Épilogue
p. 301-307
Texte intégral
1La fréquentation du sanctuaire de Puliyampatti par les patients affectés de troubles mentaux et psychogènes n’égale pas celle de la dargāh d’Ervadi. Il est vrai que l’importance d’Ervadi provient, d’une part, de la réputation toute particulière des saints soufis à expulser les esprits « démoniaques » (caittāṉ), et d’autre part, des mental hostels fondés par d’anciens patients qui hébergent les patients que les familles ne peuvent ou ne veulent plus garder. Ces structures d’accueil, qui ont été fortement dénoncées et fermées à la suite de l’incendie, n’existent pas à Puliyampatti, de sorte qu’à quelques exceptions près, les familles accompagnent leur patient pendant la cure. Néanmoins, Puliyampatti est certainement de tous les sanctuaires que j’ai visités (Tenkasi, Venkatacalapuram, Uvari, Panipulanvayal, Muttupattinam, Rajavur, Gunasilam), celui qui offre les plus grandes possibilités d’accueil avec ses 150 lodges à faible tarif, son grand maṇṭapam, ses points d’eau et son système de thérapie religieuse. Il faut considérer que la présence régulière des pèlerins le mardi, et de plus en plus le week-end, permet à ceux qui le souhaitent de partiellement se nourrir grâce aux acaṉańkaḷ et de bénéficier de quelques pièces de monnaie. En dehors d’Ervadi où la pratique des offrandes de nourriture est institutionnalisée mais à une échelle moindre, il n’y a guère qu’à Rajavur et à Uvari que les patients peuvent espérer une petite aide du fait de la clientèle pèlerine. De toute évidence, les facilités d’hébergement, les offrandes de nourriture et l’aide ponctuelle des pèlerins permettent d’envisager à Puliyampatti des séjours prolongés qui sont nécessaires aux pathologies mentales et psychiques.
2Ces avantages se sont trouvés amoindris lorsque le prêtre a imposé de nouvelles règles pour limiter le temps de séjour des patients. Elles ont soulevé bien des protestations de la part des patients, mais aussi des villageois qui ont besoin d’eux pour vivre, même petitement, et pour pérenniser la renommée du sanctuaire. Il faut souligner que réduire le nombre de patients pouvait devenir problématique pour les pèlerins qui se retrouvaient alors devant l’incapacité d’achever le rituel de remerciement ou de protection par la donation de repas. Cependant, si des familles ont accepté de partir, d’autres, souvent présentes au sanctuaire depuis plusieurs mois, ont manifesté la ferme résolution de rester et se sont organisées pour contourner cette difficulté.
3Sans nul doute, la préférence du prêtre à développer la population pèlerine au détriment de celle des patients et de leur famille vise à faire du sanctuaire de Puliyampatti un petit Velankanni, endroit qu’il envie tout particulièrement pour sa fréquentation pèlerine, sa renommée nationale et sa reconnaissance par Rome, mais faire de Puliyampatti une seconde vitrine du catholicisme nécessite de purifier les rites de leur accent « superstitieux ». Et les rites d’exorcisme qui y sont pratiqués lui posent d’autant plus problème qu’ils sont très bien institués et échappent à son contrôle.
4Dans les études anthropologiques consacrées au catholicisme contemporain, le clergé est présenté comme un personnage de pouvoir, plus intéressé aux affaires mondaines qu’aux activités religieuses. L’inadéquation de son train de vie avec la vocation cléricale, la préférence accordée aux castes supérieures et, inversement, le désintérêt pour les castes inférieures, le goût accentué pour l’alcool, l’argent et les femmes forment la trame des critiques inévitables. Il est vrai que ces jugements émanent plus spécifiquement des castes laissées pour compte. C’est un point que souligne Ram à propos des mukkuvar, caste intouchable de pêcheurs. Ces derniers dénomment ironiquement le prêtre kuṭṭirāja « petit prince » car celui-ci règne de manière absolue sur un territoire qui fonctionne comme un État dans l’État1. De telles critiques émanant aussi bien des villageois que des patients n’épargnent pas le prêtre du sanctuaire. Il est vrai que, bien que sa fonction soit strictement cléricale et que la partie habitation du village n’appartienne pas à l’Église, il impose la loi sur les limitations de propriété, les créations de boutiques. Les villageois n’apprécient guère l’extension du pouvoir clérical sur le domaine public d’autant plus que le prêtre bénéficie de l’appui des autorités politiques locales auxquelles il fait quelques largesses pour s’assurer leur protection et leur bienveillance.
5Lorsque j’ai quitté Puliyampatti en juillet 2002, je me posais la question de l’incidence des mesures restrictives imposées aux patients par le prêtre à la suite de la tragédie d’Ervadi sur l’avenir du sanctuaire. Ainsi, il me semblait utile avant de conclure, de retourner sur le terrain pour observer l’évolution et cela s’imposait d’autant plus qu’à la fin de 2002, un autre prêtre allait reprendre la paroisse. L’autre raison qui justifiait le retour était de savoir si on allait retrouver des patients et, dans l’affirmative, dans quel état ils se trouveraient. Il s’agissait pour moi de confirmer ce qui m’était apparu après une si longue présence auprès des patients : pour certaines personnes particulièrement traumatisées ou fragilisées par la vie, la protection et la compassion qu’elles trouvent au sanctuaire les engagent davantage à prolonger le séjour, voire à le pérenniser qu’à retourner dans la vie ordinaire.
6En revenant à Puliyampatti en 2004, soit deux ans après, je m’attendais à voir Petchiyammal et un ou deux patients comme Elias et Michael qui avaient fini par y élire domicile, mais guère plus. Or, à peine étions-nous arrivés sous le maṇṭapam, Christian et moi, que Devamani et Ponnumari s’élancèrent à notre rencontre, visiblement heureuses de nous revoir. Puis, installés dans la lodge que nous avions occupée durant toute la période du séjour, les anciens patients et leur famille, certains bien habillés, les cheveux encore humides par le bain de purification effectué pour honorer les hôtes, vinrent nous saluer. Ce sont ainsi quelques 25 patients sur les 61 de l’étude qui vivent toujours à Puliyampatti, la plupart sans jamais en être partis.
7Exceptées deux personnes handicapées, deux veuves mendiantes et Munisvaran, toutes les personnes qui résident encore à Puliyampatti présentaient en 2002 des signes de possession. Cela signifie que les familles de patients violents ont fini par déclarer forfait et rentrer chez eux ou se diriger vers une thérapie plus médicalisée. Munisvaran est l’exception. Il habite toujours avec son épouse dans la même petite maison située en marge de Puliyampatti. La sœur de son frère de Kovilpatti installée avec sa petite fille dans une petite maison voisine leur tient compagnie. Son frère vient de temps en temps le voir et, surtout l’accompagne chaque mois chez un psychiatre privé pour le renouvellement de ses neuroleptiques. De ce fait, la thérapeutique de Munisvaran s’écarte des attitudes adoptées au sanctuaire puisqu’elle utilise deux systèmes antinomiques : une médecine physiologique et une thérapie religieuse. Cela s’explique par l’absence d’amélioration qui oblige, à un moment donné, à multiplier les thérapies.
8Parmi les personnes dont on a relaté quelques fragments de vie au cours de cette étude, plusieurs étaient encore au sanctuaire en 2004. Il s’agit de Jodhi, Petchiyammal, Ponnumari, Ramasubrahmanian, Elias et Devamani. À l’exception de Ponnumari qui vient faire des longs séjours au sanctuaire lorsqu’elle se sent mal, les autres patients ne sont jamais retournés chez eux.
9Devamani que j’étais allée voir à Uvari, a préféré revenir à Puliyampatti. Elle n’est plus possédée comme dans le passé, ni sujette à ces violentes crises convulsives. Néanmoins, elle se plaint d’être toujours tourmentée par des esprits qui lui occasionnent des étourdissements et des douleurs articulaires dans ce bras qu’elle avait coutume de tordre au cours de ses possessions. Elle fait partie des très rares patients qui n’ont pas de soucis financiers. Son mari travaille dans un restaurant à Tirunelveli pour 100 roupies par jour et rentre chaque soir la rejoindre. Ils occupent une lodge et accueillent Ponnumari lorsqu’elle revient au sanctuaire avec son mari et son petit garçon scolarisé maintenant à Puliyampatti. De temps en temps même, ils partagent leur repas avec eux. Les marques de solidarité entre patients ne sont pas rares, surtout lorsque ceux-ci se côtoient au sanctuaire depuis très longtemps.
10Ramasubrahmanian et Elias ne sont plus possédés tandis que Petchiyammal a parfois quelques crises. Cependant, ses possessions n’ont plus l’intensité d’autrefois. Sa situation matérielle s’est bien améliorée depuis 2002. Elle fait le ménage chez un photographe qui s’est installé dans le village, ce qui lui assure un petit revenu hebdomadaire de 60 roupies et son fils Kannan gagne 20 roupies par jour chez un fabricant de kārāccēvu (pâte à base de pois chiche pimentée effilée, coupée et frite) de Puliyampatti. Ces revenus permettent ainsi à Petchiammal de louer une maison dans le village et d’offrir un meilleur confort à sa fille handicapée lorsqu’elle vient la voir pendant les vacances. L’amélioration de sa situation peut expliquer la diminution de ses crises de possession.
11En revanche, le comportement de Jodhi ne s’est pas amélioré. Toujours très tourmentée par la mort de sa sœur, elle se frappe toujours violemment le dos et le front contre les murs et les barreaux de la fenêtre de Mātā kōvil et implore la Vierge avec de plus en plus de fermeté de l’amener loin de cette terre où elle n’a connu que souffrance. Sa situation financière n’est pas brillante. Elle ne travaille plus du tout et survit uniquement avec l’argent que ses parents lui donnent pour payer le loyer de sa petite maison qu’elle occupe seule dans le village (60 roupies par mois) et pour se nourrir. Une patiente néanmoins l’aide en lui revendant un peu de riz acheté à bas prix avec la carte de rationnement auprès du magasin du gouvernement.
12De manière globale, sur les vingt patients possédés que j’ai retrouvés à Puliyampatti, six seulement manifestent des signes de possession de manière aussi intense que dans le passé. Les autres sont rarement possédés et s’il arrive qu’ils le soient, leurs gesticulations sont nettement modérées et souvent réduites au tournoiement de la tête utilisé pour induire la possession. Malgré l’amélioration de leur état, ces personnes se lamentent d’être encore perturbées par les esprits malveillants qui agissent insidieusement en leur provoquant toutes sortes de douleurs et de souffrances, douleurs de toute évidence de nature somatique.
13Si ces anciens patients justifient leur présence à Puliyampatti par le fait qu’ils ne sont toujours pas délivrés des esprits, il faut convenir que ce n’est certainement pas la seule raison et que des facteurs de nature sociologique, psychologique, stratégique jouent en faveur du maintien au sanctuaire. Et ces facteurs sont intrinsèques aux avantages que des lieux comme Puliyampatti offrent aux individus qui n’ont connu du monde extérieur que difficultés, violence, soumission, abus. Certes, le sanctuaire de Puliyampatti rassemble les caractéristiques propres aux total institutions analysés par Goffman, mais il assure la protection aux patients en les coupant du monde qui les opprime, il facilite leur intégration puisque les personnes présentes partagent des difficultés similaires2. Ce partage de l’affliction fait que les gens échangent, communiquent, s’entraident. Le sanctuaire devient une microsociété où les comportements, les violences, les handicaps ne font plus l’objet de discriminations, d’exclusions, mais au contraire, rapprochent. Ces qualités impliquent que ces sanctuaires possèdent une fonction thérapeutique bien spécifique qu’aucun autre système de soins ne peut pallier. Les sorciers, les prêtres, les médiums ne sont pas toujours capables de résoudre les troubles en une séance, de sorte que la thérapie peut très vite devenir onéreuse. C’est également le cas de la psychiatrie qui, de plus, cristallise toutes les craintes : tabous sur la maladie mentale, effets iatrogènes de la thérapie, mauvaise image de l’asile considéré comme un lieu carcéral, discrimination et mauvaise réputation du patient et de la famille. À la différence de la psychiatrie dont le rôle est d’observer les symptômes pour appliquer une thérapie appropriée, le rôle de l’accompagnant inspiré de celui du guérisseur est de trouver une explication aux symptômes du patient – explication acceptable pour tout le monde – de manière à identifier l’agent causal, à le neutraliser et ensuite réintégrer le patient au sein du groupe familial et social.
14Les qualités propres de ces sanctuaires thérapeutiques justifient que les gens qui ne savent plus vers où se tourner, sont tentés de les fréquenter. Et ce, surtout s’ils assurent un minimum vital et si rien n’est fait pour entraver leur accueil. C’est justement ce que l’on peut aujourd’hui observer à Puliyampatti puisque la politique du nouveau prêtre n’est plus de repousser les patients mais, au contraire, de les accueillir comme cela a toujours été la vocation du sanctuaire. Ainsi, une de ses priorités a été d’assainir l’espace du sanctuaire, de veiller à sa propreté et de remettre en fonctionnement des toilettes qui avaient été condamnées. Grâce à son intervention en matière d’hygiène, le cadre de vie des patients comme des villageois s’est nettement amélioré. Il a également levé toutes les interdictions imposées par son confrère. Le port de chaînes est de nouveau possible, ce qui, paradoxalement, constitue une amélioration si on tient compte des ecchymoses et des plaies provoquées par la tension exercée sur les cordes et les tissus au moment de l’attachement. Ainsi, le sanctuaire a retrouvé son visage d’autrefois avec ses nombreux enchaînés liés au pied de chaque arbre disponible. La discipline imposée avec le bâton pendant les rondes du soir au maṇṭapam a également disparu et les gens sont libres de profiter un peu plus longuement de la fraîcheur de la nuit pour discuter et manger avant d’aller dormir. Toutes ces nouvelles mesures font du sanctuaire un lieu beaucoup plus agréable et paisible. Est-ce conjoncturel ou inhérent à l’actuelle atmosphère du sanctuaire ? Les patients, en dehors des périodes instituées pour les exorcismes, semblent maintenant bien plus détendus.
***
15Juillet 2006 : Hormi Munivaran qui est parti chez son frère à Bombay début 2006, et Ramasubrahmanian qui est retourné à Madras, tous les patients retrouvés en 2004 vivent toujours au sanctuaire. L’état de santé de chacun n’a pour ainsi dire pas évolué : Devamani est toujours aussi calme, Petchiyammal et Ponnumari sont encore quelques fois possédées, Jodhi continue toujours de se frapper le corps à Mātā kōvil, tandis qu’Elias, en apparance stabilisé, est devenu un résidant de Puliyampatti à part entière : il habite une petite maison dans le village qu’il s’est fait construire grâce aux revenus de son travail de tailleur.
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