Chapitre 1. Pluralisme thérapeutique des troubles psychiques et mentaux en Inde
Tradition et occidentalisation
p. 141-216
Texte intégral
1Le parcours thérapeutique des patients qui séjournent dans les sanctuaires thérapeutiques atteste la diversité des moyens curatifs disponibles en Inde. Ces moyens relèvent aussi bien de la tradition que de médecines importées par les peuples islamisés et les Européens. La médecine gréco-arabe yuṉāṉi1, classée aujourd’hui parmi les médecines traditionnelles officielles, est enseignée dans les colleges au même titre que les médecines āyurvédique et citta. Ces trois médecines s’opposent, d’une part, aux pratiques traditionnelles locales dispensées par un ensemble de spécialistes versés dans l’astrologie, l’herboristerie, la divination, la sorcellerie, l’exorcisme, et d’autre part, à la biomédecine dénommée en Inde allopathy ou « médecine anglaise » (tm : āńkilici maruntu)2.
2Les systèmes thérapeutiques sont utilisés variablement par les patients de Puliyampatti, mais le recours à la biomédecine constitue bien souvent la première tentative de guérison, tandis que celui à la médecine citta est rare et celui à l’āyurvédique inexistant. C’est ce qui transparaît dans les 61 parcours thérapeutiques de patients résidant au sanctuaire pendant une longue période. Sur 37 patients (soit 60,7 %) qui ont visité un ou plusieurs thérapeutes avant d’être conduits à Puliyampatti, 36 ont consulté un service de biomédecine en premier ou en second recours, tandis que 5 ont sollicité l’aide d’un cittavaittiyar (praticien citta). Le recours aux thérapies religieuses n’est également pas négligeable car 11 de ces 37 patients ont visité un ou plusieurs mantiravātikaḷ – spécialistes en sorcellerie versés dans la récitation des mantras –, tandis que 14 ont séjourné dans un ou plusieurs sanctuaires thérapeutiques chrétiens ou hindous autre que celui de Puliyampatti.
Tableau 1 : trajet thérapeutique en fonction du sexe
Biomédecine | Cittavaittyar | Mantiravāti | Temple mosquée église | |
Femmes | 19 | 3 | 5 | 5 |
Hommes | 17 | 2 | 6 | 9 |
3Bien que les chiffres attestent clairement la préférence pour la biomédecine dans le processus thérapeutique, on ne peut ignorer l’importance des deux médecines indiennes citta et āyurvédique tant certains de leurs concepts imprègnent les discours nosologiques et les règles de vie (hygiène, nourriture) des patients. De plus, les guérisseurs et les praticiens de médecines locales manipulent ces concepts et s’y référent pour étayer leur diagnostic, justifier leur thérapie3. Ainsi, l’opposition entre médecines savantes indiennes et thérapies religieuses résulte davantage de la légitimation de leur pratique que du contenu conceptuel. En revanche, les médecines indiennes s’opposent à la biomédecine tant par les représentations nosologiques que par les moyens thérapeutiques. L’interaction entre ces deux systèmes médicaux présente un certain déséquilibre. Obeyesekere, à propos du Sri Lanka, souligne que les praticiens de biomédecine accordent peu de crédit à la médecine āyurvédique4. Ils lui reconnaissent quelque aptitude à soigner les maladies psychosomatiques et ne rebutent pas à ordonner des remèdes reconnus pour leur efficacité, mais si la maladie est rebelle à leurs traitements, peu conseillent à leurs patients de consulter un vaidya (médecin āyurvédique). À l’inverse, les vaidya hésitent moins en cas d’échec à orienter le patient vers la biomédecine, et souvent même, utilisent les techniques exploratoires biomédicales (stéthoscope, sphygmomanomètre, otoscope, etc.) ainsi que des produits chimiothérapiques, notamment les antibiotiques, conjointement à leur pharmacopée5. Bien qu’un effort soit fait pour donner une place aux médecines savantes indiennes dans l’enseignement des écoles de médecine et au sein de certains hôpitaux, le désintérêt des praticiens de biomédecine à leur égard est le résultat direct et indirect de l’héritage colonial.
Implantation de la médecine occidentale et dialogue avec les médecines indigènes
4La perception des Européens à l’égard des médecines indiennes a souvent été contrastée. C’est ce que souligne Harrison qui repère, durant les cinq siècles de présence européenne en Inde, cinq périodes traversées par des discours différents6. C’est cette chronologie que l’on va suivre en apportant un certain nombre de précisions se référant au religieux, thème évidemment central pour notre sujet.
5La première période de l’implantation de la médecine occidentale en Inde commence avec l’arrivée des Portugais et s’étend jusqu’en 1670. Elle est marquée par le dialogue et l’échange. D’une part, les deux médecines partagent une théorie des humeurs (trois humeurs en médecines indiennes, quatre en médecine hippocratique), et de l’autre, le savoir des médecins indiens sur les plantes utilisées pour lutter contre les maladies tropicales et pour rétablir la balance des humeurs aiguise la curiosité des Européens. Les Européens sont séduits par la richesse de la botanique indienne du fait de la réputation de simples introduites en Europe par les Hollandais. À cette époque, la médecine occidentale est peu développée et son enseignement aussi limité que peu rigoureux. Les médecins qui choisissent de s’embarquer sur les vaisseaux sont souvent des opportunistes en quête d’aventure ou d’enrichissement. Ils profitent de ces voyages pour exercer leur art et apprendre des méthodes thérapeutiques indigènes qu’ils appliquent à leur retour en Europe7. L’ouvrage de De Valence présente quelques extraits de correspondance des voyageurs s’intéressant aux techniques et aux remèdes indigènes déployés pour traiter les maladies endémiques8. Le bézoard, par exemple, perçu comme possédant des propriétés magiques, est adopté par les Européens pour sa capacité à aspirer le venin de serpent ou comme antidote en cas de suspicion d’empoisonnement. L’application d’un fer porté au rouge sur les talons des patients affectés du choléra communément appelé mordechim9 est une technique également jugée efficace10. Un jésuite, le père Martin, n’hésite pas à l’utiliser lorsque l’occasion lui en est donnée. Si la guérison fait partie de la vocation des missionnaires qui, quelquefois, exercent la fonction de médecin sur les vaisseaux sur lesquels ils embarquent pour se rendre en Inde « certains même possédant une formation médicale supérieure à celle des prétendus « médecins »», c’est davantage par la prière et par l’aspersion d’eau bénite que par les remèdes, qu’ils ont acquis leur réputation de thérapeutes. Étant donné la place importance attribuée à la thérapie religieuse en Inde, il va sans dire que ces derniers ont trouvé un terrain d’élection pour œuvrer. Cependant, ces activités « thérapeutiques » ont rapidement soulevé de vives critiques de la part des communautés hindoues et musulmanes qui les ont dénoncées comme une méthode pour favoriser la conversion.
6Garcia da Orta est un des premiers médecins occidentaux à s’établir en Inde. Attaché au service d’un amiral des Mers de l’Inde (capitãa-mor), Martim Afonso de Sousa, il sillonne les côtes indiennes et ceylanaises au grès des campagnes militaires et diplomatiques de son supérieur entre 1534 et 1538. Il a ainsi l’occasion d’observer les pratiques médicales et la pharmacopée indigène qu’il approfondit par la suite à Goa et Bombay11. En 1563, il publie le premier traité de médecine indigène Coloquios dos simples e grogas e cousas mediçinais da India dans lequel il décrit des pratiques médicales appliquées à certaines maladies virulentes telles que le choléra, les fièvres paludéennes, les dysenteries, la variole, l’usage thérapeutique de simples et de substances dont certaines sont aussi curieuses (bézoard, ivoire d’éléphant, camphre) que toxiques (datura, bangh ou cannabis) ainsi que des espèces botaniques très prisées dans l’alimentation (asa fœtida, girofle, curcuma, tamarin, coco, pastèque) et dans la vie quotidienne (indigo, noix d’arec, laque). Cet ouvrage est construit sous forme de dialogue entre l’auteur et Ruano, un médecin portugais venu s’instruire sur les thérapeutiques indigènes, qui confronte les conceptions et la pharmacognosie de la médecine indienne (Caraka ṣaṃhitā) à celles des médecines hippocratique, galénique et d’Avicenne. En décrivant la médecine indienne et en la comparant aux médecines occidentales et arabes, l’auteur entend sensibiliser les médecins occidentaux qui n’accordent crédit qu’aux seules médecines auxquelles ils ont été formés12.
7La seconde phase de confrontation entre médecines occidentales et indiennes que Harrison identifie se situe entre 1670 à 1770. Celle-ci correspond à l’évolution du savoir médical occidental en anatomie réalisée grâce à la pratique des dissections postmortem ainsi qu’à la reconnaissance du principe de circulation sanguine découverte par Harvey en 1623. L’intérêt pour les médecines indiennes, qui reposent sur une théorie humorale, se trouve de ce fait amoindri. Il semble néanmoins, au regard des fragments de correspondance présentés par De Valence, que ce sentiment à l’égard des thérapies indigènes ne concerne que les quelques rares médecins européens qui ont bénéficié d’une bonne formation13. Les Occidentaux ont certes acquis rapidement une réputation de thérapeutes, mais il semble que ce soit davantage grâce aux missionnaires qui soulageaient les souffrances du corps en espérant conquérir les âmes et à la notoriété de quelques médecins invités à la cour des princes et des notables, que par l’efficacité de leur science14. Ce n’est que dans la dernière décennie de cette seconde phase que commencera réellement à se structurer la médecine occidentale en Inde sous l’autorité des Britanniques. En 1763, ces derniers créent le Bengal Medical Service, le futur Indian Medical Service, au bénéfice des Occidentaux résidant en Inde, plus précisément, des militaires recrutés en Europe15 pour combattre dans les conflits de territoire opposant les différentes forces européennes en présence et pour mener le projet expansionniste de l’East India Company. Jusqu’à l’édification de cette institution, les Européens recourent aux thérapeutes locaux, les préférant aux médecins et aux chirurgiens venus de l’Occident dont ils doutent de leur savoir et de la qualité de leurs soins. Concernant les territoires de l’Estado da ĺndia, Walker montre que les vaidya tiennent une place importante dans les institutions médicales portugaises16. Ces derniers bénéficient d’une profonde estime de la part des Portugais et des jésuites qui les emploient dans leurs établissements, et même, les nomment à la fonction de fisico-mor (physicien des Mers).
8L’administration portugaise avait publié en 1618 un décret pour limiter le nombre de vaidya en les soumettant à des examens d’aptitude à exercer dans les enclaves portugaises. Mais celui-ci ne s’est jamais appliqué à cause du manque de médecins occidentaux dû à la difficulté de les recruter au Portugal et à la faiblesse des moyens financiers. La formation d’indigènes à la médecine occidentale, fortement incitée par la couronne portugaise, se solde également par un échec, faute de pouvoir mobiliser un médecin pour assurer cette fonction d’enseignement. De plus, ainsi que le souligne Walker, le gouvernement de l’Estado da ĺndia est d’autant moins enclin à répondre à la demande du roi du Portugal que les thérapeutes locaux sont appréciés et préférés aux médecins occidentaux. Ils connaissent mieux les maladies du pays, les remèdes pour les combattre, et la qualité de leur soin n’a rien à envier à celle des Européens. Ainsi, les enclaves portugaises se démarquent des régions de l’Inde soumises à un pouvoir colonial (britannique ou français) en ce que, jusqu’à l’aube du xxe siècle, la médecine est exercée majoritairement par les vaidya.
9La troisième phase définie par Harrison s’étend de 1770 à 1820. C’est une période consacrée à collecter les informations sur les pratiques thérapeutiques indiennes et la pharmacopée. Les Britanniques s’intéressent aux textes médicaux et traduisent nombre d’entre eux. Les botanistes inventorient, cultivent les plantes réputées pour leurs vertus curatives et cherchent à étendre leur connaissance en s’informant auprès des vaidya et des Européens (Portugais, Hollandais, Français, Danois) dispersés sur le territoire. En 1813, Ainslie publie Materia medica of Hindoostan. Cet ouvrage, élaboré à partir des textes médicaux et des informations collectées auprès des vaidya, des praticiens locaux, des herboristes, fera autorité durant toute la période coloniale britannique. Cette période est marquée par l’émergence du mouvement orientaliste qui cherche à extraire des textes sanskrits l’essence de la « vraie » religion et des savoirs de l’Inde masqués par l’épaisseur des pratiques superstitieuses17. Ils espèrent découvrir dans ces textes les vestiges d’un âge d’or médical et philosophique que l’Occident a perdu à jamais. La plupart des orientalistes s’accordent pour reconnaître l’ignorance des médecins indiens sur le savoir médical contenu dans les Veda et la crédulité des Indiens qui acceptent leurs remèdes. Ils attribuent cette perte du savoir à l’obscurantisme et à la prétention des brahmanes qui tiennent à conserver le monopole de l’exercice de la médecine āyurvédique. Ainslie attribue la cause de la stagnation des médecines indiennes à l’importance accordée à la religion. En effet, l’Āyurveda tirant son origine de la révélation divine, aucune critique ou innovation ne peut être envisagée. Il déplore également l’abandon et l’oubli des pratiques de dissection révélées dans les textes anciens qui auraient permis de pallier l’ignorance en matière d’anatomie et de découvrir les fonctions organiques du corps18. Comme pour nombre de ses confrères, il considère que la médecine indienne est obsolète et que son manque de scientificité favorise le recours au religieux et aux pratiques magiques.
10La période allant de 1820 à 1900 constitue la quatrième phase détectée par Harrison et se définit par la confrontation de deux courants composés, d’une part, d’orientalistes et de médecins intéressés aux savoirs traditionnels indiens et, d’autre part, d’anglicistes et d’utilitaristes. Ces derniers considèrent les médecines indiennes comme non-scientifiques, irrationnelles et fantaisistes. Ils dénoncent l’ignorance en matière d’anatomie et l’archaïsme de la théorie humorale sur laquelle les médecines indiennes étayent leur diagnostic et leur thérapie. En effet, à cette époque, les connaissances occidentales en anatomie et en physiologie démontrent que les maladies ne découlent pas d’un dérèglement du corps dans sa totalité tel que le conçoivent les médecines humorales, mais résultent de l’affection d’un organe ou d’une partie précise du corps. L’idéologie sur laquelle les utilitaristes s’appuient pour valoriser la médecine occidentale et la promouvoir en remplacement des médecines indigènes n’est pas sans parallèle avec celle des évangélistes : la culture occidentale, dont la médecine est une facette, doit être un modèle pour civiliser les populations dont l’âme est sous l’emprise des « faux dieux » et le corps soumis à l’ignorance du « charlatan ».
11La « victoire des anglicistes et des utilitaristes sur les orientalistes », selon l’expression utilisée par Harrison, est marquée par l’abolition en 1835 de la Native Medical Institution (NMI). Créée en 1822, celle-ci proposait, conjointement à l’enseignement des médecines traditionnelles (āyurvédique, yuṉāṉi), des cours sur différentes spécialités de la biomédecine délivrés en langue vernaculaire. Avec la suppression de la NMI, les colleges médicaux appartenant au gouvernement colonial sont affectés au seul enseignement de la médecine occidentale dispensé uniquement en langue anglaise. Arnold ne partage pas les vues de ses confrères historiens qui considèrent que l’abolition de la NMI marque un changement radical de politique19. Pour lui, la création de la NMI n’a jamais eu fonction de former des vaidya ou des hakim. Bien au contraire, en attirant les Indiens par le biais de l’enseignement des médecines indiennes et en les obligeant à étudier la biomédecine, l’intention était que les étudiants finiraient par reconnaître la supériorité de la médecine coloniale et par renoncer aux disciplines pour lesquelles ils s’étaient inscrits. En d’autres termes, l’objectif de la NMI était d’attirer les Indiens vers l’exercice de biomédecine de manière à pallier la pénurie en médecins européens. Arnold considère, de ce fait, que l’abolition de la NMI n’était qu’un durcissement des mesures précédentes dont les résultats attendus s’avéraient fort décevants.
12Si les médecines indiennes sont soumises à de fortes critiques, en revanche, la pharmacopée indigène, même si l’efficacité de certains composés soulève des doutes, continue d’intéresser les Européens. L’impression à Calcutta, dans les années 1835-1836, du Suśruta saṃhitā, un des traités fondamentaux de la médecine indienne, permet à la médecine savante indienne d’être connue en Europe. Avant cette publication, Wilson, médecin et auteur d’un dictionnaire sanskrit, avait donné un aperçu des théories médicales indiennes à travers deux articles dans l’Oriental Magazine. Ces derniers ont remporté un vif intérêt auprès de la société savante. Le contenu de ces articles publiés en 1823 n’avait pas eu de précédent. On ne connaissait la médecine indienne que par de vagues notions sur sa thérapeutique qui, bien évidemment, variait en fonction de l’aire géographique, et surtout sur ses materia medica20.
13Le pouvoir britannique encourage vivement la collecte d’informations sur les remèdes indigènes et en recommande l’usage car ils constituent une alternative intéressante pour remplacer les produits pharmacologiques européens dont l’importation rend le prix prohibitif. Ainsi, plusieurs publications d’Indian Materia medica rédigées à partir de textes et surtout de données collectées auprès des praticiens vaidya et hakim (médecin yuṉāṉi) voient le jour durant cette période. C’est aussi ce qu’observe Bala pour la période allant jusqu’en 186021. Après cette période, la politique coloniale se montre plus critique. Bien qu’elle incite à développer la culture des simples et accorde son aide à la fabrication et à la distribution des composés, elle exige une standardisation de la pharmacopée et des études d’évaluation de l’action thérapeutique.
14Le développement de la médecine en Inde devient une réelle nécessité pour le pouvoir colonial confronté à la grande vulnérabilité des Européens aux grandes épidémies de choléra, de peste, de variole et de malaria qui jalonnent tout le xixe siècle. Comme au moment de sa création, l’objectifde l’Indian Medical Service reste la protection des populations européennes, civiles et militaires22. Harrison souligne que le pouvoir colonial doit compter sur de nouvelles recrues pour s’implanter et s’imposer en Inde, et ceci n’est possible que si ce pays n’est pas affublé d’une mauvaise réputation en matière de sécurité, de maladies, de clivage social, d’immoralité, etc23. La résistance des Indiens face aux maladies qui déciment les Européens est un point qui intrigue. Les médecins occidentaux présents sur le terrain sont invités à mener des études sur la prophylaxie de ces pandémies. Certaines thèses expliquent le phénomène par des différences raciales (la nature de la peau, la constitution physique), des différences culturelles (absence de quarantaine dont la pratique par les Européens est suspectée d’accroître la morbidité et la mortalité du groupe). D’autres invoquent les éléments environnementaux tels que le climat, l’air, les vents, les miasmes, les sols. La connaissance bactériologique est encore trop lacunaire pour mettre en évidence l’agent responsable des épidémies et l’immunité acquise qui protège les indigènes. Néanmoins, certains médecins parviennent à imposer un autre point de vue qui soulève des polémiques : celui de dénoncer l’insalubrité comme facteur favorisant les pandémies24. L’accréditation de cette thèse hygiéniste par l’administration coloniale l’oblige à promouvoir des mesures sanitaires. Elle sollicite la collaboration des gouvernements locaux pour assainir les zones de forte concentration urbaine et pour construire des réseaux de distribution en eau potable. Mais l’effort financier trop insuffisant de l’administration britannique conjugué à l’incompréhension, voire, à l’apathie des gouvernements locaux, n’a guère favorisé l’amélioration de l’état sanitaire. Le désintérêt des Indiens pour les campagnes de vaccination contre la variole, le choléra et, à la fin du siècle, la peste, confirme les difficultés du gouvernement britannique à les sensibiliser aux problèmes sanitaires. Le cas de la variole, une des pandémies dévastatrices les plus récurrentes en Inde25, est à ce titre intéressant car la résistance des populations face à la vaccination reflète le décalage existant entre les deux systèmes d’interprétation nosologique. Ce dossier, particulièrement bien documenté, met en évidence d’une part, le rôle du religieux dans la conception et la thérapie de cette maladie, et d’autre part, la maîtrise d’une méthode de prophylaxie par la médecine indienne, la « variolisation ».
15Jusqu’à son éradication récente en 1973, la variole était perçue en Inde comme un don de la déesse de la variole (Śītalā au Bengale, Māriyammaṉ au Tamil Nadu etc.) ou, plus souvent, la manifestation de sa colère26. Il aurait été transgressif et préjudiciable de contrer la volonté de la déesse en l’empêchant de se manifester à travers la maladie. La personne affectée par la maladie était vénérée comme le véhicule temporaire de la déesse et traitée par des rituels, des prescriptions, des bains et des diètes rafraîchissantes dont les effets étaient d’atténuer le feu de la divinité et, implicitement, d’amoindrir les séquelles de la maladie. Le malade était traité à son domicile tandis que sa famille se rendait dans un temple de la déesse pour solliciter la guérison et se procurer des feuilles de margousier (Azadirachta indica ; tm. vēppamaram) indispensables à la cure. Cet arbre est le siège de la déesse de la variole et donc, lorsqu’une maison était affectée par la variole, des branches de margousier étaient suspendues au-dessus du seuil de la porte afin d’indiquer la présence de la déesse. Une fois que les pustules commençaient à disparaître, le patient se rendait à son tour au temple pour faire exécuter un rituel qui lui assurait la guérison totale27. Il existait une classe de prêtres itinérants spécialisés dans la pratique de la variolisation. Leur technique consistait au moment des épidémies à prélever le liquide purulent contenu dans les pustules et à l’inoculer l’année suivante sur des patients sains par petites piqûres superficielles effectuées le plus souvent sur le bras28. Le principe s’appuyait sur la constatation que l’inoculation du liquide contenu dans les vésicules provoquait la maladie, mais sous une forme plus bénigne, sans laisser de stigmates sur la peau, ni endommager la cornée. Les prêtres étaient assimilés à la déesse puisqu’ils « donnaient » la variole et la maîtrisaient en récitant des prières. Avant l’élaboration du vaccin antivariolique, les médecins européens ont manifesté un vif intérêt pour les résultats obtenus grâce à la technique de la variolisation. Celle-ci a même été introduite en Europe dans les premières décennies du xviiie siècle où les épidémies étaient fréquentes29. Si la variolisation a connu ses heures de gloire grâce à sa dimension prophylactique, celle-ci n’offrait pas les mêmes avantages que la vaccination considérée pour sa part comme une protection totale contre les risques de contagion.
16Soucieux d’éradiquer la maladie, le gouvernement britannique s’oppose à la pratique de la variolisation et même l’interdit lorsqu’il constate qu’elle est largement préférée à la vaccination. Néanmoins, cette mesure n’est pas suffisante et, dans les dernières décennies du xixe siècle, il doit user de méthodes coercitives pour imposer la vaccination30. Outre que le principe de la variolisation est rejeté pour les effets morbides qu’elle provoque ainsi que les risques de contagion, sa dimension religieuse la rend inacceptable aux yeux des médecins. La variole est un thème récurrent dans les rapports des Européens car, outre les ravages qu’elle occasionne, elle constitue un paradigme pour montrer les difficultés à imposer des procédés thérapeutiques occidentaux et pour symboliser l’irrationalité des médecines indiennes et l’obscurantisme des indigènes. Cependant, l’administration britannique pense qu’à l’image de l’Occident qui avait connu de telles conceptions dans les siècles passés31, les Indiens finiront par reconnaître la supériorité de la médecine occidentale et par abandonner leurs croyances superstitieuses. Un tel optimisme, il va sans dire, se montre oublieux de l’insuffisance des moyens médicaux, en hommes et en finances, dont l’Empire colonial dispose, et aussi, de la crainte des Indiens à transgresser les règles de religion et de caste qu’implique l’usage de certains actes médicaux. À la différence des inoculateurs, les personnes recrutées pour vacciner n’étaient pas toujours connues des communautés de sorte que l’on se méfiait des risques de pollution engendrés par leur contact. Le gouvernement britannique rencontrait des difficultés pour recruter des praticiens. Les castes touchables auxquelles il avait fait appel au début refusaient de la pratiquer à cause de la souillure engendrée par le contact des castes inférieures. De plus, la vaccination avait mauvaise réputation à cause de l’utilisation des vaches pour produire les anticorps antivarioliques qui a largement été décriée par les hindous orthodoxes et les hautes castes, et aussi, à cause de sa sécularisation et son absence de prescriptions alimentaires et hygiéniques basées sur la théorie humorale.
17L’Empire britannique a eu l’occasion d’apprécier les limites de son optimisme lorsqu’il a été confronté aux épidémies de peste qui se sont répandues à partir de 1896. Les épidémies de peste introduisent la cinquième phase repérée par Harrison qu’il situe à l’articulation des xixe et xxe siècles. Celle-ci est marquée par une méfiance grandissante vis-à-vis de la médecine coloniale qui oblige le pouvoir britannique à prendre des mesures d’adaptation au contexte culturel.
18La peste est une maladie peu connue en Inde avant qu’elle ne se déclare à Bombay, puis se propage très rapidement aux villes portuaires et gagne l’intérieur du pays. En tant que maladie nouvelle, à la différence de la variole et du choléra, aucune divinité n’y est associée. De ce fait, son apparition et sa malignité déclenchent rumeurs et contestations qui s’amplifient devant les mesures drastiques prises par le gouvernement britannique pour endiguer les épidémies. Si, durant le siècle précédent, certains médecins coloniaux avaient dénoncé la responsabilité des Indiens dans les épidémies de choléra, de paludisme, de variole, d’entérite, avec la peste, la situation se retourne. Les rumeurs les plus farfelues circulent à l’encontre du pouvoir colonial. On l’accuse d’avoir amené la maladie pour éliminer et interner la population afin de se rendre maître du pays. L’hospitalisation forcée, l’isolement des personnes détectées pendant les campagnes d’inspection ainsi que la fréquence de la mortalité hospitalière, sont précisément les sujets qui alimentent ces rumeurs et déclenchent de fortes résistances. Les familles, dont un membre a été hospitalisé d’office, ont bien des difficultés à saisir les raisons pour lesquelles elles ne peuvent se rendre à son chevet. Elles interprètent la mesure sanitaire comme une volonté des Britanniques de s’approprier du corps des leurs. L’hospitalisation est ressentie encore plus violemment lorsque le malade est de sexe féminin. La famille est non seulement dépouillée de son droit de contrôle sur ce corps féminin, mais doit accepter que celui-ci soit regardé, examiné, manipulé par les médecins, c’est-à-dire des hommes qui, plus est, sont occidentaux. Le non-respect des règles inhérentes à la caste et à la religion, notamment pour la préparation et la composition des repas ainsi que pour l’hébergement, fait de l’hôpital un lieu de forte dangerosité et de pollution. À ces facteurs, s’ajoute la révolte des familles devant le refus des médecins, pour raison sanitaire, de rendre la dépouille d’un parent décédé. La non-restitution du corps empêche l’accomplissement des rites funéraires et, corollairement, compromet l’avenir de la famille. Elle soulève également la crainte que cette dépouille soit autopsiée. La dissection, dont les Indiens ont un profond dégoût, a largement contribué à la mauvaise réputation des médecins Européens. Devant la forte résistance des Indiens qui, épisodiquement, se concrétise par des émeutes et le saccage d’hôpitaux32, les médecins s’inclinent et adoptent quelques mesures rendant les soins hospitaliers plus appropriés à la culture. Les malades sont hébergés dans des salles en fonction de leur religion et leur caste, les repas sont préparés par différentes castes de cuisiniers de façon que chaque patient puisse s’alimenter. Enfin, d’importantes campagnes sont menées pour attirer des jeunes femmes indiennes vers les professions médicales et ainsi faciliter l’hospitalisation des femmes33. Cependant, la formation d’un personnel féminin est difficile à mettre en place à cause de l’opposition des familles à laisser leurs filles entreprendre une carrière professionnelle, de surcroît, médicale.
19Ce n’est qu’à partir des années 1870 que quelques médecins femmes viennent en Inde proposer leurs compétences. Originaires d’Europe et d’Amérique du Nord, la plupart d’entre-elles œuvrent pour une de ces nombreuses sociétés philanthropiques anglicanes et protestantes qui ont vu le jour dans la seconde moitié de ce siècle. Dans les premiers temps, les praticiennes s’occupent des prisonnières et des prostituées indigènes ainsi que des femmes occidentales en dispensant, essentiellement, des soins en gynécologie, en obstétrique et en pédiatrie. Les troubles gynécologiques sont fréquents sous ce climat qui, associé à l’environnement hostile du pays, augmente considérablement la mortalité de la mère et/ou du nouveau-né au moment de l’accouchement et de l’enfant au cours de ses premières années. Les Européens ne sont pas les seuls touchés, la mortalité des femmes et des jeunes enfants indiens est si élevée qu’elle attire l’attention des médecins femmes qui cherchent à en saisir les causes. Le manque d’hygiène dont on accuse les accoucheuses traditionnelles (dai)34, ainsi que la coutume des mariages d’enfants qui favorise la précocité des maternités, sont les principales causes dénoncées. Si elles sont bien impuissantes pour s’opposer à la coutume du mariage, en revanche, elles apportent leur savoir-faire auprès des futures mères, pénètrent à l’intérieur du zenana – appartement des femmes –, et même, forment les dai aux techniques occidentales. Arnold, Baru et Fitzgerald soulignent que le recrutement des médecins femmes missionnaires a permis de pallier les besoins laissés vacants par la médecine coloniale à cause de la masculinité de la profession35. Ceci transparaît clairement dans les chiffres présentés par Fitzgerald36 qui révèlent qu’en 1912, sur 335 médecins missionnaires établis en Inde, 217 étaient des femmes, soit près des deux tiers.
20Très tôt, les missionnaires protestants ont réalisé l’intérêt « de soulager les corps pour conquérir les âmes ». Cependant, leurs connaissances médicales étaient trop limitées pour obtenir de réels résultats et la reconnaissance des administrateurs britanniques. Ces derniers qui, par ailleurs, acceptaient mal leur présence et leur projet d’évangélisation, n’hésitaient pas à les qualifier de missionnaires charlatans. Ce n’est qu’à la fin du xixe siècle, confrontés aux maigres résultats de la christianisation en dépit des moyens mis en oeuvre, que les missionnaires se montrent de plus en plus convaincus de la nécessité de développer les secteurs médicaux et sociaux au sein de leurs missions. Soigner les corps n’est-il pas un moyen de prouver la supériorité et l’humanité du christianisme ? N’est-il pas également du devoir du missionnaire d’endosser l’habit du docteur puisqu’en Inde, la médecine est l’alliée de la magie, et le prêtre a fonction de guérisseur ? Dès lors, les missionnaires se dotent d’un personnel qualifié et établissent des dispensaires et des hôpitaux dans les zones rurales et dans les quartiers urbains indigènes de manière à atteindre les populations les plus démunies. À la différence des institutions gouvernementales, les missions médicales protestantes ont surtout œuvré auprès des femmes et des castes défavorisées. Les statistiques de l’article de Nair sur Travancore, par exemple, montrent que, parmi les communautés vaccinées, le groupe des intouchables est numériquement le plus représenté37. Même si les missions médicales n’ont pas toujours rencontré un bon accueil de la part du pouvoir colonial qui voyait en elles la motivation prosélyte, elles ont favorisé la pénétration de la médecine occidentale en Inde et amélioré l’image des Européens dans des régions hostiles aux missionnaires. Parallèlement, elles ont largement alimenté la mauvaise réputation attribuée aux thérapies indiennes présentées sous les seuls aspects superstitieux et magiques.
21Si le xixe siècle est marqué par un désintérêt pour les pratiques médicales indiennes grandissant au fur et à mesure des acquis scientifiques, les premières décennies du siècle suivant montrent une attitude plus contrastée. D’une part, le gouvernement colonial prend des mesures radicales pour limiter les praticiens en réservant le droit d’exercer à ceux qui sont enregistrés auprès du bureau médical (All-India Medical Registration Act 1915), droit accessible aux seules personnes justifiant d’une formation universitaire38. D’autre part, des médecins de tendance « orientalisante » défendent les médecines indiennes pour leur approche holistique de la maladie et de la santé, dimension totalement absente de la médecine occidentale, à qui ils reprochent d’être trop matérialistes et d’oublier les dimensions psychologiques, émotionnelles et spirituelles propres à l’homme. Ils opposent sa conception à celle des médecines indiennes qui, certes moins articulées sur la « réparation », sont centrées sur une action régénératrice, préventive et fortifiante dans le but d’éviter l’apparition de la morbidité. Alors que la biomédecine ne s’intéresse qu’à l’organe malade, la médecine indienne tient compte de l’environnement social, physique et psychologique de chaque individu de manière à proposer des règles de vie et d’hygiène, des diètes, des décoctions de plantes et de minéraux dont les effets permettent de constituer un état permanent de bonne santé ou de rétablir un déséquilibre corporel passager. La valorisation des médecines indiennes pour leurs dimensions holistiques, préventives et régénératrices a conduit à la dénomination de « médecines douces » sous laquelle elles sont considérées aujourd’hui en Occident. Cet aspect n’a pas échappé à certains praticiens āyurvédiques qui, depuis quelques années, proposent à l’intention d’une clientèle étrangère ou indienne fortunée, des formules de vacances d’un genre nouveau alliant au tourisme, soins, cures de remise en forme, yoga, cours de diététique et de phytothérapie, etc. Les mouvements anticolonialistes du début du siècle ont joué un rôle non négligeable dans le regain d’intérêt pour les médecines indiennes. Clamant leur efficacité et leur supériorité sur la médecine occidentale, les nationalistes parviennent à les faire reconnaître auprès des autorités politiques. En 1907, le All India Ayurvedic Congress est fondé à Calcutta et ce mouvement va aboutir à la création, par le gouvernement39 et, à l’initiative d’Indiens, d’établissements universitaires et hospitaliers dispensant les médecines āyurvédique et yuṉāṉi.
22De manière générale, les médecines indiennes perdent du terrain au fur et à mesure du développement scientifique de la biomédecine. Les Britanniques ont été les principaux promoteurs de l’implantation de la médecine occidentale en Inde, mais force est de reconnaître que celle-ci s’est développée de manière très hétérogène. En dehors des programmes de vaccination visant en principe toute la population, les hôpitaux et les dispensaires restent centrés dans les zones urbaines, où sont localisées les populations occidentales et anglo-indiennes ainsi que l’élite indienne. Au moment de l’indépendance, le gouvernement indien doit combler les carences laissées par les Britanniques dont les réalisations en matière médicale, sanitaire, éducationnelle, etc. se sont trouvées ralenties par la baisse des investissements en hommes et en finances occasionnée par les deux guerres mondiales et par la dépression économique des années 1930.
23Portés par l’idéologie glorifiant les valeurs culturelles indiennes en réaction à l’hégémonie occidentale de l’époque coloniale, des praticiens de biomédecine indiens lancent un certain nombre de mesures pour promouvoir les médecines indiennes savantes. Bourdier retrace les difficultés et les limites de la mise en application de ces initiatives jusque dans les années 198040. Le contenu de certains projets et les controverses qu’ils soulèvent rappellent des faits qui se sont déroulés au xixe siècle. C’est notamment le cas de la Commission Chopra (1921-1947) qui propose de « combiner l’enseignement traditionnel ayurvédique, ou du siddha au Tamil Nadu, avec l’enseignement de la médecine hippocratique, au prix d’un ambitieux télescopage des textes sanskrits et dravidiens avec les données de la biomédecine »41. Ce projet doit permettre de développer les recherches sur les médecines indiennes et de pallier les carences en praticiens de biomédecine. Mais, outre que le financement n’est pas à la hauteur des ambitions, peu de médecins adhèrent à l’idée d’un enseignement médical mixte. Les partisans de la biomédecine considèrent que les théories des médecines indiennes sont incompatibles avec celles de leur science et les vaidya craignent que la biomédecine finisse par étouffer tout intérêt pour les médecines qu’ils défendent. Si, à l’indépendance, les praticiens de biomédecine sont pour la plupart des Indiens, de par leur éducation occidentale et les études suivies dans un medical college en Inde ou même en Europe, ils adoptent le discours des médecins occidentaux revendiquant la supériorité de leur spécialité. Ce sentiment d’être détenteur d’une science supérieure reste très perceptible dans l’attitude des médecins qui, certes, force le respect, mais parallèlement, provoque la distance et une certaine méfiance. En Occident, le médecin jouit d’un grand prestige et les patients, selon leur âge, leur statut social et professionnel, affichent plus ou moins d’aisance pour communiquer avec lui42. En Inde, ces rapports sont exacerbés par la conception très forte de la hiérarchie de sorte que cela a permis le développement d’une communautarisation du système médical. En affichant leur caste, en général de statut moyen ou élevé, les médecins attirent des membres éminents de leur communauté qui garantissent leur réputation. En échange, les patients attendent du médecin de la considération, une bonne communication ou quelques passe-droits. La commission Mudaliar (1961), réexaminant la place des médecines indiennes, recommande que l’enseignement mixte soit abandonné au profit de l’étude approfondie d’une médecine indienne que chaque État a la responsabilité de gérer selon l’identité de ses communautés : āyurvédique pour les hindous, yuṉāṉi pour les musulmans, citta pour les tamouls. Cet enseignement doit s’appuyer sur l’étude des manuscrits originaux dispensée par des professeurs-praticiens dans la langue des textes43.
La psychiatrie : une discipline bien controversée
24La perception de la biomédecine est assez négative en Inde, surtout dans les milieux populaires et peu éduqués ; la psychiatrie ne bénéficie guère d’une meilleure considération. Paradoxalement, le parcours thérapeutique des patients séjournant dans les sanctuaires atteste l’importance du recours à cette spécialité. Bien que les patients et leur famille soient souvent incapables de préciser la spécialité du service hospitalier qu’ils ont consultée, la référence aux nosologies mentales et psychogènes : maṉanōy (mental illness44) ; mūḻai ou putti cariyāka illai (le cerveau ou l’intelligence n’est pas correct) ; kākkāyvalippunōy (épilepsie) ; valippu (crises convulsives) ; paittiyam piṭiccirukku (saisi par la folie) indique que c’est à la psychiatrie que la plupart d’entre eux ont été adressés. Cependant, le choix de la biomédecine n’implique pas qu’ils adhèrent à ses principes ni qu’ils lui font confiance. Ils sont même très critiques à l’encontre des médecins qu’ils jugent peu communicatifs et peu sensibles à leur souffrance.
25Pour tenter de comprendre l’ambivalence des sentiments à l’égard de la biomédecine, implicitement de la psychiatrie, il est utile de s’intéresser à son implantation en Inde et à son évolution durant les périodes coloniale et post-coloniale. Quelques travaux d’historiens anglophones portent sur la genèse et le développement de la psychiatrie en Inde. Cependant, aussi documentées qu’elles soient, ces études sont tributaires d’archives composées uniquement de rapports de médecins et du personnel de l’administration asilaire. De ce fait, les données comme les raisons de l’internement, les méthodes thérapeutiques, la perception des patients et de la population sur l’univers d’enfermement et la thérapie, etc., ne rendent compte que partiellement de la réalité. Néanmoins, elles permettent de se faire une idée non négligeable sur la pratique de cette discipline qui, bien qu’en reflet de celle appliquée en Occident, présente des particularités propres au contexte colonial. Après l’indépendance, des psychiatres indiens s’interrogent sur les réformes à apporter à leur discipline pour la rendre plus accessible et améliorer sa réputation. Cependant, aussi légitime et pertinente que soit leur volonté d’acclimater la psychiatrie à la sensibilité indienne, rares sont les spécialistes qui observent ces mesures. De plus, certains facteurs sociodémographiques et psychologiques ne sont pas considérés dans leurs études alors même qu’ils sont souvent mentionnés lorsque les patients et leur famille justifient leur choix d’abandonner la médecine au profit d’une thérapie religieuse.
Introduction de la médecine aliéniste en Inde
26Le premier asile pour aliénés (lunatic asylum) voit le jour à Bombay en 1745. Un second est édifié à Calcutta en 1787 et un troisième à Kilpauk dans le Madras presidency (Chennai) en 179345. Ces hôpitaux sont créés par des particuliers, bien souvent des chirurgiens (surgeons) pour accueillir les Européens, notamment les soldats de l’armée britannique. De nombreux britanniques des classes pauvres ou de mauvaises mœurs se sont engagés dans l’armée pour fuir la pauvreté ou éviter la prison. Ainsi que les statistiques l’attestent pour les années 1850, les deux tiers des Européens qui peuplent les asiles sont des soldats de « deuxième classe » internés pour addiction, conduite indécente, vagabondage46. Certains souffrent de déracinement, des conditions de vie difficile, de traumatismes de guerre, tandis que d’autres atteints d’infections bactériennes ou parasitaires telles que la syphilis, le paludisme, la trypanosomiase qui provoquent des délires, des états léthargiques et dépressifs que les médecins de l’époque associent aux désordres mentaux. Ce n’est qu’après la mise en évidence de bactéries et d’hématozoaires responsables de ces maladies que les patients ne seront plus internés dans les asiles mais orientés vers l’hôpital général.
27L’asile de Kilpauk, établissement qui intéresse le sujet car il est aujourd’hui l’hôpital psychiatrique gouvernemental de tout l’état du Tamil Nadu47, fait figure d’exception car, dès sa création, il reçoit quelques indigènes à côté de la petite vingtaine d’internés d’origine européenne. À l’image des premiers asiles d’aliénés créés en Inde, la fondation de la maison de Kilpauk est réalisée par un chirugien-assistant de l’East India Company, le docteur Valentine Conolly, grâce au don d’un terrain et à la générosité de bienfaiteurs. Dès sa création, cet asile bénéficie de l’appui financier du gouvernement britannique du fait que celui-ci y envoie son personnel malade. Cependant, les tarifs d’hospitalisation exorbitants, l’absence de confort et le peu de soin dispensés forcent l’administration à réagir contre ces abus48. En 1808, avant de retourner en Angleterre, Conolly vend l’asile à James Dalton. Cet établissement deviendra le Dalton madhouse. Le Medical Board de Madras qui n’accepte plus de payer des sommes aussi élevées pour les internements, cherche à prendre la direction de l’asile. C’est ce qu’il parviendra à faire à la mort de Dalton en 1823. Les asiles privés de Calcutta et de Bombay connaîtront le même sort : les administrateurs de l’East India Company finiront par les absorber.
28La psychiatrie hospitalière en Inde n’a pas connu un grand développement pendant la colonisation britannique. Une des causes, comme le souligne Ernst a été la policy of deportation menée à partir des années 1820 qui consistait à rapatrier les lunatics européens en Angleterre49. Les arguments avancés pour légitimer une telle opération portaient sur les excès climatiques et l’insalubrité du pays pendant la saison chaude perçus comme en partie responsables des troubles et donc préjudiciables à la cure des patients. En réalité, il s’agissait surtout de débarrasser les colonies d’agents britanniques inutiles et nuisibles à l’image de l’empire colonial. Il était plus rentable de les renvoyer à Pembroke House, asile londonien fondé par l’East India Company ou à Haslar Hospital, Great Yarmouth Hospital, Chatam asylum, pour les officiers et les personnes fortunées, que de construire des établissements en Inde. Les résultats obtenus en matière de guérison dans ces établissements permettaient d’envisager une rapide réintégration dans l’armée. Cependant, avec l’accroissement du nombre de Britanniques en Inde et, concomitamment, celui des personnes affectées de troubles psychiques, le coût des rapatriements et la disponibilité des places dans les institutions britanniques limitèrent la politique de deportation. Le projet d’établir des lunatic asylums pour les Européens dans les contreforts de l’Himalaya et les Ghats du Deccan fut évoqué. Celui-ci s’appuyait sur la mode des stations climatiques qui s’était développée dans le milieu de l’élite européenne et qui consistait à migrer vers les montagnes lorsque la chaleur et la moiteur des plaines devenaient trop oppressantes. Mais le transfert des aliénés dans des zones considérées comme salubres ne s’est jamais concrétisé à cause du coût des nouvelles installations et du transport des patients ainsi que du refus des résidents britanniques de ces stations à cohabiter avec cette population.
29Dès la création des premiers asiles, les Britanniques ont eu le souci de ne pas mêler les Européens de « première classe » (notables, militaires gradés, etc.) à ceux de « deuxième classe » (soldats, gens ordinaires)50. À cette ségrégation de classe s’est ensuite ajoutée celle de la race. En 1802, l’East Indian Company souligna la nécessité d’établir des Native lunatic asylums de manière à sécuriser les villes en les épurant des personnes troublant l’ordre public (mendiants, prostitués, déments, personnes violentes). Avec la création des Courts of Law, des prisons et l’établissement d’une force de police, le projet visait à maintenir et à étendre le pouvoir britannique en Inde. En 1820, plusieurs Native lunatic asylums furent créés pour recevoir, dans différents quartiers, les Indiens, les Eurasiens, les Européens de deuxième classe, et si aucune place n’était possible ailleurs, les quelques Européens de première classe en attente du rapatriement.
30Mills souligne que la ségrégation adoptée dans ces asiles s’appuie sur les critères de différentiation coloniaux et Européens « le clivage de classe est fort pratiqué dans les asiles en Angleterre » et ne tient absolument pas compte des codes relationnels et sociaux inhérents à la culture indienne51. En d’autres termes, quelles que soient la religion et la caste, les Indiens sont regroupés dans les mêmes cellules et doivent partager les mêmes nourritures cuisinées par les cuisiniers intouchables. Le recrutement de cuisiniers intouchables ne signifie pas une méconnaissance du contexte hindou. Il répond au souci d’éviter les rébellions qui ont éclaté lorsque l’administration de certains asiles a obligé les cuisiniers de statut élevé à préparer les repas aux aliénés sans tenir compte des différences de caste et des ingrédients à cuisiner52.
31Avant d’intégrer l’Indian Medical Service, les médecins sont formés aux spécialités de la chirurgie, de la médecine (dont la pédiatrie et la gynécologie), de la pharmacie, de l’hygiène, de l’anatomie, de la physiologie, de la botanique et de la zoologie. Ils ne reçoivent aucune formation sur les nosologies mentales et sur les traitements appropriés de sorte qu’en charge d’asiles, ils sont souvent peu intéressés au sort de leurs patients et inaptes à soulager leurs maux. Du reste, en Europe, jusque dans la première moitié du xixe siècle, la médecine aliéniste reste très sommaire et utilise toujours les nosographies définies par les médecins de l’Antiquité : manie, démence, mélancolie, épilepsie, idiotie, hystérie53.
32Le manque d’intérêt pour la maladie mentale transparaît clairement lorsqu’il s’agit de faire face aux réparations de certains bâtiments asilaires, voire à leur reconstruction. Pour l’asile de Kilpauk, il aura fallu trente années de pétitions dénonçant son état de délabrement pour qu’il soit reconstruit. Un parc à Kilpauk, le Locok’s gardens, est acheté par le gouverneur de Madras en 1867 pour y ériger un nouvel asile. Cet établissement comprenant aujourd’hui 1800 lits a été rebaptisé sous le nom de Institute for Mental Health, terminologie qui témoigne d’un effort pour améliorer son image. Il possède encore deux bâtiments d’origine qui servaient à isoler les patients violents de l’armée britannique. Malgré sa nouvelle appellation, c’est sous le terme de Kilpauk que cet établissement est euphémiquement désigné. C’est un lieu où on enferme les paittiyakkārarkaḷ, ḷ les « fous », les « cinglés ». Cette renommée ainsi que l’usage de l’euphémisme pour désigner l’asile ne sont d’ailleurs pas sans présenter des parallèles avec ceux qui perdurent en Occident encore aujourd’hui : les fous de Saint-Anne, de Limoux ou de Charenton.
33On a évoqué précédemment les contestations des Indiens à l’égard de la médecine coloniale à cause des différences sur les plans de la moralité et de la sensibilité culturelle. L’asile et la psychiatrie ne font pas exception et même accentuent cette mauvaise image. Le concept « hôpital », introduit par les praticiens yuṉāṉi (médecine gréco-arabe), était peu développé en Inde. Il existait bien des petites structures de soin installées par les praticiens de médecine āyurvédique, citta ou yuṉāṉi qui permettaient d’héberger quelques patients. Mais durant leur séjour, ils bénéficiaient de la présence de leur famille qui se chargeait de les nourrir, de les surveiller et de leur tenir compagnie, comme c’est d’ailleurs aujourd’hui le cas dans la plupart des cliniques et hôpitaux indiens. L’absence d’activités religieuses encadrées, l’utilisation de certaines thérapies en inadéquation avec les prescriptions alimentaires de caste et de religion, le désintérêt pour les règles intrinsèques aux communautés, la fréquence des autopsies54, sont autant de faits qui jettent le discrédit sur la médecine aliéniste et psychiatrique. Conscient de cette réputation, Mills cherche à saisir, à partir des rapports d’entrées du lunatic asylum de Lucknow entre 1857 et 1880, les raisons pour lesquelles les familles choisissent de faire interner un patient dans un de ces établissements, plutôt que de le garder à domicile, de consulter un médecin local, un sorcier, un prêtre ou, comme il est commun pour ces maladies, de l’accompagner dans un sanctuaire thérapeutique. Il observe que les demandes d’internement ne sont pas liées à l’espérance d’une thérapie plus efficace. Si la famille opte pour la médecine aliéniste, c’est ni pour la confiance qu’elle place en ses docteurs, ni pour la gravité de l’état du patient. Elle voit dans le système asilaire, un moyen de punir celui qui se montre rebelle ou refuse de se conformer aux règles sociales et coutumières, un endroit pour se débarrasser d’un parent trop encombrant et improductif (veuf, idiot, âgé, handicapé). Ainsi, peu de personnes internées par la famille souffrent réellement d’une maladie mentale. Et ce décalage entre la vocation médicale de l’hôpital et les patients qui le fréquentent est encore accentué par la présence des nombreux vagabonds, des abandonnés, des maltraités, des insensés délaissés, des criminels, hospitalisés sur ordre d’un magistrat, d’un juge de la cour du district ou de l’inspecteur des prisons. Ces asiles se différentient peu de l’hôpital général ou des prisons d’Europe au xviie siècle où, pêle-mêle, s’entassent criminels, vagabonds, mendiants, aliénés, idiots55. Ils correspondent à ce que Foucault a dénommé « le grand enfermement », visant à débarrasser la société de ses débauchés, de ses marginaux, de ses dérangés, et à lui redonner le sens de la morale. Si l’internement dans ces asiles ne répond pas à une nécessité curative, il protège les vagabonds et les insensés. Attitude, certes, paternaliste, mais qui exprime dans le contexte colonial la crainte de personnes difficilement contrôlables (Code of Criminal Procedure 1861, Section 295 attribuée au vagabondage56). À ce titre, il faut signaler les mesures draconiennes prises par les Britanniques visant à répertorier les criminal tribes and castes de manière à les contrôler et les sédentariser (Criminal Tribes Act 1871). Il s’agit également de « civiliser » les Indiens et de protéger l’Empire colonial en mettant les violents à l’abri et en désarmant la population (Arms Act XXVIII 1857).
34Certains criminels doivent leur internement en asile au fait qu’ils sont déclarés fous au moment de leur méfait ou durant leur emprisonnement. Le personnel pénitentiaire touchant une prime d’intéressement sur le travail produit par les prisonniers, il est d’autant plus déterminé à faire hospitaliser, sous prétexte d’un comportement insensé ou anormal, ceux qui refusent de travailler ou qui sont trop faibles pour être productifs. Un tel transfert est facilité par le fait que le médecin de la prison est également celui de l’asile lorsque les deux univers d’enfermement coexistent dans la ville. Concernant les femmes, la plupart des criminelles échouent à l’asile. Les crimes dont elles sont coupables étant essentiellement l’infanticide, elles bénéficient de la clémence des magistrats britanniques. Selon leur justification, les femmes qui tuent leurs enfants ne peuvent être que des malades mentales ou victimes de leur famille, implicitement, de la culture indienne et leur religion hindoue ou musulmane (Female Infanticide Act 1870). Aussi, dès que leur comportement est jugé normal, elles sont remises en liberté. Tel est le cas de Soordiah dont Mills présente le rapport du médecin :
« Soordiah. Maniaque. 25 ans. Musulmane. Travaille. 8 août 1864
8 août 1864. Prisonnière. Envoyée (en prison) par le Deputy commissioner de Fyzarab
8 avril 1865. Cette femme est une malade mentale criminelle [criminal lunatic] et elle attend son procès pour le meurtre de son enfant. Occasionnellement elle devient pour ainsi dire sensée [sane], mais retombe dans le même état et est à présent beaucoup plus près de l’état où elle se trouvait au moment de son admission.
23 août 1866. Elle reste encore insensée [insane].
26 décembre 1867. Ayant été acquittée par le Judicial Commissioner du fait de son aliénation, il est recommandé qu’une commission soit nommée sous la clause 3 section 395.
10 mars 1868. Au cours de la Commission établie sous la clause 3 section 395 n° 350 25 janvier 1868 « Gazette du gouvernement de l’Oudh » Soodiah a été considérée saine [sane] et apte à être libérée57. »
35La thérapie appliquée durant les xviiie et xixe siècles dans les asiles est à l’image de celle qui prévaut en Europe. Elle se compose de l’administration de substances sédatives et hypnotiques telles que bromure de potassium et hydrate de chlore, morphine, alcool, teinture de digitale, acide hydrocyanique et de produits évacuants (purgatifs, carminatifs, vomitifs, saignées, etc.). À cette thérapeutique qui existe également dans les médecines indiennes, s’ajoutent des mesures d’hygiène renforcées et une attention sur le bon fonctionnement du corps (bain, repas58, examen des fonctions organiques et des excréta, repos, vaccination). Comme en Angleterre, et plus largement en Europe, les mesures thérapeutiques appliquées aux asiles en Inde à partir de 1857 se déroulent en deux temps59. D’une part, elles humilient, disciplinent, moralisent par le biais de douches glacées, d’enchaînement, de camisole de force ou d’isolement en cellules lorsque le retrait des chaînes est observé, de traitements chimiques provoquant un état léthargique ou de violentes douleurs. D’autre part, elles resocialisent et redonnent confiance aux patients à travers le travail, la discipline, la responsabilisation dans les tâches, l’obéissance60. La préoccupation des aliénistes étant avant tout de fortifier et de discipliner les corps, peu importe le contexte social ou familial qui a justifié l’internement. Une fois le corps fortifié, maîtrisé, socialisé, le patient est renvoyé dans sa famille, et ce, même si celle-ci est réticente pour le reprendre ou si elle est la cause directe de ses troubles. La thérapeutique n’est pas choisie en fonction des nosologies mentales et se trouve largement dépendante du médecin, de son intérêt et de ses compétences à soigner les aliénés. La violence, le manque de sensibilité vis-à-vis des malades et l’ignorance des maladies sont très explicites dans le rapport judiciaire d’un patient décédé à la suite d’une injection d’eau chaude dans l’anus mentionné par Mills : le médecin avait jugé que ses crises d’épilepsie relevaient de la comédie et pour le punir, lui avait ordonné ce traitement qui devait l’affecter dans son amour proche61. On peut comprendre que de tels agissements de la part du corps médical n’ont pas fait bonne presse à la psychiatrie en Inde. Cependant, tous les médecins ayant eu à s’occuper des aliénés n’ont pas toujours adopté une attitude aussi coercitive, d’autant qu’à cette même époque, c’est plutôt la médecine morale de Pinel, attentionnée et protectrice, qui a dominé le champ de la profession. Bien évidemment, le terme protecteur n’a pas la même signification pour les aliénistes que pour les patients qui sont contraints de subir certaines pratiques considérées bienfaitrices telles que l’obligation de s’alimenter, de se laver, d’être vacciné au moment des grandes épidémies de variole et de peste. Un tel paradoxe a été maintes fois souligné par les historiens et les anthropologues de la médecine aliéniste et psychiatrique62.
La psychiatrie postindépendance
36Sur la liste des lunatic asylums, rebaptisés en 1920 mental hospitals, présentée dans son article, Murthy dénombre 29 établissements au moment de l’indépendance de l’Inde63. Après 1947, le gouvernement indien en construira neuf de grande capacité d’accueil et quelques autres de taille modeste. Cependant, la maintenance de ces établissements, surtout les plus anciens, est critiquable et le minimum d’hygiène, de confort, de soin, fait souvent défaut. Murthy cite des extraits du rapport du National Human Rights Commission sur les établissements psychiatriques en 2000 qui précise que 38 % des hôpitaux ressemblent encore au modèle des prisons (jail-like structure), 76 % possèdent des cellules d’isolement toujours utilisées, 57 % des murs élevés64. Le rapport dénonce également la situation des patients traités comme des détenus, contraints à se laver et à accomplir leurs fonctions naturelles telles que la miction, la défécation sans bénéficier de la moindre intimité, la surpopulation des établissements qui les oblige à dormir à même le sol, la vétusté et l’insalubrité des bâtiments, ainsi que le manque de qualification du personnel davantage affecté à la surveillance qu’à la délivrance des soins – 25 % des établissements disposent d’infirmières formées en psychiatrie et moins de 50 %, d’un psychologue et de travailleurs sociaux spécialisés (psychiatric social workers) –, et une carence en soin – 20 % des centres pratiquent des examens biologiques. Le rapport, accablant, conclut :
« Les déficiences dans les domaines sont suffisamment explicites pour indiquer que les droits des malades mentaux sont outrageusement violés dans les hôpitaux psychiatriques ».
37Parallèlement à la création de nouveaux hôpitaux psychiatriques, le gouvernement indien, dans les années 1970, a incité à l’institution de départements de psychiatrie à l’intérieur d’hôpitaux gouvernementaux. Chaque district doit disposer d’une unité de psychiatrie proposant des consultations, détenant un certain nombre de lits et un personnel formé à cette spécialité (infirmières, médecins, travailleurs sociaux). Dans les faits, note Murthy, il n’y a que deux États, le Kerala et le Tamil Nadu, qui en sont bien pourvus. Ajoutons que si le rapport de Murthy considère que l’État du Tamil Nadu répond aux objectifs gouvernementaux, les moyens octroyés à la psychiatrie varient considérablement d’un district à l’autre, et la région au sud de Madurai est particulièrement démunie.
38L’idée d’installer la psychiatrie à l’intérieur de l’hôpital général est d’encourager les médecins des services non-psychiatriques à diriger leurs patients présentant des symptômes relevant de la psychiatrie vers ce service et de déstigmatiser la psychiatrie puisque la démarche de se rendre à l’hôpital général n’a plus la même connotation que celle d’aller à « Kilpauk », par exemple. Cependant, en raison de l’éloignement et du coût des transports pour se rendre à l’hôpital, seuls les patients des zones urbaines peuvent en bénéficier. Les villageois, qui composent les deux tiers de la population indienne, se trouvent délaissés. D’où l’initiative proposée par les psychiatres de sensibiliser et de former le personnel des Primary health care (dispensaires) afin qu’il soit capable de repérer les personnes affectées d’un trouble relevant de la psychiatrie, d’administrer un traitement adéquat et d’orienter les cas difficiles vers un service spécialisé. En 1982, le département central de Health and Family Welfare adopte le National Mental Health Programme. Ce programme est élaboré à partir des propositions de psychiatres membres de l’Indian Psychiatry Society, une association fondée en 1947 par une poignée de spécialistes désireux de faire évoluer leur connaissance, qui organisent des réunions annuelles et publient l’Indian Journal of Psychiatry. Les propositions retenus dans le programme concernent la formation d’un personnel soignant et de spécialistes, la délivrance de médicaments, la réorganisation des hôpitaux et des dispensaires ruraux, l’information auprès de la population, la formation des familles confrontées à la maladie mentale en vue d’obtenir leur collaboration dans la thérapie. Leurs objectifs sont :
l’accessibilité de la psychiatrie à tous, quels que soient le statut et le niveau économique ;
une sensibilisation à la santé mentale du personnel soignant des centres médicaux ;
la participation de la population aux programmes sur la santé mentale65.
39En 1987, le Mental Health Act est rédigé mais ce n’est qu’en 1993 qu’il entre en application, remplaçant ainsi l’Indian Lunatic Act datant de l’époque coloniale (1912). Les départements Central et State Mental Health Authories ont été créés à cette époque pour promouvoir le texte et le faire appliquer. Cependant, ainsi que le dénonce Antony, si ces autorités ont la charge d’inspecter les hôpitaux psychiatriques, seuls ceux de statut privé sont concernés par la loi66. Le régime particulier dont bénéficient les hôpitaux psychiatriques gouvernementaux explique le rapport accablant dressé par la National Human Rights Commission.
40C’est dans la période 1970-1985 que les psychiatres qui ont contraint le gouvernement à reformer les droits des malades mentaux, s’intéressent aux formes traditionnelles de thérapie mentale. L’ouvrage Psychiatry in India des docteurs De Souza et De Souza est exemplaire de cette période. Publié en 1984, il rassemble de nombreux articles de psychiatres qui abordent une des facettes du traitement des maladies mentales (mental illness) en Inde67. Les procédés traditionnels y tiennent une place tout à fait remarquable.
41Les études de type phénoménologique cherchent à interpréter des symptômes culturels (culture-bound syndromes) indiens à la lumière de la psychiatrie occidentale. Le dhāt syndrome (spermatorrhée) que les psychiatre sindiens associent à la dépression et à l’anxiété68, et le devi syndrome (possession surnaturelle) qu’ils relient à la névrose hystérique ou maniaque ou à certaines psychoses, y tiennent une place importante69. D’autres études s’intéressent aux effets des concepts hindous sur la santé mentale tels que la notion de karma dans le sentiment de culpabilité70, ou les notions de dharma (obligations morales, prescriptions), de maya (illusion) dans les symptômes psychotiques ou névrotiques71. D’autres encore examinent les traités āyurvédiques pour étudier la nosologie des maladies mentales et les thérapies adoptées72. Des travaux appréhendent l’intérêt du yoga73 et de la mythologie en psychothérapie74. Quelques psychiatres observent le savoir-faire des guérisseurs traditionnels en matière de pratiques thérapeutiques, de diagnostic et de leur interaction avec le patient75, et entreprennent des études volontairement sociologiques, établies à partir de larges échantillons de patients (une à plusieurs centaines) fréquentant, parallèlement aux consultations de psychiatrie, les praticiens traditionnels, pour définir les critères sociodémographiques de cette population et comprendre les raisons pour lesquelles elle ne s’adresse pas à la psychiatrie76. La plupart de ces études montrent que les carences en spécialistes, la situation géographique des centres spécialisés, et surtout, la difficulté de communication avec le psychiatre, sont les principales causes du désintérêt pour la psychiatrie. Ainsi que le professeur Neki le souligne, citant deux de ses confrères, dans un hommage rendu au premier psychothérapeute psychanalyste indien, Girindrasekhar Bose :
« De nos jours, le psychiatre indien est encore un produit de la formation occidentale… Il a appris ses leçons de médecine et de psychiatrie dans un langage et des structures conceptuelles qui sont entièrement étrangers au milieu (culturel) de sa naissance et de sa résidence77. »
42À la lumière de ces études, les psychiatres proposent un certain nombre d’adaptations pour rendre la psychiatrie plus attractive. Ils pointent la nécessité d’améliorer l’écoute des patients et de s’intéresser aux conceptions ou aux métaphores qu’ils emploient, de collaborer étroitement avec les praticiens traditionnels, de s’inspirer ou de se servir des techniques psychothérapiques et thérapeutiques issues des médecines traditionnelles, d’utiliser des références religieuses dans leur dialogue ou dans leur thérapie78.
43L’incendie à la dargāh d’Ervadi en août 2001 a permis de révéler les carences de la psychiatrie en Inde. Dans un premier temps, les articles de presse accusent l’attitude superstitieuse et obscurantiste des familles qui soumettent leur patient au pouvoir thaumaturge du saint plutôt qu’à l’adresser à la médecine. Le profil sociodémographique du patient est décliné en terme de féminin, rural, pauvre, ignorant, illettré. Autant de qualificatifs qui font de lui un individu ancré dans la tradition et résistant à la science, à la modernité. Mais, dans les jours qui suivent la tragédie, le ton des articles de presse change et l’incrimination des personnes qui fréquentent ces endroits cède le pas aux critiques acerbes à l’encontre de la pratique psychiatrique en Inde. Si les sanctuaires comme celui d’Ervadi attirent du monde, c’est qu’ils pallient un manque dû au désintérêt des politiciens concernant les différences sociales et le développement d’un système de soin approprié à ces pathologies79. Les articles fustigent la rareté des établissements psychiatriques, la carence en spécialistes et en lits attribués aux patients souffrant d’un trouble psychiatrique dont le nombre couvre à peine le dixième des besoins. Wadhwa estime à 32 millions le nombre d’Indiens qui auraient besoin d’un traitement psychiatrique et à 7 millions ceux atteints de troubles sévères80. Pour les accueillir et les soigner, le professeur Murthy souligne que l’Inde dispose seulement de 180 000 lits répartis dans 36 centres psychiatriques administrés par le gouvernement indien et de 3500 psychiatres81. Si on peut s’accorder sur la justesse de ces accusations, il faut souligner qu’elles émanent de psychiatres dont le souci principal est de développer leur discipline. Elles négligent d’une part, les défaillances dans la pratique même de leur spécialité et, d’autre part, la dimension sociale de l’origine des troubles affectant les patients qui fréquentent les sanctuaires.
44Le service psychiatrique, mentionné plus ou moins explicitement par les patients de Puliyampatti qui ont recouru à la biomédecine, est celui de l’hôpital High Ground à Palaiyamkottai. C’est un petit service d’une vingtaine de lits répartis dans deux bâtiments accueillant séparément les hommes et les femmes. Trois psychiatres attachés au service reçoivent chaque matin de très nombreux patients externes. La manière dont les consultations sont organisées mérite une brève description car elle permet de comprendre les raisons pour lesquelles les patients et leur famille manifestent peu d’intérêt pour cette médecine. Lorsque la consultation commence, un employé appelle les patients selon l’ordre de leur arrivée et les invite à former une longue file d’attente. Sans aucune confidentialité ni intimité, chaque patient accompagné d’un parent se présente devant le psychiatre qui, à l’issu de quelques questions sommaires posées au parent et sans même prendre le temps d’observer le patient, tire d’une boîte posée sur son bureau une ordonnance préétablie. Le parent et le patient repartent avec un carnet médical portant les seules mentions du nom du psychiatre, de la date de consultation et des molécules prescrites. Lorsque des parents tentent de poser quelques questions pour connaître la gravité de la maladie, son étiologie, le pronostic de guérison, ils sont interrompus et invités à partir. De ce fait, certains sortent de la consultation nettement désemparés. Les parents de patients qui ont été hospitalisés ne manifestent guère plus de confiance envers cette médecine et soulignent la récurrence des électrochocs qui, outre leur connotation violente, augmentent considérablement les dépenses. La mention des frais d’hospitalisation est particulièrement prégnante parmi les critiques à l’encontre de la biomédecine. Si les consultations et l’hospitalisation sont gratuites, en revanche, les examens et les médicaments sont à la charge des familles. Il n’y a que l’hôpital de Kilpauk à Chennai qui propose aux habitants du Tamil Nadu gratuité des soins et des consultations de bonne qualité82. Mais peu ont eu la possibilité de s’y rendre car la longue distance pour atteindre cet hôpital occasionne des frais de déplacement bien trop élevés et astreint la famille accompagnatrice à des conditions de séjour difficiles et dispendieuses.
45L’inefficacité des traitements, l’abus de la sismothérapie, les dépenses qui forcent souvent à l’emprunt ou à la vente de biens, le désintérêt et l’absence de communication de la part des médecins, etc. sont autant d’obstacles qui justifient l’abandon de la biomédecine au profit de la thérapie religieuse. Cette dernière, ainsi qu’on le verra, peut être tout aussi dispendieuse mais l’interprétation qu’elle propose est plus acceptable pour le patient comme pour sa famille car moins sujet à la stigmatisation. Cela ne signifie pas que les catégories nosologiques soient abandonnées, de nombreux patients affirment qu’ils sont atteints de maṉanōy ou de valippu. Cependant, l’absence d’efficacité de la médicamentation prescrite par le médecin après un ou plusieurs jours de traitement, et/ou l’absence de lésion cérébrale ou physique diagnostiquée par le médecin (mūḷai/uṭampu naḷḷa irukku « le cerveau/le corps va bien ») – c’est souvent le seul diagnostic qu’ils obtiennent ou retiennent au terme d’une consultation ou d’une hospitalisation – renforce la thèse de l’origine surnaturelle de la maladie. C’est du moins l’interprétation qui émerge de manière récurrente des entretiens et qui est présentée comme une raison suffisante pour se tourner vers la thérapie religieuse.
46Relier la maladie mentale à une agression surnaturelle n’a pas la même implication que de la considérer comme inhérente à une défaillance mentale, organique, psychique de l’individu. Dans le premier cas, la maladie du patient prend sens dans l’histoire de sa famille. Dans le second, le patient est souvent responsable de sa maladie. Il est alors perçu et rejeté comme un lépreux, un tuberculeux ou un sidéen : il peut contaminer l’entourage – la maladie mentale est considérée comme contagieuse –, il porte malheur, sa maladie est due à sa mauvaise moralité. La maladie mentale est aussi tenue pour incurable (tīrānōy) de sorte que la moralité de la famille affectée par la présence d’un tel patient est également suspecte. Ces perceptions des troubles mentaux et psychiques alimentent un peu plus la mauvaise réputation de la psychiatrie. Pour leur part, les médecines indiennes proposent des interprétations sur l’origine de la maladie mentale qui tiennent compte des dimensions sociale, psychologique et surnaturelle. Si certaines thérapies qu’elles utilisent ont des effets violents, elles font partie d’une logique qui s’appuie sur des concepts culturels. C’est le sujet auquel on va maintenant s’intéresser à travers les médecines savantes et les thérapies religieuses.
Les systèmes médicaux indiens : médecines savantes et thérapies religieuses
47La médecine āyurvédique est classée parmi les médecines « traditionnelles » et en Occident, parmi les médecines « douces » ou « alternatives ». Cependant, ces qualificatifs sont peu appropriés du fait qu’ils négligent les transformations qui l’ont affectée depuis ses origines védiques. Zimmermann souligne que la thérapie āyurvédique, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui en Inde et en Occident, diverge fortement de celle décrite dans les textes classiques83. Les praticiens indiens ont éliminé de leur pratique tout un pan de la thérapeutique qui pouvait être « violente ». Un tel choix était rendu nécessaire pour mettre en avant la qualité « non-violente » de leur spécialité, et ce, par opposition à la médecine occidentale dont ils dénonçaient les effets iatrogènes de la chimiothérapie et la brutalité de l’acte chirurgical. Les plantes aux propriétés émétiques, carminatives, expectorantes, déplétives ou aux propriétés purgatives trop puissantes, dont la fonction est d’évacuer les humeurs peccantes, sont rayées du protocole thérapeutique. Le traitement pañcakarma ou « les cinq actions purifiantes » – vamara (émétique), virecana (purgative), vasti (nettoyante), nāsya (sternutatoire, nettoyante des narines), raktamośanaḷ (pratique de la saignée) – est maintenu dans les hôpitaux et les cliniques, mais sous une forme nettement adoucie. Ainsi que l’attestent les publicités des nombreuses cliniques āyurvédiques établies en Inde – essentiellement au Kerala – ou à l’étranger, les cures thérapeutiques comprenant massages, embrocations, bains, yoga, absorption de plantes, partagent les mêmes propriétés qui sont de calmer, de relaxer, de rétablir l’équilibre corporel, et surtout, de rajeunir et d’embellir le corps. Les techniques et les produits utilisés appartiennent à la thérapie classique, mais les fonctions pour lesquelles ils sont sélectionnés ont changé. Traditionnellement, leur rôle était, soit de préparer le corps de manière à optimiser l’action des substances évacuantes, soit d’atténuer la virulence des évacuants. Zysk dénomme cette nouvelle pratique médicale New Age Ayurvedic du fait que les spécificités qui y sont valorisées s’articulent sur l’idéologie de ce mouvement84. Il souligne notamment la référence aux textes les plus anciens comme gage d’authenticité, le rôle important accordé à la spiritualité et à l’harmonisation du corps avec l’esprit par la pratique du yoga, les qualités naturelles et bénéfiques attribuées à toutes les préparations galéniques généralement d’origine végétale85. Avant ce remodelage récent, la médecine āyurvédique a connu de profondes transformations : à la période classique, elle se distancie des interprétations surnaturelles attribuées aux maladies durant la période védique au profit d’une causalité physiologique. Ses conceptions, reposant sur une théorie humorale, s’enrichissent progressivement au contact des systèmes médicaux étrangers (chinois, gréco-arabe, occidental) et autochtones (tribal, citta), et de courants philosophiques panindiens.
48La médecine citta, qui s’est développée spécifiquement au Tamil Nadu sous le nom de citta, est utilisée en préférence à l’āyurvédique par les castes non-brahmanes. Si c’est la médecine à laquelle les Tamouls se référent du point de vue conceptuel et thérapeutique, celle-ci diffère peu de l’āyurvédique en raison de leur influence mutuelle. Il faut néanmoins souligner qu’elle n’a pas connu les récentes évolutions de la médecine āyurvédique et donc sa thérapeutique est considérée plus efficace mais aussi plus dangereuse par les effets secondaires qu’elle peut occasionner.
49L’ancienne étiologie religieuse et magique des temps anciens n’a pas disparu pour autant. Certes, elle n’apparaît plus dans les médecines āyurvédique et citta que dans la partie consacrée aux pathologies mentales où certains troubles sont attribués à une puissance surnaturelle (bhūta, pūtam). En revanche, elle est centrale dans les systèmes thérapeutiques dénommés en anglais folk Indian medicine. Certains de ces systèmes, à la différence des médecines indiennes savantes, tiennent une place importante dans la démarche thérapeutique des patients interrogés à Puliyampatti. Bien que les thérapeutes qu’ils consultent soient spécialisés dans la détection des agents surnaturels responsables de la maladie, ils n’ignorent pas les théories savantes des médecines indiennes. Ils y font même référence pour justifier leur diagnostic et leur thérapeutique car ces modèles appartiennent à un savoir partagé entre les Indiens.
Les médecines āyurvédique et citta : deux traditions parallèles
50L’origine de la médecine āyurvédique est védique mais les historiens s’accordent pour penser qu’elle a bénéficié du legs laissé par les peuples préaryens dont les vestiges des cités de la vallée de l’Indus manifestent un indéniable souci de salubrité. La découverte de quelques fragments d’origine animale, minérale ou organique suggère la fabrication de composés thérapeutiques86. La médecine āyurvédique tire son nom de l’Āyurveda, la « science de la longévité ». Il s’agit d’un corpus de textes considéré par certains indianistes comme un upaveda, un veda accessoire du Ṛg veda ou comme un upāñga, partie annexe de l’Atharvaveda. En effet, le Ṛg veda comme l’Atharvaveda présentent un ensemble de formules faisant référence aux parties du corps et offrent quelques rudiments d’anatomie, de physiologie, de maladies et de thérapies. Cependant ces formules ont une fonction spécifiquement conjuratoire et les parties du corps ne sont mentionnées que lorsque les hymnes visent à célébrer la divinité responsable de l’affliction de manière à rétablir l’ordre universel (ṛta) qu’elle a déstabilisé. L’Atharvaveda se singularise par rapport aux autres veda par l’importance qu’il attribue à la magie. Ses hymnes ou plutôt ses formules concernent deux domaines : la « magie blanche » composée de recettes pour guérir certaines maladies et pour conduire sur le chemin de la prospérité et du bonheur, et son opposé, la « magie noire » dont l’objet est l’anéantissement d’autrui. La pratique de ces deux magies utilise les mêmes ingrédients se décomposant en incantations ou mantra, en amulettes, en substances à ingérer ou à oindre, en exercices spirituels ou corporels.
51À cette tradition védique remontant à 1500-2000 ans avant notre ère, succède un héritage constitué de trois traités ou ṣaṃhitā nommés d’après le médecin qui a systématisé les textes. Les Caraka et Suśruta ṣaṃhitā forment la base de la médecine āyurvédique classique et, sous une forme largement remodelée, servent de référence à son enseignement aujourd’hui dans les colleges. Selon la tradition du Suśruta ṣaṃhitā, l’être suprême, Brahman, serait le père de la médecine et enseigna son savoir divisé en huit parties à Prajāpati qui le transmit aux Aśvin (jumeaux médecins-devins) et qui, à leur tour, l’enseignèrent à Indra. Dhanvantari, roi de Kāśi (Bénarès), reçut d’Indra ce savoir qu’il divulgua aux hommes par l’intermédiaire d’un groupe de médecins-scribes dont Suśruta. Le texte, enfin, fut remanié par Nāgārjuna, un docteur bouddhique contemporain du roi scytho-indien Kaniṣka (iie siècle après J.- C.). La tradition du Caraka ṣaṃhitā diverge du Suśruta ṣaṃhitā à partir d’Indra. C’est Bharadvāja, un Ṛṣi védique (sage) qui reçut la révélation. Il la communiqua aux autres Ṛṣi dont l’un d’entre eux, Ātreya Punarvasu, la révéla à ses six disciples qui se chargèrent de rédiger les textes. Deux de ces disciples sont Bhela et Agniveśa. Tandis que le manuscrit de Bhela, certainement le plus ancien texte de médecine indienne dont on dispose, n’est parvenu que dans un état fragmentaire, celui d’Agniveśa est connu sous le nom de Caraka ṣaṃhitā à la suite de son remaniement par Caraka87. Zimmermann rapporte un des mythes fondateurs de la médecine āyurvédique88. Selon cette légende, exprimant une perte de valeur, un monde en déclin – on peut y voir une critique visant l’apathie des brahmanes à œuvrer pour maintenir l’ordre universel –, les Ṛṣi seraient devenus obèses à force de se nourrir de « plantes de village » et cet état les aurait rendus incapables d’accomplir les rites. Cela se passait aux origines de l’histoire, au début du kaliyuga (quatrième et dernière ère avant la destruction ; ère sombre). Accusant la vie rurale (espace social) d’être la cause de leur déchéance, ils partirent à la rencontre des Dieux établis dans la forêt himalayenne (espace asocial) et s’y s’installèrent89. Au milieu de ce cadre naturel couvert de plantes miraculeuses dont les dieux tiraient le soma (ambroisie)90, Indra, le précepteur des dieux, les reçut et leur transmit l’Āyurveda. Ainsi que le démontre Filliozat, malgré une plus grande antiquité attribuée au Caraka ṣaṃhitā que les commentaires sanskrits font remonter à l’époque védique, les liens entre les personnages cités dans chaque tradition semblent attester un fonds théorique commun aux deux traités qui se confirme par la concordance des enseignements généraux.
52À ce corpus, s’ajoutent deux traités célèbres rédigés par Vāgbhaṭa (bouddhiste, supposé du vie siècle), l’Aṣṭāñgahṛdaya saṃhitā, le plus usité, et l’Aṣṭāñgaṣaṃgraha dont les enseignements concordent également avec ceux des Caraka et Suśruta saṃhitā, ainsi qu’une littérature médicale abondante en traités, répertoires thérapeutiques et manuels de pratiques.
53Les trois ṣaṃhitā (Caraka, Suśruta, Aṣṭāñgahṛdayam) sont des textes didactiques rédigés en vers et en prose divisés en parties correspondant à différentes spécialités. L’Aṣṭāñgahṛdayam reconnaît sept spécialités : traitement des enfants (bāla cikitsā) ; traitement contre les divinités (graha c.) ; traitement des organes touchant la tête (ūrdhvāñga c.) dont ophtalmologie (netra roga c.), rhinologie (nāsā roga c.), otologie (karṇa roga c.), maladie de la bouche (mukha roga c.), maladie de la tête et du crâne (śiro roga c.) ; chirurgie (śalya c.) ; traitement des toxicoses (viṣa c.) ; thérapie de jouvence (jarā ou rasāyana c.) ; thérapie aphrodisiaque (vṛya ou vājīkaraṇa c.). En principe, la médecine āyurvédique identifie huit spécialités, c’est-à-dire les sept précédentes auxquelles s’additionne une partie consacrée à la thérapie générale. Cependant, seul le Caraka ṣaṃhitā se divise en huit spécialités (Suśruta samhitā en possède six) et ainsi que le souligne Filliozat, les classifications proposées dans Caraka et Suśruta samhitā souffrent d’un réel manque de rigueur qui leur fait perdre tout intérêt91. Remarquons au passage que si la chirurgie (salya) est développée dans ces textes92, elle est délaissée par les vaidya à cause de la pollution encourue.
54L’origine de la médecine citta est attribuée à des yogis ou cittarkaḷ « parfaits », pour la plupart légendaires, versés dans la connaissance de l’iatrochimie et de l’alchimie. Dans l’État du Tamil Nadu et dans les pays asiatiques où réside une large communauté tamoule (Sri Lanka, Singapour), ce système médical occupe la place détenue par l’āyurvédique dans les autres régions de l’Inde et les pays asiatiques de culture hindoue. Il est enseigné en tamoul, à partir d’un corpus textuel en cette langue, dans des medical colleges administrés par le gouvernement du Tamil Nadu et par des fonds privés93. Dans les autres États indiens, son étude reste très marginale. Les raisons pour lesquelles cette médecine s’est imposée au Tamil Nadu au détriment de l’āyurvédique sont obscures. Néanmoins, pour la période récente, on peut penser qu’en tant que paradigme de la culture tamoule, elle s’est trouvée valorisée par les discours des dirigeants du mouvement dravidien dénonçant l’hégémonie brahmanique qui ont émergé à la fin du xixe siècle94. C’est ce que l’on peut observer au Tamil Nadu à travers l’appartenance communautaire de la clientèle et des professionnels propres à chacune des médecines : les brahmanes adhérant à l’āyurvédique ; les castes non-brahmanes à la médecine citta. Trawick souligne également que, dans cet État, l’enseignement universitaire qui remplace progressivement la transmission héréditaire du savoir médical āyurvédique (père à fils ou oncle à neveu), n’a pas favorisé la diversité des castes parmi les vaidya95. Les étudiants comme les professeurs appartiennent très majoritairement aux castes brahmanes. Weiss et ses confrères affirment que les brahmanes ont cherché à rester maîtres de la pratique āyurvédique en empêchant les personnes de caste inférieure de prendre la fonction de vaidya96. La connaissance du sanskrit requise pour les études peut être un obstacle et induire une électivité, les brahmanes étant souvent mieux armés. Les cittavaittiyarkaḷ, pour leur part, sont issus essentiellement des castes intermédiaires śudra, celles-là mêmes qui ont lutté contre l’hégémonie brahmanique durant les mouvements dravidiens. Ils acquièrent leurs connaissances médicales par l’enseignement universitaire, ou plus couramment, par tradition héréditaire ou traditionnelle auprès d’un parent (le père ou plus couramment l’oncle maternel, selon les vestiges matrilinéaires du système dravidien) ou d’un maître.
55Dans les États limitrophes du Tamil Nadu, et plus précisément au Kerala, l’origine communautaire des vaidya est différente. Zimmermann précise que le déclin de la notoriété des brahmanes qui s’est amorcé au début du siècle a favorisé l’émergence des praticiens de caste intouchable aujourd’hui majoritaires97. Dans le passé, l’exercice de l’āyurvédique était détenu par les aṣṭavaidya, « lignée des huit vaidya », médecins brahmanes nampūṭiri, professant selon le traité Aṣṭāngña hṛdayam, qui devaient prendre soin de la santé du roi ou du représentant de la chefferie locale et recevaient en échange sa protection. L’extrait des consultations d’un brahmane se déroulant à la fin du siècle dernier présenté par l’auteur indique que les patients de caste inférieure pouvaient bénéficier des connaissances du vaidya, mais qu’ils étaient contraints, de par l’impureté de leur statut, à se tenir debout à l’extérieur de la véranda d’où le maître faisait sa « consultation », examen, il va sans dire, reposant strictement sur l’échange verbal98.
56La médecine citta99 s’appuie sur des textes rédigés en tamoul sur des ōlaiccuvaṭikkaḷ à partir du xe siècle. Les ōlaiccuvaṭikkaḷ sont des manuscrits en feuilles de palmier séchées sur lesquelles le texte est gravé à l’aide d’un stylet. Au même titre que l’enseignement oral et technique, ces textes se transmettent des parents aux enfants et de maître à disciple (guru-śiśya). Aujourd’hui, ils font l’objet d’un recensement systématique conduit par le Central Council for Research in Ayurveda and Siddha de Chennai de manière à les préserver, les retranscrire, les interpréter, les publier et traduire les plus importants en anglais et en hindi.
57Selon la tradition, le pays tamoul aurait eu dix-huit cittarkaḷ, ḷ yogis accomplis détenant les huit pouvoirs surnaturels (cittikkaḷ) développés par de rigoureux exercices ascétiques et par l’ingestion de plantes et de certains produits tel que le mercure solidifié (iracamaṇi). Ils sont considérés comme les auteurs des textes médicaux, dont les plus connus sont le sage Akattiyar (sk. Agastiya), patron de la médecine citta100 et Tirumular, auteur du Tirumantiram101.
58Les cittarkaḷ tamouls appartiennent à un mouvement philosophique et spirituel qui s’est répandu dans toute l’Inde durant la période médiévale. Celui-ci persiste encore sous forme de sectes telles que celles des Nātha siddha ou des alchimistes Raṣa siddha102. Il n’y a que dans le sud de l’Inde (plus spécifiquement Tamil Nadu) et dans le bouddhisme vajrayana du Tibet que le système médical associé à ce mouvement a bénéficié d’un réel développement capable de rivaliser avec les autres systèmes médicaux existants, āyurvédique pour le pays tamoul, système syncrétique indien/chinois pour le Tibet. Ce mouvement est caractérisé par une adhésion au culte Shiva-Shakti, une attirance toute particulière pour l’alchimie et le tantrisme ainsi que pour les disciplines ascétiques dérivées du tantrisme : l’haṭha yoga et les techniques de maîtrise du souffle prāṇāyāma. Ces disciplines ascétiques consistent à favoriser le déroulement de l’énergie kuṇḍaḷinī (métaphorisée par un serpent) lovée dans la région pelvienne et son ascension le long de la colonne vertébrale, à travers différents muticcuńkaḷ103, jusqu’à l’atteinte du septième situé au sommet de la tête qui correspond à la dissolution de « l’Ego dans l’Absolu ». L’école tamoule citta puise également dans le Śaiva siddhānta dont elle partage les conceptions philosophiques et un de ses 64 Śaiva siddhāntin, Tirumular, l’auteur du traité Tirumantiram. Tout en se singularisant par un materia medica utilisant des connaissances iatrochimiques et alchimiques et par des techniques diagnostiques et thérapeutiques dont il est difficile de tracer la source d’inspiration (chinoise, gréco-arabe, européenne), la médecine citta reste très proche de la médecine āyurvédique de sorte qu’elle est critiquée pour son aspect composite et souffre d’une certaine dévalorisation. Pour illustrer la mauvaise réputation prêtée aux cittarkaḷ, Little cite la phrase écrite d’un brahmane vishnouïte, Srinivasa Iyangar : « (les cittarkaḷ) sont pour la plupart des plagiaires et des imposteurs (...), des consommateurs d’opium et de grands rêveurs ; leur suffisance ne connaît aucune limite »104. Ces propos critiques, publiés en 1914, c’est-à-dire au plus fort des mouvements dravidiens antibrahmaniques, semble traduire qu’il existait, à cette époque, des discours valorisant la médecine citta au détriment de la médecine āyurvédique des brahmanes.
59De manière générale, la perception des cittarkaḷ est ambivalente. Ils sont respectés pour leur capacité de défier la nature et la mort, pour leurs connaissances élaborées des plantes, mais inspirent la crainte par leur capacité d’user de leurs pouvoirs surnaturels. On les accuse de les utiliser pour exercer la magie noire ou pour obtenir des avantages mondains peu louables (argent, pouvoir, prestige). Leur savoir en matière de manipulation des produits toxiques, impurs, d’alchimie, de sorcellerie, leurs expériences du tantrisme, ne font que renforcer l’ambiguïté des sentiments vis-à-vis d’eux. Ainsi que le souligne Zimmermann :
« Les médecins siddha ont une propension à manipuler des substances toxiques et dangereuses comme le mercure, le réalgar ; mysticisme et ésotérisme s’attachent à l’emploi de panacées comme le muppu105 dont la recette varie d’un praticien à l’autre106. »
60Les médecines āyurvédique et citta établissent clairement l’homologie entre le microcosme humain et le macrocosme et considèrent que le corps est formé des cinq éléments (pañcabhūta/pañcapūtam) qui composent l’univers : la terre (pṛthvi/pirutivi), l’eau (jala/appu), le feu (tejas/tēyu), l’air (anila/ vāyu), l’éther (ākāśa/ākācam). Dans la médecine citta, l’élément terre forme les constituants solides (os, tissus, cheveux) ; l’eau, les substances liquides (sang, fluide vital, sperme) ; le feu produit l’émotion, la vitalité et stimule la digestion ; l’air permet la respiration ; et enfin, l’éther est l’élément nécessaire à l’activité mentale et spirituelle. L’Āyurveda corrèle également les éléments terre, eau et air avec les parties solides, liquides et le souffle, mais se distingue pour les deux autres éléments : le feu produit la chaleur corporelle, et l’éther, le vide des organes creux. Cette différence montre que la médecine citta est plus sensible au psychisme, à l’hygiène mentale et spirituelle, à la longévité, dimensions qui s’expliquent par son lien privilégié avec la voie tantrique rendu par les versets célèbres attribués à Tirumular :
« La médecine assure la thérapie des maladies du corps (uṭaḷ nōy) (physiologique)
La médecine assure la thérapie des maladies de l’esprit (uḷa nōy) (psychologique)
La médecine empêche les maladies présentes (iṉi nōy) (préventive)
La médecine préserve contre la mort (cāvai) (longévité)107 ». (Tirumular 8000)
61Les nourritures absorbées (solides, liquides, gazeuses) sont décomposées par le feu du corps en trois humeurs doṣa/tōṣam108– la bile ou pitta/pittam (feu), le phlegme ou kapha-sleṣman/ kapam-cilēṭṭumam (terre, eau), le vent ou vāta/vātam (air, éther) –, et en sept éléments constitutifs de l’organisme dhātu/ tātu – suc organique ou chyle, sang, chair, graisse, os, moelle, sperme. La médecine citta localise chacune des trois humeurs (tōṣam ou muppini) dans une région du corps : vātam, formé des éléments air et éther, se concentre dans la région pelvienne et favorise le métabolisme digestif, le système nerveux et la circulation sanguine ; pittam constitué du feu se situe dans la région viscérale ; kapam, composé des éléments terre et eau, siège dans la partie supérieure du sternum et contrôle le système respiratoire et les sécrétions glandulaires.
62Les textes āyurvédiques classent les maladies en deux catégories (quelquefois trois comme dans le Suśruta saṃhitā) : exogènes ou endogènes. Les maladies exogènes sont d’origine accidentelle (blessures, morsures, fractures, etc.) et surnaturelle (sauf dans le Suśruta saṃhitā qui en fait sa troisième catégorie), tandis qu’un déséquilibre des humeurs est la cause des maladies endogènes. C’est lorsque les causes sont endogènes que l’on fait appel à la médecine āyurvédique dont les compétences sont centrées sur le rétablissement de l’état de dhātusāmya, c’est-à-dire, l’équilibre des constituants corporels (dhātu et doṣa) nécessaire pour assurer une bonne santé physique ou mentale et réaliser l’harmonie avec l’environnement social, familial, métaphysique, spirituel. Un excès d’humeur(s) favorise une perturbation des constituants dhātukkaḷ et inversement, un trouble des dhātukkaḷ affectent les humeurs qui, à leur tour, provoquent un déséquilibre de température et d’humidité du corps. Pour reprendre l’exemple d’une perturbation sang/vent présentée par Mazar : le vent, qui transite à travers du sang vicié à la suite d’un déséquilibre direct ou d’un problème humoral, provoque la contraction des vaisseaux, qui, à leur tour, entravent le passage du vent. Le vent bloqué réagit en empoisonnant le sang et amplifie ainsi les troubles109. Le rôle du vaidya est d’établir un diagnostic (upasaya) en déterminant l’étiologie (nidāna) et la pathogénèse (samprapti) de la maladie à partir de la symptomatologie (ḷakṣaṇa, rūpa). Le Caraka saṃhitā distingue 62 perturbations définies selon le nombre, la nature et le degré d’excitation des humeurs en cause et liste les signes cliniques permettant d’identifier le type de perturbation humorale110. Le praticien s’appuie ensuite sur ce diagnostic pour prescrire un traitement (cikitsā) composé d’une part, de cinq produits ou procédés évacuants (vomitifs, diaphoriques, clystères, drainages nasaux, saignées réalisées par des sangsues), d’autre part, de diètes, d’exercices corporels, de règles de conduite, d’emplâtres de simples fraîches, d’électuaires à base de miel ou de ghī, d’huiles de massage. Les substances et les aliments sont classés, à des degrés plus ou moins prononcés, selon leurs propriétés échauffantes ou rafraîchissantes et ont pour fonction d’équilibrer l’excès de feu, de froid, de sécheresse, d’humidité du corps. Le vent régule ces deux humeurs opposées en facilitant leur circulation et ainsi, les matières détenant des propriétés venteuses (vāyu « vent, gaz ») complètent l’ensemble des éléments classés soit « échauffants », soit « rafraîchissants ». Il convient d’insister que le degré de chaleur ou de fraîcheur n’est pas identique pour tous les ingrédients d’autant qu’ils possèdent bien souvent les deux propriétés. De plus, le choix des produits et son dosage doit tenir compte des facteurs sociaux (caste, profession), physiologiques (âge, sexe, menstruation, grossesse, post-partum, ménopause), environnementaux (climat, habitat).
63La médecine citta interprète également certaines formes de morbidité comme la conséquence d’un déséquilibre, mais, à la différence de l’āyurvédique, il résulte de la perturbation des centres où siègent les souffles organiques appelés muticcukaḻ. Cette perturbation survient dès que les canaux (nāṭikkaḷ) empruntés par l’énergie vitale sont obstrués par des impuretés et affectent un ou plusieurs tātu qui, à leur tour, entraînent une dégradation des autres tātukkaḷ et des tōṣańkaḷ Le système citta considère qu’il y a trois nāṭikkaḷ principaux, desquels partent 72000 nāṭikkaḷ qui forment un complexe réseau de ramifications irriguant entièrement le corps. Le nāṭi principal ou cuḻimuṉai (sk. ṣuṣumnā) longe la colonne vertébrale, tandis que les deux latérales, iṭai et pińkalai, sont situés respectivement à droite et à gauche du conduit principal111. Ces derniers constituent les opposés sémantiques de base : le soleil et la lune, Shiva et Parvati.
64Pour décrypter l’origine d’une maladie, la médecine citta s’appuie sur une lecture du pouls, une observation des urines, une consultation de la langue, des yeux, qui permettent de déterminer le souffle organique et l’humeur affectés. Sa thérapeutique, comme celle de l’āyurvédique, a fonction de rétablir le déséquilibre en éliminant les impuretés du corps et en facilitant la circulation des humeurs ; elle utilise une variété de plantes fraîches (paccai ilaikkaḷ) et se singularise par un emploi très prononcé de minéraux, de métaux et de complexes métalliques, de poisons, de produits organiques, qui fait référence à son lien avec l’alchimie. Sa seconde originalité réside dans l’établissement du diagnostic qui s’appuie sur une lecture du pouls (nāṭi) élaborée en plaçant sur chacun des poignets, les trois doigts du centre de la main. Chaque doigt détermine un pouls qui correspond à une des trois humeurs. Le praticien peut ainsi déterminer l’humeur qui prédomine chez une personne et celle(s) qui est (sont) insuffisante(s) ou inadéquate(s). Quelques praticiens clament que, par une lecture élaborée du pouls, ils peuvent diagnostiquer une maladie et même dresser la carte de la santé d’un patient. Étant donné que chacun des nāṭikkaḷ correspond à une structure ou un fluide du corps (tātu) (sérum, sang, os, chair, graisse, moelle, sperme), la variation d’une humeur affectera le tātu qui lui est associé. De ce point de vue, la pratique de la médecine citta se montre plus empirique que celle de l’āyurvédique qui, par sa dimension brahmanique induisant l’observance de règles de pureté, tend à négliger la consultation du corps et de ses déchets en axant son diagnostic sur un entretien verbal minutieux dont on trouve quelques exemples dans les articles de Trawick et d’Obeyesekere112. Néanmoins, il convient d’ajouter que la pratique de la médecine āyurvédique est variable selon les régions et l’identité des praticiens. De plus, cette médecine a évolué au cours des siècles en adoptant les thérapies à base de complexes métalliques et minéraux et quelques techniques exploratoires comme la sphygmologie, la consultation des orifices de la tête ou l’observation des excreta, propres aux autres systèmes médicaux établis en Inde.
65Leslie considère que ces emprunts résultent du contact et d’un métissage avec la médecine gréco-arabe yuṉāṉi113. Il précise qu’au xiiie siècle, les royaumes musulmans ont encouragé l’échange entre leur médecine et l’āyurvédique dont ils ont traduit les textes en langues persane et arabe. L’influence de cette médecine est incontestable, si on pense au développement de l’iatrochimie de Paracelse ainsi qu’à l’utilisation de l’alchimie et à la manipulation de produits toxiques par les arabes. Mais, on ne peut négliger ni le rôle de la médecine citta, ni celui de la médecine chinoise et tibétaine. En prenant l’exemple de la sphygmologie, Mazars émet l’hypothèse que son origine est chinoise et qu’elle serait apparue en Inde au viiie siècle114. Kutumbiah, pour sa part, penche pour l’origine gréco-arabe et affirme que la médecine āyurvédique avait déjà inscrit la lecture du pouls à sa thérapeutique avant que la médecine citta ne s’y intéresse115. D’après lui, la médecine citta s’est inspirée soit de la médecine gréco-arabe, soit d’un des textes médicaux āyurvédiques tardifs, le Sarangadhara ou le Bhavaprakasa. Néanmoins, il interroge peu la différence de technique de lecture et ne relève pas que celle utilisée par la médecine citta diffère de celle employée par la médecine gréco-arabe ou par les médecines āyurvédique et chinoise qui, pour leur part, lisent le pouls dans un langage métaphorique fondé sur des bruits d’animaux. Cet exemple montre combien il est difficile de spéculer sur l’origine des emprunts lorsque tant de systèmes aussi riches les uns que les autres se rencontrent et confrontent leurs techniques et leurs théories. Quoiqu’il en soit, l’utilisation dans l’āyurvédique de la sphygmologie, comme des techniques d’exploration ou d’une médicamentation à base de minéraux, de métaux, de toxiques, etc., même si elle varie fortement d’un thérapeute à l’autre, favorise l’assimilation, voire la confusion avec la médecine citta. Seuls les érudits et les personnes versées dans l’étude de ces médecines connaissent les différences conceptuelles ou philosophiques propres à chacune de ces médecines. L’interprétation des maladies mentales est à ce titre exemplaire car, même si les patients se réfèrent toujours à la médecine citta, ils s’inspirent conjointement des théories développées par les deux systèmes médicaux.
La maladie mentale dans les médecines indiennes savantes
66Dans l’Āyurveda, les troubles mentaux sont répertoriés sous le terme sanskrit de unmāda. Le Sanskrit-English Dictionary de Monnier-Williams définit le terme par insanity, madness, intoxication, mania, que j’ai choisi de traduire par « folie ». Pour présenter les concepts propres à cette catégorie nosologique, je m’appuierai principalement sur la thèse de Weiss intitulée Critical Study of Unmāda in the Early Sanskrit Medical literature : An Analysis of Ayurvedic Psychiatry with Reference to Present-Day Diagnostic Concepts116. Cette recherche, aussi complète que bien documentée est, aujourd’hui encore, unique par son champ d’intérêt qui concerne spécifiquement les nosographies mentales.
67Le texte védique Atharvaveda considère que les deva (dieux) et les rakṣa (divinités malfaisantes) sont responsables de la « folie », et propose d’y remédier en invoquant Agni (divinité védique du feu), puis en leur rendant un culte propitiatoire. Agni n’est plus aujourd’hui la divinité à laquelle les gens s’adressent pour conjurer l’action des divinités possédantes, mais le recours à la thérapie religieuse pour soigner la « folie » est encore très usitée en Inde aujourd’hui. Alors même que des sanctuaires thérapeutiques fréquentés par des personnes affectées de troubles psychiques sont gérés par des brahmanes qui organisent l’hébergement et assurent la médiation auprès des divinités, comme c’est par exemple le cas du sanctuaire vishnuïte de Gunasilam près de Tirucchirapalli ou de ceux inventoriés par Somasundaram, les castes supérieures et les classes éduquées réfutent la causalité surnaturelle attribuée aux maladies mentales117. Elles considèrent cette interprétation comme désuète et qualifient les personnes qui y adhèrent de superstitieuses, rustres, incultes. Les troubles psychiques, mentaux et comportementaux forment la seule catégorie nosologique où l’intervention surnaturelle en tant que facteur causal a perduré dans les textes classiques jusqu’à aujourd’hui. Néanmoins, parallèlement à cette interprétation, se sont développées les étiologies physiologiques et psychologiques qui s’appliquent aux maladies générales.
68Le Caraka saṃhitā différentie les types d’unmāda selon qu’ils sont endogènes (nija) ou exogènes (āgantu). Dans le premier groupe, les troubles sont inhérents à un déséquilibre des humeurs ou à la personnalité. En effet, chaque individu est caractérisé par une qualité psychique dominante (guṇa) : sattva (pureté, clairvoyance de l’esprit, spiritualité), rajas (passion, assombrissement de l’esprit) ou tamas (ignorance, obscurantisme, inertie) associée à la constitution physique et mentale (prakrtṭi)118. Le traité répertorie ainsi seize personnalités : sept dominées par la qualité sattva, cinq par rajas, quatre par tamas, et cinq types de constitution se différentiant selon la dominance d’un doṣa sur les deux autres et le degré d’équilibre entre ces trois humeurs119. Les troubles psychiques ou comportementaux occasionnés par les humeurs sont de quatre catégories. Trois sont corrélées avec l’augmentation d’une humeur : vātonmāda, kaphonmāda, pittonmāda et une avec l’excès des trois humeurs sannipātonmāda. Par rapport aux autres catégories nosologiques, la « folie » de type humoral survient lorsque l’humeur peccante atteint le cœur où siège l’esprit et bloque les canaux (dhamanī)120 qui assurent le transport des doṣa et dhātu. Les « folies » de type humoral sont soignées de la même manière que les autres maladies : par des diètes, des observances appropriées à rééquilibrer la balance humorale. Seul sannipātonmāda est incurable du fait que la médecine āyurvédique qui, par principe, agit par opposition, ne permet pas de réduire l’excès des trois humeurs en même temps. Weiss souligne que la prescription de diètes pour soigner les pathologies mentales endogènes est d’autant plus appropriée que les textes corrèlent l’excès humoral avec l’ingestion d’une nourriture inadéquate. Il révèle d’ailleurs l’importance de cette corrélation alimentation/excès d’humeur/troubles lorsqu’il compare les descriptions nosologiques des textes avec les connaissances actuelles des maladies tropicales et des régions pauvres. Ainsi, vātonmāda apparaît dans les situations de sous-nutrition et d’avitaminose, d’absorption de nourriture trop froide ou trop sèche, de purgations ou de jeûnes prolongés, de déclin des dhātu, d’absorption d’alcool121. Le patient qui en est atteint présente des troubles métaboliques (diarrhées, dermatose) et mentaux (démence) comparables au pellagre. Kaphonmāda est associé avec l’alimentation trop grasse ou contaminée. Le patient présente un état léthargique nauséeux avec des difficultés à s’exprimer, à manger, à accomplir son rôle social et marital, à se concentrer. Weiss repère que de tels symptômes apparaissent dans les anémies, notamment, d’origine parasitaire ou carentielle en vitamine B12. Pittonmāda est occasionné par la consommation de nourritures indigestes, amères, aigres ou chaudes. Le patient manifeste un comportement violent, asocial (nudité, injures), hyperactif, paranoïaque, caractéristique de troubles psychotiques. De tels symptômes surviennent dans les cas de malaria, de fièvres typhoïdes, cholériques, méningitiques. Les convulsions (apasmāra) sont aussi considérées comme des nosologies de type endogène et sont classées selon l’excès d’humeur en cause.
69Dans le second groupe, les maladies résultent d’une agression surnaturelle à laquelle les Suśruta saṃhitā et l’Aṣṭāñgahṛdaya saṃhitā ajoutent le choc mental (citta ghātaja) ou la souffrance (duḥkha) et le pouvoir des drogues (soma) ou des poisons (viṣaja). Un autre ensemble d’interprétations de la catégorie unmāda qui a sa source dans la période védique et perdure jusqu’à aujourd’hui sous une forme différente, est la faute, la transgression. À l’époque védique, un manquement au sacrifice animal rendu à Indra, l’ingestion excessive de soma (liqueur déifiée enivrante) sont supposés provoquer des symptômes identiques à ceux de la folie. À l’époque classique, c’est la thèse du karman, d’une faute (pāpam/pāvam) au moment de la naissance, d’une entorse aux règles sociétales qui s’imposent aux côtés d’une transgression à l’égard des dieux. L’Aṣṭāñgahṛdaya saṃhitā, par exemple, justifie les causes de possession par une divinité ou un esprit par des erreurs (pāpam) (transgression de règles, comportement inique) commises dans le présent ou dans les vies passées, par le non-contrôle de sentiments (kāma « désirs ») tels que la colère, l’envie, la prétention, l’arrogance, la luxure, qui portent atteinte aux règles du dharma et de la bonne conduite et aux personnes desservant les dieux (AS 4, 3-4). Aujourd’hui et tout particulièrement au Tamil Nadu, le karmam n’est évoqué que par les personnes appartenant aux castes élevées et orthodoxes. Les transgressions auxquelles la plupart des patients se réfèrent concernent la religion, la famille, les règles sociales et matrimoniales.
70Weiss observe que plus les traités médicaux sont anciens, moins ils accordent de place à l’étiologie surnaturelle. Ainsi, les Caraka et Suśruta saṃhitā reconnaissent huit catégories de divinités ou d’esprits (terme générique bhūta) capables de provoquer la « folie », l’Aṣṭāñgahṛdaya saṃhitā en recense dix-huit, et les textes les plus récents, vingt. L’auteur note également que si les Caraka et Suśruta saṃhitā admettent l’existence de huit catégories de bhūta, le second traité c’est-à-dire, le plus récent, hésite davantage à reconnaître le rôle de ces entités dans l’origine des troubles. Cela donne à penser que l’interprétation physiologique se serait imposée au moment de l’élaboration du traité de Suśruta estimée aux alentours du iie siècle de l’ère chrétienne, et qu’elle serait parvenue à détrôner l’interprétation surnaturelle, que partiellement. L’interprétation surnaturelle aurait progressivement regagné une certaine légitimation aux yeux des praticiens, mais sans pour autant retrouver la place qu’elle détenait dans l’étiologie à l’époque védique.
71Dans les textes classiques, les bhūta sont ordonnés selon la virulence des symptômes qu’ils provoquent, c’est-à-dire du plus divin au plus malveillant. Il peut paraître antinomique de parler de divin lorsqu’il s’agit d’entités provoquant l’affliction. Mais en Inde, la dichotomie divin/démoniaque telle que le monde judéo-chrétien la conceptualise, est effacée par l’ambivalence du caractère attribué à ces entités. Une divinité bienveillante, à un moment donné, peut provoquer des troubles et, inversement, un esprit maléfique peut offrir sa protection. Néanmoins, il existe une hiérarchisation de l’affliction : une divinité supérieure (pure) du panthéon hindou provoque de moindres souffrances qu’un esprit inférieur (impur). Ainsi, les personnes affectées par un deva (dieu) présentent un comportement qui rappelle la personnalité du brahmane ; celles possédées par un guru (maître), un siddha (yogi accompli) ou un ṛṣi (sage) manifestent des hallucinations, un comportement irrespectueux envers les prêtres et les dieux et se prennent pour des incarnations de dieux. L’affliction occasionnée par un père/ancêtre (pitṛ) se traduit par un discours agressif, une attitude dépressive, somnolente ainsi que par des problèmes digestifs. Les personnes soumises aux gañdharva (musiciens célestes) manifestent un caractère hédoniste. Elles abusent de tous les plaisirs : sexualité, bonne nourriture, alcool, parfum, spectacles, musique, etc. Celles qui subissent les attaques d’un yakṣa (entité légèrement malveillante) ont aussi un tempérament hédoniste et souffrent de symptômes dépressifs. Weiss considère que cette description correspond aux troubles maniaco-dépressifs nommés également bipolaires. Les trois dernières catégories d’entités citées par les textes sont beaucoup plus malveillantes et la liste qui en est donnée diverge selon les auteurs. Il s’agit de rākṣaṣa (sortes d’esprits malfaisants nocturnes) qui occasionnent un comportement sadique, cruel, belliqueux, sanguinaire, de piśāsa (esprits les plus malfaisants) qui provoquent un comportement excessif, incohérent, asocial, de catégories mixtes brahmarākṣaṣa (brahmane-rākṣaṣa) ou rākṣa-piśāṣa, et enfin, de serpents (uraga, bhujangama) qui obligent leurs victimes à ramper et à adopter leurs attitudes et leurs goûts alimentaires (sucre, lait, œuf). Les textes plus tardifs ajoutent à ces entités d’autres catégories telles que les preta (âmes de défunt). C’est notamment le cas de l’Aṣṭāñgahṛdaya ṣaṃhitā qui ordonne les divinités ainsi : deva, daitya (divinités), gañdharva, uraga, yakṣa, brahmarākṣaṣa, piśāsa, preta, et les esprits très malveillants : kūṣmāṇḍa, niṣāda, aukiraṇa, vetāla.
72Les thérapies proposées pour soigner les « folies » d’origine surnaturelle combinent les préparations de plantes et les rituels religieux tels qu’offrandes, propitiations, actes magiques. Les textes classiques mentionnent également des interventions sur le corps telles que les saignées effectuées au front, au coin de l’œil, à la poitrine. Ces petites chirurgies sont également pratiquées pour soigner les convulsions, l’épilepsie (upasmāra), catégorie nosologique séparée d’unmāda. Certains traitements également recommandés peuvent s’avérer violents, voire dangereux : flagellations, percement du corps avec des instruments acérés, exposition au plein soleil, enfermement au fond d’un réservoir asséché, usage du fer (enchaînement, barre placée dans la main au moment de la crise convulsive). Quelques unes de ces thérapies-choc sont largement pratiquées aujourd’hui. La flagellation des patients incontrôlables est un fait banal. À Puliyampatti, l’usage du bâton était, dans le passé, réservé au catéchiste. Aujourd’hui, il n’est pas rare que le barbier ampaṭṭaṉ du sanctuaire soit sollicité par un parent pour maîtriser un patient violent ou désobéissant. L’exposition en plein soleil est quelquefois une pratique volontairement adoptée par les patients lorsqu’ils se sentent tourmentés par les esprits. Enfin, le contact du fer pour amoindrir les crises de convulsion ou de violence est une idée assez bien partagée par les personnes qui fréquentent les sanctuaires thérapeutiques. L’interdiction du port de chaînes à Puliyampatti a provoqué des remous lorsque le prêtre a appliqué les consignes gouvernementales après l’incendie d’Ervadi. Plutôt que d’enlever les chaînes à leur patient, quelques familles ont préféré quitter la logde qu’ils louaient au sanctuaire pour s’installer dans une petite maison dans le village, les consignes n’étant appliquées que sur le territoire ecclésial. Il faut souligner que la pose d’une chaîne aux pieds n’est pas toujours une entrave aux déplacements. Bien souvent, les patients circulent à leur guise en tenant leur chaîne dans leurs mains et ne sont attachés à un arbre que si leur comportement les met en danger (fugue, automutilation) ou constitue un danger pour l’entourage.
73La longue énumération des différentes catégories de « folies » atteste une grande observation des troubles et un véritable souci de classification de la part des commentateurs des textes. Cependant, la corrélation établie par les patients et leurs familles entre la symptomatologie et les esprits désignés responsables ne suit pas cette classification. D’une part, les entités accusées appartiennent aux catégories yakṣa, piśāsa, plus rarement bhujangama, preta, d’autre part, il n’existe aucune relation entre ces quelques catégories et la nature des troubles. Cela confirme ce que l’on observe à propos des catégories humorales applicables à la « folie » où les troubles sont systématiquement associés à un échauffement : la manière dont les individus interprètent leur maladie s’inspire du corpus médical savant, mais de manière réductrice et reformulée. Leur interprétation puise aussi bien dans le registre humoral que surnaturel, ce qui les différentie des thérapeutes vaidya qui tendent à considérer uniquement la perturbation des humeurs ou des constituants corporels122. Le désintérêt pour l’étiologie surnaturelle est aussi une caractéristique des cittavaittiyarkaḷ. D’après les rares études qui se sont intéressées au traitement des maladies psychiques et mentales dans la médecine citta, les étiologies psychologiques et physiologiques prévalent largement sur la causalité surnaturelle. On peut s’étonner de cette distance puisque son lien avec l’alchimie implique une sensibilité particulière pour la magie et le surnaturel. Mais, il faut noter que des cittarkaḷḷ ont prêché une forme d’athéisme comme moyen de se libérer de l’hindouisme ritualiste des brahmanes123. L’étiologie surnaturelle n’est pas pour autant absente des textes et les références aux divinités qui y sont faites méritent d’être soulignées pour la place qu’elles détiennent dans l’interprétation des troubles par les patients.
74Dans la médecine citta, les troubles psychiques et mentaux sont répertoriés sous le terme de kiriyai maruttuvam et classés selon la symptomatologie. Dans un texte attribué à Agattiyar : kiriyai nūl-64, Anandan en dénombre dix-huit variétés qu’il classe d’après les symptômes catatoniques, maniaques, psychotiques. Dans cette liste, on relève des désordres d’origine humorale : vātam (vent), kapam/cilēṭṭumam (phlegme), pittam (bile) ; des convulsions (valippu) ainsi que des troubles provoqués par la perte de sperme (naṭavintu), par l’attaque d’esprits malveillants tels que pūtam, pēy et par la déesse Mōhiṉi3. Il est intéressant de noter que si les psychiatres indiens interprètent la spermatorrhée (dhāt syndrome) et la possession (dēvi syndrome) comme les signes d’un état dépressif, le texte d’Agattiyar les classe parmi les troubles de type maniaque. Néanmoins, les différentes classifications adoptées par d’autres cittarkaḷ, présentées dans l’article d’Anandan, attestent un manque d’uniformité. Si les kiriyai d’Agattiya sont tous définis par des symptômes de type catatonique et maniaque, d’autres traités incluent dans leur nosographie les désordres de type névrotique, les troubles occasionnés par l’ingestion de poison ou de drogue.
75La thérapie proposée utilise trois catégories de traitement qui agissent sur la physiologie et le mental : le mercure (iracamaṇi, « mercure solidifié ») qui régénère le corps (physiologique) ; la méditation (mantiram) qui revitalise le corps et l’esprit (psychophysiologique) ; une thérapie combinant herbes rares, minéraux et métaux qui libère le corps et l’esprit des maladies (psychophysiologique). Agattiya, pour sa part, recommande les thérapies usant de massages avec des huiles médicinales, de fumigations, d’applications orales, oculaires et surtout nasales (nāciyam) et de psychothérapie (mantiram). D’après la rapide visite des deux cliniques privées spécialisées dans la médecine citta que j’ai effectuée à Courtalam (près de Tengasi), petite ville très renommée pour la cure des maladies mentales, il m’a semblé que la thérapeutique proposée ne se distinguait guère de celle des cliniques psychiatriques, si ce n’est par la composition de la pharmacopée et l’absence de sismothérapie et d’examens biologiques. Il convient de s’arrêter quelques instants sur cet endroit car plusieurs patients rencontrés à Puliyampatti y ont fait un séjour.
76Courtalam doit sa réputation aux vertus thérapeutiques des eaux qui l’arrosent sous forme de chutes plus ou moins spectaculaires dispersées dans la ville et les alentours. La qualité particulière de ses eaux vient du fait qu’avant de se déverser sur Courtalam, elles se sont chargées en principes actifs de plantes et de minéraux tout au long de leur parcours dans les Ghats du Kerala, renommés pour leur biodiversité. Ces eaux ont la réputation de guérir des maladies, surtout celles qui affectent le mental. Toute l’année, et plus particulièrement après la saison des pluies du Kerala, la ville reçoit de très nombreux touristes qui viennent se refaire une santé sous les eaux ainsi que sous les doigts des vaittiyarkaḷ qui, utilisant des huiles de la pharmacopée citta, massent aussi vigoureusement que consciencieusement. Près de la chute d’eau principale, se trouve un temple très célèbre et fréquenté. La divinité qui y siège est une incarnation de Shiva Nataraja connue sous le nom de Tirukuttalanata. Selon la légende, ce Dieu serait parvenu à détruire les trois villes indestructibles qui avaient été construites par des asura (sk : divinité malveillante evil spirit). Pour fêter sa victoire sur les forces destructrices, Nataraja aurait effectué à Courtalam, une de ses cinq danses cosmiques, le Tiripuratāṇṭavam. Malgré la victoire de Tirukuttalanata sur les forces maléfiques, aucune personne affectée par des troubles mentaux ou psychiques ne s’adresse à lui pour obtenir la guérison ou pour être délivrer des esprits malfaisants. Ceci signifie que les patients qui viennent à Courtalam sont considérés souffrir d’un trouble d’origine métabolique, non surnaturel, et donc guérissable par des éléments ayant des propriétés médicinales.
77Peu de Tamouls connaissent l’existence des cliniques citta qui passent inaperçues par leur situation et leur petitesse. Mais, en revanche, ils n’oublient jamais de faire mention de patients affectés par des troubles mentaux qui se baignent sous les eaux jaillissantes des chutes ni d’insister sur l’amélioration de leur santé après plusieurs jours d’un tel traitement. Les vertus exceptionnelles des eaux ont incité un vaittiyar, Samy Jiya Visalakshi, à installer une clinique spécialisée dans le traitement des troubles mentaux et psychiques par la thérapie citta et āyurvédique. Cet établissement, Lakshmi Mental Cure Centre, fondé en 1945, n’existe plus du fait qu’il a déménagé pour s’agrandir. Renommé Sri Guru Siddha Vaidya Salai, il est maintenant géré par un des fils du fondateur. En plus de cette clinique, le second fils du fondateur a créé sa propre clinique Sakti Mental Cure Centre et une troisième a été construite par un prêtre kéralais qui, depuis ces dernières années, l’a reconvertie en centre de tourisme124. Les deux cliniques Sri Guru et Sakti accueillent chacune 15 à 20 patients affectés de troubles sensés guérir au bout d’un à deux mois de thérapie. Si après trois mois d’hospitalisation, l’état du patient ne montre aucune amélioration, il est renvoyé chez lui car le médecin estime qu’il est incurable par cette thérapeutique. Le coût mensuel du séjour est de 2500 roupies, un prix modique mais limitatif pour bien des familles.
78Bien que les vertus thérapeutiques des chutes d’eau de Courtalam aient été à l’origine des cliniques, l’hydrothérapie pratiquée directement sous les chutes ne concerne pas tous les patients des cliniques. Les directeurs des cliniques expliquent cette modification portée à la cure par l’importante fréquentation des chutes d’eau qui rend difficile la surveillance de certains patients. Néanmoins, insistent-ils, les patients bénéficient des vertus de l’eau grâce aux douches, dispensées matin et soir, alimentées par l’eau puisée de la rivière formée à partir des chutes. Cependant, la qualité de l’hydrothérapie pratiquée sous cette forme est nettement inférieure du fait de la faible pression de l’eau. Le yoga, discipline privilégiée par la médecine citta, n’est pas inscrit dans le protocole de soins. Aucune activité particulière n’est proposée dans ces cliniques, si ce n’est de regarder la télévision allumée une bonne partie de la journée, et de se dégourdir les jambes une heure chaque soir. Cette activité n’est d’ailleurs pas sans rappeler les milieux carcéraux. Les patients, enchaînés par deux ou trois, sont contraints, sous l’œil d’un gardien, de tourner en rond et de faire quelques assouplissements dictés par un patient bien stabilisé. Les personnes hospitalisées dans ces centres paraissent tout aussi désœuvrées que celles que l’on croise dans les hôpitaux psychiatriques de sorte qu’on se demande, en observant le regard hagard, l’attitude apathique, les gestes désarticulés de certains, si quelques neuroleptiques ne compléteraient pas la pharmacothérapie citta. Ce qui pourrait très bien être envisageable si on considère l’intégration de chimiothérapie dans la médecine āyurvédique.125
79Enfin, avant de fermer ce dossier consacré aux « médecines savantes » indiennes, il convient de souligner que, bien que les Tamouls manipulent avec aisance les concepts de ces médecines savantes, leurs interprétations peuvent présenter des variations ou des décalages. Ainsi, les traités établissent la nosographie mentale d’après l’origine exogène ou endogène et, pour ce qui concerne la causalité endogène, selon l’excès d’une ou des trois humeurs circulant dans le corps. Or, les gens font rarement cette différence et considèrent que toute maladie mentale est due à un excès de chaleur. Ce rapport est d’ailleurs explicité dans la langue vernaculaire : le terme pittaṉ qui signifie « fou », « idiot », dérive des mots pittu « bile » et pitta « excès de bile ». La bile étant une substance chaude, on comprend que les personnes souffrant de troubles psychiques ou mentaux se plaignent d’un échauffement de leur corps, et plus précisément, de la partie la plus importante qui est la tête. Il est remarquable que, quels que soient les symptômes (convulsions, comportements dépressifs, psychotiques, maniaques ou même maladies métaboliques), les patients expliquent leur mal-être par un échauffement important du corps. Cet excès est interprété comme résultant d’une agression surnaturelle. Le rôle de la nourriture dans l’émergence de la maladie, cause essentielle dans l’āyurvédique, n’en est pas pour autant écarté. Bien au contraire, une substance ou un repas consommé dans des conditions particulières est souvent suspecté d’avoir servi de support pour accomplir un maléfice. Alors que les médecines indiennes savantes distinguent clairement entre maladies psychiques d’origine surnaturelle et celles d’origine humorale occasionnées par une nourriture inadéquate ou polluée, les patients et leur famille expliquent leurs symptômes par une cascade de causalités puisant dans les deux registres : la nourriture est « activée » par la sorcellerie qui agit sur l’équilibre humoral en provoquant un échauffement. Ainsi, les patient usent de diètes et de substances aux propriétés « rafraîchissantes » : bains, pâte de feuilles fraîches de margousier (vēppilai) appliquée sur la tête126 ou sur la partie souffrante du corps, et évitent les produits échauffants et les actes tels que la sexualité qui nécessite la production de chaleur pour optimiser la conception. Un tel régime, manipulant les substances et les actions pures, est en inadéquation avec la nature des esprits malveillants qui, bien au contraire, sont attirés par l’impureté et les substances dangereuses. Le respect des règles de pureté, des diètes et des activités aux propriétés rafraîchissantes a alors fonction de rendre le corps inhospitalier et de faciliter l’expulsion des esprits qui y résident. De ce fait, les conceptions des médecines savantes sont très présentes aussi bien dans les récits étiologiques que dans les règles de vie car elles donnent sens aux troubles, confirment l’interprétation surnaturelle et proposent des outils thérapeutiques en adéquation avec la thérapie religieuse et l’exorcisme.
Les thérapies religieuses indiennes
80Les thérapies populaires indiennes (folk) sont variables, mais on peut les classer en deux catégories selon que le praticien tire ou non du pouvoir des divinités, sa capacité de soigner. Les astrologues, les chiromanciens, les voyants qui utilisent différents supports de divination, ainsi que les herboristes n’ont pas nécessairement besoin de l’aide d’une divinité, tandis que les exorcistes et les sorciers y ont recours.
81Pour désigner les spécialistes de thérapies religieuses, les Tamouls utilisent plusieurs mots : mantiravāti signifiant « celui qui récite des mantirańkaḷ », sorcier ; kōṭāńki qui définit un exorciste exerçant avec un tambour-sablier uṭukkai ; cāmi ou cāmiyāṭi désignant une personne qui pratique la prédication et l’exorcisme en étant possédée par une divinité ; kuṟikkāran qui est un devin, « celui qui lit les signes ». Mantiravāti est de loin le terme le plus usité. Le mantiravāti détient la double fonction antinomique d’utiliser la puissance des mantirańkaḷ pour jeter un maléfice et envoyer des esprits malveillants (pēykkaḷ) sur des victimes, et pour neutraliser l’action de cette magie noire après avoir déterminé l’agent responsable de l’affliction (kuṟi colluttal)127. On s’adresse à lui pour nuire à quelqu’un ou, au contraire, pour neutraliser le maléfice dont on se croit victime. Le terme kōṭāńki, répandu dans le Sud du Tamil Nadu et au Kerala, est également fréquent et employé comme synonyme de mantiravāti : spécialiste de magie noire et blanche. Dans cette partie du Tamil Nadu, les gens considèrent que le Kerala, État très proche de la région de l’étude, est la terre des mantiravātikkaḷ et des kōṭāńkikkaḷ. Leur réputation n’est pas la capacité de soigner les maux mais, au contraire, une grande habileté à manipuler la magie noire et la virulence de leurs sorts128.
82Les mantiravātikkaḷ (et les kōṭāńkikkaḷ) exercent leur art en s’appuyant sur le pouvoir d’une divinité qu’ils ont choisie (iṣṭateyvam) et/ou qui les a élus. L’iṣṭateyvam s’oppose à kulateyvam dans le sens où la seconde n’est pas choisie par l’individu mais déterminée par la famille (et la caste). Néanmoins, un iṣṭateyvam peut devenir kulateyvam si un chef de famille qui a reçu sa grâce désire mettre sa famille sous sa protection, et rien n’empêche un kulateyvam d’être un iṣṭateyvam. On verra, dans le prochain chapitre, l’exemple d’Elias qui accuse son père et son frère, tous deux mantiravāti, d’avoir manipulé leur kulateyvam à son encontre. Les mantiravātikaḷ peuvent être possédés par la divinité ou se poser en médium entre la divinité et le patient. Quelle que soit la méthode utilisée, cette relation privilégiée avec les forces divines est une marque de sainteté qui leur confère légitimité et prestige. En cas d’échec thérapeutique, ils peuvent être critiqués, mais les jugements déplorent davantage le prix élevé des consultations qu’ils ne remettent en cause leur pouvoir. Du fait de l’ambivalence de leurs fonctions, émettre des doutes sur leur capacité d’exorciste risquerait d’attirer le maléfice. C’est pourquoi la plupart des gens se gardent bien d’être en mauvais termes avec ces personnages redoutés.
83En Inde, les pratiques de sorcellerie sont variées mais, de manière générale, elles se distinguent peu de celles qui existent dans les autres cultures. On peut les classer en trois catégories :
utilisation de biens appartenant à la victime : cheveux, ongles, vêtements, objets ;
manipulation de substances dangereuses et impures : sang, terre, urine, excrément, placenta, embryon humain ou animal ;
usage de substances pures et sacrées : formules sacrées, huile de noix de coco, vermillon, santal, curcuma, cendres, citron129.
84L’exorcisme, également, utilise un protocole que l’on trouve dans toutes les cultures. En l’absence de spécialistes qui incarnent la divinité comme à Puliyampatti ou dans d’autres sanctuaires tels que celui de Piracaṉaṉ Vēńkaṭājaḷapaṭi Perumāḷ de Gunasilam, de Balaji à Bharatpur, c’est la divinité qui est l’exorciste130. Pour les premières séquences du rituel, elle bénéficie souvent de l’aide de la famille du patient.
85La première phase consiste à placer le patient dans des situations censées déplaire fortement aux esprits malveillants. On le confronte au pouvoir de l’exorciste, on le met en contact avec des substances et des choses sacrées, on lui inflige des tortures, on le harcèle de questions. À l’issue de cette séquence, si les troubles sont d’origine surnaturelle, le patient commence à accomplir un ensemble de gestes interprétés comme la preuve de la présence d’entités surnaturelles. Cependant, la non-manifestation de cette gestuelle n’écarte pas pour autant une origine surnaturelle car les gens tendent à justifier l’échec d’un exorcisme par l’extrême virulence des esprits qui empêche le mantiravāti ou la divinité d’interférer, malgré son pouvoir.
86La seconde phase vise à contraindre les divinités malveillantes à se nommer et à expliquer les raisons pour lesquelles elles ont pris possession du corps du patient. La famille ou l’exorciste multiplie les sévices et assaille de questions le patient jusqu’à ce que ses paroles et ses cris soient identifiés comme étant ceux des esprits. Les sévices sont variables. À Puliyampatti, il s’agit du brûlage à la cire, de l’usage d’huile dans les yeux, de l’usage du bâton pour obliger les patients à circumambuler autour du koṭimaram, à regarder en haut du mât. Kakar signale une pratique spécifique au temple de Balaji qui consiste à placer de lourdes pierres sur des patients allongés131. De manière générale, les sévices les plus courants consistent en fumigations de camphre, en jets d’eau ou de cendre en plein visage, en fouettements dispensés avec des branches de margousier ou d’aréquier, ainsi qu’au recours aux techniques employées dans les médecines indiennes ou à la confrontation avec des objets sacrés132. On pense notamment à l’ostentation de la croix devant les yeux du patient, aux coups portés avec la Bible ou des branches de vēppamaram, au brûlage à la cire, au bain d’huile dans les yeux. Contrairement à ce qui est communément rapporté dans les études sur la possession, il est difficile de noter un changement de voix lorsque l’esprit parle à travers le possédé. Cette idée semble davantage découler d’un stéréotype de la possession qui considère que la personnalité du possédé est double ou multiple. En revanche, il est fréquent que les possédés utilisent des bruits ou adoptent des gestuelles, s’identifiant ainsi aux entités qui les possèdent à l’instant : sifflement du serpent, grognement du porc, imitation du capuchon du cobra en unissant les deux mains au dessus de la tête, ou de Kāḷi en tirant la langue, etc.
87La troisième phase consiste à exorciser les esprits. C’est la phase la plus longue où le résultat est souvent aléatoire, surtout en l’absence d’un exorciste qui, en tant qu’acteur extérieur, détient une fonction psychothérapeutique indéniable tant pour le patient que pour la famille. Une fois de plus, c’est par le dialogue que l’exorciste va convaincre les esprits de quitter le possédé. Au fur et à mesure que ces derniers acceptent de quitter le corps devenu pour eux, objet de torture, les paroles du mantiravāti se radoucissent pour prendre le ton de la conciliation et de la séduction. Cette séquence correspond à ce que Assayag appelle « apprivoiser le démon » ou, en s’inspirant de Crapanzano, « négocier une relation symbiotique »133. À ce stade du rituel, il n’est plus question de violenter les esprits, il faut les apaiser et satisfaire leurs désirs qui consistent bien souvent en des substances illicites ou coûteuses (alcool, mets à base de viande). En l’absence de spécialistes, c’est par la confrontation journalière avec le pouvoir de la divinité et par les violences que les patients infligent eux-mêmes à leur corps que les esprits finissent par abdiquer et s’en aller.
88La quatrième phase met en scène le départ des esprits. Cette séquence est pratiquée par l’exorciste ou, en son absence, par le patient lui-même. Dans l’exorcisme hindou, le départ des esprits est symbolisé par l’arrachement d’une mèche de cheveux censée contenir l’esprit. Elle est ensuite clouée sur le tronc d’un puḷimaram (Tamarindus indicus). Cet arbre, à la réputation d’accueillir les esprits malveillants, est choisi car ses fruits possèdent une qualité acide qui agit contre les esprits en réduisant leur agressivité et leur capacité à s’accaparer du corps des hommes. Si aucun exorciste n’est présent, un long et douloureux combat livré par le patient est nécessaire avant que la mèche « possédée » ne cède sous la tension. Le patient ou un parent se charge ensuite de la brûler.
89La mèche n’est pas choisie au hasard. On arrache celle qui est située au sommet du crâne (ucci), à un endroit particulièrement vulnérable car il correspond à un des « orifices » du corps (tuvārańkaḷ), celui d’où émerge le septième muṭiccu134. Ayant pénétré la plupart du temps dans le corps par le biais d’un tuvāram, les esprits ressortent par le même moyen mais en choisissant le plus valorisé, l’ucci135. Dans le rituel d’exorcisme soufi observé par Assayag au Karnataka, le jinn ou le bhūta exorcisé s’incarne dans plusieurs citrons qui sont empalés sur des tiges métalliques plantées dans le tronc d’un arbre136. Jayapathy cite une technique employée par un exorciste catholique qui consiste à réciter des incantations en obligeant le possédé à appuyer son front contre une noix de coco137. L’esprit malveillant, incommodé par les prières, se retire du corps pour s’enfermer dans la noix de coco que l’exorciste ensuite va déposer dans un lieu sauvage. Dans tous les cas, cette séquence rituelle symbolise le transfert de l’esprit malveillant dans un objet. En dépit des apparences, l’opération ne consiste pas toujours à détruire les esprits, mais à les réintégrer dans leur univers familier qui est le monde de la forêt, de l’inorganisé, de l’asocial. C’est en effet dans ce paysage sauvage que les esprits ont coutume de vivre et il est courant que ceux qui sont fixés dans les tamariniers, ou cachés au croisement des chemins, bondissent sur les passants pour les posséder. Les esprits malveillants sont attirés par l’odeur de l’activité sexuelle (pū manam « senteur de fleur » ; pū étant utilisé pour les menstrues) et choisissent des femmes jeunes et belles en état d’impureté passagère qui s’aventurent seules dans l’espace « sauvage » à une heure de forte dangerosité, à la tombée de la nuit ou en plein midi138.
90Pour protéger le patient de nouveaux assauts des esprits malveillants, on lui fait porter un tāyattu, ce petit cylindre métallique dans lequel un verset ou un petit objet activé par la récitation d’un mantiram a été inséré. Lorsque le tāyattu est donné par un mantiravāti, un cāmi ou même par un pūcāri en cas d’un rituel de conjuration d’une maladie, celui-ci est attaché au poignet ou au cou du patient à l’aide d’une cordelette sur laquelle plusieurs nœuds ont été faits en récitant des mantirańkaḷ. Dans les situations où il n’y a pas de spécialiste comme à Puliyampatti, c’est la famille qui se charge de fabriquer le tāyattu et de l’attacher au cou du patient139. Parallèlement à cette protection, certaines personnes de caste paravar (pêcheurs de la Côte de la Pêcherie) portent au cou un petit fragment de poterie. Ils disent l’avoir reçu d’un mantiravāti qui le leur a attaché lors d’une séance de kuṟi colluttal. Ces mantiravātikaḷ, chrétiens et appartenant aux castes pécheurs de la Côte (paravar, mukkuvar), à l’instar des hindous140, organisent des rituels d’exorcisme dans les cimetières et fabriquent les amulettes à partir de fragments de pots qui jonchent les aires funéraires. Également réputés pour leur habileté à manipuler la magie, ils exercent leur art en étant possédés par saint Antoine de Padoue, saint François-Xavier, saint Sébastien ou saint Michel.
91Enfin, l’accomplissement d’un rituel d’exorcisme nécessite la rémunération du spécialiste et de la divinité. Les tarifs des mantiravātikaḷ sont souvent élevés et il n’est pas rare que les patients ou leurs parents ont dépensé plusieurs milliers de roupies à chacune des consultations. Cependant, le mode de rémunération varie selon le spécialiste et peut se calquer sur le système des transactions religieuses : la rémunération n’étant demandée qu’en cas de succès. Ce principe est évidemment mieux accepté, même si la tarification est élevée, car il est garant du bon résultat de la consultation du fait qu’il s’articule sur une logique transactionnelle dans laquelle le prix à payer et le résultat sont dépendants l’un de l’autre. Ce système transactionnel, on l’a observé précédemment, est au centre de la dévotion religieuse panindienne : les promesses ou les dons offerts à la divinité ont fonction de la contraindre à exaucer les vœux et, inversement, les faveurs divines appellent des sacrifices sous forme d’offrandes et d’exercices spirituels. Lorsque l’exorcisme a abouti, le patient et la famille ne s’en vont jamais sans avoir énoncé des promesses de remerciement à la divinité qui a permis le départ des esprits malveillants : lui offrir un acaṉam, lui rendre visite dans son sanctuaire principal et y accomplir un certain nombre de dévotions. Ces promesses, il va sans dire, sont scrupuleusement respectées car le non-accomplissement induirait immédiatement le retour de l’affliction, de la maladie, du malheur. Partageant les qualités d’ambivalence des divinités exorcistes, le mantiravāti réagit de la même manière s’il a été trompé par un consultant peu scrupuleux. C’est ce qui est arrivé à une femme rencontrée à Puliyampatti qui accompagne son fils souffrant de troubles psychiques.
La mère explique : « Les problèmes de Balamurugan ont commencé il y a dix ans, quand il était dans la classe de 12e standard [équivalence de la terminale]. À cette époque, mon fils aîné Prakask était très ami avec un mantiravāti. Celui-ci lui avait dit qu’il pouvait le consulter s’il avait le moindre problème. Il est allé le voir pour savoir si sa candidature à un poste important aux chemins de fer serait retenue. Son ami le mantiravāti lui a prédit qu’il recevrait une réponse positive dans la semaine même et, en effet, c’est ce qui s’est passé. En guise de rémunération, son ami n’a rien voulu lui prendre mais il lui a dit que si sa prédiction était confirmée, alors il devra lui verser son premier mois de salaire. Mais mon fils a oublié sa promesse et avec sa première paie, il a acheté un poste de télévision pour ses frères.
Quand Prakash a installé la télévision, on a entendu un grand bruit : un bruit de pierre jetée sur le toit. À partir de ce moment-là, mon second fils Kumar a commencé à avoir un comportement étrange. Il n’obéissait plus et traînait dans les rues au lieu d’aller à l’école. Puis, Balamurugan a commencé à avoir le même comportement et passait ses journées à jouer aux échecs. Mon mari était très en colère contre Kumar et Balamurugan mais rien n’y faisait. Ils s’enfuyaient de la maison et on ne les revoyait plus pendant plusieurs jours.
Alors on a compris que la pierre jetée sur le toit était l’action du mantiravāti. Pour en être sûr, on est allé voir un autre mantiravāti, puis un kōṭāńki. Ils ont confirmé nos suspicions et nous ont avertis qu’il fallait réparer l’erreur (tappu). Alors Prakask est allé voir son ami mantiravāti et lui a remis 3000 roupies que nous possédions en lui promettant de donner la somme restante le mois suivant. À partir de ce moment-là, Kumar est allé mieux et il est retourné à l’école. Par contre, l’état de Balamurugan ne s’est pas amélioré. Prakask nous a donné de l’argent pour l’amener en consultation à Kilpauk, puis dans une clinique de Courtalam où il est resté trois mois. Mais le docteur, au bout de trois mois, nous a dit que ce n’était pas la peine qu’il reste, qu’il ne pourrait pas le guérir avec la médecine citta. Alors on est venu ici, à Puliyampatti, pour connaître le problème. »
92Enfin, le dernier mode de rémunération du mantiravāti, qui est encore appliqué par quelques thérapeutes de médecine traditionnelle, est laissé à l’appréciation des consultants. La somme déposée n’est pas en correspondance avec la compétence du praticien mais avec l’importance attribuée à la guérison141. Si la somme est élevée, le praticien comprendra que l’affliction est importante et que le patient et sa famille désirent y mettre fin dans les plus brefs délais. À l’inverse, si la somme est faible, il peut penser qu’il s’agit d’une simple visite de routine. D’une certaine manière, le mode de paiement et la somme influencent le diagnostic et l’organisation de la thérapie. Cette rémunération se calque aussi sur le modèle religieux puisque les dévots, avant de prier la divinité, déposent une offrande dont la valeur varie en fonction de l’importance de la faveur qu’ils vont demander. Ce système de rémunération, qui assimile le mantiravāti à une divinité, favorise la confiance du consultant vis-à-vis du praticien et optimise ainsi les chances de mettre fin à l’affliction.
Notes de bas de page
1 La médecine yunāni, attribuée à Hakim Abu Ali Abdullah Husayn Ibn Sina, connu en Occident sous le nom d’Avicenne, est très inspirée de la médecine d’Hippocrate et partage de nombreux concepts avec la médecine āyurvédique et surtout citta car sa thérapie utilise des métaux, des poisons, des cristaux, des produits fabriqués selon les procédés iatrophysiques dérivés de l’alchimie.
2 Le terme allopathy est couramment utilisé par les anthropologues, les historiens de la médecine ainsi que par les médecins indiens pour désigner la biomédecine. Je préfère éviter cette appellation que je trouve inadéquate. En effet, le principe des médecines indiennes āyurvédique et citta est tout aussi allopathique que celui de la biomédecine. En revanche, l’homéopathie, introduite en Inde à la fin du siècle dernier, a rencontré un vif succès. À ce sujet, on peut consulter l’article d’Arnold et de Sarkar qui brosse l’historique de l’implantation de l’homéopathie au Bengale et son intégration aux médecines indiennes. David Arnold, Sumit Sarkar, « In search of rational remedies. Homoeopathy in nineteenth century Bengal », in W. Ernst (dir.), Plural Medicine, Tradition and Modernity, 1800-2000, Routledge, « Studies in the Social History of Medicine », Londres, New York, 2002, p. 40-57.
Cette intégration est explicite dans la nouvelle dénomination du département des médecines indigènes du ministère de la Santé et de la Famille qui est Ayush : Ayurveda, yoga, unani, siddha, homoeopathy.
3 Lorna Rhodes Amarasingham, « Movement among Healers in Sri Lanka : A Case Study of a Sinhalese Patient », Culture, Medicine and Psychiatry, 4, 1980, p. 71-92.
4 Gananath Obeyesekere, « The Impact of Āyurvedic Ideas on the Culture and the Individual in Sri Lanka », in C. Leslie (dir.), Asian Medical Systems : A comparative Study, Motilal Banarsidass Publishers, Delhi, 1st public. 1976, 1998, p. 201-226.
5 Voir Edward Montgomery, « Systems and the Medical Practitioners of a Tamil Town, in C. Leslie (dir.), Asian Medical Systems : A comparative Study, Motilal Banarsidass Publishers, Delhi, 1st public. 1976, 1998, p. 272-284 ; Nancy E. Waxler, « Is Mental Illness in Traditional Societies ? A Theoretical Analysis », Culture, Medicine and Psychiatry, 1, 1977, p. 233- 253. Les chiffres mentionnés par Waxler-Morrison (1988, p. 539) sur la situation du Sri Lanka en 1977 sont particulièrement explicites sur l’usage de techniques biomédicales dans la pratique de l’āyurvédique : aucun praticien de biomédecine n’ordonne de médications āyurvédiques, tandis que 71 % des vaidya prescrivent de la chimiothérapie, 6 % une combinaison de pharmacopées indienne et occidentale et 6 % uniquement des produits āyurvédiques. Les données sur la qualité des consultations montrent peu de différence entre ces deux médecines quant au temps alloué à chaque patient, à la teneur de l’entretien oral, à l’auscultation.
6 Mark Harrison, « Medicine and Orientalism : Perspectives on Europe’s Encounter with Indian Medical Systems », in B. Pati and M. Harrison (dirs.), Health, Medicine and Empire. Perspectives on Colonial India, Orient Longman, « New Perspectives in South Asian History 1 », New Delhi, 2001, p. 37-87.
7 On peut mentionner les critiques de Robert Challe (1680) et de Jean Baptiste Tavernier (1689) citées par Françoise de Valence dans Médecins de fortune et d’infortune. Des aventuriers français en Inde au xviie siècle, Maisonneuve et Larose, Paris, 2000, p. 50-51 : « Pour achever le nombre des malades, notre chirurgien l’est aussi […]. C’est l’homme du navire qui m’est le moins nécessaire et le monde ne finirait pas quand il ne serait pas inondé d’une semblable espèce de bourreau […]. C’est en cela surtout qu’elle [la Compagnie] est très mal servie, la plupart de ces chirurgiens qui montent sur leurs vaisseaux n’étant que des jeunes gens qui, après trois années d’apprentissage dans une boutique où ils n’ont fait que raser ou panser par hasard quelque blessure de coups de couteau […] ».
8 De Valence, 2000.
9 Mordechim, mordicim, mordexi ou mort-de-chien en français est une altération des noms locaux morxi ou mordexim.
10 Ce traitement fait penser à la technique de moxibustion, particulièrement utilisée en Asie, notamment dans la médecine chinoise en association avec l’acupuncture. Dans ce dernier cas, une des techniques consiste à appliquer contre différents points définis sur le corps un petit cône d’armoise et de plantes médicinales (moxa) incandescent.
11 Garcia da Orta, Colloques des simples et des drogues de l’Inde, trad. du portugais par S.M. Ramos, A. Ramos et F. Marchand-Sauvagnargues, Actes Sud, « Thesaurus », Paris, 2004, p. 18-19.
12 Raghunathan 2002 : 41 ; pour une analyse du travail d’Orta réalisée à partir du texte portugais, voir Inès G. Županov, « Drugs, Health, Bodies and Souls in the Tropics : Medical Experiments in Sixteenth-Century Portuguese India », Indian Economic and Social History Review, 31-1, 2002, p. 1-42.
13 De Valence, 2000.
14 On peut citer à ce propos le Français François Bernier qui arriva en Inde fin 1658-début 1659. Il séjourna un peu moins d’un an à la cour de Grand Moghol en qualité de médecin associé à une équipe de thérapeutes indiens et étrangers. Pour tout enseignement médical, Bernier avait appris les sciences naturelles, l’anatomie et la physiologie pendant quatre ans auprès de son ami mathématicien et astrologue, l’abbé Pierre Gassendi, et suivi trois mois de cours intensifs à la faculté de Montpellier où il obtint son titre de docteur. Voir Pierre C. Lile, 2004, « François Bernier et la médecine des grands Moghols », Bulletin du Centre d’étude d’histoire de la médecine, 48, 2004, p. 6-29. Dans cet article, Lile livre quelques larges extraits tirés des mémoires de Vénitien Niccolo Manucci (Lile, 2004, p. 31-42) dans lesquels les références à la médecine sont beaucoup plus nombreuses et précises. Manucci avait une formation médicale plus succincte que celle de Bernier puisqu’elle se réduisait à quelques notions apprises auprès des jésuites, mais il s’est retrouvé, malgré lui, à devoir soigner des notables et des membres de l’entourage d’un prince indien.
15 Par la suite, ce service médical prendra le nom d’Indian Medical Service et sera voué à soigner les troupes de l’armée britannique. L’attention toute particulière sur la santé des engagés européens s’explique par les difficultés du recrutement en Europe et, après la mutinerie de 1857, par une volonté d’augmenter le contingent de Britanniques au détriment de celui des Indiens afin de limiter les risques d’une nouvelle rébellion des Cipayes.
16 Timothy Walker, « Evidence of the Use of Ayurvedic Medicine in the Medical Institutions of Portuguese India », in A. Samela (dir.), Ayurveda at the crossroads of Care and Cure. Proceedings of the Indo-European Seminar on Ayurveda held ar Arrábida, Portugal, in November 2001, CHAM, Lisbonne, Pune, 2002, p. 74-104.
17 Bien avant le courant orientaliste, Ziegenbalg exprimait déjà son admiration pour la culture indienne, en l’occurrence tamoule, qu’il considérait appauvrie par le ritualisme et le décorum que les brahmanes avaient exagérés pour maintenir leur position. C’est ce que montre Irschick qui ajoute que ce missionnaire danois avait été particulièrement attiré par les cittarkaḷḷ dont la philosophie, l’idéal de vie et le dédain du ritualisme les rapprochaient des piétistes. Voir Eugene F. Irschick, « Conversations in Tarangambadi : Caring for the Self in Early Eighteenth Century South India », Comparative Studies of South Asia, Africa and the Middle East, 23-1 & 2, 2003, p. 254-270.
18 David Arnold, Colonizing the Body. State Medicine and Epidemic Disease in Nineteenth-Century India, University of California Press, Berkeley, Los Angeles, Londres, 1993, p. 45.
19 Arnold, 1993, p. 55.
20 Gustave Liétard, « Suçruta », in Dechambre, Dictionnaire Encyclopédique des Sciences Médicales, vol 91, 1883, p. 654-673.
21 Poonam Bala, « State Policy towards Indigenous Drugs in British Bengal », Journal of the European Āyurvedic Society, 1, 1990, p. 167-176.
22 La morbidité au sein de l’armée britannique est un thème qu’Arnold a développé à partir des statistiques des trois Presidencies (Arnold, 1993, p. 67 et sq.). Il constate que, durant la première partie du xixe siècle, la mortalité des soldats européens est 4 à 5 fois plus élevée que celle des soldats indiens. À partir des années 1860, le taux de mortalité entre les deux groupes tend à s’égaliser grâce à l’évolution des connaissances nosologiques et des thérapies. Les maux les plus courants dont souffrent les soldats européens sont l’alcoolisme et les maladies vénériennes, épidémiques, intestinales, fébriles. Les maladies parasitaires et bactériennes sont d’autant plus fréquentes, qu’après la révolte des Cipayes, les recrues nommées en Inde sont de jeunes gens affectés pour un service de courte durée. De ce fait, le constant renouvellement des troupes augmente considérablement le pourcentage de morbidité à cause de l’absence d’immunité chez les nouvelles recrues. Un autre critère avancé pour expliquer la différence des taux de morbidité entre soldats européens et indiens est le mode d’hébergement : les Européens confinés dans des baraques sont plus exposés à la contamination que les Indiens logés dans des paillotes bien aérées, et habitués à dormir en plein air.
23 Mark Harrison, Public Health in British India. Anglo-Indian Preventive Medicine 1859-1914, Cambridge University Press, New Delhi, 1994.
24 Arnold, 1993 ; Harrison, 1994 ; Mridula Ramanna, Western Medicine and Public Health in Colonial Bombay, 1845-1895, Orient Longman, « New Perspectives in South Asian History 4 », New Delhi, 2002.
25 Arnold, 1993, p. 116 et sq., déplore l’insuffisance des statistiques avant 1870 qui empêche d’apprécier l’ampleur des ravages occasionnés par la variole. Les taux de mortalité à cause de l’Orthoxvirus dans l’Inde britannique approchent 1 ‰ pour la période de 1871-1880 avant de fléchir fortement les décennies suivantes grâce aux campagnes de vaccination. Les écrits d’administrateurs soulignent la fréquence des épidémies, tous les 5 ou 7 ans, ainsi que la grande vulnérabilité des enfants à cette maladie. La mortalité infantile à cause de la variole est telle que, dans les castes aisées, les enfants ne sont comptés parmi les membres de la famille que lorsqu’ils ont contracté la maladie et en sont guéris. Certains considèrent la variole comme un obstacle que chaque enfant doit franchir avant d’entrer dans la vie ; la guérison de la maladie étant alors assimilée à une seconde naissance (Arnold, 1993, p. 117).
26 À partir d’éléments historiques sur la variole en Inde et sur le culte de la déesse Śītalā au Bengale, Nicholas montre que la relation entre la maladie et la déesse est d’origine récente, xve–xvie siècle. Les textes āyurvédiques classiques les plus anciens mentionnent la maladie sous le terme sanskrit masūrikā et en attribuent l’origine à un déséquilibre humoral. Ce n’est que vers le xvie siècle qu’un appendice ajouté à ces textes présente la maladie sous deux nidāna (causalité) différents : soit un déséquilibre humoral, soit une intervention de la déesse de la variole Śītalā ou Guṭi kā Thākurānī. Voir Ralph W. Nicholas, « The Goddess Śītalā and Epidemic Smallpox in Bengal », Journal of Asian Studies, 41-1, 1981, p. 21-44.
27 Le rituel présente des variantes locales. Selon les informations mentionnées par Lambert (Helen Lambert, « The Cultural Logic of Indian Medicine : Prognosis and Etiology in Rajasthani Popular Therapeutics », Social Science and Medicine, 34-10, 1992, p. 1069-1076) concernant le Rajasthan, le prêtre effleure le corps du patient avec des branches de margousier dans la perspective de « balayer » la maladie. Au Tamil Nadu, le prêtre asperge le malade d’eau sacrée en utilisant des branches de margousier, puis lui souffle au visage des cendres sacrées. Il termine le rituel en « nouant » des mantirańkaḷ sur une cordelette qu’il attache au cou ou au poignet du patient.
28 Voir Arnold, 1993, p. 126 et sq. ; Harisson, 1994, p. 82 et sq. ; Harish Naraindas, « Of Therapeutics and Prophylactics : The Exegesis of an Eighteenth-Century Tract on Smallpox », in D. Kumar (dir.), Disease and Medicine in India ; A Historical Overview, Indian History Congress, Tulika, 2001, p. 104 et sq. ; Nicholas, 1981, p. 28. La méthode d’inoculation la plus précise est proposée par un médecin écossais, J.Z. Holwell, en poste au Bengale dans la seconde moitié du xviiie siècle, dans un ouvrage publié en 1767 sous le titre : An account of the manner of inoculating for the smallpox in the East Indies. Cette technique associe quelques rituels religieux (invocation, vénération de la divinité), des prescriptions de douches froides, une bonne aération du patient ainsi que des diètes proscrivant le poisson, le lait et le ghī (beurre clarifié), aliments provoquant la fermentation et, concomitamment, l’occlusion des canaux dans lesquels transitent les humeurs. L’importance du froid et du vent dans la thérapie de la variole est exprimée par l’opération finale qui consiste à inciser les pustules afin de les exposer au « froid » et à l’air (Arnold, 1993, p. 127, Naraindas, 2001).
29 La variolisation a été introduite en Angleterre par Lady Wortley Montagu, en 1720, qui aurait découvert cette technique à Constantinople où elle séjournait avec sa famille. Elle a fait inoculer le virus à son propre fils en 1715 et en a recommandé la pratique en Angleterre. Voir M. Bariety et C. Coury, Histoire de la médecine, PUF, « Que sais-je ? », Paris, 1971, p. 82 ; Michel Garenne, « Migration, Urbanisation and Child Health in Africa : a global perspective », Conference African Migration and Urbanization in Comparative Perspective, June 4-7, Johannesburg, 2003.
30 Le gouvernement du Bengale a notamment interdit la variolisation à Calcutta par l’acte IV de 1865 qui mettait en application les recommandations établies par la Commission sur la variole en 1850. Le gouvernement de Bombay publia le Vaccination Act, acte I de 1877 rendant obligatoire la vaccination des enfants de moins de 14 ans, et obligeant les parents à faire vacciner les nouveau-nés dans les six mois suivant la naissance. Toute omission était passible d’une peine d’emprisonnement et/ou d’une amende (Arnold, 1993, p. 150-151).
31 La citation relevée par Lebrun émanant d’un ascète catholique libéré depuis un an de ses douleurs à l’estomac et à la poitrine générées par les austérités : « Ah ! vous m’avez abandonné, ô mon Dieu. Hélas ! malheur à moi ! Par quelle faute ai-je mérité que vous ne m’ayez point visité pendant tout le cours de cette année ? » (François Lebrun, Se soigner autrefois. Médecins, saints et sorciers aux xviie et xviiie siècles, Paris, éditions du Seuil, « Points - Histoire », 1re éd. 1983, 1995, p. 14) atteste que la maladie pouvait être perçue, encore au xviiie siècle, comme le signe de la manifestation divine. Néanmoins, il faut souligner que, dans la représentation chrétienne, la maladie n’est pas la manifestation du divin incarné, elle résulte de la colère de Dieu envoyée à des fins punitives ou préventives. Lebrun souligne à ce propos que « l’enseignement traditionnel de l’Église a toujours refusé cette périlleuse extrémité. Un chrétien frappé par la maladie doit, certes, commencer par répondre à l’avertissement de Dieu en songeant à son âme, mais aussitôt après, il doit s’efforcer de pourvoir à la guérison de son corps par tous les moyens licites en son pouvoir ». Cela ôte toute légitimité au recours aux pratiques magiques.
32 Arnold, 1993, p. 115
33 Ramanna, 2002, p. 182 et sq.
34 Dans les rapports coloniaux officiels, les dai sont décriées pour leurs méthodes primitives, leur ignorance, leur absence d’hygiène et leur incapacité d’évoluer et d’apprendre de nouvelles techniques (Charu Gupta, Sexuality, Obscenity, Community. Women, Muslims, and the Hindu Public in Colonial India, Permanent Black, New Delhi, 2001, p. 179). Il faut ajouter que ces accoucheuses traditionnelles étaient issues de basses castes de sorte que la mauvaise réputation qui leur était attribuée se trouvait d’autant plus renforcée. Gupta souligne que les réformateurs nationalistes hindous, au nom de la modernité et de la rationalité, ont également condamné les dai.
35 Arnold, 1993 ; Rama Baru, « Missionaries in Medical Care », Economic and Political Weekly, February 27, 1999, p. 521-524 ; Rosemary Fitzgerald, « « Clinical Christianity » : The Emergence of Medical Work as a Missionary Strategy in Colonial India », 1800-1914, in B. Pati and M. Harrison (dirs), Health, Medicine and Empire. Perspectives on Colonial India, Orient Longman, « New Perspectives in South Asian History 1 », New Delhi, 2001, p. 165- 187.
36 Fitzgerald, 2001, p. 127.
37 Sunitha B. Nair, « Social History of Western Practice in Travancore », in D. Kumar (dir.), Disease and Medicine in India ; A Historical Overview, Indian History Congress, Tulika, 2001, p. 218.
38 Arnold, 1993 ; Nair, 2001.
39 Les critiques et les exigences imposées par l’administration britannique présentées dans l’article de Nair, 2001, p. 227) montrent clairement que c’est sous la pression des nationalistes qu’elle a fondé les établissements spécialisés en médecines indiennes. On peut remarquer que ses exigences vis-à-vis de l’intégration d’enseignements propres à la biomédecine rappellent les perspectives sous-jacentes à la création des Native Medical Institution du siècle précédent.
40 Frédéric Bourdier, « Santé au quotidien et pluralisme médical en Inde », Historiens et Géographes, 356, févier-mars, 1997, p. 375-389.
41 Bourdier, 1997, p. 383.
42 Luc Boltanski, 1971, « Les usages sociaux du corps », Annales, 26e année, janvier-février, 1971, p. 205-233.
43 O.P. Jaggi, Medicine in India : Modern Period, in D.P. Chattopadhyaya (dir.), History of Science, Philosophy and Culture in Indian Civilization, Oxford University Press, « Project of History of Indian Science, Philosophy and Culture », New Delhi, Vol. IX, part 1, 2000, p. 314-317.
44 La traduction du concept tamoul nōy est plus justement rendue par la langue anglaise qui distingue entre illness, « maladie subjective, somatique, perçue par le patient » et disease, « maladie organique, métabolique, reconnue et traitée par le médecin ». Pour une analyse de ces concepts anglais, on se référera à l’article de Robert A. Hahn, « Rethinking « Illness » and « Disease »», Contributions to Asian Studies, 18, 1984, p. 1-23 et à celui de Andras Zempleni, « Entre « sickness » et « illness » : de la socialisation à l’individualisation de la « maladie », Social Science and Medicine, 27-11, 1988, p. 1171-1182, qui intègre en plus, le concept sickness, « maladie qui s’exprime par des symptômes interprétables dans une culture donnée ».
45 Sanjeev Jain, « Psychiatry and Confinement in India », in R. Porter and D. Wright (dirs), The Confinement of the Insane ; International Perspectives, 1800-1965, Cambridge University Press, Cambridge, 2003, p. 273-298. O. Somasundaram, , « History of Psychiatry in India », in A. De Souza, A.D. De Souza (dirs), Psychiatry in India, Bhalani Book Depot, Bombay, 1984, p. 13-20.
46 Waltraud Ernst, 1991, Mad Tales from the Raj. The European insane in British India 1800-1858, Routledge, « The Wellcome series in the history of medicine », Londres, 1991, p. 50-52.
47 Parmi les dispositions gouvernementales prises après la tragédie d’Ervadi, il a été statué que chaque État indien devait être doté d’un hôpital psychiatrique gouvernemental. Ces hôpitaux assurent, pour les personnes aux revenus mensuels inférieurs à 1000 roupies, la gratuité des soins et des moyens thérapeutiques : consultations et hospitalisations, examens tels que analyses biologiques, scanner, radiologie, électroencéphalogramme, sismothérapie, pharmacothérapie qui comprend également la délivrance mensuelle des médicaments aux patients externes.
48 Waltraud Ernst, « Colonial Lunacy Policies and the Madras Lunatic Asylum in the Early Nineteenth Century », in B. Pati and M. Harrison (dirs.), Health, Medicine and Empire. Perspectives on Colonial India, Orient Longman, « New Perspectives in South Asian History 1 », New Delhi, 2001, p. 137-164 ; Jain, 2003.
Durant le xviiie siècle, l’activité caritative et philanthropique a été très importante en Angleterre. De nombreux private madhouses, private asylums ou private licensed houses fondés par le biais de souscriptions ont vu le jour. Si ces fondations ont été un refuge pour les aliénés livrés aux dangers de la rue, leur capacité d’accueil n’a jamais permis de compenser les carences en hôpitaux gouvernementaux. Certaines étaient très réputées comme celle de William Tuke le York retreat. Mais la plupart faisait l’objet de tels scandales que le Parlement en 1763 nomma un Select Committee pour contrôler la manière dont les patients internés étaient traités dans les institutions privées. En 1774, est décrété l’Act Regulating Madhouse pour réglementer l’inspection des institutions privées et la licence de fonctionnement ainsi que l’internement qui ne peut se faire sans le consentement du patient, sauf si un juge de paix et un docteur attestent de l’incapacité mentale du malade, mais une nouvelle inspection en 1815 et 1816 constatera que le sort des malades mentaux est toujours aussi lamentable. Voir E. Fuller Torrey, Judy Miller, The Invisible Plague. The Rise of Mental Illness from 1750 to the Present, Rutgers University Press, New Brunswick, New Jersey, Londres, 2002, p. 28 et sq.
49 Ernst, 1991 ; 2001.
50 Ernst, 1991, p. 155.
51 James H. Mills, Madness, Cannabis and Colonialism. The « Native-Only’ » Lunatic Asylums of British India, 1857-1900, Macmillan Press LDT, Londres, 2000.
52 Mills, 2000.
53 Il n’y a guère que l’hystérie, de par ses aspects spectaculaires et polymorphes, qui a donné lieu à une prolifération d’études et de définitions dont le travail très documenté de Edelman rend compte. Nicole Edelman, Les métamorphoses de l’hystérique du début du xixe siècle à la Grande Guerre, La Découverte, « l’Espace de l’Histoire », Paris, 2003. Sur la variété des attitudes comportementales des « hystériques », on peut consulter l’ouvrage de Didi-Huberman (1982) présentant des photographies issues de l’Iconographie photographique de la Salpétrière et de Nouvelle iconographie photographique de la Salpêtrière constituées principalement par Régnard et Londe sous le patronage de J.-M. Charcot, de G. de la Tourette, de P. Richer. Georges Didi-Huberman, L’invention de l’hystérie, Charcot et l’iconographie photographique de la Salpetrière, Macula, Paris, 1982.
54 Avant 1860, les médecins considèrent la folie comme physiologiquement fondée sur une pathologie du cerveau. D’où le nombre d’autopsies réalisées dans l’espoir de découvrir des lésions cervicales et l’importance accordée à la phrénologie qui doivent révéler les raisons des troubles. La phrénologie va aussi servir à établir des cartographies des populations indigènes.
55 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, « Tel », Paris, 1972. Robert Castel, L’ordre psychiatrique. L’âge d’or de l’aliéniste, Les éditions de minuit, « le sens commun », Paris, 1976.
56 Mills, 2000, p. 71.
57 Mills, 2000, p. 98.
58 Les repas composés de produits carnés étaient servis aux Indiens sans que soit prise en considération l’appartenance de caste et de religion. Pour faciliter la prise de viande, jugée indispensable au rétablissement du patient, on pouvait pratiquer sur certains sujets tels que les Parsis, des injections de beef-tea à travers le rectum. James H. Mills, « Re-forming the Indian : Treatment regimes in the lunatic asylums of British India, 1857-1880 », in The Indian Economic and Social History Review, 36-4, 1999, p. 407-429 ; Mills, 2000.
59 Foucault, 1972 ; Castel, 1976 ; Yannick Ripa, La ronde des folles. Femmes, folie et enfermement au xixe siècle, Aubier, Paris, 1986. E. Fuller Torrey, Judy Miller, 2002.
60 Mills, 1999, note 39, p. 415.
61 Mills, 2000, p. 116.
62 Foucault, 1972 ; Jan Goldstein, Consoler et classifier. L’essor de la psychiatrie française, Seuil, « Les Empêcheurs de penser en rond », Paris, 1997 ; Mills, 2000 ; Edelman, 2003.
63 R. S. Murthy, « Equity and Mental Health in India (1947-2000) : Role of State » in S. Raghuram (dir.), Health and Equity – Effecting Change, Bangalore, HIVOS, « Technical Report Series 1.8 », 2000, p. 62-94.
64 Murthy, 2000.
65 Murthy, 2000, p. 78.
66 James T. Antony, « A Decade with the Mental Health Act, 1987 », Indian Journal Psychiatry, 42-4, 2000, p. 347-355.
67 A. De Souza, D.A. De Souza (dirs), Psychiatry in India, Bhalani Book Depot, Bombay, 1984.
68 P.B. Behere, G.S. Natraj, « Dhat Syndrome : The Phenomenology of a Culture Bound Sex Neurosis of the Orient », Indian Journal of Psychiatry, 26-1, 1984, p. 76-78. Gurmeet Singh, « Dhat Syndrome Revisited », Indian Journal of Psychiatry, 1985, 27-2, p. 119-122.
69 S. Teja, B. S. Khanna, T. B. Subrahmanyam, « « Possession States » in Indian Patients », Indian Journal of Psychiatry, 12, 1-2, 1970, p. 71-87. L. P. Varma, D. K. Srivastava, R. N. Sahay, « Possession Syndrome », Indian Journal of Psychiatry, 12, 1-2, 1970, p. 58-70.
70 H. S. Narayanan, K.S., Mohan, V.K. Radhakrishnan, « The Karma Theory of Mental Illness », NIMHANS Journal, 4-1, 1986, p. 61-63. J. S. Neki, « Psychotherapy in India », Indian Journal of Psychiatry, 19-2, 1977, p. 1-10. B.B. Sethi, Sanjay Dube, « Guilt in India (social, cultural and psychological perspectives) », Indian Journal of Psychiatry, 24-2, 1982, p. 101-106.
71 Neki, 1977.
72 A. S. Mahal, D. D. Chaturvedi, M. G. Ramu, N. Jankiramaiah, « A Clinical Study of Unmada (Unmada Laksana Samucchya Adhyayana) », Indian Journal of Psychiatry, 19-3, 1977, p. 19-26. N.S. Narasimha, « A Clinical Study of Unmada (Unmada Laksana Samucchya Adhyayana) », Indian Journal of Psychiatry, 19-3, 1977, p. 19-26. Mitchell Gralnick Weiss, Critical Study of Unmāda in the Early Sanskrit Medical literature : An Analysis of Ayurvedic Psychiatry with Reference to Present-Day Diagnostic Concepts, University of Pennsylvania, Michigan, 1977.
73 N.S. Narasimha Murthy, « A Pilot Study of Role of Brahmyadiyoga in Chronic Unmada (Schizophrenia) », Ancient Science of Life, 2-3, 1983, p. 205-207. S. Nath, « Further Experience with the Therapy Based upon Concepts of Patanjali in the Treatment of Psychiatric Disorders », Indian Journal of Psychiatry, 15, 1973, p. 32-37.
74 Neki, 1973.
75 B. B. Sethi, J. K. Trivedi, P. Sitholey, « Traditional Healing Practices in Psychiatry », Indian Journal of Psychiatry, 19-4, 1977, p. 9-13. B. B. Sethi, J. K. Trivedi, « Socio-Demographic Variables and Manifestation of Ill-Health of Patients who Attended Traditional Healers Clinic », Indian journal of Psychiatry, 21, 1979, p. 46-50. J. K. Trivedi, B. B. Sethi, « A Psychiatric Study of Traditional Healers in Lucknow City », Indian Journal of Psychiatry, 21, 1979, p. 133-137 ; « Motivational Factors and Diagnostic Break-Up of Patients Seeking Traditional Healing Methods », Indian Journal of Psychiatry, 21, 1979, p. 240-24 ; « Healing Practices in Psychiatric Patients », Indian Journal of Psychiatry, 22, 1980, p. 111-115.
76 Sethi, Trivedi, 1979.
77 Neki, 1977, p. 3.
78 Sethi, Trivedi, Sitholey, 1977 ; N. N. Wig, Salman Akhtar, « Twenty-five Years of Psychiatric Research in India », Indian Journal of Psychiatry, 16, 1974, p. 48-64.
79 Asha Krishnakumar, « Delivrance in Erwadi », Frontline, August 31, 2001, p. 128-132 ; « Escape from Erwadi », Frontline, September 14, 2001, p. 27- 30. Soma Wadhwa, « Edge of Town », Outlook, August 27, 2001, p. 52-60.
80 Wadhwa, 2001.
81 R.S. Murthy, « Lessons from the Erwadi Tragedy for Mental Health Care in India », Indian Journal of Psychiatry, 43-4, 2001, p. 362-366.
82 Les consultations externes des nouveaux patients intègrent plusieurs phases. Le patient et sa famille sont reçus par un travailleur social qui retrace l’environnement social du patient et l’historique de la maladie. Ils sont ensuite reçus par un psychiatre, d’abord ensemble, puis séparément. À l’issu de ces entretiens, le psychiatre réunit de nouveau le patient et le parent pour présenter son diagnostic, donner des informations sur la thérapie à suivre, des conseils pour aider le patient, justifier une hospitalisation nécessaire, etc. Ajoutons que cet hôpital dispose d’un bâtiment pour accueillir la famille accompagnatrice mais cet accueil n’est possible que pour les séjours de courte durée.
83 Francis Zimmerman, « Gentle Purge : The flower Power of Āyurveda », in C. Leslie, A. Young (dirs.), Paths to Asian Medical Knowledge, University of California Press, Berkeley, Los Angeles, Oxford, 1992, p. 209-223.
84 Kenneth G. Zysk, « Classical Ayurveda and its Modern Practice : Study and Fielwork of Ayurveda in India and America », in A. Samela, (dir.), Ayurveda at the crossroads of Care and Cure. Proceedings of the Indo-European Seminar on Ayurveda held ar Arrábida, Portugal, in November 2001, CHAM, Pune, Lisboa, 2002, p. 218-228.
85 À titre d’exemple, le site informatique anglais « Alternative medicine for life, Ayurvedic medicine for life » (ayurvedicmedicinesforlife.co.uk) définit l’āyurvédique ainsi : « La médicine ayuvédique est pratiquée en Inde depuis cinq mille ans et […] est un système très complet (holiste) qui considère au même niveau le corps, la raison (mind) et l’esprit (spirit) et utilise une approche très personnalisée pour transformer l’individu de sorte qu’il se retrouve de nouveau en harmonie avec son environnement. La médicine ayurvédique est basée sur les régimes alimentaires, les exercices, le yoga, la méditation, les massages, les plantes et les médications et, en dépit de sa longue histoire, est tout aussi utilisable aujourd’hui qu’il y a 5000 ans. Par exemple, les graines de Mucuna pruriens ont longtemps été utilisées pour traiter la maladie de Parkinson en Inde ; celles-ci aujourd’hui reçoivent une particulière attention dans les milieux conventionnels (biomédicaux) du fait qu’elles sont plus efficaces que le L-dopa et ont très peu effets secondaires. » Dans cette brève présentation, on relève l’emphase placée sur l’ancienneté de la tradition, sur l’efficacité à combattre des maladies rebelles à la médecine officielle sans provoquer d’effets secondaires ainsi qu’une description de la thérapie agissant sur le corps et l’esprit, et utilisant le yoga et la méditation. L’article de Bose s’intéressant à la production et à la promotion des composés āyurvédique et yuṉāṉi en Inde, montre combien les publicitaires et les responsables des groupes pharmaceutiques mettent l’accent sur l’absence d’effets iatrogéniques de leurs produits, sur leur qualité naturelle (en opposition à la qualité synthétique des médicaments occidentaux), et utilisent des représentations mêlant les symboles de tradition, de modernité, de religiosité. Voir Marteen Bose, « Indian indigenous pharmaceuticals. Tradition, modernity and nature », in W. Ernst (dir.), Plural Medicine, Tradition and Modernity, 1800- 2000, Routledge, « Studies in the Social History of Medicine », Londres, New York, 2002, p. 184-203.
86 Jean Filliozat, Médecine et Magie, Julliard, cahier n° 23, Paris, 1965. Guy Mazars, La Médecine indienne, PUF, « Que sais-je ?, Paris, 1995. A.L. Basham, « The Practice of Medicine in Ancient and Medieval India », in C. Leslie (dir.), Asian Medical Systems : A comparative Study, Motilal Banarsidass Publishers, Delhi, 1st public. 1976, 1998, p. 18-43.
87 Jean Filliozat, La doctrine classique de la médecine indienne. Ses origines et ses parallèles grecs, EFEO, Paris, 1re éd. 1949, 1975.
88 Zimmermann, 1992, p. 35-36.
89 La forêt, espace très valorisé en Inde, est le siège de la connaissance et de l’ascèse et s’oppose à l’espace organisé (village ou ville), lieu de vie sociale et de perdition. Cette opposition forêt/village est commentée entre autres par Marine Carrin, 1997 ; Charles Malamoud, « Village et forêt dans l’idéologie de l’Inde brāhmanique », Archives Européennes de Sociologie, XVII, 1976, p. 3-20 ; Francis Zimmermann, Le discours des remèdes au pays des épices. Enquête sur la médecine hindoue, Payot, Paris, 1989, p. 39 et sq.
90 L’identification de ce breuvage a beaucoup intrigué les philologues indianistes depuis le xviiie siècle. On peut se reporter à l’article de Kochhar pour les différentes thèses et converses concernant l’espèce botanique (plante, champignon) de laquelle était extraite le soma. Voir Rajesh Kochhar, « The Ṛg vedic Soma Plant », in B.V. Subbarayappa (dir.), Medicine and Life Sciences in India, in D.P. Chattopadhyaya, History of Science, Philosophy and Culture in Indian Civilization, Munshiran Manoharlal Publishers, « Project of History of Indian Science », Philosophy and Culture, vol. IV, part 2, New Delhi, 2001, p. 724-739.
91 Filliozat, 1965, p. 28.
92 Julius Jolly, Indian Medicine, Munshiram Manoharlal Publishers, New Delhi, 1re édition 1951, 1994, p. 37-42. P. Kutumbiah, Ancient Indian Medicine, Chennai, Orient Longman, 1re édition 1962, 1999 ; « The Pulse in Indian Medicine », Indian Journal of History of Medicine, XII-1, 1967, p. 44 et sq. N.K. Pattanshetty, « Surgery in Ancient India : Its Evolution and Progress », in B.V. Subbarayappa (dir.), Medicine and Life Sciences in India, in D.P. Chattopadhyaya, History of Science, Philosophy and Culture in Indian Civilization, New Delhi, Munshiran Manoharlal Publishers, « Project of History of Indian Science, Philosophy and Culture », vol. IV, part. 2, 2001, p. 157-191.
93 Selon A. Shanmuganvelan, Siddhar’s Science of Longevity and Kalpa Medicine of India, Sakthi Nilayam, Madras, 1963, la première école dispensant l’étude de la médecine citta a été ouverte en 1924 à Madras mais elle a fermé ses portes dans les années 1960. Aujourd’hui, deux colleges gouvernementaux (Chennai, Palaiyamkottai) et trois privés proposent l’enseignement de cette spécialité au Tamil Nadu.
94 Eugene F. Irschick, Tamil Revivalism in the 1930s, Cre-A, Madras, 1986.
95 Margaret Trawick, « Death and Nurturance in Indian Systems of Healing », in C. Leslie & A. Young (dirs.), Paths to Asian Medical Knowledge, University of California Press, Berkeley, Los Angeles, Oxford, 1992, p. 129-159.
96 Mitchell G. Weiss, Amit Desai, Sushrut Jadhav, Lalit Gupta, S. M. Channabasavanna, D. R. Doongajit, D. R. Doongajit, Prakash B Behere, « Humoral Concepts of Mental Illness in India », Social Science and Medicine, 27-5, 1988, p. 476.
97 Zimmermann, 1989, p. 39 et sq..
98 Zimmermann, 1989, p. 153.
99 La lexicologie tamoule emprunte largement au vocabulaire sanskrit mais la translittération n’est pas identique. Aussi, j’ai choisi d’adopter le terme et/ou la translittération tamoule chaque fois que le sujet portait sur cette aire culturelle. Lorsque seront évoqués les concepts communs aux médecines āyurvédique et citta, la translittération des termes vernaculaires correspondra respectivement au sanskrit et au tamoul.
100 Le fait qu’Agastya soit considéré d’une part, comme l’un des dix-huit cittarkaḷḷ et d’autre part, comme le père de la médecine citta, relève de la tradition. Les historiens tamouls pensent qu’il y a pu avoir confusion entre Agastya, père de la médecine indienne, et un cittar d’époque plus récente portant le même nom. Voir R. Manickavasagam, « Contribution of Agathiyar to Siddha System of Medicine », in S.V. Subramanian, V.R. Madhavan (dirs.), Heritage of the Tamils Siddha Medicine, International Institute of Tamil Studies, Madras, 1984, p. 577-599.
101 Kandaswamy Pillai, History of Siddha Medicine, Department of Indian Medicine and Homoeopathy, Chennai, 1re édition 1979, 1998, p. 479-525. Il existe plusieurs listes des dix-huit cittarhaḷ.ḷ Kandaswamy Pillai en dresse les différentes listes (1998, p. 440-448). On trouvera également dans cet ouvrage (1998, p. 488-525) ainsi que dans celui de Shanmugavelan (Siddhar’s Science of Longevity and Kalpa Medicine of India, Directorate of Indian Medicine and Homoeopathy, Madras, 1re edition 1963, 1992, p. 131-139), un inventaire de tous les textes de médecine citta attribués aussi bien aux dix-huit cittarhaḷ de la tradition qu’aux praticiens plus récents. Ajoutons que des personnages tamouls qui ont eu une vie et une mort extraordinaire (vie très longue, abstinence totale de nourriture, charisme, connaissance sans faire d’étude, mort par dissolution corporelle) sont appelés également cittarkaḷ. C’est par exemple le cas de Ramalingam Pillai né à Maruthur en 1823 et entré en samadhi à Vadalur en 1874.
102 David Gordon White, The Alchemical Body. Siddha Traditions in Medieval India, New Delhi, Munshiram Manoharlal Publishers, University Press of Chicago, Chicago, 1st public.1996, 2004.
103 Les muticcuńkal, ḷ nœuds placés le long de la colonne vertébrale où les souffles organiques sont concentrés, correspondent aux cakra (roue) ou padma (lotus) du système āyurvédique, sièges de l’énergie vitale (marman). Aux six cakra, l’école citta ajoute un septième, muticcu, représenté sous la forme d’un lotus qui, émerge de l’intérieur du crâne pour s’épanouir au dessus de la tête. Le point d’émergence de ce muticcu est particulièrement vulnérable puisqu’en ère tamoule, il fait partie des orifices (uccikkaḷ) assurant les échanges de substances entre le corps (microcosme) et son environnement (macrocosme). Lors des rituels d’exorcisme, le départ de l’esprit possédant est figuré par l’arrachage d’une mèche de cheveux sélectionnée à cet endroit précis.
104 Layne Little, « An Introduction to Tamil Siddhas : Their Tantric Roots, Alchemy, Poetry, and the True of their Heresy Within the Context of Douth Indian Shaivite Society », article présenté au symposium sur les religions du monde à l’Université d’Utah en 1997, http://www.alchemywebsite.com/tamil_si.html
105 Le muppu, produit dont la formule est davantage supposée que connue, est composée, pour beaucoup de praticiens, de trois sels du fait de son nom (mu-uppu). Selon Shanmugavelan, il est renommé dans la médecine citta pour son pouvoir catalytique essentiel pour parfaire la calcination des métaux et des minéraux, notamment, le cinabre (sulfure de mercure), l’arsenic, le sulfure, le mercure, l’or, produits les plus valorisés par les alchimistes. Voir A. Shanmugavelan, 1963, p. 109 et sq.
106 Zimmermann, 1989, p. 70.
107 Shanmugavelan, 1963, p. 152
108 Le terme doṣa est polysémique. Dans le Sanskrit-English Dictionary de Monnier-William, il est traduit par « faute, erreur, transgression, conséquence néfaste ». Ce n’est qu’en second lieu qu’il est défini par humeur. Ce second niveau est métaphorique puisque l’excès d’un doṣa-humeur peut être induit par une faute, une transgression.
109 Mazars, 1995, p. 45.
110 Mazars, 1995, p. 45.
111 V. Narayanaswami, « Ayurveda and Siddha Systems of Medicine. A Comparative Study », in S.V. Subramanian, V.R. Madhavan (dirs.), Heritage of the Tamils Siddha Medicine, International Institute of Tamil Studies, Madras, 1984, p. 568-576. Mazars, 1995.
112 Trawick, 1992 ; Gananath Obeyesekere, « Science, Experimentation, and Clinical Practice in Āyurveda », in C. Leslie & A. Young (dirs.), Paths to Asian Medical Knowledge, University of California Press, Berkeley, Los Angeles, Oxford, 1992, p. 160-176.
113 Leslie, 1998, p. 356.
114 Mazars, 1995, p. 53 et sq.
115 Kutumbiah, 1967.
116 Weiss, 1977.
117 O. Somasundaram, « Religious Treatment of Mental Illness in Tamil Nadu », Indian Journal of Psychiatry, 15, 1973, p. 38-48.
118 Selon le sāmkhya (système philosophique analytique de principes et de réalités issus de la « Nature »), le corps est constitué de deux principes complémentaires : prakṛti ou « corps matériel », « matière primordiale », principe femelle et actif, et puruṣa ou « esprit absolu », principe passif, mâle. Puruṣa est sans attribut, sans qualité, dépourvu de tout lien avec le monde sensible. Son immuabilité l’oppose à la dynamique de prakṛti, incarnation de la Nature composée de cinq corps grossiers (terre, eau, feu, air, éther) et de corps subtils (mental, sens, actions) soumis aux variations incessantes et productives de buddhi (l’intellect) et de ahaṃkara (individualisation de l’intellect, conscience de l’ego) (Pierre Feuga, Tara Michael, Le yoga, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1998). Obeyesekere précise qu’ahaṃkara sous l’influence de sattva produit manas (conscience), les cinq organes sensoriels associés aux cinq organes moteurs permettant la parole, la manipulation, la locomotion, l’évacuation, la reproduction, et sous l’influence de tamas et de rajas, génère les cinq éléments subtils ou organes des sens (tanmātra) et les cinq corps grossiers qui en dérivent. Il est à noter que dans le sāmkhya, tous les principes de buddhi et d’ahaṃkara sont matériels. Voir Gananath Obeyesekere, « The theory and Practice of Psychological Medicine in the Ayurvedic Tradition », Culture, Medicine and Psychiatry, 1, 1977, p. 155-181.
119 A. Venkoba Rao, « Psychiatric Thought in Ancient India », Indian Journal of Psychiatry, 1978, 20, p. 114.
120 Les dhamanī, au nombre de 24, se ramifient et transportent les humeurs, le sang, le suc organique, les perceptions, les sensations, ainsi que, concernant les femmes, le lait.
121 Weiss (1977, p. 98-99) souligne que les nombreuses références à l’alcoolisme dans les traités āyurvédiques suggéreraient qu’il devait être très important dans les temps anciens. De manière générale, les folies de nature exogène peuvent être occasionnées ou aggravées par l’alcool. Selon l’auteur, la mauvaise réputation et la prohibition de l’alcool qui se sont développées durant de nombreux siècles, pourraient être le résultat de mesures prises pour enrayer le fléau.
122 Obeyesekere, 1977.
123 Irschick, 2003. 1.T. Anandan, « Siddha Medicine on Mental Diseases », in S.V. Subramanian, V.R. Madhavan (dirs.), Heritage of the Tamils Siddha Medicine, International Institute of Tamil Studies, Madras, 1984, p. 198-216.
124 Cette clinique a été fondée par un prêtre marthome (jacobite protestant) du Kerala, Samy Vargies qui pratiquait également la médecine citta. Deux de ses patients natifs du Kerala vivent encore dans cette ex-clinique devenue Srishty Garden Resorts. Ils entretiennent le parc et les petites maisons louées aux touristes aisés pour 1000 roupies la nuit.
125 Il convient de mentionner que lors de ma dernière visite, deux ans après, en 2004, j’ai relevé quelques changements. Seule la clinique Sri Guru Siddha Vaidya Salai existe encore car la seconde a dû fermer à la mort de son propriétaire. Le yoga est maintenant pratiqué et des séances sont organisées chaque matin par un psychologue employé depuis deux ans. D’après ses informations, le gouvernement du Tamil Nadu, après l’incendie d’Ervadi, a fait prospecter toutes les institutions privées accueillant des malades mentaux. La clinique a reçu les autorisations nécessaires pour fonctionner avec toutefois une limitation du nombre des patients à vingt et une obligation d’employer un psychologue et du personnel soignant.
126 L’application du broyat sur la tête s’explique par le fait que les désordres psychiques et comportementaux sont interprétés par un dysfonctionnement de l’esprit (maṉam) ou/et de l’intelligence, du discernement (putti) dont le cerveau (mūḷai) est considéré être le siège (également noté par Obeyesekere, 1977). Ceci est une différence avec la plupart des textes classiques ayurvédiques qui, pour leur part, situent buddhi et manas dans le cœur (dans Bhela saṃhitā, manas est situé entre le sommet du crâne et le palais).
127 Étymologiquement, le terme signifie « action de dire (colluttal) le signe (kuri) ». Il traduit l’action de prédire et est employé plus largement pour celle qui consiste à lire, à repérer les signes d’un sortilège ou les effets de la magie noire.
128 Je pense que cette réputation des sorciers du Kerala semble traduire une certaine animosité des Tamouls à l’égard de leurs voisins. Le Tamil Nadu et le Kerala sont des États limitrophes qui partagent une culture, une langue écrite et parlée assez proche, un développement social au dessus de la moyenne nationale qu’on attribue à leur christianisation. Cependant le Kerala, État plus christianisé, est socialement plus en avance dans les domaines de l’éducation, du sanitaire, de la médecine. Les Tamouls fournissent en effet aux Keralais la main d’œuvre non qualifiée (tâches agricoles dans les Tea Estates ou autres plantations, ouvriers dans les manufactures), ce qui leur vaut d’être considérés comme des inférieurs.
L’aptitude à manier la sorcellerie imputée à un « Autre » est un fait souligné par Stirrat. Dans son étude sur les Cinghalais, il note que les moines bouddhiques sont considérés par les hindous comme d’habiles techniciens de la magie. Voir Stirrat, 1992, p. 92.
129 Sur les matériaux utilisés en magie noire et en magie blanche, voir notamment les travaux de Carl Gustav Diehl, Instrument and Purpose. Studies on Rites and Rituals in South India, CWK Gleerup, Lund, 1956 ; de Bruce Kapferer, A Celebration of Demons. Exorcism and the Aesthetics of Healing in Sri Lanka, Indiana University Press, Bloomington, 1983 ; de Sohaila Kapur, Witchcraft in Western India, Orient Longman, Bombay, 1983 ; de Margaret Stutley, Ancient Indian Magic and Folklore. An Introduction, Londres et Henley, Routledge and Kegan Paul, 1980.
130 Pour des exemples dans la sphère hindoue et bouddhique, on peut consulter les travaux de Ann Grodzins Gold, « Spirit possession perceived and performed in rural Rajasthan », Contributions to Indian sociology, 22-1, 1988, p. 35-63 ; Sudhir Kakar, Shamans, Mystics and Doctors. A psychological inquiry into India and its healing traditions, Oxford University Press, « Oxford India Paperbacks », Delhi, 1re édition 1982, 1996 ; Nabokov, 2000 ; Charles W. Nuckolls, « Culture and Causal Thinking : Diagnosis and Prediction in a South Indian Fishing Village », Ethos, 19-1, march, 1991, p. 3-51 ; d’Elisabeth Schömbucher, « The Consequences of not Keeping Promise. Possession Mediumship among a South Indian Fishing Caste », Cahier de littérature orale, 35, 1994, p. 41-63 et Schömbucher, 1999. Concernant le soufisme, on trouvera des exemples dans Jackie Assayag, « Pouvoir contre « puissances ». Bref essai de démonologie hindoue-musulmane », L’Homme, 34-3, juillet-septembre, 1994, p. 29-55 et Au confluent de deux rivières. Musulmans et hindous dans le Sud de l’Inde, , Presses de l’EFEO, « Monographie », n° 181, Paris, 1995 ; Katherine Ewing, 1984, « The Sufi as Saint, Curer, and Exorcist in Modern Pakistan », Contributions to Asian Studies, 18, 1984, p. 106- 114 ; Beatrix Pfleiderer, « Mira Datar Dargah : The Psychiatry of a Muslim Shrine », in I. Ahmad (dir.), Ritual and Religion among Muslims in India, New Delhi, Manohar, 1984, p. 195-233.
131 Kakar, 1996, p. 64.
132 Nabokov, 2000 ; Jayapathy, non daté.
133 Assayag, 1994, p. 45.
134 Les muṭiccuńkaḻ dans le système citta correspondent aux cakra (roue) ou aux padma (lotus) de la médecine āyurvédique. Ils sont les sièges du souffle vital et la perturbation de ces souffles est à la source du déséquilibre humoral. Le septième muṭiccu qui émerge du corps par le sommet du crâne, n’est développé que chez quelques yogis qui ont atteint l’état de perfection. De ce fait, ucci est défini comme un point culminant et se trouve classé parmi les orifices du corps.
135 Caroline et Filipo Osella souligne pour le Kerala, que les esprits malveillants ne peuvent prendre possession d’un corps en empruntant ucci, cet orifice étant considéré « bon » (nalla), entendons pur. En revanche, ils pénètrent à travers les orifices impurs tels que l’anus, le nez, la bouche, les yeux, le sexe etc. Au Tamil Nadu, une telle distinction n’est pas faite de sorte que les esprits empruntent le chemin qu’ils veulent. Ajoutons que les possessions à travers l’ucci sont très fréquentes notamment lorsqu’une divinité malfaisante siégeant dans un puḷimaram s’accroche dans les cheveux d’une femme qui commet l’erreur de passer sous l’arbre à une heure néfaste. Voir Caroline Osella, Filipo Osella, « Seepage of Divinised Power Through Social, Spiritual and Bodily Boundaries. Some Aspects of Possession in Kerala », Puruṣārtha 21, « La possession en Asie du Sud. Parole et territoire », 1999, p. 183-210.
136 Assayag, 1994, p. 42.
137 Jayapathy, non daté, p. 139.
138 Tarabout, 1999.
139 Jayapathy, non daté, p. 140 présente l’exemple d’un exorciste chrétien (le terme employé par les pêcheurs mukkuvar est vaittiyar, mot définissant un spécialiste de médecine citta dont l’utilisation ici s’explique par le fait qu’un vaittiyar peut également être mantiravāti) qui récite 21 fois la prière de saint Antoine de Padoue en faisant, à chaque incantation, un nœud sur une cordelette. À la fin du rituel, il attache la cordelette au cou du patient.
140 Nabokov, 2000.
141 Mark Nichter, « Paying for What Ails You : Sociocultural Issues Influencing the Ways and Means of Therapy Payment in South India », Social Science and Medicine, 17-14, 1983, p. 957-965.
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