dans les rues ceux qui exécutent les ordres divins [en ce qui concerne le temple]46 accompagnés de belles femmes dont la poitrine est couverte d’un trésor de pierres précieuses47, ceux qui travaillent [pour Śiva] de droit48, les dirigeants des finances du temple49, les ascètes aux tresses multiples50, les brahmanes, les śivaïtes51, les pāśupata et les kāpālika52.
En plus d’Appar et de Ñāṉacampantar — qui, lui aussi, parle des dévots pāśupata53 — la farce de Mahendravikramavarman le Ier, intitulée Mattavilāsa, nous présente également un pāśupata au pays tamoul, plus précisément à Kāñcipuram. Même si l’on a du mal à croire Cēkkiḻār, qui fait d’Appar la personne qui convertit ce roi Pallava, la façon dont le pāśupata est présenté dans ladite farce pourrait éclairer le rôle de ses congénères au pays tamoul.
25Dans le Mattavilāsa, ou "Le jeu de l’ivrogne", les adhérents de toutes les sectes, bouddhistes aussi bien que śivaïtes, se ridiculisent d’une façon ou d’une autre. Lors d’une des dernières scènes, un fou — un unmatta — prend le Pāśupata, l’un des personnages principaux de la pièce, pour son maître. Un peu plus loin, le Pāśupata décrit l’apparence répugnante de ce fou54, mais sa description pourrait également s’appliquer à celle d’un ascète pāśupata, car il mentionne entre autres les guenilles et les cendres. Ainsi se ridiculise-t-il lui-même. On peut donc interpréter la scène comme une caricature de l’observance où le pāśupata doit effectivement jouer le rôle d’un fou.
26À propos de l´apparence répugnante des pāśupata, il faut noter qu’ils imitent le comportement d’un fou non seulement pour échanger leur karman, mais aussi, de manière indirecte, pour ressembler à Rudra-Śiva lui-même, car ce jeu d’acteur et leur apparence négligée les éloignent du monde ici-bas, comme Kauṇḍinya le précise55. En effet, à chaque étape de leur vrata, ils imitent leur dieu, même si le commentateur des Sūtra ne met pas toujours en valeur cette interprétation de leur discipline. Quand ils honorent Rudra-Śiva au temple en dansant et en ricanant (aṭṭahāsa), ils imitent une forme de Śiva ainsi qu’en feignant la folie56. Lorsqu’ils se retirent au champ crématoire, ils complètent cette assimilation au Rudra terrifiant.
27Si les pāśupata imitent différents aspects de Rudra-Śiva, Śiva lui-même, réciproquement, imite les pāśupata dans certains poèmes du Tēvāram, portant leur habit ou celui d’un fou. Ainsi dans cette strophe d’Appar, où il est décrit comme le Śiva de Kāñcipuram (6.50.2), lieu où se joue la farce de Mahendravikramavarman :
cavam tāṅku mayāṉattuc cāmpal eṉpu talai ōṭu mayirkkayiṟu tarittāṉ taṉṉai,
pavam tāṅku pācupatavēṭattāṉai, paṇṭu amarar koṇṭu ukanta vēḷvi ellām
kavarntāṉai, kacciēkampaṉ taṉṉai, kaḻal aṭaintāṉmēl kaṟutta kālaṉ vīḻac
civaṉtāṉai, tiru vīḻimiḻalaiyāṉai, — cērātār tīneṟikkē cērkiṉṟārē
Il s’est couvert des cendres du champ crématoire où se trouvent des cadavres, et porte [un collier] de crânes ainsi qu’un cordon de cheveux [comme cordon sacré]57; il se déguise en pāśupata58 et empêche [ses dévots] de transmigrer. Il prit autrefois tout le sacrifice désiré des dieux, le dieu du temple Ekampaṉ à Kāñci. Et il fit tomber sur ses genoux le dieu de la Mort, vexé par celui qui s’était réfugié aux pieds de Śiva [Mārkaṇḍeya] — c’est Śiva, le Seigneur de Vīḻimiḻalai. Ceux qui ne l’atteignent pas, atteignent le mauvais chemin.
Une expression similaire chez Kāraikkālammaiyār décrit Śiva dansant au champ crématoire comme quelqu’un qui a revêtu l’habit d’un fou. (Patikam 15.)
pitta vēṭaṅ koṇṭu naṭṭam perumā ṉāṭumē
Prenant le costume d´un fou, sa danse, le Magnanime la danse59.
Nombreuses sont les évocations de Śiva susceptibles de correspondances avec les pāśupata. 1.41.3 décrit le Seigneur errant comme un fou, dansant, et laissant tomber ses longues tresses emmêlées60, à l’image de l’adorateur pāśupata. 1.1.10 présente le Śiva de Piramapuram comme ressemblant à un fou. Les gens ne le respectent pas et disent que la peau d’éléphant qu’il porte n’est qu’une ruse (< skt. māyā) afin de faire peur61—image qui peut nous faire penser au pāśupata jouant la folie, dont les gens parlent en mal. Ñāṉacampatar le qualifie à plusieurs reprises de fou errant qui demande l’aumône62. Et on peut également trouver des références à Śiva le fou couvert de cendres à l’image du pāśupata, comme par exemple en 3.30.1, où il danse dans un ancien champ crématoire63.
28Pour résumer la relation des images de Śiva le fou et de Śiva le pāśupata, il nous semble nécessaire de postuler l’existence de trois axes.
Les observances des pāśupata correspondent à une série d’imitations de Rudra-Śiva, surtout de ses aspects terrifiants, destructeurs ou des traits qui montrent sa marginalité : sa danse, sa présence au champ crématoire, ou bien son comportement de fou.
Śiva n’est pas un véritable fou. Par conséquent, quand il se comporte comme un fou, sa véritable identité doit être reconnue. De même, ceux qui ne reconnaissent pas Rudra-Śiva dans le pāśupata, qui fait semblant d’être fou, provoquent un échange de karman, au cours duquel le pāśupata profite des mérites de ceux qui le prennent pour un vrai fou. Utilisant aussi la logique de l’initiation védique, le pāśupata réussit à accumuler des mérites tout en continuant à imiter son dieu.
Śiva lui-même peut utiliser cette même logique, en empruntant le costume d’un pāśupata, en imitant ceux qui essaient de l’imiter. Or, cette double imitation de la part de Śiva implique que la vraie nature du dieu est doublement cachée.
5. Le déguisement du faux fou
De nombreuses expressions impliquent que Śiva joue un jeu en se présentant comme fou. Il adopte le déguisement ou l’apparence des fous (pittarvēṭam)64, mais "même s’il a une nature qui serait propre à un insensé, c’est le grand Seigneur "65.
29Dans la poésie de Cuntarar, Śiva apparaît presque toujours comme un faux fou, ou plutôt comme quelqu’un qui est considéré comme fou par les gens du commun, ou par ceux que Cuntarar appelle "les autres".
30"pittaṉē" eṉṟu uṉṉaip pēcuvār, piṟar ellām ; 7.29.1 "Tous les autres t’appellent le fou" — dit-il dans un chant où il décrit son dieu, toujours au champ crématoire, tenant un crâne qui sert de bol à aumônes. Dans ce même poème, Śiva est également invoqué comme naṭam āṭum vēṭaṉē, celui qui revêt un costume ou une apparence appropriée à la danse66.
31Dans un contexte très semblable (7.44.5), Cuntarar reproche aux gens du commun d’appeler son Seigneur un démon et un fou : "pēyaṉē pittaṉē" eṉparāl, empirāṉaiyē.
32Le contexte habituel demeure donc le champ crématoire, et la description du dieu est celle de sa forme effrayante voire bhairavique : une guirlande de crânes (7.44.4) autour du cou, l’entourage des démons chantant etc.
33Śiva feint d’être fou — comme le ferait un pāśupata — si bien que ses dévots ont du mal à le reconnaître. Dans le chant 7.22, il apparaît par deux fois comme pāśupata (vers 6 et 8 : pācupataṉ), et Cuntarar nous invite à découvrir sa véritable nature : "ne pensez pas que celui dont la monture est le taureau est un fou" (7.22.9) : peṟṟaraip pittar eṉṟu (k) karutēṉmiṉ.
34Ce fou de Cuntarar est un fou factice, qui se déguise pour tromper ceux qui ne le connaissent pas. Les poèmes créent parfois le sentiment que ce dieu se protège ainsi de ceux dont la foi n’est pas assez ferme. Tel est le sens du chant 7.18. Cet hymne ironique, qui appartient au genre de la "louange par reproche" (skt nindāstuti / tam. ikaḻcci-pukaḻcci), énumère les aspects répugnants de Śiva, et conclut, à chaque fois, dans le refrain par : "nous ne servirons jamais un tel dieu "67. La dernière strophe renverse le sens de ce qui précède, transformant le poème en louange. C’est donc dans ce contexte, au cours de la description d’un Śiva répugnant, qu’il est désigné par Cuntarar comme quelqu’un dont le comportement est celui d’un fou (7.18.7) : pittarai ottu oru peṟṟiyar. Mais, enseigne la dernière strophe, ceux qui peuvent le louer sous cette forme même obtiendront le ciel.
35De même, dans le chant 2.65, Ñāṉacampantar décrit-il le Śiva de Piramapuram en termes négatifs, à savoir en niant tous ses attributs connus. Chaque fois, la particule de comparaison (pōl) est ajoutée afin de montrer que tel ou tel attribut paraît manquer à Śiva : il ne semble pas avoir l’apparence d’un Siddha, il ne semble pas avoir une guirlande de crânes autour du cou etc., mentionnant dans la troisième strophe qu’il ne semble pas non plus avoir l’apparence d’un fou (pittarvaṭivu ilarpōlum). La dernière strophe renverse le sens du reste du texte : ceux qui connaissent cette liste énumérant ce que n’est pas Śiva et ce qu’il n’a pas accompli trouveront leur place au ciel. Le poème suggère ainsi que les dévots doivent à la fois connaître les actes de Śiva et être conscients du fait que ce ne sont que des apparences68.
36Même si, contrairement à Cuntarar et Ñāṉacampantar, Appar n’emploie pas l’image de Śiva déguisé en fou, il en parle une fois comme de quelqu’un qui paraît fou aux yeux de ceux qui ne le connaissent pas vraiment. En effet, au chant suivant, le poète prend le rôle d’une femme chez qui Śiva arrive sans être invité, et qui trouve que ce Śiva ressemble à un fou plutôt qu’à un dieu.
mattamākaḷiyāṉai urivai pōrttu, vāṉakattār tāṉakattār āki niṉṟu,
pittartām pōl aṅku ōr perumai pēci … 6.45.5
En se couvrant de la peau d’un grand éléphant fou en rut, celui qui habite au ciel est venu chez moi. Alors il s’est vanté comme un fou…
Retournant à la figure du fou factice, ou du fou qui feint de l’être, ce motif nous rapproche d’une autre image favorite des poètes du Tēvāram : le dieu fourbe, Śiva le coquin. Le mot qu’emploie Ñāṉacampantar pour désigner ce Śiva est souvent kaḷvaṉ, dont le sens premier est "voleur "69, mais qui est très souvent utilisé comme synonyme de tanttirakkāraṉ70 (coquin).
37Dans la littérature de la bhakti, le motif du kaḷvaṉ peut induire une relation particulière entre dieu et dévot : le dieu est vu comme coquin et le dévot prend le rôle d’une fille innocente dont il vole le cœur. Mais il est rare que les auteurs du Tēvāram exploitent cet aspect.
38Cependant, Śiva le fou apparaît bien comme un coquin dans un poème d’Appar, où le poète se demande si son dieu ne feint pas la folie, car il se cache devant ses dévots, Appar et Ñāṉacampantar.
tiṟakkap pāṭiya eṉṉiṉum centamiḻ
uṟaippup pāṭi aṭaippittār un niṉṟār
maṟaikka vallarō, tammait tiru vāymūrp
piṟaik koḷ ceñcaṭaiyār? ivar pittarē ! (5.50.8)
Celui qui a fait fermer [les portes de ce temple] avec des chants dans un tamoul plus pur que celui de mes chants qui les avaient ouvertes, lui [aussi] attend ici. Le dieu de Vāymūr, qui porte la lune dans sa chevelure rouge, se cache-t-il ? Il est certainement fou [s’il le fait].
Même si dans ce chant d’Appar, Śiva ressemble à la figure du coquin qui se joue de ses adorateurs en se cachant, c’est plutôt chez Cuntarar et Ñāṉacampantar que le motif de Śiva déguisé, de Śiva le coquin, reste un trait plus fréquent.
39Or, ce trait n’est pas propre à quelques hymnes du Tēvāram. Śiva apparaît déguisé dans de nombreuses histoires purāṇiques, où il peut prendre une forme humaine aussi bien que l’apparence d’un autre dieu pour mettre à l’épreuve la fidélité de ses dévots. Une de ces sources sanskrites, le Skandapurāṇa original, qui date du huitième siècle ou plus tôt71, prouve la popularité des histoires de déguisement. Dans une grande partie des mythes, avant d’apparaître sous sa vraie forme, Śiva se déguise pour apparaître à ceux qui pratiquent l’ascèse afin d’obtenir sa faveur. Déguisé, il offre à l’ascète de l’aider, mais l’ascète est censé refuser cette aide et attendre que le vrai Śiva se manifeste.
40Le thème du Śiva déguisé est encore beaucoup plus ancien, comme l’atteste un exemple épique bien connu et souvent évoqué dans le Tēvāram : Śiva se présentant à Arjuna sous la forme d’un chasseur montagnard72. Dans ce récit, encore plus que dans d’autres contextes, le déguisement fait partie de la mise à l’épreuve du dévot.
6. La liberté du vrai fou
Par contraste, quand Appar parle de son dieu comme d’un fou, il n’est généralement pas déguisé. De plus, Appar n’atténue pas cette appellation avec des mots tels que pōl pour souligner qu’il est comme un fou. Reprenons la strophe citée plus haut, cette fois pour regarder de plus près les associations de Śiva le fou chez Appar.
pittaṉai, peruṅkāṭu araṅkā uṭai
muttaṉai, muḷaiveṇmaticūṭiyai,
cittaṉai, cempoṉ ampalattuḷ - niṉṟa
attaṉai, aṭiyēṉ maṟantu uyvaṉō (5.2.5)
Pourrais-je obtenir la délivrance, moi qui suis son humble serviteur, en oubliant le fou, le dieu libre dont la scène est le champ crématoire, celui qui porte sur la tête le croissant de lune ressemblant à une pousse blanche, le sage accompli (Siddha), notre père qui se trouve dans la salle d’or pur [à Cidambaram] ?
Le dieu marginal du champ crématoire entre dans le sanctum sanctorum de Cidambaram et dans l’esprit du dévot pour terminer la strophe73. Parallèlement à cette entrée du dieu du champ crématoire dans le cœur du dévot, on peut voir un autre mouvement exprimé par les accusatifs des rimes. Śiva est appelé fou (pittaṉ), libéré (muttaṉ < skt. mukta), sage (cittaṉ < skt. siddha) et père (attaṉ) dans cette série de rimes qui renforce son déplacement vers le cœur du sujet.
41Mais plus importante encore que ce mouvement est la façon dont Appar met en relation les substantifs décrivant Śiva. Car les rimes mettent en valeur la multiple identité de ce dieu, suggérant que sa folie est liée à sa liberté (pittaṉ — muttaṉ), que son affranchissement de cette existence signifie aussi sa perfection (muttaṉ — cittaṉ, autre sens du mot siddha), mais que cette dernière ne l’éloigne pas du dévot, qui reste son fils.
42Appar emploie aussi ailleurs cette même série de désignations de Śiva, et presque de la même manière, car les mêmes quatre mots forment les rimes de la strophe. (6.87.4)
pittaṉ kāṇ; takkaṉ taṉ vēḷvi ellām pīṭu aḻiyac cāṭi, aruḷkaḷceyta
muttaṉ kāṇ; muttīyum āyiṉāṉ kāṇ; muṉivarkkum vāṉavarkkum mutal āy mikka
attaṉ kāṇ; puttūril amarntāṉ tāṉ kāṇ; aricilperuntuṟaiyē āṭci koṇṭa
cittaṉ kāṇ; cittīccurattāṉ tāṉ kāṇ; civaṉ avaṉ kāṇ — civapurattu em selvaṉ tāṉē
Regarde74 le fou, le dieu libéré qui accorde sa grâce, qui a détruit le grand sacrifice de Dakṣa, celui qui est devenu les trois feux sacrificiels ; le père suprême qui est le premier des sages et des dieux ; celui qui habite à Puttūr, le Siddha qui est devenu le Seigneur du grand port d’Aricil, le maître de Cittīccuram ; Śiva, qui est notre cher Seigneur à Civapuram.
Ici Śiva le fou, qui détruit le sacrifice védique de Dakṣa auquel il n’est pas invité, est placé à côté de Śiva, le seul être libéré, assimilé aux trois feux du sacrifice védique. De nouveau, les rimes suggèrent que Śiva le fou est impur et marginal, destructeur du sacrifice védique, mais qu’il est en même temps le dieu qui est le seul être pur, et le seul qui puisse purifier ses dévots en les libérant de ce monde. Mais Appar n’est pas le seul ni probablement le premier à utiliser cette série d’associations, car ces mêmes quatre mots fournissent la rime d’une strophe de Ñāṉacampantar, dans l’ordre : muttaṉ, pittaṉ, cittaṉ et attaṉ (2.82.4)
43Une autre strophe où ce même Śiva le fou apparaît à la fois comme le dieu suprême, et où cette relation est mise en valeur par d’autres rimes est :
muttiṉai, pavaḷattai, muḷaitta em
tottiṉai, cuṭarai, cuṭar pōl oḷip
pittaṉai, kolum nañciṉai, vāṉavar
nittaṉai, — nerunal kaṇṭa veṇṇiyē 5.17.1.
C’est dans la ville de Veṇṇi que j’ai vu hier le dieu, qui est la perle, qui est le corail, des fleurs épanouies, qui est la lumière, le fou75 qui brille comme le soleil, qui est le poison mortel, le dieu éternel parmi les dieux.
Les rimes pittaṉai et nittaṉai (< skt. nitya) forment un ensemble qui confirme que Śiva le fou est vu comme le dieu suprême ou éternel. Dans cette strophe, ces deux traits du dieu sont opposés et affirmés de même que ses deux couleurs : le premier mot, muttiṉai, fait référence au fait qu’il est blanc comme des perles (muttu), car il est couvert de cendres, et le deuxième, pavaḷattai, réitère qu’il est rouge comme le corail. De plus, il est appelé fou juste après avoir été appelé lumière, cuṭar, métaphore qui fait référence à son savoir, ñāṉacōti (< skt. jñānajyotis) : sa folie est donc celle du fou illuminé, folie qui dépasse la raison et le savoir ordinaires.
44Appar voit donc Śiva à la fois comme un fou, le seul être libéré, le dieu parfait, éternel et père des dévots, où la folie du dieu n’est pas un déguisement. Au contraire, Śiva est fou parce qu’il possède une liberté absolue. C’est cette liberté illimitée à laquelle les poètes font référence maintes fois, notamment quand ils invoquent le fou qui peut devenir homme, femme ou même hermaphrodite76. À ce propos, nous devons citer la traduction de VMS du mot pittaṉ, car il donne souvent comme équivalent ou plutôt glose77 : "who does everything according to his will without being dictated" (6.90.4) ou "one who does things according to one’s caprice, without any restraint (It denotes his self-dependence)" (6.74.6).
45Étant donné qu’il est le seul à être vraiment libre et libéré, c’est lui seul qui peut accorder la délivrance par sa grâce ; il est le fou qui peut anéantir les péchés des dévots (pāvam tīrkkum pittāṭi 7.90.6)78. Tel est l’enseignement de Ñāṉacampantar : "il est tout à fait naturel que l’adorateur du plus fou des fous mette fin à sa transmigration" (pittarpittaṉait toḻa, piṟappu aṟuttal peṟṟiyē 2.98.10).
7. Les dévots du fou et la ferveur des dévots fous
Comme François Gros l’observe dans son introduction à l’édition du Tēvāram79, c’est Appar qui évoque le plus souvent la réalité religieuse de son époque, des rites des temples etc. Et c’est aussi Appar qui mentionne les rites que célèbrent les dévots de Śiva le fou.
perumpularkālai muḻki, pittarkku pattar āki,
arumpoṭu malarkaḷ koṇṭu, āṅku ārvattai uḷḷē vaittu
virumpi, nal viḷakku tūpam vitiyiṉāl iṭa vallārkku k
karumpiṉil kaṭṭi pōlvār, kaṭavūrvīraṭṭaṉārē. 4.31.4
Pour ceux qui prennent un bain rituel à l’aube et deviennent des dévots du Fou80 [Śiva], qui lui apportent des bourgeons et des fleurs avec de l’enthousiasme dans le cœur81, et se réjouissent en brûlant de belles lampes et de l’encens selon les règles — pour ces dévots [de Śiva], le Seigneur du lieu saint de Kaṭavūr est comme l’intérieur de la canne à sucre.
Ici, Śiva le fou est donc vénéré par tous les dévots sans être associé aux pāśupata ou à leurs observances. De même, la méthode de vénération ici n’est-elle pas celle des pāśupata : il s’agit d’une simple pūjā comprenant des fleurs, des lampes et de l’encens. De plus, la paronomase entre pittar et pattar suggère que le lien entre Śiva le fou et son dévot est particulièrement mis en relief, ce que confirme le dernier vers.
46Ce rapprochement, opéré par des rimes et des paronomases, du fou et de ses dévots revient plusieurs fois dans la poésie d’Appar, au moyen des mots pittar (fou) et pattar (< skt. bhakta, dévot) ou patti (< skt. bhakti, dévotion). En voici un exemple :
pittaṉai, peruntēvar toḻappaṭum
attaṉai, aṇi āmāttūr mēviya
muttiṉai, aṭiyēṉ uḷ muyaṟalum,
pattiveḷḷam parantatu; kāṇmiṉē ! 5.44.6
Le voici, le fou82, le père honoré par les grands dieux, la perle qui habite dans la splendide ville d’Āmāttūr : quand moi, son serviteur, ai essayé de le garder dans mon cœur, le déluge de dévotion s’est répandu partout — regardez-le !
Les mots qui décrivent le dieu en tant que fou (pittaṉai), que père (attaṉai) et que perle (muttiṉai) riment avec "dévotion", patti, dans le dernier vers, en soulignant par une paronomase que la dévotion est finalement une variante de la folie du fou. Notons aussi que ces mêmes deux mots forment une rime dans une strophe de Cuntarar que nous avons déjà citée au sujet de la présence du fou au champ crématoire (7.53.5).
47Ce ne sont pas seulement les rimes qui créent le lien entre la dévotion et la folie ou le dévot et le fou. Un thème courant dans toute la littérature de la bhakti est que le dévot devient fou, c’est-à-dire perd la raison, à cause de sa ferveur et de son amour extrême pour la divinité.
48Nos poètes mentionnent plusieurs fois ces dévots en extase, Ñāṉacampantar, par exemple, parle des bhakta immergés dans la folie de leur ferveur (pittu ulāviya pattarkaḷ 2.105.6). Et c’est sans doute à cause du pouvoir exceptionnel des fous qu’Appar les énumère dans une liste de dévots à la puissance particulière : les yogin accomplis (siddha), les vierges, les dieux et les démons, les fous et les brahmanes qui connaissent les quatre Veda83.
49Le verbe pitaṟṟu est maintes fois associé aux dévots fous. Il signifie "parler de manière incohérente", racine que nous avons évoquée dans le contexte des étymologies de pittaṉ. Ñāṉacampantar, par exemple, nous présente des dévots qui répètent le nom du Seigneur toute la journée de manière insensée84.
50Chez Appar et Cuntarar aussi, le dévot devient fou par la ferveur de sa dévotion, qui le fait bafouiller : "les grands [dévots] fous se réunissent et parlent de manière incohérente des pieds [du Seigneur] "85. Mais ces paroles imprégnées d’amour pour Śiva se transforment en des paroles sacrées, jusqu’à devenir la voie du salut.
cittattu uruki, "civaṉ, empirāṉ" eṉṟu cintaiyuḷḷē
pittup perukap pitaṟṟukiṉṟār piṇi tīrttu aruḷāy — 4.110.8ab
Tu accordes ta grâce et sauves de la souffrance ceux qui parlent de façon incohérente en augmentant leur folie ; leur raison se désagrège, leur (seule) pensée fixée sur leur dieu Śiva.
Appar va jusqu’à inciter les destinataires de son poème à perdre la raison : afin de se détourner de la transmigration, ils doivent devenir fous pour leur dieu et parler de manière insensée86. Et dans le même but, Cuntarar recommande la récitation de sa propre poésie qu’il qualifie de discours incohérent (pitaṟṟu) :
mutti muttāṟu valam ceyum mutukuṉṟaraip
pittaṉ oppāṉ aṭittoṇṭaṉ — ūraṉ — pitaṟṟu ivai
tattuvañāṉikaḷ āyiṉār taṭumāṟṟu ilār
ettavattōrkaḷum,ēttavārkku iṭar illaiyē 7.43.11
Ūraṉ, le dévot qui est comme un fou87, a dit ces mots incohérents adressés au Seigneur de Mutukuṉṟam, lieu entouré par la rivière Muttāṟu, rivière de la Délivrance. Que ce soit ceux qui connaissent la vérité ultime, ceux qui ne défaillent pas [dans leur dévotion] ou ceux qui pratiquent l’ascèse pour obtenir une telle connaissance88, s’ils chantent cette louange [du Seigneur], ils n’éprouveront plus de souffrance.
Śiva accepte les divagations des dévots fous parce qu’il sait que c’est par amour pour lui qu’ils perdent leur raison. Le dévot en tant que poète regrette pourtant de ne pas pouvoir exprimer son amour comme il aimerait le faire. Dans cette perspective, la folie du dévot est fondamentalement différente de celle de son Seigneur. Śiva le fou est le seul être libéré tandis que son dévot, fou d’extase, se sent limité, car il ne réussit pas à exprimer sa dévotion. Il s’agit d’un thème qui est courant dans toute poésie amoureuse, où le poète se plaint de ne pas être capable d’exprimer son amour. Dans l’exemple suivant, Appar renforce ce message par une série d’allitérations en se présentant comme fou (pittaṉ), quelqu’un qui divague (pitaṟṟuvaṉ) et une sorte d’idiot (pētai).
muṉṉai eṉ viṉaiyiṉālē mūrttiyai niṉaiyamāṭṭēṉ
piṉṉai nāṉ pittaṉ ākip pitaṟṟuvaṉ, pētaiyēṉ nāṉ;
eṉ uḷē maṉṉi niṉṟa cīrmai atu āyiṉāṉai
eṉ uḷē niṉaiyamāṭṭēṉ — eṉ ceyvāṉ tōṉṟiṉēṉē 4.79.4
Auparavant, à cause de mon karman, je ne pouvais pas méditer sur la manifestation de mon Seigneur ; (maintenant) que je suis fou89, je divague, moi le sot. Je ne peux pas méditer dans mon cœur sur celui qui a la bonté de toujours résider en moi90. Pourquoi suis-je né ?
Comme toutes les strophes citées le montrent, les dévots deviennent fous à cause de leur zèle excessif. Mais cette relation — comme toutes les relations entre le dieu et ses dévots dans le Tēvāram — peut se renverser. Appar définit son Śiva comme "celui qui est devenu fou pour le bien des fous, et reste ainsi" (pittarkku pittaṉāy niṉṟāṉ 6.11.2).
51Le dieu suprême prend une forme de fou pour s’assimiler à ses dévots et afin de répondre à leur ferveur ; sa folie peut donc signifier son amour excessif envers ses bhakta. VMS a sans doute cet aspect du pittaṉ en vue quand, pour le vers que nous venons de citer, il donne la traduction ou plutôt la glose suivante : "one who is himself a maniac towards people who are mad after god" ; ou quand il glose pittaṉ par "one who has excessive love towards his devotees" (7.90.6). De même, c’est en pensant à cette ferveur des dévots que VMS a dû interpréter l’expression pittarvēṭam perumai eṉṉum piramapurat talaivaṉ comme "the chief of Piramapuram who thinks that the form of the devotees who are like mad people is very precious". Nous sommes d’avis que dans ce vers, pittarvēṭam (costume/apparence de fou) peut être volontairement ambigu : il peut désigner le déguisement de Śiva comme fou (aspect que nous avons traité plus haut), ainsi que l’apparence des dévots fous de ferveur91. Dans cette perspective, Śiva apprécierait à la fois le déguisement de fou (qu’il soit le sien ou celui d’un pāśupata) et l’apparence de ses dévots comme fous de bhakti.
Les échanges de folie et une poésie du déguisement
On a montré que la folie de la dévotion s’échange entre dieu et dévot comme s’échange la folie de la liberté absolue ou tout autre aspect de la folie de Śiva. Nous voyons ces échanges comme l’un des traits les plus importants de la poétique du Tēvāram : Śiva transmet son déguisement de fou aux dévots, et les pāśupata qui se déguisent en fous prêtent leur nom à Śiva. De même, Śiva est-il le seul à posséder la liberté absolue, mais ceux qui chantent ses louanges obtiendront cette liberté par la délivrance. De même encore, les dévots offrent leur ferveur à leur Seigneur, qui est également fou d’amour pour eux.
52Un autre aspect de la folie de Śiva sur lequel nous avons insisté, le déguisement, mérite lui aussi qu’on le reconsidère d’un point de vue plus général. Dans le déguisement, on peut reconnaître l’acte92 de Śiva qui consiste à se cacher ou de cacher sa vraie nature : tirodhāna. Par cette logique, la reconnaissance du Śiva déguisé correspond à son acte de grâce : anugraha. Ainsi, du point de vue théologique, la (re)connaissance de la folie que manifeste le Seigneur mène le dévot, le je des poèmes, et les dévots, son public, à la délivrance.
53À propos du je des hymnes, nous devons également ajouter quelques considérations d’ordre plus général. Autant que les dévots dont il parle, il se présente souvent comme fou de bhakti, incapable de trouver les mots pour chanter la louange de son dieu. Mais nous ne devrions pas prendre cette démarche poétique pour argent comptant. Comme Shulman (2001 : 105) et Tieken (2001 : 218 sqq.),93 nous sommes de l’avis que les saints errants comme auteurs du Tēvāram sont des personnages poétiques fictifs, et que les hymnes qu’ils sont censés chanter en extase folle ne sont pas ceux que profèrent des dévots possédés. Le fait qu’il s’agit de personae peut paraître évident, mais remarquons que peu d’auteurs l’affirment dans la littérature critique sur le sujet. De même, nous pensons que l’apparente simplicité de cette poésie fait partie de son extrême artifice. Les poètes ont sans doute essayé de créer un langage qui pouvait prétendre être le discours de saints en extase. Mais nous espérons que notre analyse des parallèles, des renvois, des allusions, des rimes et des paronomases montre bien que cette poésie est loin d’être aussi simple qu’elle proclame l’être : les compositeurs des hymnes du Tēvāram se sont sans doute déguisés en fous, eux aussi, pour nous, leur public dévoué.
Bibliographie
Ouvrages et articles cités
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Digital Tēvāram, [à paraître fin 2003 à l’IFP]. [version utilisée : Beta version 09e. 29 May 2001.] Éd. Jean-Luc Chevillard et S.A.S. Sarma. Le CD-ROM reproduit l’édition de T.V. Gopal Iyer et inclut une concordance complète, des cartes des lieux sacrés, des enregistrements audio d’une centaine de chants et la traduction anglaise de V.M. Subramanya Ayyar (VMS). Un exemplaire de cette traduction manuscrite (en 15 volumes, datée de 1976 à 1984) est conservé à la bibliothèque de l’IFP à Pondichéry, un autre (malheureusement incomplet) à celle de l’EFEO (à Paris).
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VMS voir Digital Tēvāram.
Notes de bas de page
1 Peterson (1991 : 302-303) et Shulman (1990 : 15-16) résument ce récit tiré du Taṭuttāṭkoṇṭa Purāṇam du Periya Purāṇam (147 sqq.).
2 Malgré les efforts de Cēkkiḻār pour évoquer ou intégrer la première strophe dans la biographie du poète, aucun élément du récit biographique de Ñāṉacampantar ne se trouve dans son premier poème (Periyapurāṇam III.282). Voir également la remarque de Peterson (1991 : 270) sur ce problème, qui essaie néanmoins de trouver une justification pour Cēkkiḻār.
3 Nous avons compté 12 occurrences de pittaṉ ou pittar chez Cuntarar (y compris le composé piññakapittaṉ), 22 chez Appar et 18 chez Ñāṉacampantar.
4 Signalons, dès le début de nos investigations, que V.M. Subramanya Ayyar (VMS) traduit rarement cette désignation de Śiva, indiquant simplement "e who is called pitta". Il ne s’agit pas ici de critiquer la traduction très précieuse de VMS, notre article se proposant de poursuivre un autre but. Néanmoins, nous nous sommes parfois demandé si cette absence de traduction ne signalait pas une réticence de la part de VMS, qui ne voulait peut-être pas appeler son Śiva un fou. On pourrait aussi se demander si pitta- n’avait pas un sens très différent dans le Tēvāram. À notre avis, cependant, même si, comme on le verra, les connotations de pitta- en tamoul ne sont naturellement pas les mêmes que celles de fou en français, on peut probablement traduire pittaṉ par fou, tout en étant conscient de la simplification que cela entraîne.
5 Voir pittarkku pattar āki 4.31.4.
6 Voir, par exemple, la Śrīkaṇṭhīyasaṃhitā perdue que cite le Tantrālokaviveka vol I.p. 42. Pour un résumé sur le problème des huit Bhairavatantra, voir Dyczkowski 1989: 45 sqq. H. Brunner et A. Padoux donnent cinq listes des huit Bhairava pour la définition d’aṣṭabhairava (Tāntrikābhidhānakośa vol. 1.). Unmatta figure dans la première, celle qui est la plus fréquente dans les textes du Siddhānta, où ces huit formes sont généralement invoquées dans les cultes kāmya (cultes optionnels célébrés dans des buts spécifiques). Il est également présent dans la dernière, tirée du Brahmayāmala.
7 Dans le cadre de cet article, nous ne pouvons pas traiter des manuels de rituel d’Unmattabhairava qu’Élisabeth Chalier a étudiés (1981), mais ces manuels ne semblent pas āgamiques.
8 Dans la concordance sur CD ROM (à paraître), cette occurrence figure sous kālapayirava-. Aucun exemple du seul terme pairava- ne se trouve dans le texte.
9 Le mot Kālabhairava signifie probablement "Bhairava noir" au premier sens, et non "Bhairava of the end of Time", comme le traduit Peterson (Peterson 1991 : 137) (Voir la note de VMS, qui ne traduit pas ce nom propre, mais remarque qu’il s’agit d’un "pairava- who is black in colour"). Le premier terme de ce composé a plusieurs acceptions, dont le "temps" et la "mort". Cependant, la fin du temps mondain serait normalement exprimée par saṃhāra, rétraction de l’univers par Śiva. Par ailleurs, il existe une forme de Bhairava qui est le Bhairava de cette rétraction cosmique, appelé Saṃhārabhairava. La forme Kālabhairava étant particulièrement associée à la destruction aussi (comme toute forme de Bhairava), l’interprétation de Peterson n’est pas entièrement fausse, mais peut-être secondaire. Pour le lien entre Śiva comme divinité noire ou tāmasa ainsi que pour son rapport avec le temps et la destruction, voir Kramrisch 1992 : 265 sqq. Il est intéressant de remarquer que le culte du Bhairava noir est particulièrement populaire, aujourd’hui encore, dans la vallée de Kathmandu. La prescription du Kāraṇāgama, texte āgamique rédigé tardivement au Sud, offre un détail plus pertinant à notre analyse : Bhairava, le gardien du temple, est noir de teint. (N.R.Bhatt 2000 : 347 donne une traduction du passage en question, Kāraṇa I.103.64. Sur les principes de la datation des āgama, voir Goodall 1998 : xxxvi sqq.)
10 L’expression maṇivāy implique sans doute que les lèvres de la divinité sont rouges. VMS interprète maṇi (< skt. maṇi) comme pavaḷam (< skt. prabāla) "lips which are like coral in colour". Nous avons choisi un autre sens qui est également possible dans ce contexte, māṇikkam (< skt. māṇikya - rubis), interprétation que suggère le Tamil Lexicon pour maṇivāy dans Kallāṭam 50.23. De plus, étant donné que les lèvres sont "rayonnantes" (oṇ), rubis serait plus juste dans le contexte.
11 Les traductions des strophes du Tēvāram dans cet article sont les nôtres. Nous avons essayé de signaler toutes les différences majeures par rapport à des traductions anglaises (quand elles existent) et par rapport aux interprétations de VMS.
12 Toujours chez Appar, par exemple 4.111.9 ou 6.5.6.
13 Le terme kāpālika, qui se trouve dans un poème d’Appar (sous la forme plurielle kapālikaḷ) et dont nous parlerons plus loin, peut recouvrir une catégorie assez large de śivaïtes non saiddhāntika pour inclure ceux qui observaient les Bhairavatantra. Mais rien de plus concret n’est dit sur ces pratiquants qui figurent seulement dans une liste de dévots śivaïtes. Sinon, les dérivés de kapāla signifient toujours Śiva tenant un crâne à la main.
14 Kaṭavūrmayāṉam serait donc à l’origine de Kaṭavūrvīraṭṭam.
15 Nous pourrions justifier des spéculations sur un culte bhairavique à Oṟṟiyūr par des événements rapportés dans le Tiruvoṟṟiyūrpurāṇam. Ce texte nous informe qu’un certain Toṇṭaimāṉ de Kāñci, qui fit construire à Oṟṟiyūr un temple dédié à Śiva, fit aussi ériger des images de Kālī et de Bhairava, ainsi qu’une image de Śiva comme maître des ascètes mahāvratin. David Lorenzen affirme que ces descriptions ont pour objet certaines images datant de l’époque Pallava (Lorenzen 1991 : 167 citant V. Raghavan sur le Tiruvoṟṟiyūrpurāṇam).
16 Il n’est pas répertorié dans Lehmann & Malten 1992.
17 La traduction de VMS "ten vital airs of the body" est surprenante. Elle suggère qu’il s’agit des différents prāṇa de l’exercice yogique, mais cette interprétation nous semble peu convaincante, car ici notre poète doit parler d’une autre sorte d’air, de l’air corporel comme humeur (vāta), celui dont l’excès produit des maladies comme la flatulence. Notons également que le Tirumantiram connaît seulement cinq airs vitaux, même si la liste de dix airs vitaux est courante dans les textes āgamiques. Pour le reste, notre traduction correspond à celle de VMS.
18 Nous ne voyons pas exactement quel serait le rôle de āṉa après viṉai. VMS donne une traduction qui ne l’explique pas, donnant l’impression qu’il s’agit d’un explétif. Il est également possible qu’il faille comprendre que ces maladies forment le karman du poète.
19 Cf. VMS, qui traduit "even though a disease afflicts me combining (sic) with madness". Il nous semble que la cause de cette folie est la maladie elle-même, c’est-à-dire, la souffrance (piṇi).
20 Voir Suśrutasaṃhitā Uttaratantra 62. Dans le cadre de notre analyse, nous ne pouvons pas traiter de la datation de l’Uttaratantra, considéré comme relativement tardif, mais remarquons qu’il peut être aussi bien postérieur qu’antérieur au Tēvāram. Il se peut également qu’une autre théorie, désormais perdue, ait provoqué un tel changement de sens de pitta.
21 Voir aussi A Dravidian Etymological Dictionary no. 3427.
22 Nous utilisons le terme "rime" ici dans un sens particulier, adapté au vers tamoul. Ce sont les assonances ou paronomases au début de chaque vers d’une même strophe, car elles ont une fonction très semblable à celle des rimes à la fin des vers, dans la poésie européenne. Certes, notre terminologie est contestable, mais il nous semble peu pratique d’inventer un autre terme. Dans le cadre de cette étude, nous ne pouvons pas donner une analyse de ce phénomène du point de vue de la poétique tamoule, mais nous espérons traiter ce problème prochainement.
23 puttartērar, poṟi il camaṇarkaḷum, — vīṟu ilāp / pittar — coṉṉa (m) moḻi kēṭkilāta perumāṉ…
24 VMS interprète le mot mattar ici comme "portant des fleurs datura", mais ce sens n’est pas attesté ailleurs. Selon le glossaire tamoul-tamoul de Gopal Iyer, ce même mot dans 4.72.2 signifie "celui qui porte…. sur la tête" et serait une forme alternative de -mattakar (c’est-à-dire < skt. mastaka). Dans le contexte du 4.72.2, cette interprétation ("portant la lune pure sur sa tête" pour tū mati mattar) nous semble plus convaincante que celle de VMS, qui voit toujours la fleur de datura ici ("wears the pure crescent and dhattura flowers"). Notre traduction de mattar (fou) dans le contexte de 5.38.5 n’est qu’une possibilité parmi d’autres, et le mot est certainement problématique. (Comme pour mattam, il faut toujours considérer trois possibilités : matam [rut], ūmattam pū [datura] et mayakkam [perte de la conscience / du jugement sain], voir le glossaire de Gopal Iyer). Nous pouvons donc noter que VMS a une certaine tendance à voir des datura partout. En revanche, VMS interprète la seule autre occurrence de mattartām comme "mad men" (qualifiant les bouddhistes et les jains dans le contexte, voir 5.87.9), ce qui confirme que notre traduction de mattar n’est pas arbitraire, même si elle suppose une répétition de synonymes (mattar - pittar).
25 Shulman traduit régulièrement ce mot par Pinākin, porteur de l’arc appelé Pināka, (7.38.7, 7.45.7, 7.48.10 ; le texte tamoul ne présente aucune variante). Cette interprétation semble erronée pour plusieurs raisons. Le Tamil Lexicon ainsi que le glossaire tamoul-tamoul du Tēvāram établi par Gopal Iyer donnent pour le mot piññaka le sens "destructeur" / civaperumāṉ, aḻittaṟkaṭavuḷ, dérivé du mot sanskrit piñjaka (piñjayati = détruire). Cette dérivation semble parfaitement juste, tandis que le changement pinākin > piññaka serait difficile à justifier. De plus, le mot pinākin a été adopté en tamoul sous la forme piṉāki, il serait donc inutile de supposer une formation très inhabituelle. Notre interprétation ici correspond à celle de VMS. Signalons à ce propos l’indécision de VMS quant à la traduction de ce mot. Sur une quarantaine d’occurrences, il traduit piññaka- par "destructeur" aussi souvent que "portant une plume / des plumes de paon sur la tête". Dans trois passages (2.40.5, 6.80.4 et 4.31.7), il donne les deux traductions, et en 2.40.5 il explique son hésitation : piññaka- peut être une corruption du mot sanskrit picchaka, plume (de paon). Nous trouvons cette interprétation douteuse pour plusieurs raisons. 1. Dans la littérature tamoule classique, les plumes de paon ornent en général les femmes, comme le précise le Tamil Lexicon. 2. Même si l’on suppose que Śiva peut porter ces plumes, comme le fait Kṛṣṇa, aucun autre texte ne lui attribue cet ornement, tandis que les autres attributs que mentionne le Tēvāram sont tous très courants, tels que la lune sur la chevelure, le ḍamaru etc. 3. Nous ne connaissons aucune représentation de Śiva portant une plume / des plumes de paon. L’hésitation de VMS entre le singulier et le pluriel signale également que lui-même n’avait pas une représentation précise en tête.
26 Les participes āy/āki dans cette strophe peuvent être traduits par "étant devenu", "étant" ou interprétés comme des particules de comparaison suivant la remarque de VMS au sujet de nāṟṟam āy.
27 Les deux interprétations sont possibles, VMS préfère la première.
28 Information ajoutée par VMS, suivant l’hagiographie du poète.
29 Ici, VMS traduit piññakaṉ par "destructeur".
30 Ce que VMS traduit par "who has tucked a peacock’s feathers in his red caṭai" ; mais il ne traduit pas toutes les occurrences de piññaka- qualifié par caṭai- ainsi. Voir par ex. 2.77.3 piṉpiṉāl piṟaṅkum caṭaip piññakaṉ qu’il traduit par "who is the destroyer who has a shining caṭai hanging on the nape".
31 pittaṉai, peruṅkāṭu araṅkā uṭai
muttaṉai, muḷaiveṇmaticūṭiyai,
cittaṉai, cempoṉ ampalattuḷ - niṉṟa
attaṉai, aṭiyēṉ maṟantu uyvaṉō
32 Notons la traduction de VMS sur laquelle nous reviendrons : "one who has the name of pitta- ; (or) one who has a mania for his devotees (in the first sense all his actions are entirely different from those of the world)".
33 Les deux Patikam en particulier.
34 Ici, VMS garde le mot tamoul pittaṉ dans sa traduction.
35 moytta pēykaḷ muḻakkam mutukāṭṭu iṭai, / nittam āka (n) naṭam āṭi, veṇnīṟu aṇi / pittar… VMS traduit pittar par Civaṉ.
36 Notons l’ironie du poète, car en effet, Śiva est couramment appellé pittar.
37 Ici aussi, VMS traduit pittar simplement par Civaṉ.
38 Voir par exemple 6.50.2 : mayirkkayiṟu.
39 Voir Aghoraśivapaddhati p. 447.
40 Voir 1.97.6 ; 3.74.4 ; 6.8.2 ; 6.12.6 ; 6.20.2 ; 6.50.2 ; 6.91.2 ; 7.20 ; 7.22.6, 8 ; 7.53.
41 Nous avons fondé notre présentation sommaire de leur doctrine sur l’excellent résumé de Sanderson 1988 : 132-133, ainsi que sur les Pāśupatasūtra eux-mêmes.
42 C’est pour cela que l’hypothèse de François Gros (introduction à l’édition du Tēvāram, p. xxiv) concernant l’affiliation d’Appar aux pāśupata nous semble peu probable si l’on accepte les informations qu’en donne Cēkkiḻār, selon lesquelles Appar appartenait à la caste veḷḷāla.
43 Le sens exact de ce terme n’est pas clair.
44 Pāśupatasūtras p. 86 citation donné par le commentateur : ye hi vai dīkṣitaṃ yajamānaṃ pṛṣṭhato ́pavadanti, te tasya pāpmānam abhivrajanti.
45 Quelque fois, il s’agit de l’arme pāśupata que donne Śiva à Arjuna, mais dans ce cas le mot tamoul n’est naturellement pas pācupataṉ, mais pācupatam. Nous avons néanmoins trouvé un exemple où, vu le contexte, pācupataṉ doit signifier "celui qui possède l’arme pāśupata" : pārttaṉukku aruḷkaḷceyta pācupataṉ (le pācupata qui a accordé sa grâce à Pārtha 4.41.6) Notons que VMS ne traduit pas cette désignation, et Gopal Iyer la définit dans son glossaire simplement comme un nom de Śiva (civaperumāṉ).
46 Suivant le commentaire de l’édition d’Ātīṉam, Peterson (1991 : 182) les définit ainsi : "those in charge of carrying out royal commands in connection with the temple and its activities".
47 Ou : de rares et grosses pierres précieuses (suivant VMS). Il doit s’agir des danseuses du temple.
48 Selon VMS, il s’agit des dévots qui adorent Śiva de droit (les initiés ? ceux qui sont employés au temple ? sur ce point, voir aussi Peterson 1991 : 182 citant l’édition d’Ātīṉam). VMS comprend l’expression comme qualifiant le mot uruttirapalkaṇattār. Pour ce dernier, il donne la paraphrase "dévots de Śiva (mākecuvarar)" et cite un parallèle, où les uruttirapalkaṇattār sont rangés dans la même catégorie que ceux qui ont promis quelque chose sous serment (à donner au temple ? ou sont-ils des initiés ?). Notons qu’en sanskrit, māheśvara signifie les "dévots laïcs". Sur ce point, voir Sanderson, Introduction to MPhil Śaiva Set Texts, Handout 14.10.1996. Oxford (texte non publié).
49 Pour l’interprétation de VMS, voir la note précédente. Gopal Iyer définit uruttirapalkaṇattār comme civaṉaṭiyārkaḷ (dévots de Śiva), mais il donne cette même définition pour uruttirarkaḷ (les "rudra"). Notons que les "Rudras" sont probablement des dévots de Rudra, les ascètes de l’atimārga. (Sur cet aspect de l’atimārga, voir Sanderson, Introduction to MPhil Śaiva Set Texts, Handout 14.10.1996. Oxford, texte non publié. Voir aussi Sanderson 1988.) Nous avons analysé le composé uruttirapalkaṇattār et sommes arrivé à la conclusion qu’il s’agit probablement des "agents comptables de Rudra", ceux donc qui s’occupaient des finances du temple et qui représentaient des pratiquants de l’atimārga, tels que les pāśupata ou les lākula (kaṇattār= "compteurs" < skt. gaṇa / gaṇayati "compter" ; pal = pala "beaucoup" ; uruttira = Rudra). Voir aussi le glossaire provisoire dans South Indian Temple Inscriptions : rudragaṇa = "devotees of Śiva, their managing committee looking after the temple affairs being known as rudra-gaṇa-p-perumakkaḷ" ; rudra-māheśvara = "the two classes of śaiva devotees known as rudras and māheśvaras jointly" ; māheśvara = "followers of the Śaiva religion, congregation of śaiva devotees having a voice in the management of the affairs of a Śiva temple". Pour māheśvara, voir aussi l’Indian Epigraphical Glossary de Sircar (1966 : 192) : trustees of a Śaiva temple (dans des inscriptions de Vijayanagara). En partant de cette liste, nous pouvons conclure que le rôle des rudra et des māheśvara avait un aspect semblable, et qu’ils étaient certainement impliqués dans les affaires du temple, soit directement, soit par l’intermédiaire de leurs chefs (perumakkaḷ - grand homme). Le Tamil Lexicon note -kaṇattār (dérivé du skt. gaṇa) comme signifiant "managers of village affairs", synonyme de kaṇakaṉ, "village accountant". Nous supposons donc que dans le contexte śivaïte, il faut comprendre que les comptables dirigent les affaires du temple et non pas celles du village, le sens du composé est donc "dirigeants (atimārgiques ?) des finances du temple". Certes, notre interprétation demeure hypothétique, mais elle est peut-être plus proche du sens original du terme, et respecte la symétrie de la strophe, qui énumère dans sa première partie les dévots attachés au temple par leur travail : les danseuses, les officiants etc.
50 VMS suppose qu’il s’agit de mahāvratin, mais le texte n’est pas explicite.
51 Visiblement, ce sont des dévots qui n’appartiennent pas à un ordre ascétique ; ou les pratiquants du Śaiva Siddhānta, si les kāpālika sont ceux qui observent les tantra ésotériques.
52 "Les porteurs de crâne" peuvent recouvrir une catégorie assez large de śivaïtes, comprenant les ascètes mahāvratin lākula qui pratiquaient le kapālavrata et tous ceux qui étaient non saiddhāntika tāntrika. (Sur ce point, voir Sanderson, Introduction to MPhil Śaiva Set Texts, Handout 14.10.1996. Oxford. Texte non publié.)
53 Les pāśupata et les śaiva adorent Śiva dans la ville de Caṇpai en 1.66.4.
54 Strophe n. 20.
55 Pāśupatasūtras p. 83 : ato varṇāśramavyucchedo vairāgyotsāhaś ca jāyate.
56 L’association de la danse à Śiva ne nécessite pas de commentaire. Pour le rire aṭṭahāsa, voir la notice dans le Tāntrikābhidhānakośa. Nous avons déjà mentionné la forme dite Unmattabhairava de Śiva, mais nous analyserons le lien entre la folie et Śiva plus loin.
57 Que VMS traduit par "wore the rope of hair, skull, bone and ash of the cremation ground which bears corpses", mais nous ne trouvons pas le mot pour les os dans l’original.
58 Ici ainsi qu’en 6.91.2. VMS traduit pācupatavēṭaṉ par "who has the form of pācupataṉ". Mais pour la même expression, il écrit "who has the guise of a pācupataṉ" en 6.20.2. De plus, il traduit pācupataṉ en 7.22.8 comme "who has the guise of a pācupataṉ". Nous avons choisi une expression qui fait référence au déguisement de manière explicite, puisqu’en tamoul, -vēṭaṉ (< skt. veṣa = déguisement, vêtement) exprime cette idée.
59 Trad. Karavelane.
60 piṉṉuvārcaṭaikaḷ tāḻaviṭṭu āṭi, pittar āyt tiriyum emperumāṉ
61 mattayāṉai maṟuka (v), uri pōrttatu ormāyam (m) itu !" eṉṉa, pittarpōlum, piramāpuram mēviya pemmāṉ…
62 … pittarai pōl pali tiriyum.. 2.43.2, cilpalikku ūrtoṟum muṟaimuṟai tiriyum pittaṉ 2.82.4
63 … moytta pēykaḷ muḻakkam mutukāṭṭu iṭai, nittam āka (n) naṭam āṭi, veṇnīṟu aṇi pittar kōyil (l) — arataipperumāḻiyē.
64 pittarvēṭam perumai eṉṉum piramapurat talaivaṉ (1.53.10) "Le chef de Piramapuram qui pense que le déguisement des fous est grandiose…" VMS ajoute une interprétation dont nous parlerons plus loin : "the chief of Piramapuram who thinks that the form of the devotees who are like mad people [is] very precious"
65 peṟṟiyāl pittaṉ oppāṉ ; perumāṉ… 3.57.8.
66 Shulman (1990 : 181) trouve le mot -vēṭaṉē ambigu, observant qu’il signifie chasseur (< skt vyādha chasseur) aussi bien qu’une personne qui se déguise (< skt veṣa costume). Nous avons adopté l’interprétation de VMS, qui comprend < veṣa. Nous aimerions signaler une autre ambiguïté, peut-être intentionnelle, celle de l’expression naṭam āṭum : "danser / jouer (au théâtre)" (si naṭam < skt. naṭ-) ou "errer, hanter des lieux [comme un esprit malfaisant]" (si naṭam < tam. naṭa-). Notons aussi que dans la terminologie dramaturgique, veṣa est synonyme de nepathya, "costume ou attirail de scène". Cf. Bansat-Boudon 1992a : 176 et 364.
67 Voir Shulman (1990 : 117).
68 Nous suivons l’interprétation de VMS.
69 Voir le refrain du premier hymne : le voleur de mon cœur eṉ uḷḷam kavar kaḷvaṉ.
70 Voir aussi le dernier sens de la racine kaḷ- dans le Tamil Lexicon : tromper quelqu’un (vañcittal). Cf. également l’interprétation de Kuṟuntokai 25 (mentionnant un kaḷvaṉ) que donne Srinivasan (1977 : 205) et la paraphrase du commentaire qu’il cite : vañca neñcuṭaiyavaṉ (celui qui a de la tromperie dans son cœur).
71 Date confirmée par le témoignage du manuscrit le plus ancien, de 810. Voir Adriaensen, Bakker, Isaacson (1998 : 4). Les éditeurs analysent également la relation entre ce Skandapurāṇa ancien et le texte tardif couramment connu — et traduit — sous ce nom aujourd’hui. Pour les déguisements de Śiva, voir l’édition de Bhaṭṭarāī, chap. 33-35.
72 Le Mahābhārata ne nous fournit pas d’autres exemples. Il est vrai, Śiva apparaît comme un homme (puruṣa) — invisible aux autres — devant Arjuna dans la bataille (7.173), et c’est Śiva qui possède le corps d’Aśvatthāman (10.7), mais au cours de ces événements, il ne s’agit d’aucun déguisement pour tromper quelqu’un. Pour une analyse de ces formes de Śiva, d’un autre point de vue, voir Scheuer (1982 : 238 sqq). À ce propos, notons aussi qu’un autre dieu qui se déguise souvent, Indra, semble préférer l’apparence d’un brahmane (par ex. devant Karṇa), et on observe la même préférence chez Agni (1.215) (Voir aussi la remarque de Scheuer 1982 : 209 note 7 et, sur la relation de cet Indra polymorphe au théâtre, cf. Bansat-Boudon 1992b : 137-8.)
73 Le tamoul se termine par la question et le participe "en oubliant".
74 Au début de la strophe, nous avons traduit kāṇ par "regarde", mais ce mot peut être un explétif, comme le remarque VMS. Notons également que les explétifs ne sont pas toujours dépourvus de sens.
75 VMS donne "who has abundant love towards his devotees" pour pittaṉ, une interprétation dont nous parlerons plus loin.
76 En particulier, chez Ñāṉacampantar, voir 1.102.4 (peṇ ōrpākā ! pittā ! fou, dont la moitié est une femme !) et 1.89.3 (peṇ, āṇ, ali, ākum pittā ! fou, qui est femme, homme et hermaphrodite !), mais chez Appar aussi, voir 6.90.4 (peṇṇavaṉai, āṇavaṉai, pittaṉ taṉṉai le fou qui est une femme, qui est un homme).
77 Pour une analyse du statut de la "traduction" de VMS, voir Chevillard 2000. Cet article offre également une démonstration exemplaire de la manière dont on peut effectuer des recherches lexicales en utilisant la concordance du CD-ROM et la traduction de VMS.
78 Ce que VMS traduit par "one who has excessive love towards his devotees as to wipe out all their sins", traduction qu’on commentera dans la partie suivante.
79 Vol. 1. p. xxiv-xxv.
80 Ici, VMS traduit pittar par Civaṉ.
81 Pour le dieu ? Ou pour la chose désirée ? — Voir VMS : "having the attachment towards a desired thing in the mind".
82 VMS donne "Civaṉ who has the name pittaṉ".
83 cittar, kaṉṉiyar, tevarkaḷ, tāṉavar, / pittar, nālmaṟai vētiyar, … 5.51.5
84 nāḷtoṟum / pēr vaṇam pēcip pitaṟṟum pittarkaṭku… 3.22.9.
85 perum pittar kūṭi pitaṟṟum (m) aṭi… 6.6.4
86 piṟavi nīṅka pitaṟṟumiṉ, pittarāy ! 5.22.6.
87 "Who is like a maniac" — dit VMS.
88 Nous avons adopté l’interprétation de VMS.
89 VMS écrit : "being attached to the feet of Civaṉ".
90 Nous suivons l’interprétation de VMS. Pour une traduction différente, voir Peterson (1991 : 224)
91 Étant donné que le pluriel pittar peut être honorifique (première interprétation) ou non (seconde).
92 La théologie śivaïte distingue entre cinq actes (pañcakṛtya) du dieu suprême : la création (sṛṣṭi), le maintien (sthiti), la destruction (saṃhāra), l’acte de se cacher (tirodhāna) et le fait de revéler sa nature, ce dernier étant la grâce divine (anugraha).
93 Naturellement, cela ne signifie pas que nous soyons d’accord sur toutes les propositions que contient l’ouvrage de Tieken (2001). Notons que Tieken ne mentionne pas l’article de Shulman (2001 : 103-128, "From Author to Non-Author in Tamil Literary Legend"), publié pour la première fois en 1993.
Notes de fin
1 Tout en étant consciente du fait que notre travail ne le mérite pas, nous aimerions le dédier à François Gros avec notre plus grand respect pour son œuvre sur la littérature tamoule en général et sur le Tēvāram en particulier. Nous remercions Jean-Luc Chevillard pour ses encouragements et aussi parce que si nous n’avions pas eu accès à un état préliminaire (la version 0.9e) du Digital Tēvāram dont il dirige la préparation, nous n’aurions pas pu accomplir notre recherche lexicale. Nos remerciements vont également à Appasamy Murugaiyan, qui nous a toujours aidée dans les problèmes linguistiques, et n’a jamais manqué de patience pour répondre à nos questions, aussi simples fussent-elles. Nous ne saurions assez reconnaître l’aide et la patience de Lyne Bansat-Boudon, dont la lecture attentive nous a permis d’affiner la langue et la démonstration. Nous sommes seule responsable des fautes qui demeurent. Une version préliminaire de cet article a été présentée devant le "Groupe dravidien" du laboratoire LACITO du CNRS ; nous remercions Appasamy Murugaiyan pour son invitation et les participants pour toutes les critiques et remarques. Nous regrettons de ne pas avoir pu utiliser toutes les éditions du Tēvāram commentées en tamoul moderne, en particuler l’édition entièrement commentée du Tarumapuram Ātīṉam.
Auteur
Judit Törzsök (b. 1969) is lecturer (Maître de conférences) in Sanskrit at the University Charles-de-Gaulle/Lille 3 (France). She studied Indology and English at Eötvös Loránd University (Budapest, Hungary) and took her D. Phil. in Sanskrit at Merton College, Oxford, in 1999. She also taught Sanskrit as a Junior Research Fellow at Emmanuel College, Cambridge. Her research focuses on the early Śaiva traditions in Sanskrit and Tamil. Since 2001 she has been contributing to the Hindu Tantric Dictionary (Tāntrikābhidhānakośa) and participates in the Skandapurāṇa project (Groningen, The Netherlands). In addition to Śaivism, she also works on classical Sanskrit drama and is currently preparing the first English translation of Murāri’s Anargharāghava.
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La création d'une iconographie sivaïte narrative
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