Chapitre 2. Le sanctuaire de Puliyampatti
Influences de l’hindouisme sur le culte de saint Antoine de Padoue et les pratiques catholiques
p. 59-137
Texte intégral
Puliyampatti : « un sanctuaire-hôpital »
1Le sanctuaire de Puliyampatti possède une double identité. C’est un centre de pèlerinage et un « centre hospitalier » fréquenté d’une part, par des groupes de pèlerins, et de l’autre, par des patients, pour la plupart affectés de troubles psychiques, accompagnés de leur famille. Au fil du temps, selon les sensibilités des prêtres qui l’ont administré et les donations des dévots, le sanctuaire s’est doté d’un ensemble de structures répondant aux besoins des pèlerins et des patients. Ainsi, par cette double fréquentation, le sanctuaire de Puliyampatti détient au sein de l’univers ecclésial catholique tamoul, une place unique par son importance aussi bien que singulière par la richesse des pratiques dévotionnelles.
Les agencements cléricaux : l’aire du sanctuaire et les couvents
2L’arrivée au village de Puliyampatti donne une étrange impression. La petite route que l’autocar emprunte à Savalaperi en quittant l’axe principal Ramnathapuram – Tirunelveli butte out à coup contre un long mur de deux mètres de haut, percé de petites ouvertures régulières. Après l’avoir longé, puis contourné, le bus s’immobilise devant un grand portail en fer par lequel les passagers, à peine descendus, s’engouffrent. Un vaste espace composé de bâtiments, dont la nature et l’usage confirment le lieu dans sa position de centre de pèlerinage, s’offre alors aux yeux du visiteur ; c’est l’aire du sanctuaire, propriété de l’Église catholique, administrée par le prêtre qui y réside à l’année.
3Au nord de l’aire, s’élève le sanctuaire proprement dit, une vaste église orientée vers l’est, dont les deux hauts clochers encadrant l’entrée sont visibles à plusieurs kilomètres à la ronde1. En sortant de l’église par la porte latérale, où se trouve l’absidiole consacrée à saint Antoine de Padoue, on atteint le maṇṭapam, construit parallèlement à l’église, qui occupe l’espace séparant le sanctuaire de la résidence des prêtres, et est formé d’une grande plate-forme surmontée d’une toiture en tôle ondulée reposant sur des piliers. Un autel a été ajouté dans la partie ouest – face à l’est selon les traditions hindoue et catholique – de façon à célébrer les messes des jours d’affluence : mardi midi et soir, mercredi matin, certains jours de la fête patronale, fête de saint Antoine du 13 juin. En dépit des agrandissements apportés à l’église, sa taille est encore trop réduite pour contenir les pèlerins.
4Au sud du maṇṭapam, la partie restante de l’aire du sanctuaire qui couvre plus de la moitié de l’espace, est dénuée de toute fonction religieuse, et se trouve consacrée uniquement aux pèlerins et aux patients. Les patients qui y séjournent pour une longue période, louent pour une somme modique auprès du kaṇakkuppiḷḷai (comptable du sanctuaire) une petite pièce (lodge) dont la taille oscille entre 2 et 10 mètres carrés. Les groupes de pèlerins, venus pour une journée ou deux, choisissent une des quelques grandes pièces situées au milieu des lodges ou près de la maison de retraite gérée par les religieuses de Saint-Charles-Borromée. Vastes ou minuscules, ces pièces ne possèdent aucun confort si ce n’est un petit foyer maçonné sur le sol servant à la cuisson des repas. Leur fonction n’est pas d’offrir l’hébergement mais de permettre d’entreposer les effets personnels, de changer de vêtements et de préparer les repas. Pour la nuit, les dévots (pèlerins, patients et accompagnants) se regroupent par famille sous le maṇṭapam ou contre l’église.
5Durant la journée, patients et pèlerins circulent librement entre l’aire du sanctuaire et le reste du village de sorte qu’en dépit des limites de l’aire sacrée bien marquées par le mur et les grilles qui la cernent entièrement, ce lieu apparaît relativement ouvert. Cependant, l’impression « d’enfermement » qui surprend à l’arrivée ressurgit, amplifiée, lorsque vers 22 heures, le gardien condamne les grilles, la porte latérale et le grand portail d’entrée. « Par mesure de sécurité, pour éviter que les malades mentaux s’enfuient », affirment le prêtre et son jeune prêtre-assistant. Cependant, la fermeture des portes semble spécifique à Puliyampatti car d’autres sanctuaires, fréquentés par les patients affectés de troubles du comportement, sont dénués de murs (Gunasilam, Uvari, église saint Michel à Tenkasi) ou lorsqu’ils en possèdent, l’accès avec le monde extérieur est toujours libre (dargāh d’Ervadi, église saint Michel à Rajavur). Après la fermeture des portes, le gardien entame alors sa ronde en compagnie du prêtre-assistant, du kaṇakkuppiḷḷai (comptable) et de l’électricien. Armés d’un bâton (kampu), ils gèrent l’installation des familles agglutinées sous le maṇṭapam pour passer la nuit, en agissant selon les humeurs du moment plus qu’en respect de règles clairement établies. La présence du jeune prêtre (ciṉṉa cāmi, « petit prêtre ») parmi l’équipée de surveillance est sans rapport avec sa fonction cléricale. À l’image de ses compères, il incarne la figure du gardien, du maton des « malades mentaux » (maṉanōy), et, en dépit de leurs besoins ou de leurs désirs, aucun patient ou aucun parent ne s’avise de lui demander la bénédiction. Malgré les inconvénients engendrés par les rondes des surveillants vivement critiquées, les dévots persistent à dormir sous le maṇṭapam ou contre l’église. Pour les pèlerins, ce choix relève de la promesse formulée en échange d’un vœu accompli ; pour les patients, il favorise le rêve incubatoire qui constitue une phase importante dans le processus thérapeutique. Selon l’endroit qu’ils choisissent pour dormir, les dévots regroupés par famille s’allongent en orientant la tête vers l’autel du maṇṭapam ou vers la chapelle de l’église où est installée l’image miraculeuse de saint Antoine. Malgré la préférence de certains pour une place contre l’église qui évite la forte promiscuité, le maṇṭapam est le lieu requis pour dormir : outre qu’il constitue un abri contre la pluie, le vent ou la fraîcheur matinale, les dévots considèrent l’endroit comme idéal pour recevoir le rêve incubatoire. L’autel n’est pas seulement le siège de saint Antoine, il est aussi celui du Christ souffrant sur la croix. Les patients comme les parents peuvent s’identifier à cette représentation et espérer trouver un peu de compassion, d’aide, la résolution de leurs souffrances2.
6Le maṇṭapam que l’on voit aujourd’hui est une construction récente. Il remplace le précédent, édifié en 1913 par le prêtre de Panirkulam qui avait en charge également la paroisse de Puliyampatti. Comme il était trop étroit et rudimentaire pour accueillir les dévots de plus en plus nombreux, le père Gnanapragasam l’a fait reconstruire en 1989. Les anciens piliers en granit, qui servaient également à enchaîner les patients, ont été utilisés dans la construction des grandes lodges louées par les pèlerins.
7Les infrastructures du sanctuaire de Puliyampatti sont l’œuvre des différents prêtres qui ont administré la paroisse et de quelques laïcs motivés par des intentions dévotionnelles. Les jésuites qui ont pris possession de la première chapelle des nāṭār ont édifié les bâtiments ecclésiaux (église en dure, résidence des prêtres, hangar pour les chars processionnels) tandis que les prêtres diocésains ont surtout développé des structures d’accueil pour les pèlerins et les patients. Un couvent de religieuses salésiennes de Marie-Immaculée et un dispensaire ont été créés en 1975 à Savalaperi grâce aux donations de terrains de deux familles. Le centre de soin devait permettre aux gens des villages environnants de bénéficier d’une aide médicale de première urgence, et surtout, de soigner et de soulager les patients installés au sanctuaire. Le père Gnanapragasam (1978-1990) utilisa cette structure médicale pour offrir des consultations de psychiatrie aux patients, en faisant venir un spécialiste de l’hôpital privé de Kovilpatti. Cependant, trouvant qu’il avait trop peu de clients, le psychiatre cessa de venir au bout de trois mois ; le père Gnanapragasam renouvela l’expérience en faisant appel à un praticien d’Āyurveda (médecine « savante » indienne), mais une fois de plus, ce fut un échec. Les patients ne s’adressent jamais au dispensaire car il se trouve trop éloigné du sanctuaire. De plus, pour manifester sa confiance au saint et ainsi favoriser la guérison, la chimiothérapie est suspendue dès l’arrivée au sanctuaire. Ainsi, les patients recourent à la médecine seulement dans les cas exceptionnels, quand les symptômes ne sont pas associés aux troubles pour lesquels ils sont venus, et s’adressent alors au médecin du village qui pratique conjointement la médecine citta (sk : siddha, médecine savante usitée au Tamil Nadu) et la biomédecine, ou, pour obtenir gratuitement les médicaments, à la maison pour personnes âgées (Padua home) gérée par les sœurs Saint-Charles-de-Borromée, située en face du portail ouest de l’aire du sanctuaire.
8Ce second couvent a été édifié par le père Lurduraj, qui administrait la paroisse au moment de l’enquête de terrain. Arrivé à Puliyampatti le 30 avril 1996, il en est parti à la fin 2003 lorsqu’il a été nommé à la cathédrale de Palayamkottai3. Par rapport à ses prédécesseurs, il s’est davantage investi dans l’accueil des pèlerins que dans le bien-être des patients. L’empreinte majeure qu’il a laissée est la création du Padua Home inauguré en 1999. Si cette institution ne concerne pas directement les pèlerins, elle apporte un certain charisme au prêtre et encourage les dons des pèlerins. En effet, la venue des pèlerins au sanctuaire est bien souvent motivée par le remerciement d’une grâce ou par une demande de protection. Ainsi, ces motivations favorisent grandement les largesses vis-à-vis du saint et de l’Église, et si les pèlerins contribuent à l’enrichissement du sanctuaire, il est nécessaire de leur proposer un hébergement convenable. C’est pour attirer les pèlerins aisés que le prêtre a fait construire un ensemble de lodges pourvues en eau, en sanitaire et en électricité. En revanche, il n’a rien fait pour améliorer le confort des patients, et la forte dégradation des conditions de leur séjour trahit son désir de les voir quitter Puliyampatti. L’incendie à la dargāh d’Ervadi a été une opportunité inespérée pour parvenir à cette fin. S’appuyant sur une des consignes établies après l’incendie d’Ervadi, le prêtre a entrepris de réduire le nombre de patients. Ces derniers devant être accompagnés d’un parent, les personnes seules ont été sommées de s’en aller. Pour inciter leur départ, l’accès au maṇṭapam pendant la nuit a été interdit et, pour réduire la durée de séjour des patients, il a limité la location des lodges à treize jours. Néanmoins, déterminés à rester, de nombreuses familles et leur patient se sont organisés pour louer à plusieurs une maison dans le village, et ceux qui n’en avaient pas les moyens, ont investi un petit coin de l’aire sacrée pour y stoker leurs effets. Quelques familles se sont rabattues sur les lodges construites près de Padua Home, dans un endroit insalubre, sans commodités et à l’écart du regard des pèlerins.
Les donations des paravar : les structures au service des pèlerins et des patients
9Le bénéficiaire des donations que l’on vient d’évoquer, auxquelles il faut certainement ajouter quelques dons de terre, anciens et oubliés, qui justifieraient la grandeur de l’aire du sanctuaire, a été l’Église. À la différence de celles-ci, les quatre donations qui vont être présentées ne lui sont pas consacrées. Deux d’entre elles, des tarmacāḷaikkaḷ « abris de pèlerins », sont destinées exclusivement au besoin des pèlerins tandis que les deux autres, le koṭimaram et Mātā kōvil, fortement fréquentés par les pèlerins et les patients, sont utilisés temporairement par l’Église qui n’en détient aucun titre de propriété.
10Dans un pays comme l’Inde où le pèlerinage est une activité essentielle pour parfaire le cycle de la vie terrestre, faire édifier des tarmacāḷaikkaḷ est une action d’autant plus louable que les pèlerins en sont les bénéficiaires. Si généralement elle s’inscrit dans le contexte d’un remerciement à la suite d’un vœu, elle valorise le bienfaiteur pour ses vertus religieuses. Dans le temps passé, les représentants dynastiques dotaient les temples et les routes de pèlerinage de ces structures. Cela leur permettait d’obtenir la considération d’une part, des brahmanes qui desservaient les temples, et d’autre part, de leurs sujets se rendant dans ces lieux. Dans le cas présent, les tarmacāḷaikkaḷ n’ont jamais été destinés au clergé ; leur rôle a été d’offrir gratuitement aux familles de Tuticorin un endroit pour séjourner le temps de leur pèlerinage. En échange de ce service, les familles remettent une somme d’argent aux gardiens qui gèrent et entretiennent les locaux. Ce don n’est pas une obligation mais, du fait qu’il entre dans une logique de la transaction qui maintient et renforce les liens, il est rarement omis.
11Les deux tarmacāḷaikkaḷ ou cattirańkaḷ selon le terme utilisé dans la région, sont situés dans la partie du village où résident les nāṭār. Construits par deux familles paravar de Tuticorin sur des terrains achetés auprès d’une famille nāṭār, descendante du fondateur du sanctuaire, ils forment de grandes structures rectangulaires composées en leur centre d’un maṇṭapam entouré d’un préau qui dessert de nombreuses pièces. Les pèlerins connaissent l’existence de ces abris par le bouche à oreille et les réservent lorsqu’ils programment, avec leur parentèle, souvent une bonne cinquantaine de personnes, une visite au sanctuaire. La construction des deux cattirańkaḷ est consécutive à l’exaucement de vœux dont les récits ont été collectés auprès des parents et amis des donateurs et de la fille de Pullavarayar, une dame très âgée aujourd’hui.
Le cattiram de la famille Pullavarayar
12L’homme, qui s’occupe du cattiram fondé par son père, est propriétaire de deux navires porte-conteneurs, fait le commerce avec le Sri Lanka et livre du bois d’importation dans les ports de la côte est de l’Inde. On est en 1931 :
« Depuis un an, la fille de Pullavarayar âgée de 16 ans souffrait d’une forte fièvre (kāyccal). À l’hôpital, trois docteurs l’auscultèrent sans parvenir à en déterminer la cause. Des amis conseillèrent alors aux parents de se rendre à Puliyampatti. À ce moment-là, leur fille cessa de parler et les parents décidèrent d’aller à Puliyampatti et d’y rester quarante et un jours. Le vingt-sixième jour, alors que la fille de Pullavarayar se dirigeait vers le maṇṭapam pour aller dormir, elle aperçut une petite lumière dans un arbre. Étonnée, elle appela ses parents. Ses parents qui se tenaient près d’elle, furent surpris d’entendre sa voix : c’était la première fois en vingt-six jours qu’elle prononçait un mot. Ils aperçurent également la lumière et hélèrent les autres pèlerins. Mais la lumière s’éteignit. Parmi les pèlerins présents, il y avait une femme très malade, Cinni. Elle était possédée par un pēy. Tout à coup, le pēy (esprit malveillant) qui était en elle se mit à parler : « Une jeune fille de Tuticorin est ici, elle est malade, mais elle reparlera bientôt ». Quelques jours après, la fièvre commença à tomber et la jeune fille retrouva l’usage de la parole.
Quelques années après, Pullavarayar revint au sanctuaire avec cette fois son fils qui, malgré ses cinq ans, ne parlait toujours pas. Mais cette fois, il ne pouvait rester longtemps et décida d’y aller pour offrir à saint Antoine un ex-voto en or représentant une langue qu’il fit fabriquer à Tuticorin. Au moment où il déposa son offrande dans le tronc, le garçon se mit à parler4.
En 1942, en remerciement de ces deux guérisons, Pullavarayar fit construire un cattiram pour abriter gratuitement les pèlerins pauvres. Il prit également en charge le coût des travaux d’adduction d’eau potable de Savalaperi jusqu’à Puliyampatti.
Pullavarayar a donné beaucoup de son temps pour convertir les gens de Puliyampatti et des villages aux alentours, Ottutanpatti, Akkanayakanppatti, Naraikkinaru. Quand il a fallu construire la nouvelle église, au temps du père Arulananda, il fit un rêve (kaṉavu) au cours duquel quelqu’un lui dit qu’il ne fallait pas détruire l’ancien autel de l’église, mais agrandir l’église en conservant l’autel. Il en a parlé au père Arulananda qui l’a écouté.
Encore aujourd’hui, la famille vient une fois par an à Puliyampatti. Elle ne s’y rend plus au moment de la fête mais au mois de mai car les enfants sont en congé. C’est maintenant un fils aîné de Pullavarayar qui a pris le relais de son père, aujourd’hui décédé. Selon la coutume instituée par son père, il emmène deux ou trois cuisiniers avec lui, et fait préparer un grand acaṉam « don de nourriture » avec 100 kg de riz et cinq boucs pour tous les villageois et les patients. »
Le cattiram de la famille Marchiado
« La famille Marchiado avait l’habitude de venir à Puliyampatti pour passer quelques vacances). Un des fils de la famille était marié depuis quelques années, mais il n’avait pas encore d’enfant. Quand son épouse donnait naissance, l’enfant ne vivait pas plus de quelques jours. Alors, Mme Pullavarayar, qui était amie avec la famille, dit à Marchiado : « allez à Puliyampatti et priez saint Antoine. Quand vous aurez un nouvel enfant, vous lui donnerez le nom d’Anton ». Après six-sept ans, Marchiado eut un fils. Il l’appela Anton. Cet enfant est encore en vie.
En remerciement, il a fait également construire un cattiram. Lui aussi vient une fois dans l’année. »
13C’est également une famille paravar de Tuticorin qui est à l’origine du koṭimaram, « arbre de la bannière ». Il s’agit du mât sur lequel, au moment de la fête annuelle du sanctuaire, le drapeau de saint Antoine de Padoue est hissé. Ce mât, scellé dans un socle de béton, est situé en dehors de l’aire du sanctuaire, entre l’église et la chapelle d’apparition, ce qui signifie qu’il est à l’est du sanctuaire. Sa situation, faisant face à la statue miraculeuse installée dans l’église, implique qu’il détient le pouvoir du saint, pouvoir renforcé par le contact du drapeau hissé au moment des festivités. L’implantation du koṭimaram fait suite à un remerciement de vœu. Dasan et son neveu, qui organisent et président les cérémonies autour de la levée et de l’abaissement du drapeau marquant officiellement l’ouverture et la fermeture des festivités, sont les descendants du fondateur aujourd’hui décédé.
Le koṭimaram de la famille Dasan
14La famille Dasan, qui se compose de l’épouse du petit-fils du fondateur, de son fils, de sa fille et de son petit-fils, habite la maison ancestrale, et réside à quelques pas des familles Pullavarayar et Marchiado, avec lesquelles elle entretient des relations amicales « Dasan et Pullavarayar sont apparentés. Par rapport à Pullavarayar et Marchiado, la famille Dasan est pauvre, certainement à cause des nombreux aléas qui l’ont touchée. L’arrière-petit-fils du fondateur, âgé de 53 ans, manutentionnaire dans une société d’exportation où il coud les emballages de toile de jute, n’est pas marié ; sa sœur, mère du jeune garçon de douze ans qui l’assiste aux cérémonies du koṭimaram, veuve depuis une dizaine d’années5. Narration de l’arrière-petit-fils du fondateur :
« C’est le grand-père de mon père qui a offert le koṭimaram. Il n’avait pas d’enfant alors il a fait un vœu à saint Antoine en disant : « si un enfant naît, je l’appellerai Antonysamy ou Antonyammal ». Ainsi mon grand-père est né et s’est appelé Antonysamy. À cette époque, la petite chapelle de Puliyampatti n’avait pas une atmosphère chrétienne, c’était comme un temple hindou. Mon arrière-grand-père a voulu donner une atmosphère chrétienne, alors a fait installer un long koṭimaram6 en bois.
Cette année, ce sera le 83e lever de drapeau organisé par notre famille. La première fois c’était en 1919. En 1971, pour faciliter les flux de la foule pendant la fête, le père Arulananda a voulu changer le koṭimaram de place. Mais les gens n’ont pas accepté. Le koṭimaram a été remplacé par un poteau en fer, mais sa place n’a pas changé. »
Narration de la mère, épouse du petit-fils du fondateur :
« Le bois du koṭimaram était très abîmé. À cette époque, mon fils de 22 ans était très malade. Il avait de la fièvre (kāyccaḷ) et souvent des convulsions (vaḷippukkaḷ). Son mental n’était pas bon (putti cariyāka illai) à cause d’un maléfice (ceyviṉai). Au début, je ne savais pas que c’était un ceyviṉai. J’ai emmené mon fils à l’église de Saint-Thomas à Tuticorin. On est resté un an là-bas, mais il n’allait pas mieux. Quand j’ai su que c’était un ceyviṉai, je l’ai conduit à Puliyampatti pour treize jours. Une nuit, j’ai eu un rêve qui disait que si je faisais remplacer le koṭimaram par un nouveau en fer, la guérison de mon fils serait facilitée. C’est ce qu’on a fait et mon fils a été guéri.7 »
15Enfin, le sanctuaire a bénéficié d’une autre donation qui se distingue des précédentes, du fait qu’à l’origine, ce n’était pas sa vocation première. Il s’agit de Mātā kōvil, la petite chapelle située en face du sanctuaire de saint Antoine. Grand dévot de saint Antoine, Pullavarayar acheta à Michaelnadar une petite parcelle de terre située en face de l’autel de saint Antoine afin d’y ériger son propre caveau. La construction était presque achevée quand le prêtre lui fit savoir que sa volonté ne pourrait pas être réalisée : la présence d’un caveau si près du sanctuaire ne manquerait pas de soulever l’indignation et la répugnance de la part des pèlerins et des patients. Il fit alors transformer le caveau en kēpi (grotte) en y installant un Christ en croix flanqué de sainte Madeleine et saint Jean agenouillés. Malgré l’absence de la Vierge, cet endroit est connu sous le nom de Mātā kōvil (temple de la Vierge), dénomination qui s’explique par la confusion de sainte Madeleine avec la Vierge et par la forte vénération que catholiques et hindous portent à la figure mariale. La ferveur pour la Vierge Marie est d’ailleurs explicite en ce que, toute église catholique tamoule, quel que soit son saint patron, est désignée par Mātā kōvil.
16Pour les pèlerins comme pour les patients, le pouvoir de saint Antoine est dispensé aussi bien par sa statue miraculeuse au sein de l’église qu’au koṭimaram et à Mātā kōvil. Cette perception s’appuie sur le fait que le koṭimaram et Mātā kōvil sont situés sur le même axe que la statue miraculeuse, et donc, sont imprégnés de la présence du saint par le biais du taricaṉam (sk : darshan, « vision »), opération par laquelle le divin offre sa vision. Ceci justifie les pratiques des pèlerins et des patients qui vénèrent les trois lieux à la fois.
Saint Antoine à Puliyampatti : protecteur, thérapeute et exorciste
17En Occident, la dévotion pour saint Antoine de Padoue est très vivante. Si sa spécialité bien connue est de retrouver les objets perdus, son culte ne se réduit pas à ce seul domaine. Ainsi que le montre Blanc dans la partie ethnographique de son étude consacrée à saint Antoine de Padoue, les vœux qui lui sont adressés concernent toutes les affaires mondaines, de la demande d’enfant à celle de la guérison en passant par la réussite à un examen, l’obtention d’un époux, etc8. C’est « un saint à tout faire », un confident, un ami, presque un membre de la famille que l’on visite régulièrement. Saint Bonaventure, dans son cantique, clamait :
« Si vous voulez des miracles, allez à Saint Antoine ! Il a pouvoir sur la mort, l’erreur, les calamités de tout genre, sur les démons, sur la lèpre et sur toutes les maladies. Il brise les chaînes, il calme les flots, il rend les objets et les membres perdus9. »
18Le culte de saint Antoine s’est répandu en Inde par l’intermédiaire des franciscains qui travaillaient pour le Padroado. Le saint était lui-même d’origine portugaise et de l’ordre des Frères Mineurs. En plus de cette double identité, son hagiographie calquée sur celle de saint François d’Assise et fixée au xve siècle, devint très populaire. Cette époque correspondait aux premières expéditions maritimes des Portugais vers les côtes de l’Inde. Ainsi, en raison de la popularité du saint et de sa double identité qui s’accordait avec celle du royaume et celle des premiers missionnaires embarqués, les navigateurs placèrent leurs voyages sous sa protection. Dans la partie de son étude iconographique consacrée à saint Antoine de Padoue, Réau précise qu’au xvie siècle, le saint devint « d’abord le saint national des Portugais, qui placent leurs églises de l’étranger sous son vocable, puis un saint universel »10. Sous forme de figure de proue ou installé sur un petit autel, il protégeait les bateaux des naufrages si redoutés au cours de ces traversées qui doublaient le dangereux cap de Bonne-Espérance.
19Dans tout le Tamil Nadu, chez les catholiques, mais aussi chez les hindous, la dévotion pour saint Antoine est très forte. Dans certaines régions bien christianisées, il n’est pas rare que des hindous lui ont érigé une petite chapelle dans le but de protéger leurs récoltes ou les frontières de leur village. Il fait alors figure de gardien de village, fonction bien présente également dans la religiosité des catholiques tamouls. Ces derniers partagent très nettement l’univers conceptuel des hindous de sorte que les différentes spécialités attribuées à saint Antoine présentent des parallèles avec celles des divinités hindoues. Cependant, ces fonctions ainsi qu’un ensemble de pratiques cultuelles reposent à la fois sur les traditions hindoues et catholiques.
Pèlerins : une dévotion centrée sur les vœux et la protection de la famille
20La venue des pèlerins à Puliyampatti s’articule autour de deux objectifs différents : remercier le saint pour des faveurs accordées et/ou lui demander des grâces ; placer un jeune enfant sous sa protection.
La pratique du nērttikkaṭan
21Le remerciement pour l’exaucement d’un vœu est un acte pratiqué dans le catholicisme occidental. Cependant, en consultant les livres d’intentions de prières placés dans certaines églises dépositaires d’une statue « miraculeuse », on observe que celui-ci est peu notifié. Ceci est remarquablement explicité par les statistiques présentées par Herberich et Raphael où les « remerciements » adressés à la Vierge de Thierenbach représentent à peine 6,6 % des intentions écrites et les remerciements accompagnés de nouvelles demandes 3,4 %11. En revanche, les statistiques que j’ai réalisées à partir des récits d’intentions consignés dans la petite revue Vailankanni Calling publiée par le célèbre sanctuaire marial d’Ārōkkiya Mātā de Velankanni, attestent une démarche votive totalement inverse. Les groupes « remerciement – demande » et « remerciement » représentent respectivement 66 et 22 %, les demandes de vœux non accompagnées de remerciement se réduisant à 4 %, alors qu’à Thierenbach, elles constituent 71 % des intentions.
22À propos du corpus d’intentions de prières adressé à Notre-Dame de Bonne Garde à Longpont sur Orge, Faizang considère que la promesse de remerciement favorise l’efficacité de la requête12. Pour cet auteur, l’efficacité se fonde sur l’engagement du « remboursement » de la dette sous forme de gratitude, ainsi que sur la reconnaissance de la Vierge qui ne peut rester indifférente aux supplications de ses dévots. Blanc assimile le processus de promesse à celui de « marchandage » : le dévot place saint Antoine dans une position si délicate qu’il ne peut refuser son aide13. La contrainte de l’engagement est également mentionnée par Albert-Llorca : « L’écriture n’engage pas seulement le suppliant : elle engage également l’intercesseur. Inscrire ses promesses, mentionner ses dons, est donc une première manière de l’obliger à satisfaire les requêtes présentées »14.
23Pour interpréter la conception du vœu dans le contexte indien et sa différence de formulation par rapport au monde occidental, il est nécessaire de s’intéresser aux pratiques dévotionnelles dans l’hindouisme, notamment dans la forme populaire de la bhakti. La prévalence des remerciements dans les prières d’intention ne prouve pas seulement la gratitude de ceux qui ont reçu des faveurs, mais s’articule aussi sur l’obligation d’accomplir la promesse. La bhakti est un mouvement religieux centré sur la dévotion où le croyant entretient des relations directes avec la divinité qu’il a choisie (iṣṭateyvam) et à laquelle il est subordonné. Il est atimai, « soumis », kaṭavuḷḷukku kaṭṭuppaṭutal, « l’esclave de Dieu ». La bhakti est une religion de l’émotion et de la communication offrant au dévot des moyens d’entrer en contact avec le divin à travers le toucher et la vision, les prières, les chants, les exercices spirituels. Selon la définition proposée par Biardeau, la bhakti implique une relation de grâce du Dieu pour sa créature et une relation de dévotion intégrale de la créature pour son Dieu15. Dans cette relation privilégiée, le vœu tient une place centrale tant par son importance que par son élaboration. Une demande de grâce ne peut se formuler sans qu’une promesse soit faite en contrepartie. En tamoul, « vœu » se traduit par vēṇṭutal qui dérive de la forme verbale vēṇṭum signifiant « être nécessaire », et aussi, « vouloir ». Un autre terme très utilisé et explicite du sens est nērttikkaṭaṉ, composé de nērtti, « ce qui est équitable », et de kaṭaṉ, « emprunt », « crédit ». Celui-ci définit la promesse que le dévot formule à la divinité pour qu’elle accomplisse sa demande.
24Ainsi que l’attestent les nombreux témoignages publiés dans la rubrique thanksgiving de la revue Vailankanni Calling et ceux accompagnant les ex-voto exposés dans le musée du sanctuaire, les messages concernant les remerciements sont toujours très précis sur la(es) raison(s) du remerciement et se terminent toujours par une demande d’ordre général (protection de la famille, bonne santé, etc.), et inversement, celles concernant les demandes de grâces sont très explicites sur l’objet de la demande et se terminent toujours par le remerciement de bienfaits d’ordre également général. Autrement dit, le remerciement est toujours suivi d’une demande et une demande n’est jamais formulée sans remerciement. Par cette construction particulière du vœu, la relation entre le dévot et sa divinité n’est jamais interrompue : celui-ci accomplit ses obligations envers la divinité et la sollicite de nouveau pour accomplir des obligations envers lui. Cette forme votive, rare dans les sociétés occidentales, est en reflet des relations transactionnelles internes à la société agraire traditionnelle où les castes sont dépendantes les unes envers les autres par des obligations. De la même manière que les obligations entre castes sont asymétriques du fait qu’elles reposent sur les fonctions propres à chaque communauté et ne sont pas quantifiées en terme de temps et de productivité, la valeur des promesses n’est pas proportionnelle à celle du vœu. Le maintien et la qualité de la relation dévot/divinité ne sont pas orientés par le contenu du vœu (demande/promesse) mais par le respect des engagements et des obligations. De même qu’une famille qui refuserait de remplir les obligations liées à sa caste risquerait pour sa survie, de même le dévot qui omet d’accomplir sa promesse a peu de chance d’échapper aux représailles de la divinité. Ces craintes sont d’autant plus vives que les divinités, particulièrement efficaces pour accomplir les vœux des dévots, possèdent un caractère ambivalent, versatile. Leurs excès de colère face aux transgressions sont si redoutables que les dévots prennent rarement le risque de ne pas accomplir ce qu’ils ont promis.
25Une promesse communément formulée consiste à se rendre en pèlerinage dans le sanctuaire de la divinité le plus réputé sur le plan local, régional, voire, pour certains, national. La période choisie pour accomplir cet acte est soit le jour de la semaine dédié à la divinité, soit le moment de sa fête annuelle. C’est donc pour accomplir leur nērttikkaṭaṉ envers saint Antoine que, chaque mardi et durant la fête patronale, des pèlerins affluent vers Puliyampatti.
26La nature du remerciement est variée. Il peut s’agir d’une offrande de cierges et de fleurs déposée dans la chapelle de saint Antoine, d’objets divers (lampes cultuelles kuttuviḷakkukkaḷ, statues du saint, conques décorées, maquette de bateau ou de maison, etc.), d’argent ou d’ex-voto, etc. Les ex-voto les plus fréquemment offerts sont des petites plaquettes en métal repoussé symbolisant l’objet du voeu (guérison d’une partie du corps ou d’une morsure d’un animal, obtention d’un enfant ou d’un époux, etc.). Ils sont achetés à la boutique du sanctuaire, puis déposés avec quelques pièces dans le tronc de la chapelle de saint Antoine consacré à ces offrandes (kāṇikkaikkaḷ) et aux lettres de remerciement.
27En Occident, les ex-voto figuratifs ont pour ainsi dire disparu, remplacés par des plaques de marbre aux inscriptions dorées et stéréotypées qui tapissent la chapelle du thaumaturge et quelquefois les murs d’église. Au Tamil Nadu, l’ex-voto sous forme de plaques de marbre n’existe pas, mais c’est la figuration du vœu qui est privilégiée. En essayant de comprendre les raisons qui ont poussé les dévots à offrir un fac-similé de leur partie corporelle malade ou guérie, Benoît et Gagnière suggèrent que l’objet était offert, en tant que « substitut » du corps ou du membre atteint de maladie, soit pour apaiser la colère divine, soit pour tromper la divinité16. Ils soutiennent que l’usage d’ex-voto figuratifs dans le culte catholique est hérité de la tradition païenne :
« [...] les grands sanctuaires de la Grèce, de l’Italie, de la Gaule, de l’Espagne, ont livré de nombreuses représentations « anatomiques » de membres malades, le plus souvent en terre cuite, quelquefois en marbre, en pierre, en métal. Les terres cuites des favissae de l’Aesclepeion de Corinthe, en tous points semblables à celles des sanctuaires chrétiens de nos jours, représentent des jambes, des bras, des pieds, des têtes humaines, etc. ; nous savons par Démosthène qu’à Athènes on invoquait la guérison du héros Iatros « le médecin » dont l’intervention était attestée par de nombreuses répliques en argent du membre guéri, suspendues dans son sanctuaire, près de Theseion. À Rome, les aménagements du Tibre, au xixe siècle, ont fait découvrir des milliers d’offrandes votives en terre cuite, représentant non seulement des membres, mais aussi des corps sans tête ni pieds, des têtes, des phallus, des statuettes humaines, des bustes accouplés, des animaux, voués au dieu Tibre17. »
28Cette référence aux religions de l’Antiquité invite à s’intéresser aux ex-voto utilisés dans l’hindouisme. À ma connaissance, il n’y a que le célèbre sanctuaire vishnouïte (consacré à un avatar de Vishnu) de Tirupati-Tirumalai (Andhra Pradesh) et celui de Palani (dt. Dindigul Anna), dédié à Murukaṉ, qui proposent une telle variété d’ex-voto figuratifs en métal. Mis à part l’ex-voto couramment utilisé représentant une paire d’yeux découpée dans le métal, les autres sont en terre cuite, en pierre ou en bois et varient selon la région et la divinité thaumaturge. À Palani, autour des banians qui jalonnent les escaliers conduisant au sanctuaire de Murukaṉ, l’entassement de jambes, de pieds, de statuettes en terre cuite, en pierre, en bois et de berceaux (toṭṭilkaḷ) attestent que l’usage d’ex-voto figuratifs est très marqué. Cependant, il faut remarquer, qu’à l’exception de la petite plaquette de métal représentant une paire d’yeux, les ex-voto et les objets appuyant une demande que l’on trouve couramment dans les sanctuaires sont, soit métaphoriques (toṭṭil, van, poupée18), soit indifférenciés (cheval en terre cuite, statuette en pierre représentant un personnage, un éléphant, un buffle, un serpent (naka). Ainsi, si l’ex-voto figuratif n’est pas inconnu dans l’hindouisme, son utilisation est beaucoup plus réduite que dans le catholicisme pratiqué au Tamil Nadu. On peut même supposer que les ex-voto en métal repoussé ont été introduits par les missionnaires portugais, et ce, pour deux raisons. La première, Benoît et Gagnière soulignent que l’on trouve « des fac-similés de membres malades, en terre cuite, en cire, le plus souvent en métal découpé, tôle, argent, rarement or, dans les grands sanctuaires de la Vierge ou des saints locaux, en Grèce, en Italie, en Espagne, au Portugal, dans les pays catholiques du sud de l’Allemagne...»19. La seconde raison est que ces ex-voto sont proposés à la vente dans certains sanctuaires dédiés à un saint ou une Vierge thaumaturge fondés par les Portugais. Tel est le cas de Velankanni (Ārōkkiya Mātā, Notre-Dame de la bonne santé), de Poondy (Notre Dame de Lourdes, anciennement Ārōkkiya Mātā) ou de Nagappattinam (Madrasi Mātā). Si on retient l’origine portugaise, cela suggérerait que l’utilisation des plaquettes figuratives que l’on trouve à Tirupati-Tirumalai ou Palani serait le résultat d’un emprunt aux pratiques catholiques, facilité par le fait même que cette forme votive, bien que moins développée, existait déjà. L’exemple de cette pratique à Nagore, célèbre sanctuaire soufi situé à 25 kilomètres de Velankanni, alimenterait cette hypothèse. Si jusqu’à présent, on s’est surtout intéressé aux formes d’« hindouisation » des pratiques catholiques, cela ne doit pas exclure qu’à l’inverse, les hindous ont puisé quelques pratiques, voire quelques conceptions propres à l’Église catholique ou à l’islam. Ainsi que le souligne Tarabout à propos du Kerala :
« Il faut noter également que la coexistence, et la partielle interpénétration, de l’islam, du christianisme et de l’« hindouisme », multiplie les systèmes de référence possibles, et tend par conséquent à rendre floues leurs limites »20.
29Certains ex-voto plus élaborés sont directement remis au prêtre du sanctuaire. Ils consistent en un cadre, dans lequel est introduite une lettre témoignant du « miracle », accompagnée d’un objet de valeur symbolisant la faveur reçue (plaquettes votives en argent, berceau toṭṭiḷ ouvragé en argent, tāli21), et souvent, d’une photographie du donateur. Ces ex-voto sont exposés avec les offrandes de valeur dans un musée situé au rez-de-chaussée d’une chapelle consacrée au saint sacrement que le prêtre a fait ériger en 2000. Cette création est inspirée de Velankanni dont le musée, particulièrement visité et apprécié des pèlerins, joue un rôle indéniable pour augmenter les témoignages de vœux et, conséquemment, accroître la réputation et l’enrichissement du sanctuaire. Également inspirée de Velankanni est la publication d’un journal mensuel en langue tamoule, Kōṭi aṟputar « récit de miracle », dans lequel le prêtre reproduit quelques lettres de témoignage. Témoigner est bien un moyen d’exprimer la reconnaissance et de magnifier les pouvoirs d’une divinité. Mais, est-ce seulement cela ? Par l’usage des photographies, des noms et lieux d’origine et quelquefois des cartes de visite qui accompagnent certaines lettres, le donateur n’a-t-il pas implicitement l’espoir d’être reconnu par un pèlerin ou un lecteur du journal, ce qui permettrait ainsi de sortir de l’anonymat et de forcer le respect des autres ? Dans cette intention, le témoignage oral est certainement le mieux adapté pour recueillir les fruits immédiats, et les dévots ne s’en privent pas. Il est bien connu que la divinité n’offre ses faveurs qu’aux personnes méritantes, celles qui possèdent les qualités de piété et de pureté. De ce fait, les personnes qui témoignent de faveurs reçues sont assurées de capter l’attention des patients et de leurs familles qui ont besoin de preuves sur le pouvoir du saint pour conserver l’espoir d’une possible amélioration de la santé et de la situation.
30Enfin, d’autres pratiques associées au nērttikkaṭaṉ, telles que les offrandes de cheveux, de boucs, de coqs ou de repas, sont observées par des pèlerins qui viennent expressément au sanctuaire pour placer un enfant sous la protection du saint.
Saint Antoine, le kulateyvam des paravar et des nāṭār catholiques
31Les pèlerins qui viennent au sanctuaire pour accomplir leur nērttikkaṭaṉ appartiennent à des castes variées et à toutes confessions. Parmi eux, se trouve d’anciens patients « guéris » qui ont promis de venir à Puliyampatti selon une fréquence qu’ils ont définie (treize mardis de suite, chaque dernier mardi de fin de mois tamoul, etc.). À leur différence, les pèlerins qui se rendent à Puliyampatti dans une intention de protection sont essentiellement catholiques de caste paravar et nāṭār.
32Les paravar, formant de loin le groupe de pèlerins le plus important, proviennent de la Côte de la Pêcherie, tandis que les nāṭār viennent de la région, mais aussi, de tout le Tamil Nadu. La présence de ces deux communautés distinctes par leurs origines géographiques, l’histoire de leur christianisation et leurs activités professionnelles, est consécutive à la fonction particulière qu’elles attribuent à saint Antoine de Padoue. Toutes deux considèrent le saint comme leur kuḷateyvam, divinité de famille/de caste. Ces divinités, ainsi qu’on l’a précédemment noté, assurent la protection de la famille et de la caste et reçoivent, en contrepartie, un culte annuel qui est une occasion pour les familles dispersées de se réunir.
33Du fait de leur fonction, les kuḷateyvańkaḷ, sous forme de statue ou de chromo, détiennent une place privilégiée au sein de la sphère domestique. Leur rôle est central dans les cérémonies biographiques fastes (dation du nom de l’enfant, cérémonie du percement d’oreille de l’enfant, mariage, cérémonie du septième mois de grossesse). Évoqués avant même le démarrage des festivités, ces derniers garantissent leur bon déroulement. Leur importance dans ces cérémonies atteste que leur fonction est de protéger, mais aussi, d’intégrer les membres dans la communauté familiale. Par la cérémonie de dation du nom, l’enfant devient un membre à part entière de la lignée paternelle ; par celle du mariage, la femme intègre sa nouvelle famille et adopte le kuḷateyvam de son époux.
34Les cérémonies biographiques se tiennent préférentiellement au temple local du kuḷateyvam. Cependant, pour célébrer celle du percement des oreilles d’un enfant, les familles préfèrent se rendre en pèlerinage dans le temple où leur kuḷateyvam est réputé pour ses qualités miraculeuses. Pour les catholiques, les choses sont un peu différentes car, en dehors de la célébration du mariage, les autres cérémonies, non reconnues par l’Église, sont célébrées dans la sphère domestique et rarement dans la paroisse. Néanmoins, le sanctuaire de Puliyampatti, comme d’ailleurs celui de Velankanni, se démarque en offrant la possibilité d’accomplir la cérémonie du percement des oreilles. La raison de cette différence réside en ce que les deux sanctuaires accueillent de nombreux pèlerins venus accomplir leur nērttikkaṭaṉ qui intègre l’offrande des cheveux, rite corrélé à celui du percement des oreilles. Les dévots, considérant l’offrande des cheveux comme l’expression de gratitude la plus estimable, le clergé n’a pas jugé cette pratique superstitieuse. De ce fait, les deux sanctuaires sont équipés de halls de tonsure, ce qui favorise la pratique de la cérémonie du percement des oreilles. Le clergé est conciliant envers cette coutume de sorte que le mardi et durant la fête patronale, un spécialiste ācāri (bijoutier) perce les oreilles auprès du hall de tonsure.
35Le fait que les catholiques indiens attribuent à certains saints ou à la Vierge la position de kuḷateyvam ne doit pas surprendre. Il faut souligner que le culte des saints et de la Vierge détenait une place importante dans la sphère domestique en Occident. Ainsi que l’observe Blanc, une telle position occupée par saint Antoine est encore bien marquée dans les familles italiennes immigrées en France22. Pour compenser la rareté de leurs offices, les missionnaires ont incité les séances de prière au sein de la communauté et des foyers. Ainsi, la Vierge, et des saints pourvus de qualités en cohérence avec les besoins des dévots, ont pris tout naturellement la place et la fonction des divinités hindoues auparavant vénérées. On observe que, même dans les castes de longue christianisation comme les paravar de la Côte de la Pêcherie, les conceptions hindoues sont encore très présentes. Changer la manière de penser, de pratiquer, de concevoir, de se comporter sont autant de difficultés auxquelles les missionnaires se sont heurtés. La difficulté étant d’autant plus grande que la différence entre les conceptions catholiques et hindoues était, ou trop importante, ou trop faible. Un écart conceptuel trop grand était non seulement incompris, mais rejeté en tant qu’inadéquation ou transgression. Trop mince, la confusion était immanquable de sorte que le contenu idéologique catholique pouvait rarement s’imposer. À toutes les époques, les missionnaires catholiques ont converti en favorisant le culte des saints et de la Vierge. Ce choix, qui correspondait à sa prédominance dans la religiosité occidentale, avait l’avantage de trouver en Inde un contexte favorable pour se répandre. L’hagiographie des saints catholiques que les missionnaires diffusaient pour les faire connaître et accepter ne présentait-elle pas des similarités avec les récits qui vantaient les miracles des divinités hindoues ou des saints soufis ? Le miracle étant une qualité inhérente aux divinités de village et de famille, les saints catholiques et la Vierge ont fini par acquérir le statut de divinité de village ou de famille.
36Les motifs pour lesquels les paravar et les nāṭār considèrent saint Antoine de Padoue comme leur kulateyvam sont différents. Pour les nāṭār, cette relation s’explique par le fait que le fondateur était de cette caste, tandis que pour les paravar, il s’agit d’une dévotion nourrie par les missionnaires du Padroado (franciscains, jésuites) qui les ont convertis.
37Cette communauté de pêcheurs de la Côte de la Pêcherie constitue, en Inde, une exception car elle est presque entièrement de confession catholique. Leur conversion, souligne Županov, résulte d’une conjonction de facteurs politiques, économiques et culturels qui menaçaient leurs activités économiques23. La rivalité avec les musulmans sur le contrôle du commerce des perles les amène à se tourner vers les Portugais qui cherchent également à se rendre maître du commerce maritime. En 1536, une délégation de quatre-vingt-cinq chefs paravar se rend à Cochin pour demander assistance et être baptisée. Les Portugais, qui considèrent leur venue comme une opportunité pour bénéficier d’une main d’œuvre qualifiée dans le commerce et dans la pêche, notamment de conques et de perles, acceptent leurs requêtes. Cette alliance permet également aux Portugais de sceller des accords avec les chefs et les notables hindous auxquels les paravar ont fait vœu d’allégeance. Dans les mois qui suivent, ce sont quelques 20 000 paravar de trente villages côtiers qui se convertissent au catholicisme. Les liens privilégiés entretenus dans le passé avec les Portugais sont encore actualisés par le terme fernando qu’ils utilisent préférentiellement à celui de paravar pour identifier leur caste.
38La christianisation des paravar avait déjà commencé lorsque saint François-Xavier toucha le sol indien. Il n’aurait fait que trois courts séjours en Inde durant la période qu’il a passée en Asie, mais il était animé d’une telle volonté de baptiser24 que la tradition lui accorde la conversion de quelques 15 000 paravar. Dans une lettre envoyée de Tuticurin le 23 mai 1543 à Ignace de Loyola, saint François-Xavier donne les détails de ses premières conversions de paravar25. Aujourd’hui, les paravar affirment avec fierté que leurs ancêtres ont été convertis par François-Xavier lui-même. De ce fait, saint François-Xavier et saint Antoine de Padoue sont les deux principaux kuḷateyvańkaḷḷ des paravar, le premier parce qu’il est l’auteur de leur conversion, le second pour son lien avec la mer, milieu qui leur permet de vivre et nourrir la famille. L’importance accordée à saint Antoine est remarquable tout le long de la Côte de la Pêcherie par les nombreuses petites chapelles qui lui sont dédiées, érigées sur la plage ou au sein des villages. Ayant adopté la coutume des missionnaires, les paravar ont l’habitude de se protéger des avaries de la mer par une statue du saint qu’ils attachent au mât, par son effigie qu’ils dessinent sur la voilure ou sur la coque, par son vocable qu’ils utilisent pour nommer l’embarcation. Une première mise à l’eau d’un bateau neuf ou rénové est toujours accompagnée d’une bénédiction cléricale au cours de laquelle le saint est invoqué pour assurer protection et prospérité au propriétaire. Enfin, le miracle de saint Antoine que les paravar considèrent comme le plus important est celui de la Prédication aux poissons, un thème bien souvent représenté sur les peintures qui ornent les églises ou les autels consacrés à saint Antoine. Réau en rappelle les faits :
« Un jour, à Rimini sur la côte de l’Adriatique, saint Antoine prêchait sans succès devant les hérétiques. Comme ses auditeurs faisaient la sourde oreille, il prit le chemin de la plage et commença à prêcher aux poissons. À peine avait-il prononcé quelques mots que d’innombrables poissons, petits et gros, arrivèrent à la hâte, se pressant les uns derrière les autres par rang de taille, de telle façon que leurs têtes sortaient de l’eau. Il leur parla de la bonté du Créateur à leur égard ; puis il les congédia comme à la messe en leur donnant sa bénédiction26. »
39Ce récit hagiographique, que Réau interprète comme une volonté de construire l’image du saint en s’inspirant des légendes de saint François d’Assise, met en scène ses talents de prédication. Cette qualité, également métaphorisée par la découverte de sa langue bien conservée au moment de la translation de son corps, est présente tout au long de sa légende. Elle rappelle que le saint, bien qu’il intervienne auprès de ses dévots pour leur apporter un secours matériel, possède le pouvoir de la parole comme son modèle spirituel, saint François. Cependant, ce n’est pas pour cet aspect que les paravar apprécient tout particulièrement ce miracle. S’identifiant aux poissons, ils considèrent que la scène symbolise l’engouement de leur caste à répondre massivement au message du Christ. On peut penser d’ailleurs que la réinterprétation du récit hagiographique provient des missionnaires portugais qui ont vu, à travers l’association poisson/pêcheur, un moyen de sensibiliser les paravar et de suivre le modèle évangélique en oeuvrant comme des « pêcheurs d’hommes ».
Les pratiques dévotionnelles des pèlerins
40Les jours d’affluence des pèlerins sont le mardi, jour consacré à saint Antoine, et la fin de semaine. Le mardi attire davantage de pèlerins lorsque leur travail le permet. Cette affluence est nettement accentuée le dernier mardi de chaque mois tamoul, considéré comme un jour particulièrement faste pour recevoir la grâce du saint. À partir du lundi soir, l’aire autour du sanctuaire s’anime au fur et à mesure de l’arrivée de groupes de pèlerins à peine débarqués des camions ou des vans souvent loués pour la circonstance. Durant toute la matinée du mardi, l’effervescence ne cesse de croître avec l’arrivée continuelle de pèlerins et le début des activités dévotionnelles de ceux arrivés la veille. Deux messes hautes leur sont consacrées, une à midi et une célébrée le soir entre la récitation du rosaire et l’adoration du saint sacrement suivie de la bénédiction des malades avec l’ostensoir. La plupart des pèlerins quittent le sanctuaire le jour même, après le repas ou l’office du soir, tandis que les autres choisissent de ne repartir qu’après avoir assisté à la première messe matinale du mercredi célébrée à 4 heures et demi.
Les mardis de saint Antoine : tradition chrétienne et jour des divinités exorcistes
41La préférence pour le dernier mardi du mois s’appuie sur les conceptions de l’efficacité et de la conclusion du vœu. La fin d’un mois induit le commencement du suivant et implicitement, un renouveau, une régénérescence. Aussi, en choisissant la fin d’un mois pour exprimer leur gratitude envers la divinité, les pèlerins mettent toutes les chances de leur côté pour que les afflictions qui les ont accablés soient entièrement révolues et ne réapparaissent plus. Cette idée de la régénérescence est au cœur de la dévotion tamoule et transparaît dans quelques pratiques dévotionnelles telles que le rasage de la chevelure et le port de vêtements neufs après le bain.
42Dans les quelques articles consacrés au sanctuaire de Puliyampatti publiés autour des années 1940, les jésuites ne citent jamais la coutume du rasage et des habits neufs parmi les actes dévotionnels aujourd’hui pratiqués à grande échelle. En revanche, l’affluence des pèlerins le dernier mardi de chaque mois y est toujours soulignée. Les deux exemples présentés ci-dessous donnent un aperçu de la renommée du sanctuaire à cette époque :
« Puliyampatti de la paroisse de Panirkulam proche du diocèse de Tuticorin, est un centre de pèlerinage dédié à saint Antoine de Padoue. Chaque mardi, des pèlerins originaires des différents villages y viennent en foule. Le premier mardi et le dernier mardi de chaque mois tamoul, de nombreux païens aussi y viennent et y accomplissent leurs vœux. Quelques-uns logent pour 13 jours ou 40, jeûnent et récitent des prières particulières soit pour invoquer l’aide du saint ou pour le remercier de grâces reçues27. »
« Puliyampatti est connecté avec saint Antoine de Padoue dont le modeste sanctuaire forme un centre d’attraction pour non seulement les dévots des environs mais aussi pour les clients vivant à une grande distance, le long de la Côte de la Pêcherie. Chaque mardi amène un bon nombre de pèlerins au sanctuaire, le dernier mardi du mois tamoul étant particulièrement attractif, ou comme les pèlerins païens le disent, « particulièrement faste ».
Pourquoi saint Antoine aurait choisi cet endroit lointain, perdu dans les terres païennes, pour offrir ses faveurs, cela reste un mystère. […] Alors que c’était un mardi, nous avons fait 303 communions et 66 confirmations. La messe a été dite sous un pandal (l’ancien maṇṭapam) ouvert, l’église ne pouvait pas contenir toute l’assistance qui était composée des cinq ou six localités voisines et d’une pincée de pèlerins appartenant à d’autres endroits28. »
43Le texte Caritas de 1937 indique que le premier mardi de chaque mois tamoul était également une période préférentielle pour venir au sanctuaire. Peut-être s’agit-il d’une erreur car, d’une part, cette référence n’apparaît dans aucun des autres rapports concernant le sanctuaire, et d’autre part, dans l’hindouisme populaire, le début de mois n’est jamais associé aux vœux. Dans l’aire tamoule, une seule cérémonie importante est pratiquée spécifiquement en début de mois. Il s’agit du Pońkal qui se déroule le premier jour du mois tai, et correspond à une période charnière entre le fruit obtenu (riz nouveau) et le produit escompté (futures récoltes). Lorsqu’il s’agit de vœux consistant à mettre un terme à une situation difficile, les hindous se rendent auprès de leur divinité le jour de la semaine qui lui est consacré tombant à la fin d’un mois tamoul. Si la divinité accomplit leur requête, ils pourront ainsi entamer un nouveau cycle mensuel, libérés des problèmes du passé.
44Ainsi, le choix du dernier mardi du mois tamoul pour rendre un culte à saint Antoine à Puliyampatti intègre les traditions catholique et hindoue. Dans la tradition catholique, le jour consacré à saint Antoine est le mardi. Cet usage provient de ce que le saint fut enseveli un mardi au milieu d’innombrables prodiges29. Les « prodiges » réalisés à sa mort sont également soulignés dans Les Vies des Saints des Petits Bollandistes30. L’auteur y précise qu’à la mort d’Antoine de Padoue qui eut lieu le vendredi 13 juin 1231 à Campietro (près de Padoue), l’obstination des franciscains, des clarisses et des habitants à vouloir récupérer ses restes provoqua une telle dissension qu’il fallut recourir à la décision de l’évêque31.
45Dans la tradition hindoue où également le culte d’une divinité est associé à un jour de la semaine spécifique, le mardi est consacré à certaines divinités dont les qualités sont de pourvoir au bien-être des dévots et de chasser les maléfices. De telles qualités sont attribuées à saint Antoine. On rencontre un parallèle semblable avec le vendredi qui est d’une part, le jour consacré à saint François-Xavier, considéré également comme un thaumaturge et un exorciste, et d’autre part, celui choisi par les patients pour s’adresser aux spécialistes de l’exorcisme qui officient sur la tombe des saints soufis dans les dargāh. Certaines déesses ambivalentes telles que Māriyammaṉ ou sa consœur du Kerala, Yellammā ou Bhadrakāḷi, possèdent deux jours qui leur sont consacrés, mardi et vendredi32. Selon les astrologues interrogés par Caldwell, les raisons pour lesquelles les mardis et les vendredis sont particulièrement propices au culte de Bhadrakāḷi sont justifiées par la conjonction planétaire propre à ces jours33. Le mardi est gouverné par Mars et donc cette planète associée à la guerre offre à la déesse l’énergie pour vaincre. Le vendredi est gouverné par Vénus et la féminité de cette planète lui apporte la douceur, la sensualité. Dans ce cas précis, les deux jours attribués à la déesse renvoient aux deux aspects de son tempérament : bienveillant et dangereux.
46Si le choix du mardi (jour de l’ensevelissement du saint) montre des similitudes entre les deux religions, en revanche le chiffre treize, évoqué dans le premier rapport de Caritas, n’a pas de signification particulière dans l’hindouisme. Ce chiffre est associé à saint Antoine puisque le treize est le jour de sa mort et, de ce fait, il se trouve intégré à son culte, d’où ses treize miracles ou les treize mardis34. Cependant, dans la dévotion tamoule, l’usage de ce chiffre est bien plus étendu et respecté qu’en Occident. Cela s’explique par la dimension magique attachée aux chiffres qui prévaut dans l’hindouisme. Le premier extrait de Caritas livre un exemple lorsqu’il fait référence au chiffre quarante. Associé à la cure, le symbolisme de ce chiffre sera précisé lorsqu’on abordera les pratiques dévotionnelles des patients.
Offrandes de boucs (āṭukkaḷ) et de coqs (kōḻikkaḷ)
47Le sanctuaire de Puliyampatti est bien connu pour ses offrandes d’animaux. Chaque semaine, en moyenne vingt boucs et quelques coqs sont « sacrifiés » à saint Antoine. Le chiffre atteint plusieurs centaines de boucs le jour de la fête patronale. Le mot utilisé par les donateurs pour définir cette offrande est pali qui signifie « sacrifice ». Ce terme renvoie au culte des divinités hindoues non-végétariennes mais la méthode adoptée dans ce contexte catholique diffère de celle pratiquée dans les temples. Il s’agit d’un pali symbolique auquel le clergé adhère et dont il tire profit. Selon le protocole adopté dans l’hindouisme, l’offrande de l’animal consiste, une fois qu’il est purifié par un bain dans le réservoir sacré et orné d’une guirlande de fleurs, à le présenter à la divinité en faisant trois fois le tour de son sanctuaire, puis à le décapiter. À Puliyampatti, les trois tours autour de l’église sont complétés de trois circumambulations autour du koṭimaram et de trois autres autour de Mātā kōvil. La présence de saint Antoine dans ces trois endroits explique cette triple circumambulation. Cependant, les signes de salutation (añcaḻi ; sk añjaḷi) que les pèlerins accomplissent lorsqu’ils atteignent l’arrière de l’église et l’entrée de Mātā kōvil suggèrent qu’implicitement, le sacrifice ne s’adresse pas seulement à saint Antoine, mais également à la Vierge et à saint Michel dont la statue est placée au-dessus de la sacristie derrière le sanctuaire. En pratiquant de la sorte, les dévots ne sont pas tous conscients de l’identité des donataires car ils ne font que reproduire une pratique bien instituée. Pratique elle-même issue de l’hindouisme dans lequel toutes les divinités présentes dans un sanctuaire bénéficient d’une part de l’offrande destinée à la divinité principale.
48Si jusque-là le rituel de l’offrande de l’animal suit, pas à pas, la procédure observée dans l’hindouisme, la décapitation, se déroule hors du champ religieux. Les pèlerins conduisent l’animal à l’endroit choisi pour préparer le repas, soit dans un des deux cattirańkaḷ, soit au milieu des lodges situées dans l’aire du sanctuaire ou près de Padua Home. L’abattage peut être pratiqué par un spécialiste dont on loue les services en s’adressant au kaṇakkuppiḷḷai. Mais en général, les pèlerins font exécuter cette tâche par des cuisiniers qui les accompagnent. Ces cuisiniers sont souvent liés aux familles de pèlerins qui les recrutent, et ce, en respect des relations d’obligation du fait qu’ils appartiennent à des lignées préparant, par tradition, la nourriture à l’occasion de leurs cérémonies biographiques.
Les treize acaṉańkal de saint Antoine
49Une fois que le bouc « sacrificiel » est débité, les pèlerins offrent sa dépouille au sanctuaire35 : ils la déposent dans un fût dévolu à cet usage placé à l’entrée de la boutique d’objets religieux du sanctuaire.
50Dans l’hindouisme, l’animal sacrificiel est destiné à la divinité. Il est décapité devant son image (āṭuveṭṭuka, « couper le bouc ») et le repas préparé dans l’enceinte du temple lui est offert (paṭaippu). Ce n’est qu’une fois que la divinité a « consommé » cette nourriture, que les « restes » du repas divin (piracātam) sont partagés entre les sacrifiants et les dévots. Ce rite s’appuie sur l’idée que les divinités possèdent une « humanité » et, à l’image des humains, partagent les mêmes activités et requièrent les mêmes attentions : elles sont nourries, habillées, réveillées, baignées, etc. Comme lors des honneurs rendus aux invités, les divinités sont nourries en premier, et ce n’est que lorsqu’elles sont rassasiées que les hôtes consomment à leur tour la nourriture. Cette conception d’une « humanité » est étrangère au christianisme du fait qu’il n’y a aucune équivalence de sacralité entre le monde des figures catholiques et celui des humains36. Pas plus que l’abattage ne doit s’effectuer sous le regard de saint Antoine, aucune nourriture préparée avec le bouc sacrifié ne peut lui être offerte. Ainsi, l’offrande de la peau de l’animal à l’Église, implicitement à saint Antoine, remplace celle du repas et marque l’achèvement du sacrifice.
51Bien que saint Antoine ne reçoive pas explicitement la nourriture qui vient de « lui » être préparée avec le bouc « sacrificiel » (paṭaippu), « ses restes » sont partagés entre les donateurs et les dévots. Ce don de nourriture, appelé localement dans cette région acaṉam, est distribué à treize personnes munies d’un ticket qu’elles se sont procurées auprès du kaṇakkuppiḷḷai. Ce chiffre est plus symbolique qu’effectif car, une fois que les treize repas présentés dans des assiettes confectionnées avec des feuilles de cocotier ont été offerts, la nourriture est distribuée jusqu’à épuisement. Lorsque l’acaṉam est organisé en remerciement d’une guérison ou d’une résolution d’une crise, la coutume veut que ce soit l’auteur du nērttikkaṭaṉ qui serve les treize repas en prenant soin de prélever un peu de riz qu’il avale avant de les offrir. En quelque sorte, il se trouve en position de divinité et la nourriture qu’il offre est investie des qualités de piracatām, « ses restes divins ».
52Le clergé de Puliyampatti considère ces offrandes de nourriture comme une spécificité du culte de saint Antoine, l’« œuvre du pain des pauvres ». Cette pratique est née à la suite d’un « miracle » dont a bénéficié en 1890, Mademoiselle Bouffier, marchande de blanc. Dans le récit qu’elle envoya au père Marie-Antoine de Toulouse, elle explique que saint Antoine l’ayant aider à ouvrir la porte de son magasin alors qu’elle était dans le grand embarras, elle veut honorer sa promesse en fournissant du pain à saint Antoine pour ses pauvres37.
53Les pèlerins connaissent peu cette histoire du « pain des pauvres », mais citent toujours les pauvres comme bénéficiaires de leur don, et ce, quelle que soit leur confession. Néanmoins, dans un lieu comme Puliyampatti, la pratique de l’acaṉam aux pauvres prend tout son sens car de nombreux patients et leurs familles survivent grâce à cette nourriture dont le riz en surplus, quand il y en a, est conservé dans de l’eau pour être consommé le lendemain, voire le surlendemain !
54La notion de « charité envers les pauvres » n’existe pas dans l’hindouisme et son utilisation récurrente par les hindous relève plus de l’emprunt de la formule que de son application. Telle qu’elle est conçue dans l’hindouisme, l’offrande de nourriture, au même titre que les donations d’argent, de terres, etc., entre dans un système de circulation et de redistribution des biens, qui sont avant tout destinés à la divinité d’un temple que les desservants ont devoir de redistribuer aux dévots. Appadurai et Appadurai-Breckkenridge considèrent que la divinité est placée dans une situation identique à celle du souverain qui perçoit les biens de ses vassaux et les redistribue après en avoir prélevé une partie pour la gestion de son domaine38. En échange de ces biens, les donateurs reçoivent les honneurs (mariyātaikkaḷ) de la divinité tandis que les dévots bénéficient des biens redistribués.
La plus noble des offrandes : le moṭṭai
55Pendant que le repas se prépare, les pèlerins retournent au sanctuaire pour cette fois procéder au moṭṭai, rasage des cheveux, pour les offrir à la divinité. Au nord de l’aire sacrée de l’église, un long bâtiment sert de hall de tonsure où, toute l’année, professent trois barbiers (nāvitaṉ), issus de trois castes différentes : ampaṭṭaṉ, nāṭār, paḷḷar. Dans le Tamil Nadu, les ampaṭṭaṉ forment traditionnellement la caste des barbiers dont les femmes pratiquent la fonction d’accoucheuse. L’ampaṭṭaṉ qui exerce à Puliyampatti, habite avec deux autres familles de sa caste dans un quartier distinct du hameau de Savalaperi, et appartient à une lignée qui a toujours travaillé pour le sanctuaire. Aujourd’hui, il est seul à offrir son savoir-faire aux pèlerins, son frère qui professait avec lui a quitté le village par manque de clients. En effet, parallèlement au travail qu’ils effectuaient au sanctuaire, ils offraient leurs services aux maṟavar qui résidaient à Puliyampatti, Savalaperi et Naraikkinaru. Le conflit intercastes de 1995 leur a fait perdre cette clientèle qui a fui la région. La présence des deux autres barbiers au sanctuaire est antérieure à ce conflit. Ces derniers, également hindous, appartiennent aux deux castes numériquement les plus importantes du village. Les nāvitaṉ nāṭār et paḷḷar servent les membres de leur caste, mais aussi, les pèlerins qui s’adressent à eux. Selon le prêtre actuel, le droit d’exercer au sanctuaire leur a été accordé par ses prédécesseurs pour la double raison que les ampaṭṭaṉ refusaient de raser les pèlerins intouchables et que des pèlerins nāṭār exigeaient d’être servis par un membre de leur caste. Le fait que ces barbiers soient tous les trois de confession hindoue ne pose problème ni pour le clergé, ni pour les pèlerins. En effet, la caste traditionnelle des barbiers, celle des ampaṭṭaṉ, compte très peu de chrétiens et donc les catholiques qui, par leur statut, bénéficient des services de castes spécialistes, continuent d’y avoir recours. La faible christianisation de cette caste est, de manière générale, une caractéristique qui concerne toutes les castes de service. Cela suggère que ces castes ne se sont pas converties par crainte de perdre leur clientèle hindoue. De plus, numériquement assez réduites, elles sont dispersées sur le territoire de sorte qu’elles échappent à la conversion qui, en principe, s’articule sur une décision collective. Précisons que le choix individuel de conversion occasionne bien souvent le rejet de la famille et de la communauté. De tels exemples émaillent la correspondance des jésuites du xixe siècle. Pour les chrétiens tamouls, utiliser les services d’un hindou n’est pas un obstacle car, il ne faut pas l’oublier, ils sont nécessaires au bon déroulement des rites biographiques. En revanche, il est plus difficile de comprendre la raison pour laquelle le clergé a autorisé qu’ils s’installent au sein même du sanctuaire. Une telle situation n’est pas unique car à Velankanni, c’est une dizaine de barbiers ampaṭṭaṉ, voire plusieurs dizaines au moment de la fête patronale, qui exercent dans un hall de tonsure situé, certes, à l’extérieur de l’aire du sanctuaire, mais néanmoins édifié et géré par l’Église. On peut penser que cette situation relève d’une tolérance de l’Église (missionnaire ? indigène ?) envers certaines pratiques qui ont résisté aux tentatives d’éradication.
56Dans le cas de Puliyampatti, il semble que les barbiers exerçaient librement au sanctuaire jusqu’en 1976, date à laquelle le clergé a pris le contrôle de leurs activités. Ce changement s’est opéré pour tenter de régler un conflit entre les barbiers sur lequel je n’ai pu obtenir les détails39. Les pèlerins achètent des tickets au kaṇakkuppiḷḷai au prix de quatre roupies. Les barbiers reçoivent trois roupies du kaṇakkuppiḷḷai pour chaque ticket présenté et, selon la largesse des pèlerins, dix roupies pour un rasage classique, cinquante à cent pour un rasage « à la saint Antoine ». Cette catégorie de rasage, laissant apparaître une petite couronne de cheveux rappelant la tonsure monacale franciscaine, est une coutume propre aux paravar. Cependant, leur forte présence au sanctuaire a influencé les patients et les pèlerins de toutes castes qui tendent à l’adopter également.
57Pratique très courante dans l’hindouisme, le moṭṭai a été incorporé aux rites dévotionnels des catholiques. Les prêtres indiens le considèrent comme un acte de pénitence qu’ils assimilent à la tonsure pratiquée par les ordres religieux. Cependant, dans l’hindouisme, son sens est plus complexe. Implicitement, il reproduit la naissance, moment où l’enfant arrive au monde dépourvu de cheveux. C’est un « rite de passage », au sens défini par Van Gennep, qui s’inscrit entre l’achèvement d’une période de crise et le démarrage d’une nouvelle vie. Lorsque le rasage concerne un jeune enfant, il marque la fin d’une période de dangers auxquels celui-ci a été confronté au cours des premiers mois de sa vie. Ainsi, le rasage est réalisé lorsqu’il atteint l’âge de sept ou neuf mois, ou plus tard, à un, voire trois ou cinq ans40. Cette pratique a également fonction d’intégrer l’enfant dans la lignée paternelle et de demander la protection auprès de la divinité, voire de réitérer la demande lorsque les parents ont donné son nom à l’enfant. L’attribution du nom de la divinité est une manière d’effacer les distances et de créer des liens privilégiés qui la rendent responsable de la vie de l’enfant. Dans le cas présent, donner le nom de saint Antoine est en référence avec une de ses qualités, la protection de l’enfance41.
58À la différence des hindous qui nomment l’enfant à sept ou neuf mois, et selon les familles ou les castes, en même temps qu’ils célèbrent la cérémonie du percement des oreilles (kātukuttu viḻā), les catholiques attribuent le nom à la naissance de l’enfant ou au moment de son baptême pratiqué dans les premiers mois de la vie. Ainsi, lorsque l’enfant est nommé d’après un vocable de la Vierge ou d’un saint, la famille essaie, dans la mesure de ses possibilités, d’organiser la cérémonie du percement des oreilles dans le sanctuaire approprié. Si la célébration du rite du percement des oreilles est, pour certaines familles, la raison principale pour se rendre à Puliyampatti, il est courant que les parents inscrivent la cérémonie au moment d’un pèlerinage décidé, pour différents motifs (nērttikkaṭaṉ, kātukuttu, vēṇṭutal), par tous membres de la parentèle. Le partage des frais inhérents à ce pèlerinage et l’opportunité de réunir une grande famille en sont les raisons principales. Ainsi, selon le nombre de personnes à raser, il est commun que les groupes familiaux s’adressent à deux ou aux trois barbiers. Cette procédure indique que le choix du barbier s’articule sur sa disponibilité et non sur sa caste, d’ailleurs souvent ignorée des pèlerins. Néanmoins, dans de rares exceptions, le rasage et le percement des oreilles sont effectués par un barbier (nāvitaṉ) et un orfèvre (pattar) employés par la famille. Si cette procédure est adoptée lorsque le sanctuaire choisi pour faire la cérémonie est dépourvu de ces spécialistes, sa pratique à Puliyampatti indique que certaines familles sont soucieuses de célébrer la cérémonie selon les règles obligeant l’emploi des spécialistes qui leur sont traditionnellement attachés.
59En principe, lorsque l’offrande de cheveux correspond au remerciement d’un vœu, seule la personne qui l’a formulé se fait raser. Mais si elle est pratiquée au cours de la cérémonie du kātukuttu, l’enfant, son oncle maternel et quelquefois son père passent entre les mains du barbier. L’implication du frère aîné d’une mère (tāy māmaṉ, « mère-oncle ») dans la cérémonie de son enfant est encore plus éloquente au moment même des rites puisque le rôle de tenir l’enfant sur ses genoux pendant le rasage et le percement des oreilles lui revient. Ce rôle est inhérent au système de parenté dravidienne dont il convient d’en dire quelques mots.
60Le système de parenté dravidien42 distingue les affins ou croisés (maccāṉ) des consanguins ou parallèles (pańkāli). Du point de vue des alliances pratiquées aujourd’hui, les maccāṉ préférentiels sont, pour un garçon, la fille du frère de sa mère MBD ou de la sœur de son père FZD (mariage cousin-croisé). Viennent ensuite les mariages entre cousins classificatoires MBZD, FZSD, etc. et les mariages avec les frères ou les sœurs d’une belle-fille ou d’un gendre. Dans le passé, le mariage oblique unissant un garçon à la fille d’une sœur aînée ZD était couramment pratiqué dans certaines castes. Il était en principe réalisable si les futurs époux étaient de même âge (rarement plus de cinq ans de différence). S’il tend à disparaître au profit de l’alliance « cousin-croisé », sa fréquence dans cette région du Tamil Nadu parmi les personnes d’une cinquantaine d’années et plus, appartenant aux castes maṟavar et nāṭār, est significative. Les alliances préférentielles dravidiennes impliquent que le tāy māmaṉ est, pour une mère, le mari potentiel de sa fille ou le père du mari potentiel de sa fille. À la différence des relations entre pańkāḷi – entre sœurs ou entre frères – souvent tendues par les querelles concernant l’héritage (frères) ou la jalousie (sœurs), l’entente entre les frères et les sœurs est meilleure. Kapadia justifie ces bonnes relations frères-sœurs par l’absence de rivalité concernant l’héritage puisque les femmes sont traditionnellement exclues du partage, et surtout, par les obligations du frère vis-à-vis de sa sœur et de ses neveux et nièces43. Cette différence dans la relation entre membres du pańkāḷi et entre maccāṉ lui fait observer que l’importance accordée aux obligations cérémonielles, même si elle sont dispendieuses, est beaucoup plus forte que celle de l’argent et des biens familiaux. Une raison qui pourrait appuyer cette observation est la crainte de l’ensorcellement consécutif à une transgression des règles d’alliance. On verra combien cette idée est récurrente dans l’étiologie des troubles des patients.
61Pour la cérémonie du percement des oreilles (kātukuttu), le tāy māmaṉ a l’obligation d’être présent, d’offrir la paire de boucles d’oreilles et les vêtements neufs avec lesquels on habille l’enfant après le bain qui succède au rasage. C’est également lui qui rémunère le nāvitan et le pattar de caste ācāri qui pratique le percement des oreilles44. Ce spécialiste n’est pas sous le contrôle du clergé et, à la différence des barbiers, il reçoit sa contribution sur un mode traditionnel. On lui présente un plateau contenant diverses offrandes (fruits, bétel, argent) sur lesquelles est placée la paire de boucles d’oreilles. Après l’opération du percement, l’orfèvre prend les offrandes et les donateurs récupèrent le plateau. Cette manière de rétribuer son service (également observable à Velankanni) se comprend par le rôle central qu’il occupe dans ce rite dont le respect des règles est garant de l’avenir de l’enfant.
62Dans le passé, cette cérémonie n’a soulevé aucune objection de la part des missionnaires respectueux de l’orthodoxie. Séparant très nettement les usages sociaux des pratiques religieuses, cette cérémonie, perçue comme sociale, a été tolérée du fait qu’elle ne comportait pas d’éléments relevant de la « superstition ». Cependant, le kātukuttu inclut une activité qui a largement nourri la Querelle des rites malabars : il s’agit du bain (kuḷi, kuḷiyaḷ) pratiqué entre le rasage et le percement des oreilles.
63De manière plus globale, c’est un acte que tout pèlerin rasé, que ce soit dans le contexte du nērttikkaṭaṉ ou du kātukuttu, ne manque pas d’accomplir, car il a fonction de purifier du contact du barbier et des débris de cheveux collés sur la peau. Cette purification est d’autant plus nécessaire qu’elle précède l’habillage avec des vêtements neufs qui marque symboliquement le nouveau départ dans la vie. Le contact avec le barbier oblige la purification pour la double raison que, traditionnellement, son statut est inférieur à celui de ses clients, et qu’il touche des matières souillées. Les cheveux, en Inde, font l’objet de fierté et de séduction, mais coupés, c’est-à-dire déplacés de leur milieu naturel, ils constituent un déchet polluant dont il convient de se débarrasser. On remarquera que ce concept d’impureté lié aux cheveux n’est pas étranger à la société occidentale45.
64À Puliyampatti, les ablutions sont pratiquées au puits (kiṇaru) situé près de Mātā kōvil, dont l’eau, selon les pèlerins, possède des vertus miraculeuses. Les vendeurs d’objets cultuels, installés devant cette petite chapelle, mettent à disposition des seaux que les pèlerins empruntent pour puiser l’eau. Les seaux sont ensuite rapportés et les pèlerins prélèvent de l’étal un peu de pâte de santal qu’ils étalent sur les crânes rasés de manière à calmer le feu du rasoir. En échange de ces services, ils achètent quelques cierges et guirlandes de fleurs qu’ils offriront à Mātā kōvil et à saint Antoine dans l’église.
65La Querelle des rites malabars, qui a duré plus de quarante ans, a été finalement tranchée par Benoît XIV, le 12 septembre 1744, dans une bulle Omnium Sollicitudinum adressée aux missionnaires jésuites, accusés d’être laxistes et d’encourager l’« hindouisation » des pratiques chrétiennes. La réponse au doute 14 qui correspond à l’usage des bains décrète une double interdiction : celle de décourager la pratique des bains avant et après les offices religieux, et celle d’interdire l’usage des bassins utilisés par les hindous pour leurs ablutions46. Cependant, de nombreux sanctuaires, à l’image des temples hindous, sont pourvus d’un bassin ou d’un puits, de sorte que les ablutions se sont maintenues jusqu’à aujourd’hui.
66La raison de la condamnation concerne l’idéologie de la pureté si prégnante en Inde. Lorsque les hindous se rendent devant leur divinité, ils ne s’y présentent que s’ils se sont préalablement baignés. Dans les temples importants, des kuḷańkaḷḷ (bassins) ou des kinaḷṟukkaḷ (puits) sont utilisés à cette fin par les dévots. Avec de nombreux autres points sacrés des grands sanctuaires, ils constituent également des tīrttańkaḷ (sk : tīrtha), c’est à dire des « passages à gué » qui permettent d’absoudre les fautes (pāvańkaḷ). Cette double conception du bassin en tant que lieu de purification et d’absolution est tout aussi marquée chez les catholiques. Cependant, dans des sanctuaires catholiques, même les plus « hindouisés » comme Velankanni, les bassins ont été condamnés pour enrayer la pratique des ablutions, toujours jugée superstitieuse par le clergé. Puliyampatti, pour sa part, n’a pas été touché par ces mesures et même les ablutions font partie intégrante des activités dévotionnelles formalisées.
67L’analyse des pratiques dévotionnelles des pèlerins montre la complexité du phénomène d’acculturation. Un certain nombre de pratiques se sont instaurées grâce aux similitudes plus ou moins apparentes proposées par les deux traditions hindoue et catholique (culte de divinité/culte des saints, importance du mardi et du chiffre 13, rasage, offrandes d’ex-voto et de repas), tandis que celles issues de l’hindouisme ont été tolérées dans la mesure où elles ne s’opposaient pas aux principes de l’orthodoxie catholique (système des castes, divinité de lignée, cérémonie du percement des oreilles, bain de purification, circumambulation dans le sens hindou tenant le sacré à main droite). Quelques unes, en revanche, ont subi des modifications de manière à les rendre conformes à ces principes (sacrifice du bouc). Une partie des exercices dévotionnels est propre au sanctuaire de Puliyampatti et les pèlerins s’y conforment avec d’autant plus d’aisance que, dans l’hindouisme, chaque temple possède ses propres pratiques (exercices dévotionnels, offrandes). De ce fait, si on compare les pratiques de Puliyampatti avec celles du très célèbre sanctuaire de Velankanni, une différence importante apparaît : le bouc sacrificiel est remplacé par des noix de coco47. En d’autres termes, tout se passe comme si la Vierge de Velankanni était une « divinité végétarienne », donc du côté du pur, tandis que saint Antoine était une « divinité non-végétarienne », du côté de l’impur. Il est évident que l’expression de cette dichotomie panindienne n’aurait pu être possible si les prêtres qui ont administré ces sanctuaires ne s’étaient pas prêtés à cette construction. ÀVelankanni, l’offrande du bouc ne fait pas partie des exercices dévotionnels, car la Vierge, incarnation même de la pureté et du céleste, devait être gardée de toutes pratiques risquant de la souiller. À l’opposé, l’offrande de boucs et de coqs à saint Antoine ne risquait pas d’entacher son image puisque, par son hagiographie, le saint est placé du côté du matériel, du terrestre48 et, faut-il ajouter, du « diabolique ». Cependant, cette dichotomie Vierge-pur-végétarien/saint-impur-carné est davantage supportée par l’Église que par la dévotion populaire, car la dimension mondaine et les pouvoirs exorcistes attribués au saint sont également conférés à la Vierge.
Les patients et le saint exorciste
68Les premiers témoignages sur la pratique de la possession et sur la présence de personnes affectées d’une « maladie mentale » au sanctuaire de Puliyampatti sont consignés dans deux articles de la revue Caritas, datant respectivement de 1951 et de 1962 :
« Puliyampatti est bien connu dans le sud comme lieu de pèlerinage populaire en honneur de saint Antoine de Padoue. Les dévots du saint affluent vers son sanctuaire durant toute l’année mais c’est spécialement les mardis que les pèlerins sont considérablement nombreux, à l’occasion de la fête annuelle, qu’ils viennent par milliers. Ceci est une préoccupation pour les dévots qui restent plusieurs jours et même pour ceux qui font seulement une courte halte. Mais par dessus tout, il [le prêtre] profite de l’opportunité que la présence des larges rassemblements offre pour les instruire dans la foi et tenir leur dévotion à l’écart de toutes pratiques superstitieuses. Il est connu que parmi les dévots de St Antoine, il n’y a pas qu’un peu de non-chrétiens, et que sous leur incitation, ce qu’ils nomment la « danse démoniaque » est quelquefois pratiquée. Celle-ci a été sévèrement réprimée. D’un autre côté, on ne peut dénier que la dévotion à saint Antoine, le fameux « ami dans le besoin », s’est accrue sans discontinuité et qu’à travers son intercession, beaucoup de faveurs ont été obtenues au sanctuaire49. »
« Puliyampatti : Beaucoup de pèlerins viennent à ce sanctuaire de saint Antoine de Padoue. Il y a toujours foule ici, mais une fois par mois « le dernier mardi du mois » à peu près 5 à 800 pèlerins peuvent être vus ici. Parmi les malades qui viennent ici, beaucoup sont ceux qui souffrent d’hystérie, considérée à tort comme étant de la possession. J’ai vu cette année de telles personnes soulagées de leur maladie. Une jeune femme perdit son mari et quelques jours après, elle perdit aussi son enfant - il n’est pas étonnant qu’elle perdit la tête. Ses parents l’emmenèrent à Puliyampatti et y restèrent à peu près un mois. Elle se sentit beaucoup mieux. Le père de la fille, qui a le sens de la reconnaissance, voulut devenir catholique. Le père, la mère et la fille « tous hindous » ont commencé le catéchisme et ont été baptisés. Une mère, hindoue, a également amené son fils, un garçon de 21 ans qui a perdu la tête. Après un mois, le garçon s’est senti mieux. Il a dit qu’il a entendu une voix dans son cœur qui lui a dit de devenir catholique. Il a ennuyé sa mère pour qu’elle le conduise au prêtre et le fasse catholique. Animée par la volonté de son fils, elle l’amena au prêtre et lui raconta l’histoire. Le prêtre voulut tester la sincérité de la mère et l’envoya chercher une épouse (pour son fils). Elle alla à deux reprises dans son village. Pendant ce temps, le garçon apprit le catéchisme. Il apprit bien et facilement. La mère revint avec l’assurance que la jeune fille qui était d’accord pour se marier avec son fils, avait promis de devenir catholique. Étant donné que quelques parents de ce garçon étaient catholiques, il fut baptisé. Espérons que saint Antoine œuvrera en faisant davantage miracles de cette sorte à Puliyampatti50 ».
69L’absence de mentions sur la possession et les « malades mentaux » dans les extraits de 1937 et 1941, précédemment cités, ne permet pas de conclure que ces pratiques et cette catégorie de dévots se sont installées seulement à partir des années 1950. Celle-ci peut résulter de la volonté des jésuites d’éviter de parler de patients dont les pratiques qu’ils considéraient superstitieuses pouvaient entacher la notoriété du sanctuaire. Cependant, l’allusion au fait que la danse démoniaque était fortement réprimée laisse à penser que le sanctuaire se prêtait moins à l’accueil des patients affectés de troubles psychiques qu’aujourd’hui. Il n’y a pas de doute que cette fonction exorciste attribuée au saint existait, mais la manifestation de la possession devait se faire à l’abri du regard des missionnaires.
70La période contemporaine offre une situation fort différente qui dénote une grande tolérance vis-à-vis des manifestations de possession. En effet, si l’activité pèlerine est réservée aux mardis et aux fins de semaine, le reste du temps, la population du sanctuaire est constituée de petits groupes familiaux au sein desquels une ou parfois deux personnes présentent des troubles de possession et/ou des symptômes considérés comme émanant d’un sortilège. La présence de ces patients est décelable tout au long de la journée par les cris et les culbutes de quelques possédés ou les injures vociférées par un malade agité que l’on vient d’attacher. Mais c’est surtout lors des temps propices à l’exorcisme que l’on peut le mieux quantifier cette population.
71À la différence des pèlerins, les patients et leur famille sont majoritairement hindous (55 – 65 %). Les chrétiens, se partageant entre catholiques (25 – 35 %) et protestants (5 – 10 %), forment la seconde communauté confessionnelle, et les musulmans ne fréquentent guère le sanctuaire si ce n’est pour accompagner un parent ou un conjoint hindou ou chrétien. L’échantillon des castes auquel les patients appartiennent est varié et représentatif des communautés de la région. Les nāṭār et les paḷḷar sont les plus nombreux, suivis des paravar, des ācāri, des kōṉār (berger). Bien que les tēvar et les piḷḷai constituent deux castes terriennes dominantes de la région, peu de leurs patients viennent au sanctuaire. La rareté des premiers s’explique par l’insécurité inhérente à la rébellion paḷḷar et celle des seconds, par leur position sociale, économique et éducationnelle élevée qui leur fait préférer les médecines savantes, symbole de modernité, aux thérapies populaires. Si la présence des pèlerins à Puliyampatti s’appuie sur la ferveur toute particulière qu’ils portent au saint, cette motivation est bien plus mitigée pour les patients et leur famille. La raison du choix de ce sanctuaire catholique répond, certes, à la capacité du saint de chasser les esprits malveillants, mais aussi, à l’absence d’un centre hindou de même spécificité situé dans un rayon de cent kilomètres. Cette région est également exempte de sanctuaires soufis importants, dont la capacité de leurs saints à neutraliser les sortilèges et à chasser les mauvais esprits attire une large clientèle hindoue. Une telle absence de concurrence, de ce fait, a profité au sanctuaire de Puliyampatti.
72Puliyampatti n’est pas le seul centre thérapeutique catholique fréquenté par des patients affectés de troubles psychiques dans cette région du Tamil Nadu. Il en existe quatre autres, situés dans un rayon de cent kilomètres du village : Venkatachalapuram51 (village près de Kovilpatti), Tenkasi52 (ville située au pied des Ghats occidentales), Uvari53 (village côtier entre Tirucchendur et le cap Comorin) et Rajavur54 (village près de Nagerkoil). Certains patients de Puliyampatti connaissent ces sanctuaires, soit pour leur réputation, soit pour y avoir déjà séjourné. Cependant, ces sanctuaires sont des centres de pèlerinage de taille modeste où la pratique des acaṉańkaḷ ne s’est pas instituée, ce qui fait que les patients ne peuvent compter sur cette nourriture pour vivre. De plus, ces sanctuaires ne proposent aucune forme de thérapie et d’exorcisme. Cette différence n’est pas institutionnelle car le clergé de Puliyampatti, très sceptique quant à l’origine surnaturelle des troubles, refuse de pratiquer les exorcismes ou d’intervenir sur une personne possédée. Cette organisation est le fruit de conjonctions entre les trois structures sacrées implantées à Puliyampatti (église, koṭimaram, Mātā kōvil) et trois figures catholiques (saint Michel, saint Antoine, la Vierge) dont chaque ensemble détient un rôle dans le processus thérapeutique. Ce sont les pratiques thérapeutiques propres à Puliyampatti qui vont être développées dans cette partie. Mais, avant de les aborder, il est intéressant de s’interroger sur les raisons pour lesquelles saint Antoine s’est trouvé investi de la fonction d’exorciste.
La construction de la vocation exorciste de saint Antoine
73Par sa représentation, l’archange Michel est certainement de tous les saints celui qui incarne le plus explicitement la victoire sur le démon. Sa spécificité est exprimée dans son culte puisque, parmi les sanctuaires que l’on vient de mentionner, ceux de Tenkasi, Rajavur et Venkatachalapuram lui sont dédiés, et à Puliyampatti, il a vocation de calmer les violentes manifestations des esprits possédants. À la différence de l’allure martiale de l’archange Michel, rien dans l’iconographie de saint Antoine ne suggère la fonction d’exorciste qu’on lui attribue. Il incarne la douceur paternelle et le savoir symbolisés par l’expression de l’enfant Jésus assis sur un livre. Sa représentation à Puliyampatti est un peu différente de celles que l’on connaît en Europe puisque, à la manière de saint François-Xavier, il brandit de la main droite une croix, symbole de l’évangélisation. Ce geste peut faire penser à la technique utilisée par les prêtres pour chasser le « démon ». Cependant, cette représentation spécifique de Puliyampatti est peu diffusée en dehors des régions de Tirunelveli et de la Côte de la Pêcherie, ce qui n’a pas empêché que le saint soit investi de la réputation d’exorciste dans le tout Tamil Nadu, alors même que c’est la facture sulpicienne qui est communément diffusée.
74Comment la spécialité de l’exorcisme attribuée à saint Antoine a-t-elle pu se répandre au Tamil Nadu et plus particulièrement à Puliyampatti ? En l’absence de sources, on ne peut émettre que quelques hypothèses. Si on considère l’hagiographie du saint, le second des treize mardis qui sont en relation avec une de ses spécificités concerne sa capacité de combattre le démon. Ce second mardi, qui succède immédiatement à celui consacré à la protection des enfants, implique que cette spécialité était, non seulement reconnue au saint, mais détenait une position centrale dans son culte55. On peut donc supposer que cette fonction s’est propagée par le biais des franciscains portugais qui étaient très disposés à la diffusion des récits hagiographiques. Les jésuites de la Nouvelle Mission du Maduré qui, rappelons-le, ont administré la paroisse de Puliyampatti, invoquaient, pour leur part, soit la Vierge et le Christ56, soit saint Benoît57, lorsqu’ils pratiquaient des exorcismes. Dans leur correspondance, ils ne font jamais référence à saint Antoine de Padoue pour combattre le démon. Cette constatation semble également s’appliquer aux jésuites portugais car à la lecture d’une compilation de lettres du xviie siècle58 dans lesquelles les récits de guérisons de maladies et d’attaques démoniaques tiennent une place importante, on relève que c’est sous les invocations de saint Ignace de Loyola, de saint François-Xavier et de la Vierge que les missionnaires et les catéchistes pratiquent les exorcismes. D’autre part, la correspondance jésuite, comme celle des missionnaires protestants, insiste sur l’importance de la sorcellerie chez certaines castes (paravar, mukkuvar, maṟavar, nāṭār) que les franciscains ont christianisées. Ces caractéristiques sont aussi soulignées dans quelques travaux ethnographiques. Ainsi, chez les mukkuvar, pêcheurs de basse caste résidant dans la région de Kanyakumari et christianisés par les franciscains et les jésuites portugais, on note une religiosité centrée sur la croyance en la sorcellerie et sur le culte de divinités ambivalentes59. Ces deux auteurs précisent que saint Antoine de Padoue est particulièrement vénéré parmi ces pêcheurs en raison de sa capacité à neutraliser les effets des maléfices. Une telle représentation du monde, où les craintes de la magie et de la vengeance divine sont prégnantes, permet de supposer que les missionnaires ont d’autant plus valorisé cette spécialité du saint que celle-ci correspondait aux attentes de leurs fidèles. Cette suggestion se trouve renforcée par les accusations de laxisme formulées par les jésuites de la nouvelle mission à l’encontre des franciscains. Si ces critiques s’enracinent dans une période de forte rivalité entre Padroado et Propaganda fide pour la juridiction du Maduré, elles apportent des renseignements précieux sur les pratiques des convertis de l’époque. Parmi les exemples offerts, de nombreuses références concernent Oriyur, village témoin du martyr de saint Jean de Britto auquel Mosse a consacré une partie de sa thèse60.
75À partir des ethnographies de sanctuaires dédiés à saint Jean de Britto, saint Jacques le Majeur et saint Antoine l’Ermite, Mosse a mis en exergue les qualités particulières des saints, valorisées dans le culte rendu par les pèlerins et les patients. Ces trois saints se caractérisent par le lien avec le monde du sauvage, de l’inorganisé, du non-social. Ce monde est celui des divinités hindoues qui reçoivent des sacrifices d’animaux quelquefois à grande échelle et assurent la protection des frontières du village, de la lignée, de la caste. Dans ces fonctions, elles pourvoient au bien-être de leurs dévots, mais cette protection peut se transformer en affliction si elles s’estiment victimes d’une transgression.
76L’ambivalence du tempérament de saint Antoine de Padoue ainsi que le thème de l’espace sauvage sont contenus dans l’histoire de la fondation du sanctuaire de Puliyampatti que Susaikaninadar m’a confiée. Une partie du récit est également publiée dans l’opuscule Puṉita Antōṉiyār tiruttalam, au début du chapitre consacré à l’histoire (varalāṟu) du sanctuaire mais porte le sous-titre de oru kirāmattiṉ katai, « une histoire de village ». Le terme katai, « conte », « mythe » suggère que le récit s’appuie davantage sur la tradition que sur des faits historiques.
Près d’Eral (Tuticorin dt.), se trouve un village du nom de Puntapanai. Dans ce village, à la fin du xviie siècle, il n’existait qu’une seule famille de catholiques, qui se composait de deux frères : Mariya Tommai Antoninadar, un homme de grande foi que les hindous respectaient, et son frère Michaelnadar, un personnage très belliqueux. À cause des conflits engendrés par le tempérament fougueux et jaloux de son frère, Antoninadar préféra s’en aller. Ses pas le conduisirent à Puliyampatti. Ramanadar l’installa chez lui et le présenta au jamīntār qui l’embaucha comme saisonnier (pannai tōviḷ). Satisfait de ce jeune homme et, en dépit du fait qu’il était catholique, Ramanadar lui proposa sa fille en mariage, ce qu’il accepta. Le couple eut treize enfants, douze garçons et une fille.
À cette époque, Puliyampatti ne possédait pas d’église. Pour les offices, Antoninadar et sa famille avaient coutume de se rendre à la petite église portugaise Saint-François-Xavier à Sendappettai (près de Silvalaperi).
Cette famille était heureuse et vivait correctement du travail qu’elle accomplissait pour le jamīntār. Cependant, le vent tourna et la maladie fit son apparition, décimant les fils, l’un après l’autre. À la mort de chaque enfant, Antoninadar faisait toujours le même rêve : saint Antoine lui rendait visite et réclamait qu’une chapelle lui soit construite. Mais Antoninadar ne disposait pas de moyens financiers suffisants pour acquérir un morceau de terre et accomplir une telle demande. Ainsi, onze de ses fils périrent, puis ce fut au tour de sa fille de 13 ans d’être affectée par le malheur. À peine son mariage venait-il d’être célébré qu’elle se retrouva veuve et dut retourner vivre chez ses parents.
Très éprouvé, Antoninadar se replia dans la solitude et la prière. Puis vint le tour de son dernier fils de tomber malade. Une fois de plus, le saint lui apparut en rêve et lui réitéra sa demande. Cette fois, il en fit part à son épouse. Sa fille, qui était présente à ce moment-là, lui appris que saint Antoine lui était également apparu en rêve sous les traits d’un beau soldat monté sur un cheval blanc. Cette coïncidence décida Antoninadar à installer le saint à Puliyampatti. Il se rendit à Sendapettai et, agenouillé devant la statue de saint Antoine qui se trouvait dans le cimetière, il lui confia ses difficultés financières. Dans la nuit, le saint lui réapparu et lui conseilla de se rendre dès la pointe du jour chez le jamīntār pour demander un petit terrain. Le lendemain, sur le chemin de Maniyacchi, il rencontra le jamīntār qui, ce jour-là, s’était levé de bonne heure pour faire sa promenade. Antoninadar s’inclina devant lui et lui raconta ses malheurs et les apparitions de saint Antoine. Le jamīntār lui confia qu’il avait rêvé qu’un saint personnage qu’il ne connaissait pas lui demandait d’offrir une parcelle de ses terres pour bâtir un sanctuaire. Devant ces signes de la providence, le jamīntār invita Antoninadar à choisir le terrain qui lui conviendrait le mieux.
De retour au village, il inspecta les terres pour déterminer la place idéale. Au milieu d’un champ, il aperçut un petit arbuste cańkuceṭi (conque-plante) dont les branches formaient une croix. Interprétant cette forme comme une indication de saint Antoine, il porta son choix sur cette parcelle. Quelques jours plus tard, le bon choix se confirma lorsque, en creusant la terre pour les fondations de l’édifice, il déterra une croix en or. Il décida de placer l’autel à l’emplacement de la croix et installa dans la niche du retable la petite statue de saint Antoine qu’il rapporta du cimetière de Sendappettai.
77L’ambivalence du tempérament de saint Antoine est mise en scène dans la mort des fils d’Antoninadar et les malheurs de sa fille. Les maladies et les malheurs qui frappent sans relâche la famille laissent entendre qu’elles sont consécutives à un acte de sorcellerie. Ainsi les récits des patients le reflèteront, un des facteurs qui fondent les soupçons d’un maléfice est la répétition de malheurs qui s’acharnent sur les personnes fragiles et innocentes. Dans cette histoire, ce sont les douze enfants qui subissent la vengeance du saint alors même que le père, en restant sourd à ses demandes, est le véritable fautif. Bien que le refus de construire la chapelle soit justifié par un manque de moyens financiers, la violence de la réaction du saint est en rapport avec le manque de foi et de confiance qu’Antoninadar lui témoigne. De telles réactions sont bien connues de la part de certaines catégories de divinités hindoues qui n’hésitent pas à accabler leurs dévots. Cependant, si cette histoire met en avant l’ambivalence du caractère de saint Antoine, conception qui apparaît quelquefois dans le discours ou les lamentations des patients, ce dernier se montre beaucoup plus tolérant et bienveillant que les divinités hindoues. Dans la dévotion populaire, il ne semble pas que la versatilité soit un trait de son caractère aussi accentué que pour certaines catégories de divinités hindoues. Il n’est pas rare que ces dernières provoquent des calamités sans que les dévots en comprennent la raison. Saint Antoine est incapable d’agir de la sorte et, lorsqu’il s’acharne sur un dévot, c’est à des fins punitives, pour une transgression des règles, un manque de dévotion ou une foi défaillante. La modération du tempérament de saint Antoine s’applique également à la Vierge ainsi qu’à toutes les figures du catholicisme. Une telle caractéristique est nécessairement attractive pour les hindous dont le statut de caste n’autorise pas l’approche des divinités brahmaniques qui possèdent un caractère bien plus magnanime. Les patients expriment souvent cette différence entre les figures catholiques et hindoues par des sentiments de haine (veṟuppu) à l’égard des divinités hindoues qu’ils accusent d’être responsables de leurs souffrances (tuṉpańkaḷ). L’expression de la haine peut sembler surprenante dans ce contexte où l’ambivalence des divinités est intégrante au culte et à la manière d’appréhender le divin. Mais, il convient de souligner que dans cette région qui a été le siège des missions protestantes, les pentecôtistes sont très actifs et ne se privent pas de lancer des propos virulents à l’encontre de la religion hindoue.
78L’espace sauvage est un second facteur qui établit la relation de saint Antoine avec les divinités hindoues exorcistes. Si le sanctuaire de Puliyampatti est aujourd’hui proche des habitations, il y a tout lieu de penser qu’à l’époque de sa fondation, il était situé dans une zone déserte (kāṭu). Rappelons que le hameau a été créé par deux nāṭār dont l’un est devenu le beau-père d’Antoninadar, ce qui suggère que le nombre d’habitations était très restreint.
79Par deux fois, le récit de Susaikaninadar fait référence à l’univers du « sauvage », à travers les précisions sur l’emplacement de la chapelle et sur l’origine de la statuette. Le lieu d’implantation de la chapelle a été choisi au milieu des terres appartenant au jamīntār, à l’endroit où croissait un arbrisseau en forme de croix sous lequel était enfouie une croix en or. Ces précisions appellent deux commentaires. D’une part, l’arbrisseau en forme de conque établit le lien avec les paravar, dont une des spécialités était le ramassage de ces coquillages, particulièrement prisés pour leur utilisation par les brahmanes et dans les rituels hindous. D’autre part, la découverte de la croix enfouie dans le sol comme celle d’une statuette est un thème récurrent aussi bien dans les récits franciscains que dans les mythes de fondation de sanctuaires hindous61. Mosse présente dans sa thèse un exemple intéressant :
« Une bergère avait l’habitude de passer tous les jours à travers une étendue désertique (kāṭu) pour vendre du lait. À chaque fois qu’elle passait, une pierre particulière à côté d’un étang (ūruṇi), la faisait trébucher et son lait était systématiquement renversé. Un jour, quelques hommes du village allèrent creuser l’endroit pour comprendre ce qu’il se passait. En creusant, ils déterrèrent une statue, mais accidentellement ils lui cassèrent un bras duquel jaillit du sang. Ils érigèrent ensuite l’autel de la déesse62. »
80Le récit fait référence à l’espace sauvage du fait qu’il utilise les termes kāṭu et ūruṇi. Cet espace est précisément le siège des divinités « automanifestées » (cuvayampu, « né soi-même » ; cuvarūpam, « forme propre », « qualité », « nature ») dont la nature ambivalente et versatile force le respect et la crainte des dévots.
81La statue de saint Antoine proviendrait du cimetière de la petite église Saint-François-Xavier de Sendapettai. L’atmosphère sauvage qui se dégage de l’environnement de la petite église est fortement renforcée par la présence de quelques tombes éparpillées sur le vaste terrain qui l’entoure. Ce lieu si singulier mérite quelque attention car il permet de corroborer les fonctions d’exorciste attribuées à saint Antoine. La petite église est située à deux kilomètres de Silvalaperi près de la rivière Tambraparni. Si la présence de ce fleuve a permis l’implantation de rizières et de cultures légumières dans les villages qui s’étendent vers Palayamkottai, dans cette zone, le paysage est aride, composé de bosquets d’épineux et de dunes de sable formées par les crues de la rivière. On a du mal à imaginer que cet endroit a pu être habité. Cependant, une prospection plus poussée permet de localiser le hameau de Sendapettai, aujourd’hui abandonné. Les paravar, qui vivaient ici du produit de la rivière et du salage des poissons de mer provenant des côtes, ont été chassés par les musulmans au début du siècle. Ces derniers n’ont pas épargné la petite église qui n’a cessé de se dégrader au fur et à mesure des intempéries et des crues de la rivière. Après une longue période d’abandon, l’église a retrouvé un peu de vie grâce à une vieille dame du village de Duraiyur (à 10 kilomètres de Silvalaperi) qui fit un rêve dans lequel quelqu’un lui indiqua que son fils, souffrant d’une maladie mentale maṉanōy, serait guéri si elle le conduisait à Sendapettai et allumait une lampe dans l’église durant neuf jours consécutifs. Son fils fut guéri et la nouvelle du miracle se propagea de sorte que quelques personnes des villages limitrophes commencèrent à fréquenter l’église. Un dévot installa une statue de saint François-Xavier et quelques laïcs organisèrent des séances nocturnes de prières chaque vendredi. Aujourd’hui, deux dévots, un homme et sa mère, qui habitent une petite paillote construite près de l’église, gardent le sanctuaire, et l’homme fait office d’upatēci.
82Le cimetière, lieu de découverte de la statue, confère au saint un pouvoir aussi exceptionnel que dangereux : l’aire funéraire est, en Inde, un endroit ambivalent où danger et impureté sont les corollaires de régénération et transcendance. Cette polarité est symbolisée par Shiva-Rudra, l’ascétique et le terrible, qui, recouvert de cendres collectées des bûchers, détient en lui le pouvoir de détruire et de régénérer le monde. Ainsi que le montre Nabokov dans son analyse sur des rituels de conjuration et d’exorcisme, le fait que les aires funéraires soient choisies pour pratiquer ces rituels découle de la symbolisation commune mise en scène par les séquences propres à chacun des deux rites63. Ces rituels ont fonction de dissocier l’âme du corps, les pouvoirs malveillants du corps, de manière à réintégrer l’âme dans le clan des ancêtres, l’individu dans sa famille, dans la société. Les aires funéraires sont également des lieux de possession et d’exorcisme privilégiés par les prêtresses présentées par Carrin64. Sans s’étendre pour le moment sur la fonction du rituel d’exorcisme, la mention du cimetière comme lieu d’origine de la statuette est bien souvent soulignée par les dévots car elle alimente le pouvoir destructeur et exorciste du saint.
83Enfin, une autre dimension non-négligeable, qui permet d’expliquer la vocation d’exorciste attribuée à saint Antoine de Padoue, est la confusion de son culte avec celui de saint Antoine le Grand, dénommé Abbé, ou plus couramment, l’Ermite. La superposition entre les deux saints n’est pas spécifique au catholicisme indien car les études iconographiques et anthropologiques sur saint Antoine de Padoue l’ont souvent signalée65.Une des caractéristiques hagiographiques de saint Antoine l’Ermite, connue sous le terme de « tentations de saint Antoine », se réfère aux incessants combats qu’il doit mener contre le démon et les forces du mal66. Si la langue tamoule fait la distinction entre Antōṉiyār (de Padoue) et Vaṉamantōṉiyār ou Vaṉattu Antōṉiyār (l’ermite, de vaṉam, « forêt »), dans le langage commun, cette différence disparaît au profit du vocable unique d’Antōṉiyār. La plupart du temps, les dévots ignorent que les deux saints sont distincts et considèrent que la différence de vocable est liée avec la situation du sanctuaire et la profession des castes qui les honorent, saint Antoine de Padoue étant vénéré par les castes de pêcheurs et Vanattu Antōniyār par les castes agricoles. La confusion entre les deux saint Antoine est encore renforcée par la date de leur fête patronale célébrée au mois tamoul tai (15 janvier – 15 février). Pour saint Antoine l’Ermite, son jour festifdu 17 janvier coïncide avec le Tai pońkal qui commence le premier jour de tai, tandis que la fête patronale de saint Antoine de Padoue est fixée au dernier mardi du mois tai, correspondant approximativement au 15 février, date de la seconde fête commémorant l’anniversaire de la translation de son corps67. Si on se réfère aux jésuites de la nouvelle mission, la fête de saint Antoine l’Ermite était particulièrement célébrée car, coïncidant avec le Tai pońkal, elle permettait aux castes agricoles de faire bénir le troupeau. Un des diaires de Puliyampatti, rédigé par le père Arulanandan, fait d’ailleurs référence à la bénédiction des étables et des troupeaux. Bien que ce rituel s’appuie sur la tradition hindoue puisque le second jour de Tai pońkal est consacré à honorer les troupeaux (māṭu pońkaḷ, « pońkal des bœufs »), sa célébration par les jésuites, puis par le clergé séculier, repose sur la qualité attribuée à saint Antoine l’Ermite qui est de protéger les animaux, plus spécifiquement les porcs auquel son iconographie l’associe.
Pratiques dévotionnelles et thérapeutiques des patients
84La plupart des pratiques dévotionnelles accomplies par les pèlerins le sont également par les patients et leur famille. Cependant, les intentions qui les sous-tendent sont différentes car, dans ce dernier cas, il ne s’agit plus d’exprimer une gratitude (naṉṟiyaṟitaḷ, nērttikkaṭaṉ) mais, à l’inverse, d’inciter le saint à exaucer les demandes (vēṇṭutakaḷ). La famille participe amplement à ces exercices dévotionnels et spirituels et, même, les accomplit lorsque le patient est invalidé par ses troubles. C’est elle également qui détermine le parcours thérapeutique du patient et dirige les opérations visant à exhorter les esprits malveillants à se manifester et à partir.
85Contrairement aux pèlerins, les patients qui arrivent à Puliyampatti repartent rarement à la fin de la journée ; ils sont là pour y faire un séjour. La durée peut être clairement définie à l’avance lorsque, avant de rejoindre le sanctuaire, les patients ou leur famille ont prié le saint en lui promettant d’y rester 13, 40 (ou 42 ou 48) ou 20 jours. Le chiffre 40/42/48 correspond à un mańkaḷam, terme qui définit la qualité propice d’une chose, d’une heure, d’une cérémonie (mariage). Dans ce contexte, il définit la période de temps nécessaire pour qu’un événement soit parfaitement accompli. Le choix de 20 jours est plus obscur mais correspond souvent au chiffre déterminé pour l’obtention de la guérison dans les dargāh quand la période de temps hindoue ne s’est pas imposée à sa place68. Lorsque la durée du séjour n’a pas été déterminée, c’est implicitement la guérison qui en définira la fin. Les critères sur lesquels s’énonce la guérison sont souvent difficiles à saisir. En effet, au bout de quelques semaines de présence au sanctuaire, il n’est pas rare que la famille affirme que son patient est nalla irukku (il va bien, il est normal), alors même qu’aucun changement n’est perceptible. Cela traduit la conviction que le séjour à Puliyampatti s’est avéré être le bon choix, la nécessité de réitérer publiquement sa confiance en saint Antoine, et aussi, la hâte de constater une amélioration qui prouverait le début d’une neutralisation des effets de la sorcellerie ou des esprits possédants, dont les membres de la famille pouvaient craindre d’être affectés à leur tour.
86Pour quelques patients, la guérison a été déclarée par saint Antoine lui-même lorsqu’il est venu les visiter pendant leur sommeil. Quelquefois, il leur a donné les consignes à observer afin d’obtenir la guérison : séjourner un certain nombre de jours, offrir un sacrifice de boucs, de coqs ou un ex-voto, faire un certain nombre de girations autour du koṭimaram. Ce processus fait partie d’une technique thérapeutique fort ancienne connue sous le terme d’incubation, courante en Mésopotamie, en Égypte et surtout en Grèce, où elle se pratiquait dans 300 à 400 asklépiades, sanctuaires thérapeutiques du dieu de la médecine, Asklepios, dans lesquels les patients séjournaient jusqu’à l’obtention de la guérison69. Dans son article, Nassikas apporte quelques précisions sur la structure de ces temples et les démarches thérapeutiques qui y étaient conduites. On observe que la thérapie, usant de jeûnes, de bains de purification, d’exercices physiques, de sacrifices d’animaux, d’offrandes, de substances (eau, huile, plantes), est fort similaire à celle adoptée dans la plupart des sanctuaires thérapeutiques spécialisés pour les troubles psychiques et comportementaux. L’auteur précise que l’incubation, qui était à l’origine une « thérapie directement dictée ou appliquée par le dieu sans aucune interprétation ou médiation des prêtres », s’est transformée au cours des siècles avec l’implication grandissante des prêtres dans le processus thérapeutique. Ainsi, ils suggéraient les rêves, les provoquaient par des médications, les interprétaient et même rêvaient à la place des patients70. En Inde, la pratique d’incubation n’a pas subi cette transformation et reste très pratiquée dans tous les sanctuaires de pèlerinage et locaux à fonction thérapeutique. Elle se trouve favorisée par la structure même des sanctuaires qui possèdent un puits sacré pour les ablutions (purification) et un maṇṭapam à proximité immédiate de la divinité, afin que les patients puissent diriger la tête vers elle et la recevoir dans leur rêve. Dans le catholicisme indien, alors que l’incubation pourrait être considérée comme superstitieuse puisqu’elle relève d’une pratique populaire dont les fondements sont préchrétiens, elle n’a pas fait l’objet d’une condamnation du clergé. On peut penser que la bienveillance envers cette pratique vient du fait qu’elle calque le processus des visions miraculeuses de la Vierge ou des saints qui apparaissent pendant le sommeil ou la somnolence. De plus, la pratique d’incubation semble s’être prolongée dans une partie du Moyen Âge chrétien. Il était courant que, sur les chemins de pèlerinage, des patients en recherche de cure s’installent plusieurs jours dans des églises réputées pour le pouvoir thaumaturge de son saint, de quelques reliques ou encore d’un tombeau71.
Sacrifice et servitude
87Un des premiers actes qu’accomplissent les patients et leur famille dès qu’ils atteignent le sanctuaire est de se mettre sous la protection du saint. Ils se rendent à la boutique du sanctuaire afin de se procurer de l’eau bénite, de l’huile sacrée ainsi que des médailles et un petit carré de papier sur lequel est imprimée la prière d’exorcisme de saint Antoine, dont l’origine ou Bref est présentée dans le Petit Trésor des amis de saint Antoine de Padoue72. L’histoire se passe au Portugal : une femme tourmentée par Satan qui, sous les traits du Christ crucifié, lui commandait depuis un certain temps de se jeter dans le Tage, finit par céder. Alors qu’elle se dirigeait vers le fleuve pour accomplir son acte, elle trouva une chapelle franciscaine sur son chemin et y pénétra dans l’intention de prier saint Antoine. Lasse, elle s’endormit. Durant son sommeil, le saint lui apparut et lui donna un parchemin en lui conseillant de toujours le conserver sur elle. Au réveil, elle découvrit autour de son cou, une feuille sur laquelle était inscrite une prière. La prière eut un effet immédiat et elle fut libérée de Satan. Mais lorsqu’elle se défit de cette prière pour l’offrir au roi du Portugal qui souhaita l’obtenir, elle fut de nouveau tourmentée par Satan. Le roi conserva la lettre originale et lui fit envoyer une copie qui s’avéra tout aussi efficace.
88Cette prière est portée par les catholiques selon la technique utilisée dans l’hindouisme : insérée dans un petit cylindre de métal dénommé tāyattu. En effet, dans les temples réputés pour une divinité thaumaturge, à la fin d’un rituel thérapeutique, le prêtre-médiateur attache au cou, à la taille ou à l’avant-bras du patient, une cordelette sur laquelle est suspendu un tāyattu, dans lequel il a introduit, soit des versets (mantirańkaḷ) écrits ou récités, soit un petit objet activé par des mantirańkaḷ. Dans la pratique catholique, bien que des prières de protection imprimées soient vendues dans certains sanctuaires thérapeutiques, le prêtre ne se prête pas à ce type de rituel. Les gens se procurent ces tāyattukkaḷ auprès de vendeurs qui se chargent également d’introduire la prière et de les sertir. Cet objet est ensuite passé au cou du patient après avoir ôté l’ancien au cas où celui-ci en portait déjà un, obtenu au cours d’une séance d’exorcisme ou d’un rituel thérapeutique hindou ou soufi. Pour renforcer la protection, on attache également à la cordelette, une médaille de saint Antoine à laquelle on peut y ajouter une médaille de la Vierge ou d’un saint catholique thaumaturge (saint Michel, saint Sébastien, François-Xavier). Il est remarquable que dans ce contexte de guérison, les hindous y joignent rarement les médailles de leurs divinités hindoues. Cela indique clairement qu’à l’instant où ils choisissent de séjourner dans un sanctuaire catholique, il est nécessaire de manifester une confiance totale et sans partage en cette religion car la confiance est garante de la réussite de la cure. Cette conception ne concerne pas seulement le christianisme car c’est également une observation que l’on peut faire à la dargāh d’Ervadi, et il y a tout lieu de penser que les rares catholiques qui se rendent dans un sanctuaire soufi ou hindou pour les mêmes raisons, adoptent la même attitude. Si, dans le choix d’une thérapie religieuse, il est important de se débarrasser de l’image ou du symbole d’une divinité qui n’a pas prouvé son efficacité pour adopter celle dans laquelle on place de nouveaux espoirs, on constate que cette précaution n’est pas observée lorsque les patients sont orientés vers la thérapie psychiatrique. Même si la divinité sous laquelle ils avaient placé leur confiance s’est avérée inefficace pour soulager leurs maux, ce n’est pas pour autant qu’ils se dépouillent de sa présence dès qu’ils intègrent un service de psychiatrie. Cette différence s’explique par le fait que les gens accordent une confiance modérée à la biomédecine, et que cette forme thérapeutique ne leur propose aucun objet auquel ils pourraient attribuer une efficacité symbolique.
89Pour attendrir le saint, aucun sacrifice (arppaṇam) n’est écarté. Ainsi, patients comme parents passent des heures, assis sur le parvis de Mātā kōvil ou à l’intérieur de l’église, à réciter des prières silencieuses, à se lamenter sur les malheurs dont ils sont victimes, à implorer l’aide du saint au son d’une mélodie déchirante, en jurant de devenir bon chrétien, d’abandonner leurs mauvaises habitudes ou encore de redresser une situation transgressive. Des cierges et des fleurs sont régulièrement offerts au saint ou à la Vierge tandis que quelques ex-voto en métal et de menues piécettes sont déposés dans le tronc consacré aux demandes d’exaucement (viṇṇappańkaḷ) jouxtant celui des remerciements (kānịkkaikkaḷ).
90L’indigence dans laquelle la plupart des familles se trouvent lorsqu’elles choisissent de séjourner à Puliyampatti autorise rarement des offrandes coûteuses. Néanmoins, certaines personnes n’hésitent pas à offrir le peu d’argent qu’elles possèdent au risque de se priver de nourriture. Même si le repas « nalla cāppāṭu » (bonne nourriture) en Inde est synonyme de bien-être, sa privation n’est pas vécue dramatiquement, car elle s’inscrit dans une démarche sacrificielle, clairement exprimée par le terme arppaṇam, dont l’objectif est d’émouvoir la divinité.
91Dans la littérature anthropologique, cet acte apparenté au jeûne, ainsi que quelques autres pratiques qui vont être considérées par la suite, sont souvent rendus en anglais et en français par penance, penitence, pénitence. Cependant, ces termes, de par leur connotation chrétienne qui fait référence à la notion péché-expiation et au dualisme corps-esprit, traduisent assez mal la conception indienne. Le don de soi, l’abandon total ou la servitude sans réserve à la volonté de la divinité donne une idée plus juste de l’état mental avec lequel ces pratiques sont accomplies.
92Les incessantes circumambulations (cūḻpotalkaḷ) que l’on peut observer le matin, après le bain, autour de l’église, et à toutes les heures, autour du koṭimaram et de Mātā kōvil, font partie également de cette catégorie de rituels sacrificiels. Tourner inlassablement en évoquant le saint ou la divinité est une manière de démontrer qu’on est prêt à lui sacrifier son temps, son énergie, sa vie. La notion de servitude est expressive dans la méthode de circumambulation adoptée par quelques personnes désespérées. Plutôt que de faire un certain nombre de tours du sanctuaire au pas de charge comme c’est la pratique courante, ces dernières les effectuent en s’allongeant de tout leur long, les mains jointes en prolongement de la tête, et en avançant d’une distance correspondant à la mesure de leur corps. Cette forme dévotionnelle dénommée kumpiṭu caraṉam est considérée comme l’expression d’une profonde humilité et appartient au registre des pratiques utilisant l’étalonnage du corps pour exprimer le don de soi. Dans certains temples comme celui de Tirucchendur, une balance, placée en évidence, est utilisée pour convertir le poids d’un enfant ou d’une personne en sucre ou en riz. Dans le catholicisme, le poids d’une personne était converti en cire pour fabriquer les cierges. Cette pratique a disparu, mais en revanche, l’offrande de cierge de la taille du dévot persiste dans quelques endroits.
93La pratique de la religion catholique n’a pas permis l’intégration de certaines pratiques sacrificielles spectaculaires observées dans l’hindouisme comme la marche sur les braises (tīmiti) ou le percement de parties de corps (langue, joues, dos). Cependant, à Puliyampatti, il est difficile de ne pas faire le rapprochement entre le tīmiti et certaines activités effectuées au koṭimaram autour d’un petit foyer alimenté de cierges par les visiteurs et les parents. Il est courant que certains patients, surtout des femmes, fassent tournoyer leurs cheveux au-dessus du feu, exposent leurs pieds ou leur visage à la chaleur des flammes, ou abattent leurs mains violemment sur les flammes et la cire fondue. Là, également, il serait inapproprié d’employer les termes de penance ou de pénitence, pour traduire l’objectif de ce rituel, même si la violence des actes invite à le faire. En effet, les possédés ne risquent rien durant ces séances d’exposition au feu car c’est saint Antoine qui les oblige à agir ainsi pour faciliter le départ des esprits malveillants. Ils sont sous sa protection, donc, ne ressentent aucune douleur et ne portent aucune trace de brûlure.
94Lorsque les troubles ne s’estompent pas ou quand les esprits possédants se montrent trop agressifs, les patients se font raser les cheveux. Cet acte peut paraître inadéquate avec le procédé d’exorcisme. En effet, la pénétration des esprits dans le corps d’une personne s’effectue par le biais des cheveux et, lorsqu’ils se retirent, ils empruntent le même chemin, une mèche que l’exorciste s’empresse d’arracher ou de couper. En offrant leur chevelure, les patients se privent alors de la possibilité immédiate d’être libérés des esprits qui les accablent, mais les cheveux constituent le bien le plus noble qu’une personne possède en propre. Étant liés à la tête, partie la plus valorisée de la personne, leur offrande suggère que c’est l’intégralité de la personne qui est donnée à la divinité73.
95En Inde, la symbolisation autour du traitement de la chevelure est si variée qu’elle constitue ce que Turner a appelé un « symbole dominant »74. Les différentes conceptions inhérentes à un même objet paraissent quelquefois contradictoires, mais c’est le contexte dans lequel il s’enracine qui en fixe le sens. Pour reprendre l’exemple formulé par Leach, dans l’espace « profane », le cheveu coupé est polluant car il constitue un déchet corporel, mais devient hautement valorisé lorsqu’il est placé dans le contexte d’une offrande destinée à la divinité75. À l’inverse, on peut dire que deux traitements opposés d’une même substance présentent une symbolisation proche, voire identique. Ainsi, si le rasage est effectué à l’occasion d’une offrande adressée à une divinité pour remercier, appuyer un vœu ou une demande de protection, il est également pratiqué pour exprimer un état d’ascétisme, c’est-à-dire une situation dans laquelle la personne est coupée temporairement ou définitivement de ses fonctions sociales. Dans le contexte des funérailles, ce marquage corporel réalise la séparation du défunt du monde des vivants et signe l’état d’impureté de certains membres de sa parentèle pour lesquels certaines activités sociales sont temporairement proscrites, et s’applique aussi aux personnes qui ont choisi une voie religieuse (jaïn, bouddhiste) ou dévolues aux fonctions religieuses (brahmanes), activités, évitant ou limitant, par définition, la pratique sexuelle dont la fonction est centrale dans les relations sociales. La correspondance entre l’adoption de la chasteté et l’obtention de pouvoirs spirituels est précisée dans l’étude de Carrin, réalisée à partir d’autobiographies de femmes devenues prêtresses76. Au fur et à mesure que la déesse se manifeste à elles et les possède, un chignon de mèches emmêlées (sk. jota) apparaît et s’alourdit jusqu’à devenir insupportable. Parallèlement à l’acquisition de cette chevelure, leur physiologie et leur psychologie se transforment avec la cessation des menstrues. L’analyse de Carrin se démarque de la thèse psychanalytique proposée par Obeyesekere dans Medusa’s hair qui interprète le jota (chignon) comme l’expression de la forme phallique et le rasage comme un principe de castration77. Pour sa part, elle observe que l’apparition du jota coïncide avec la perte de l’identité sexuée des prêtresses ; l’arrêt des menstrues que la plupart expérimentent met un terme à la fonction reproductrice, ce qui encourage le désintérêt pour la sexualité et le détachement du monde social.
96La possession par des esprits malveillants provoque un comportement étrange et asocial : le patient ne parle plus, ne participe plus aux activités familiales, se querelle avec le voisinage, use de produits addictifs, etc. Durant les états de possession, les patients, surtout lorsqu’il s’agit de femmes, tournoient fortement la tête de sorte à délier les cheveux. On dit que les cheveux désordonnés, malmenés lors de gesticulations incontrôlées, sont indubitablement le signe de la présence des esprits et de la violence de leurs attaques. Dans cette situation, les cheveux libérés métaphorisent un état asocial et dangereux au même titre que les mèches emmêlées du jota. Ces deux états de la chevelure s’opposent à la coiffure adoptée dans la vie sociale, huilée et lissée avec soin de manière à ne laisser échapper aucun cheveu rebelle. Les cheveux longs des femmes, nécessitant un redoublement d’attention, sont plaqués à l’aide d’huile et de pinces et attachés sous la forme d’un chignon placé au niveau de la nuque.
97Ainsi, il n’y a pas contradiction entre le fait d’offrir les cheveux et celui de faciliter le départ des esprits possédants. C’est certainement par nécessité de réitérer sans cesse sa confiance en la divinité et de l’encourager à vaincre les esprits que les patients sacrifient leurs cheveux, ajournant ainsi la perspective de s’en libérer. Les patients ne savent-ils pas combien il est difficile d’échapper à l’emprise de ces esprits et combien longue sera la lutte pour parvenir à les anéantir.
Les trois « services » hospitaliers du sanctuaire
98L’arrière de l’église, le koṭimaram et Mātā kōvil sont les trois endroits où la présence des patients est la plus remarquable. Les raisons de leur fréquentation à certaines périodes de la journée échappent au premier abord. Si chacun de ces lieux est particularisé par la présence de saint Michel, de saint Antoine ou de la Vierge, cette corrélation est brouillée par les répétitives invocations « Appa », « Amma » qui ne correspondent pas toujours à la figure catholique spécifique. Ce n’est qu’au fur et à mesure des entretiens et d’une observation prolongée que l’on perçoit que ces lieux possèdent chacun un rôle dans le processus thérapeutique, fonction que leur confère leur saint ou la Vierge. Ainsi, l’ensemble de ces trois lieux se présente comme un système hospitalier dans lequel saint Michel gérerait le service d’urgence, saint Antoine, le centre de diagnostic tandis que la Vierge, assistée de saint Antoine, délivrerait les soins.
Saint Michel, l’« urgentiste »
99L’arrivée d’un patient à Puliyampatti est quelquefois spectaculaire lorsque celui-ci, en pleine crise de violence, est amené de force par ses parents (relatives). Dès la descente de l’autocar, les parents s’enquièrent auprès des habitués de l’endroit où ils peuvent installer le patient. Pendant qu’ils le dirigent vers l’endroit indiqué, l’un d’eux va se procurer une corde dans une des échoppes faisant face au sanctuaire, et c’est après une lutte acharnée que le patient, dompté par les coups administrés avec un bâton, se retrouve ligoté au pied d’un arbre. La corde comme les pièces de tissus, souvent un luńki (tissu imprimé porté à la taille par les hommes) ou un sari, sont les liens utilisés depuis l’incendie d’Ervadi en août 2001 lors duquel les chaînes, indirectement responsables de la mort de 28 patients qui n’ont pu s’échapper de l’incendie, ont été bannies. Auparavant, par l’intermédiaire du kaṇakkuppiḷḷai, la famille bénéficiait de l’aide d’un employé affecté à l’entretien des bâtiments cléricaux, qui forgeait des cańkilikaḷ, anneaux de fer reliés par deux gros maillons et une barre auxquels une chaîne pouvait être fixée, pour lier les mains et/ou les pieds du patient.
100L’endroit indiqué pour attacher les patients correspond à l’espace compris entre le maṇṭapam et l’arrière de l’église où domine une statue de saint Michel, juchée au-dessus de la sacristie, qui guette les esprits malveillants et, dès que l’un d’eux ose se présenter à lui, il le terrasse immédiatement de son épée. De ce fait, cet endroit est devenu fort réputé pour calmer la violence des attaques néfastes (pēy āṭṭańkaḷ). Pour que l’action du saint soit encore plus rapide, les patients, sujets à des crises de violence soudaines, sont attachés temporairement à un tuyau d’évacuation des eaux de la sacristie afin de les exposer directement à l’épée du saint. On y place également les patients sérieusement malades dont la fin est proche78 et il n’est pas rare d’y observer des personnes en pleine crise de possession. Cependant l’efficacité immédiate de saint Michel à stopper les violentes manifestations des esprits malveillants n’implique pas leur neutralisation totale. De plus, si après un long combat pour se libérer de leurs liens, les patients, vaincus, finissent par se calmer, la preuve de la possession n’est pas pour autant établie. Pour qu’elle le soit, il est nécessaire d’obliger les esprits lovés dans le corps de la personne à se révéler. Saint Michel à Puliyampatti n’a pas cette capacité, celle-ci est l’affaire de saint Antoine de Padoue.
Saint Antoine, l’« investigateur »
101Si l’église est par excellence le pīṭam de saint Antoine, ce n’est pas à cet endroit qu’il exerce son pouvoir de diagnostiquer les esprits malveillants, mais au sommet du koṭimaram car, de cette hauteur, il peut mieux maîtriser le pouvoir agressif des esprits sans en être affecté. Bien évidemment, il ne craint pas d’être possédé par ces esprits qui ne s’attaquent qu’aux humains, mais son pouvoir (cakti) risque d’être amoindri par la virulence de leur mauvais pouvoir (tīya cakti). Cette situation affirme sa supériorité sur les esprits et, également, sa position dominante par rapport à saint Michel et à la Vierge.
102Dans la journée et en dehors des jours de pèlerinage, l’activité autour du koṭimaram est modérée. Il y a toujours quelques personnes qui circumambulent, quelques possédés qui agitent la tête devant le petit foyer alimenté de cierges, s’agrippent au mât en monologuant dans un langage incompréhensible quelquefois entrecoupé de cris perçants ou d’éructations caverneuses ou se reposent, épuisés par les contorsions et les culbutes que les esprits leur imposent de faire. Mais cette activité n’a aucune mesure avec celle qui commence après la récitation du rosaire ou la messe vespérale. En quelques minutes, l’endroit est investi par les parents, les patients et les visiteurs. Quelques personnes commencent à tourner autour du mât, d’autres s’assoient en face du koṭimaram tandis que d’autres encore se campent debout, les bras croisés, en formant un large arc de cercle autour du groupe assis. Cette disposition n’est pas sans rappeler celle de la représentation théâtrale. Tandis que les spectateurs attendent le lever de rideau du spectacle prometteur, les parents apportent la dernière touche à leur patient afin de le rendre performant. La touche appliquée est de l’huile de noix de coco vendue dans la boutique du sanctuaire pour ses vertus « sacrales » (puṉita), versée dans les yeux du patient de sorte que, si celui-ci est victime de possession (pēy piṭikkiṟatu) ou d’un maléfice (cūṉiyam), les esprits qui sont en lui réagiront violemment dès que son regard se portera sur le haut du mât et rencontrera « la vision » de saint Antoine. Après avoir scruté le haut du mât, et à la manière d’une chorégraphie orchestrée, les premiers acteurs entrent en scène en faisant tournoyer leur tête. Puis, au fur et à mesure que leurs mouvements s’amplifient et que leur corps exécute des contorsions, des cabrioles, des roulades, de nouveaux acteurs font leur apparition, poussant quelques cris ou éructations rauques pour capter l’intérêt des spectateurs. En quelques minutes, l’atmosphère du koṭimaram devient frénétique, explosive. De toute part, on s’agite, crie, tire sur ses cheveux, fait des culbutes. L’aire de circumambulation du koṭimaram n’est pas épargnée par l’agitation. À cette heure, les parents et les quelques visiteurs se sont retirés de la scène de manière à laisser les patients s’ébattre dans tous les sens, hurler, grimper et se vautrer sur le socle du mât, étreindre sensuellement le mât. Au milieu de cette cacophonie indescriptible, quelques nouveaux patients qui, jusque-là étaient restés tranquillement assis, les yeux toujours rivés sur le sommet du mât, commencent à ressentir les premières manifestations de possession.
103Mimétisme ? Épidémie ? Possession ? Cette manifestation n’est qu’une première étape que les expositions suivantes au koṭimaram détermineront. Les esprits ne se dévoilent jamais la première fois, et lorsqu’il n’y a pas de spécialistes comme à Puliyampatti qui servent d’intermédiaire pour faire parler les esprits, leur identification prend souvent du temps. En général, les sanctuaires hindous ou soufis, réputés pour la cure de patients affectés de troubles découlant d’un maléfice ou d’une attaque surnaturelle, disposent de personnes qui, bénéficiant des pouvoirs de la divinité ou du pīr (saint soufi), ont la capacité de définir la cause du problème et de le résoudre. Elles organisent un rituel plus ou moins complexe au cours duquel elles exercent sur le patient toutes sortes de sévices dont l’objectif est de contraindre les esprits possédants à se manifester, décliner leur identité et exposer les raisons pour lesquelles ils ont pris possession du corps. Et enfin, le dernier rôle de ces exorcistes est de les forcer à abandonner le corps, non sans préalablement avoir consenti à quelques-uns de leurs caprices.
104À Puliyampatti, pour pallier l’absence des exorcistes, ce sont les parents qui endossent cette fonction. Ils provoquent les esprits par des violences corporelles utilisant des substances sacrées (huile sainte, brûlure au front, sur la langue, sur les bras avec la cire de cierge), par l’exposition de la Bible aux yeux du patient ou encore, lorsqu’ils sont capables de lire, par la récitation de versets bibliques. Lorsque les signes de la présence des esprits se manifestent, ils engagent avec eux une joute oratoire jusqu’à ce qu’ils acceptent de décliner leur identité et les raisons de leur présence. Cette étape franchie est vécue par les parents comme un soulagement car elle conforte leurs soupçons et ouvre la voie vers un espoir de guérison, mais marque néanmoins le début d’un long processus thérapeutique dont le résultat n’est jamais acquis à l’avance.
La Vierge et saint Antoine « thérapeutes »
105Alors que depuis plus d’une heure, l’activité au koṭimaram ne cesse d’augmenter, tout à coup, sans qu’aucun signe ou parole ne le laisse présager, les patients quittent la scène. En quelques minutes, le lieu se retrouve plongé dans une tranquillité à peine troublée par les quelques possédés qui, épuisés par les ébats et les cris, murmurent encore quelques appels de détresse à l’adresse de saint Antoine. Ce retour à la normale ne signe pas la fin de la « séance » de possession. Loin de là, comme un théâtre de rue, elle s’est tout simplement transportée vers un autre cadre où les éléments du décor sont plus appropriés pour représenter le dernier acte. Cette nouvelle scène est l’aire sacrée entourant Mātā kōvil. D’un pas tranquille ou dans la précipitation, les acteurs investissent la scène pendant que les spectateurs se campent tous autour du mur de l’enceinte, avides de connaître le dénouement de la représentation. Les possédés les plus agités entament leur démonstration par quelques circumambulations menées dans une course effrénée tandis que d’autres dévoilent leurs talents d’acrobate par une série de roulades spectaculaires accompagnées des bruits sourds du corps plaqué au sol. Tout à coup, dans un hurlement strident et à la manière du taureau qui cherche à s’échapper de l’arène, un possédé se jette violemment la tête la première contre les grilles de la chapelle. Puis, prenant à chaque fois de la distance pour s’élancer, il recommence jusqu’à ce qu’épuisé, il s’affaisse sur lui-même contre la grille rebelle, près d’une femme qui, depuis le début de la scène, est campée sur la tête, les pieds appuyés contre la grille. À peine a-t-il laissé le champ libre que deux autres possédés foncent à leur tour sur la grille qui les force à rebondir puis à rouler lourdement sur le sol. Ils achèvent leur prestation par plusieurs culbutes en prenant élan contre les murs de l’enceinte, fissurés par les coups et les vibrations. Sur le côté de la chapelle plusieurs jeunes filles se frappent simultanément le dos contre les murs de la chapelle et de l’enceinte dont la courte distance permet d’accélérer le mouvement de rebondissement.
106À la fin de la soirée, la scène prend une allure de champ de bataille sur lequel quelques personnes trouvent encore un peu d’énergie pour lutter au milieu des corps effondrés de fatigue. Cependant, la représentation à laquelle nous venons d’assister n’est pas un combat ordinaire car il n’y a pas de rivaux physiques. À aucun moment, on n’a observé une altercation entre des acteurs. Bien au contraire, ces derniers ont tout mis en œuvre pour éviter de se heurter et de s’effleurer même lorsque la violence extrême des mouvements semblait échapper à leur contrôle. Le combat qui s’est déroulé avait pour objectif de forcer les esprits malveillants à s’en aller. À la différence des exorcismes orchestrés par un spécialiste qui énonce les sévices à infliger au corps pour obliger les esprits à partir, à Puliyampatti, c’est aux patients que revient le choix de la méthode, mais pour trouver l’énergie qui leur est nécessaire pour « battre les esprits » (pēy aṭikka), ils ont besoin de l’aide de puissances surnaturelles. Saint Antoine, malgré le pouvoir qui lui est attribué, n’est pas capable de faire face à la virulence de ces esprits, et a besoin de s’associer au pouvoir de la Vierge. C’est pourquoi Mātā kōvil, en conjuguant le pouvoir de saint Antoine et de la Vierge, est le lieu approprié pour chasser les esprits, alors que le koṭimaram, incarnant la seule puissance de saint Antoine, ne permet seulement la détection de la cause surnaturelle qui affecte chaque patient.
107La phase du rituel d’exorcisme qui se déroule à Mātā kōvil est également pratiquée dans l’après-midi. À cette heure de la journée, les patients sont moins exaltés et les sévices qu’ils infligent à leur corps, beaucoup moins violents car ils n’ont pas subi l’atmosphère survoltée du koṭimaram qui augmente l’état de tension et d’émotivité. Néanmoins, la surexcitation de quelques patients peut entraîner d’autres possessions, de sorte que certains jours, l’ambiance peut devenir tout aussi spectaculaire que celle de la nuit. L’après-midi est tout aussi propice à « battre les esprits » que le soir. C’est grâce à la séance de prières et de chants instituée par un groupe de patients hommes que cette phase de l’exorcisme a pu s’imposer de manière si régulière. Ainsi, au fur et à mesure que les prières favorisent la manifestation de la possession, le groupe d’hommes stimule l’émotivité et l’agressivité des possédés en entonnant des chants rythmés et répétitifs et frappant dans leurs mains. Remplaçant ainsi les battements de tambour qui, généralement, jouent un grand rôle dans les rituels d’exorcisme, ces séances de prières ont un effet cathartique perceptible dans le rapport entre le dynamisme du groupe de prière et l’intensité des possessions.
Le clergé et les fidèles : ambiguïté des discours et tension
108Les activités thérapeutiques sont entièrement prises en charge par la famille des patients ou par les patients eux-mêmes, lorsque leur installation est ancienne ou quand ils sont seuls. Celles-ci sont informelles et se déroulent dans des lieux institutionnellement moins marqués que l’église. Si les patients la fréquentent pour assister aux offices, prier individuellement ou collectivement, aucun n’exorcisme n’y est pratiqué alors même que cet endroit, siège du saint par excellence, détient une sacralité hautement supérieure aux lieux du déroulement de la thérapie. Il est également rare d’y voir des personnes possédées ou manifester des gestes désordonnés. Lorsque cela se produit, elles ne tardent rarement à s’enfuir pour se placer sous l’épée de saint Michel ou pour subir les coups de saint Antoine et de la Vierge, ou sont harcelées par leur famille jusqu’à ce qu’elles sortent de l’église. Cette situation découle des limites imposées par le clergé soucieux de faire respecter l’ordre et l’orthodoxie au sein du sanctuaire. Pour le prêtre du sanctuaire, rares sont les cas qui relèvent de ce qu’il nomme en anglais demonic attack, bad evil. Cette conception est le résultat de l’ignorance des gens, et les rituels thérapeutiques, l’expression de folk therapy. C’est de cette manière qu’il justifie son refus de se prêter aux rituels d’exorcisme. Les familles nouvellement arrivées sont souvent déçues de la première entrevue avec lui. Alors qu’elles espèrent, en présentant leur patient, qu’il récitera quelques versets appropriés ou exercera quelques gestes propres à apaiser les forces maléfiques, il interrompt leurs explications sur l’historique de la « maladie » et les agissements de leur patient et, après une rapide bénédiction de forme, les renvoie non sans leur avoir vivement conseillé de prier.
109Si le prêtre accorde peu de crédit aux demonic attacks dans l’origine des troubles, en revanche, il en fait un cheval de bataille dans ses sermons qu’il émaille de multiples références au mauvais pouvoir (tīya cakti) de Satan. Les patients sont particulièrement sensibles à ces discours au contenu répétitif car, manipulant des concepts qui leur sont familiers, ils les confortent dans l’interprétation des troubles qu’ils se sont forgés. D’une certaine manière, l’attitude ambiguë que l’on observe chez les prêtres indiens diverge peu de celle des missionnaires. À travers la correspondance des jésuites, le phénomène de possession est abordé différemment selon l’époque durant laquelle les récits sont rédigés. Avant la fin du xixe siècle, les récits de possession s’inscrivent au sein d’un système de croyances dans lequel la magie tient une place importante et les personnes qui la manipulent sont présentées comme de redoutables praticiens :
« On est effrayé en Europe à la vue d’une personne obsédée, ici rien n’est plus commun : c’est ce qu’on rencontre dans toutes les villes, dans tous les villages ; partout, jusque dans le plus petit temple de Pouléar, se trouve un être abruti, à figure humaine, chargé d’appeler le diable, au moyen d’un petit tambourin qu’il bat en chantant d’une manière lamentable. Il accélère le mouvement, redouble ses cris, s’agite, se jette à terre en faisant des contorsions abominables. Dès que le diable est venu, il satisfait aux questions des dévots. Pour obtenir une réponse favorable il faut toujours faire une bonne offrande au jongleur appelé Poussari.
[…] Pour éviter l’effet de ces sorts, ces païens portent sur eux des Taietou, espèce de tube en or ou en argent dans lequel on insère un Mandiram, ou prière écrite sur une feuille de plomb en caractères sanscroutans (sanskrit).
Les chrétiens remplacent le Mandiram par un texte du saint Évangile que le missionnaire leur écrit sur un carré de papier. Nos esprits forts se moqueraient de ces idiots ; mais pour moi, je voudrais bien les voir aux prises de ces démons si hardis et si puissants dans les pays où la foi ne règne pas encore ; je crois qu’ils seraient bien plus disposés à décamper qu’à briser leurs lances contre des ennemis plus habiles qu’eux. Nos chrétiens redoutent beaucoup les maléfices ; aussi les voyez-vous se presser autour de l’autel après la messe, afin de se faire lire l’Évangile de saint Jean et de recevoir une abondante aspersion d’eau bénite. Ils s’en font verser dans le creux de la main, la portent à la bouche, aux yeux, sur la tête. C’est une marque de foi. Nous sommes loin de les détourner d’une pratique bonne et sainte, tout en prévenant les abus et la routine79. »
110Fermement convaincus des méfaits de la magie, les missionnaires adhèrent aux discours des possédés, refusent rarement de pratiquer les exorcismes lorsqu’on vient les chercher et même, ainsi qu’on peut le remarquer dans le cas présenté dans l’ouvrage de Guchen sous l’intitulé « la possédée de Vayalogam (1858) », s’imposent pour cette tâche80. Dans cet exemple qui présente le récit complet de l’exorcisme, on relève que la méthode et la rhétorique utilisées et fixées dans le catholicisme occidental diffèrent peu de celles observées par les praticiens hindous. Les différences résident essentiellement dans une vérification plus rigoureuse de la présence démoniaque obtenue par le truchement de devinettes. Pour obliger le « démon » à partir, les missionnaires invoquent des noms de saints ou de la Vierge dans leurs prières, remettent au patient une médaille, un scapulaire, et l’aspergent d’eau bénite. Tous ces ingrédients liturgiques ont un effet sur les esprits malveillants qui, selon la conception partagée dans la plupart des religions, réagissent violemment à l’exposition d’objets sacrés et acceptent de partir. À la différence de la pratique hindoue qui réalise symboliquement le départ des esprits en coupant une mèche de cheveux pour la fixer à un arbre, les missionnaires n’exécutent aucun rituel de séparation ; cependant, celle-ci est effective par la conversion. Proposée plus ou moins explicitement par le missionnaire ou désirée par le patient en gage de reconnaissance, la conversion réalise la séparation entre le monde des hommes et celui des « démons ». En effet, si le terme « démon » fait référence à Satan, les missionnaires l’emploient pour définir toutes les divinités hindoues quels que soient leur identité et leur statut. De ce fait, une conversion qui s’articule sur l’expulsion du « démon » et la résolution des tourments est une manière de démontrer la supériorité du catholicisme sur l’hindouisme. En dépit du changement d’attitude des missionnaires vis-à-vis de l’expression de la possession qui s’amorce dans la dernière décennie du xixe siècle, celle-ci est toujours valorisée pour les avantages qu’elles leur apportent.
111Les deux extraits d’articles de Caritas de 1951 et 1962, cités précédemment dans la présentation des patients à Puliyampatti attestent que les missionnaires interdisent la « danse démoniaque » qu’ils qualifient de pratique superstitieuse et réfutent l’origine surnaturelle attribuée aux troubles psychiques dont souffrent les patients. Les nouveaux termes qu’ils adoptent ne relèvent plus de la magie, de la sorcellerie, mais sont empruntés au vocabulaire psychiatrique de l’époque : hysteria, insane, madness, unsound mind, to get off the head. Ce changement dans l’interprétation du phénomène de possession est en reflet avec celui de l’Église qui se déleste d’une partie de ses compétences au profit de la médecine. Analysée en Occident par Charuty, cette transformation conceptuelle s’amorce dans la seconde moitié du xixe siècle et découle d’une alliance fondée sur un partage des compétences entre l’Église et la médecine aliéniste81. Ainsi, les personnes présentant des comportements, précédemment interprétés comme le résultat d’une action démoniaque, sont orientées vers la médecine aliéniste, et sans pour autant dénier l’existence de ces phénomènes surnaturels et adhérer au discours médical, les théologiens s’évertuent à condamner toutes pratiques qui dérogent à l’orthodoxie comme des superstitions, voire des manifestations de folie.
112Les ambiguïtés notées dans cette analyse sont tout aussi perceptibles dans les récits des jésuites car, en même temps qu’ils dénoncent la fausseté de l’interprétation des troubles, auxquels ils attribuentdes causespsychologiquesoumentales, ilsreconnaissent l’action thaumaturgique de saint Antoine pour les guérir. Cela implique que, bien qu’ils fussent soucieux d’empêcher certaines pratiques, la « cure miraculeuse » permettait de démontrer la supériorité de la religion catholique sur la religion hindoue, la toute-puissance et la bienveillance des saints thaumaturges et de la Vierge par rapport à la nature démoniaque des divinités hindoues. De plus, les jésuites n’ignoraient pas les limites de leur champ d’action car une trop grande intolérance de leur part pouvait faire obstacle aux conversions et inciter l’abandon du catholicisme au profit d’une religion moins pointilleuse.
113Ces ambiguïtés et ces limites dans le respect de l’orthodoxie sont certainement les raisons pour lesquelles le sanctuaire de Puliyampatti n’a pas perdu sa vocation de guérir les troubles psychiques. De plus, bien que les jésuites n’y fassent pas référence, le catéchiste (upatēci) en charge du sanctuaire, pratiquait des rituels de guérison et d’exorcisme. D’après les explications de Susaikaninadar, ce sont ses ancêtres, Antoninadar et ses descendants, qui se sont occupés du sanctuaire jusqu’à ce que, déclaré paroisse indépendante, celui-ci soit doté d’un prêtre-résident :
« Quelques temps après que mon ancêtre, Antoninadar, a fondé la chapelle, des miracles ont commencé à se produire. Les gens, en utilisant l’huile du kuttuviḷakku allumé devant le saint, se sont aperçus qu’elle possédait des vertus curatives. Alors, Antoninadar, très sensible à ces miracles, a décidé de s’occuper du sanctuaire et de prendre les fonctions d’upatēci. Quand les gens venaient le voir, il frottait les parties malades des patients avec de l’huile de la lampe, récitait quelques prières et faisait des exorcismes.
Quand il est mort, c’est son fils, Pakkiyamnadar qui a continué d’exercer les fonctions de son père, puis ensuite, cela s’est transmis de père en fils : Antoninadar Upatēci, Matatunadar Upatēci, Mariyasusainadar Upatēci. Mariyasusainadar Upatēci, lui, n’avait pas d’enfant. Il a adopté Antonimuttu, le fils de sa sœur mariée à Michaelnadar, mon grand-père. C’est cet enfant qui a hérité de la fonction. Mais, mon oncle Antonimuttu a très peu exercé la fonction d’upatēci. Quand Arulanandam est arrivé, il a fallu qu’il arrête de faire ce qu’il faisait avant. Le prêtre lui a proposé de continuer sa fonction de catéchiste mais cela ne l’intéressait plus et il a préféré arrêter et se consacrer à son commerce. »
114On peut comparer la situation de Puliyampatti avant l’arrivée d’Arulanandam à celle du sanctuaire de Panipulamvayal auquel Robert Deliège a consacré une partie de son étude82.
115Ce petit sanctuaire est situé dans un village d’intouchables partagés entre paḷḷar et paṟaiyar, dépendant aujourd’hui de la paroisse de Devakottai. Malgré la réputation thaumaturgique de sa Vierge de la bonne santé, Ārōkkiya Mātā, notamment pour les troubles perçus comme étant d’origine surnaturelle, le sanctuaire ne bénéficie que d’un office hebdomadaire, le samedi en fin d’après-midi. Ce n’est pas le prêtre de Devakottai qui se déplace pour cette occasion, mais son assistant, un jeune prêtre débutant qui arrive au dernier moment et repart quelques minutes avant l’achèvement du cantique de clôture. Deliège explique le désintérêt clérical par la marginalisation dont sont victimes les intouchables de la part des prêtres, pour la plupart issus des castes supérieures. L’absence de prêtre résidant sur place et les besoins des patients qui séjournent au sanctuaire ou qui viennent dans l’après-midi du samedi pour prier et assister à la messe, ont permis à une personne du village de s’attribuer le rôle de thérapeute et d’exorciste.
116La technique thérapeutique adoptée par cette personne est identique à celle décrite par Susaikaninadar : elle consiste à réciter des prières et à oindre les parties malades d’un patient avec l’huile du kuttuviḷakku allumée devant la Vierge. L’huile qui alimente la flamme étant une offrande destinée à la divinité, sa sacralité repose sur sa qualité de piracātam, les « restes divins ». La personne qui dirige les séances d’exorcisme s’est appropriée le titre de kōvilpiḷḷai sans être officiellement mandatée pour cette fonction, ce qui est différent pour Antoninadar qui, en tant que fondateur du culte de saint Antoine et de la petite chapelle informelle, bénéficiait de cette fonction de plein droit. Certainement que les relations de l’upatēci avec les jésuites devaient être tendues, mais limités par leur nombre restreint, ils ne pouvaient se passer de catéchistes qui, en leur absence, les informaient, entretenaient le sanctuaire, dirigeaient les prières et la lecture du rosaire, instruisaient les catéchumènes, délivraient l’extrême-onction.
117Les prêtres indigènes, qui ont eu en charge cette paroisse, ont toujours refusé de pratiquer les exorcismes sous prétexte qu’étant réservés à des spécialistes désignés par l’épiscopat, ils ne relevaient pas de leur compétence. Cependant, ils ont multiplié les offices auxquels les Indiens sont assidus car, en plus des aspects magiques du rituel, ils font partie des exercices spirituels nécessaires pour obtenir la guérison. Les prêtres ont également institué une séquence liturgique spécifique pour les malades qui correspondant à l’adoration du saint sacrement, et se déroule sous le maṇṭapam chaque mardi après la messe vespérale. Du fait qu’elle est suivie d’une bénédiction des malades, les manifestations de possession y sont permises, ce dont ne se privent pas les patients qui s’y adonnent sans la moindre retenue. Les possessions sont encore plus spectaculaires lorsque le mardi se situe en fin de mois tamoul. L’adoration du saint sacrement est célébrée par un vieux prêtre d’une paroisse voisine qui, à la manière des prédications charismatiques, use d’acclamations et de modulations de la voix pour amplifier la surexcitation et l’émotivité. Les patients réagissent par la possession dont les manifestations s’accroissent au fur et à mesure que le vieux prêtre brandit face à eux l’ostensoir ou se laisse emporter par ses talents oratoires et sa conviction.
118Le choix du vieux prêtre pour célébrer l’adoration du saint sacrement repose sur la virtuosité avec laquelle il l’exécute et sa sensibilité face à la souffrance des fidèles. Les patients l’apprécient pour ses paroles compatissantes et sa générosité exemplaire. La passion qu’il exprime dans ses prêches lui vient de son intérêt pour le mouvement du Renouveau charismatique catholique. Comme beaucoup de ses confrères, il assiste parfois à des sessions de prières organisées dans les paroisses periurbaines de Palayamkottai. Le père Lurduraj est également sensibilisé à ce mouvement et a participé à une retraite organisée avec les prêtres de son diocèse à Chalakudy, le centre du mouvement en Inde du Sud sur lequel se fondent les groupes charismatiques qui se développent avec une étonnante rapidité83. Mais à la différence de certains de ses confrères, il n’organise pas de manifestations charismatiques en faisant appel à des organisateurs religieux et laïques. Il est fermé à toute initiative qui risquerait de remettre en cause sa fonction sacerdotale, et sa volonté de maintenir son contrôle sur le sanctuaire s’affirme par les injonctions qu’il adresse à toute personne qui tente de s’attribuer explicitement la fonction d’exorciste. On ne le voit jamais autour des lieux aux heures propices à la possession et à l’exorcisme et il n’intervient jamais pour limiter les patients dans leurs manifestations de possession, ni pour faire cesser les violences corporelles ou amoindrir les pratiques coercitives des parents. Mais dès qu’il a connaissance qu’une personne exerce des fonctions thérapeutiques sur des patients étrangers à sa famille, il réagit immédiatement.
119Durant mon séjour à Puliyampatti, quelques personnes (parents ou visiteurs) ont cherché à s’imposer comme exorcistes en usant de méthodes inspirées aussi bien des messes charismatiques que de prières de guérison pentecôtistes. Lorsque leur présence est occasionnelle – en général, le mardi –, il n’y a guère que les pèlerins de la journée qui se présentent devant elles pour recevoir l’imposition des mains. Les patients et leur famille préfèrent garder leur distance car, par expérience, ils savent que leur pouvoir sera peu efficace contre les forces surnaturelles accablantes qui ont résisté aux exorcistes les plus chevronnés. Cependant, lorsqu’ils résident pour une longue période à Puliyampatti, comme cela a été le cas d’Antony, la circonspection s’atténue au profit de l’espoir d’une possible efficacité.
120Antony est arrivé avec sa sœur et une cousine pour accompagner sa mère, possédée par de nombreux esprits malveillants. D’origine tamoule, la famille vit à Bombay où le père travaille dans une compagnie maritime appartenant à un Arabe des Émirats Unis. Antony a interrompu ses études car il ne voulait plus suivre la voie tracée par son père : son désir était de devenir prêtre, une vocation qui lui échappait car son niveau d’étude ne lui permettait pas d’entrer dans un séminaire. Selon les explications de sa sœur qui lui voue une profonde admiration et lui sert de porte-parole quand il fait vœu de silence, ce sont l’échec dans la réalisation de ses désirs et les relations conflictuelles qu’il entretient avec son père qui l’ont conduit à s’intéresser au mouvement du Renouveau charismatique. Il participe activement aux assemblées où il pratique des prières de guérison, se servant de deux croix de taille différente et d’une Bible.
121À peine venait-il d’arriver à Puliyampatti, qu’il manifesta son charisme à Mātā kōvil, usant d’objets sacrés, de glossolalie et de tremblements de mains, pour chasser les divinités malveillantes du corps d’une femme en proie à de violentes contorsions. Le lendemain, au moment de la séance de prières de l’après-midi, il recommença son impressionnante prestation, imposant ses prières de guérison à quelques possédés dont la position allongée se prêtait à l’intervention. Le jour suivant, il se montrait nettement moins ostentatoire : le prêtre l’avait sommé de cesser cette activité. Il continua d’exorciser, mais discrètement dans sa lodge, n’osant plus s’afficher en public par crainte d’une éventuelle expulsion. La famille repartit au bout de quelques semaines sans qu’aucune amélioration du comportement de la mère fusse perceptible. De nombreux patients qui s’étaient laissés séduire par ce personnage qui, en plus de ses talents d’orateur et d’exorciste, cherchait à afficher des qualités d’ascète en observant le silence – en dehors des périodes d’exorcisme – et en s’imposant un jeûne, commencèrent à émettre des doutes à son sujet :
« Il affirme détenir le pouvoir de saint Antoine et de Jésus, mais nous, on ne le croit pas. S’il avait le pouvoir qu’il prétend, sa mère ne devrait plus être possédée. C’est bien la preuve qu’il n’a pas de pouvoir. Il est comme les mantiravātikkaḷ.ḷ Ils disent qu’ils ont du pouvoir, mais ils prennent beaucoup d’argent pour réciter quelques prières et, en définitive, on ne va pas mieux après. Saint Antoine n’a pas réussi à nous guérir, comment lui pourrait-il le faire ? »
122Ces critiques trahissent la désillusion, la déception d’avoir fait confiance et, implicitement, d’avoir trahi la confiance envers saint Antoine. L’espoir de mettre un terme à une situation difficile surpasse les raisonnements qui ne se rationalisent qu’une fois la preuve de l’échec est attestée. En absence d’amélioration de leur état, les patients traduisent l’attitude d’Antony en terme de recherche de pouvoir.
123Si on compare les raisons de l’engagement d’Antony dans les activités charismatiques avec celles de trois « saints hommes », présentées et analysées par Stirrat dans son ouvrage sur le catholicisme contemporain au Sri Lanka, on remarque qu’elles se justifient par l’impossibilité de réaliser le rêve d’embrasser la carrière de prêtre84. Ces trois personnages sont en charge de sanctuaires thérapeutiques qu’ils ont fondés avec l’aide financière des dévots qui ont bénéficié, par leur intermédiaire, d’une grâce. Outre que la liturgie qu’ils organisent s’appuie sur l’orthodoxie catholique (chemin de croix, récitation du rosaire, neuvaines, bénédiction), la hiérarchie ecclésiale les réprouve fortement. Certes, ces « saints hommes » n’appartiennent pas à l’institution ecclésiale, ce qui est un motif majeur pour leur dénier toute légitimité, mais c’est surtout la manière dont ils affichent leur charisme qui est décriée, car les fidèles les considèrent comme les véritables auteurs des miracles, et ces derniers ne s’en défendent pas. L’hagiographie dont ils se sont dotés, les abstinences qu’ils observent, les rituels de leur programme liturgique qu’ils accomplissent en utilisant des objets qu’ils affirment détenir de la Vierge ou encore les pouvoirs conférés par le biais de possession, sont autant de critères qui les différencient de la prêtrise institutionnelle et construisent leur charisme.
124L’Église institutionnelle, qui insiste pour que le rôle des prêtres soit celui de l’intercesseur, du médiateur entre Dieu et les hommes, de tout temps s’est trouvée en concurrence avec la figure populaire du « saint homme ». Le prêtre incarne le pouvoir, mais un pouvoir contrôlé par l’institution. Un charisme trop accentué, une sensibilité spirituelle exacerbée ne peuvent être compatibles avec la fonction sacerdotale à cause des risques d’un glissement de la vocation. Le prêtre doit rester l’intercesseur et, même s’il reçoit des dons extraordinaires de la part de Dieu, il doit se garder de les utiliser pour valoriser son image aux yeux des fidèles. Or, il y a toujours eu une tension entre l’Église, soucieuse de l’orthodoxie, et la figure de la sainteté, tension qui vient de l’ambiguïté même de l’Église dans sa manière d’interpréter les phénomènes de miracles. Le problème se pose d’autant plus dans les pays culturellement marqués par une religion qui valorise les figures de sainteté.
125Dans l’hindouisme, un dévot qui prétend avoir reçu des grâces d’une divinité peut, en reconnaissance, lui établir un culte privé auquel l’entourage est convié. Si la divinité manifeste des qualités thaumaturgiques, le culte se répand et l’argent recueilli par le fondateur peut servir à créer un temple plus important. C’est la trajectoire que les « saints hommes » de Stirrat ont suivie. Cependant, les sanctuaires qu’ils ont fondés n’ont pas bénéficié de la reconnaissance de l’Église comme cela a été le cas de la toute première chapelle de Puliyampatti. Dans cet exemple, on note le soin tout particulier avec lequel le clergé a effacé les traces de cette chapelle en la reconstruisant en brique. Il n’y a guère que le catéchiste qui a réussi à se maintenir pour quelque temps dans ce nouveau contexte. Cet exemple est emblématique du souci clérical de maintenir un contrôle sur tout culte catholique qui pourrait constituer une concurrence par rapport à l’institution. L’importance d’une légitimation par le pouvoir ecclésial dans la construction de la sacralité d’un lieu de culte chrétien est une différence par rapport à l’hindouisme qui ne reconnaît aucune hiérarchie garante de l’orthodoxie cultuelle. En revanche, ce sont les divinités qui dispensent la légitimité en choisissant les dévots, en les possédant et en leur délivrant leurs pouvoirs.
126Bien que ce ne soit pas la seule voie, le choix peut s’établir par le biais d’afflictions. Selon un protocole stéréotypé, la divinité se manifeste à une personne de son choix en lui envoyant un certain nombre de malheurs85. Si la personne reconnaît les signes de la divinité, cette dernière accepte de la soulager en contrepartie d’un culte. La plupart du temps, le culte consiste à quelques offrandes et invocations effectuées à des moments précis. Mais lorsque la personne élue possède une sensibilité religieuse très marquée, un profil psychologique vulnérable ou fragilisé par un environnement social ou familial difficile, la divinité peut se montrer plus exigeante en investissant son corps et en lui demandant d’agir pour elle. Ainsi, de nombreux lieux de culte thérapeutiques de taille très variable sont fondés par des personnes devenues médium de la divinité après qu’elles ont été soulagées de l’affliction. Le prêtre-guérisseur ou l’exorciste est le réceptacle de la divinité avec laquelle il vit en relation très étroite. C’est elle qui parle et agit par le biais du prêtre ou du mantiravāti (magicien qui utilise des versets sacrés) qui, avant de tenir les séances de consultation auprès des patients, procède à un adorcisme, un rituel d’invitation de la divinité à s’incorporer en lui. Cet aspect faste de la possession n’échappe pas aux chrétiens. Ainsi Norbert, un des trois personnages charismatiques non ordonnés présentés par Stirrat dispense des faveurs aux dévots lorsqu’il est possédé par saint Sébastien86. Ram et Jayapathy citent des exemples similaires de mantiravātikaḷ catholiques qui exorcisent sous le pouvoir de saint Antoine de Padoue87.
127À Puliyampatti, il n’est pas rare d’observer quelques pèlerins occasionnels qui, après une préparation d’adorcisme à Mātā kōvil, apposent leurs mains sur la tête des patients et tracent le signe de la croix sur leur front. La séance d’adorcisme mêle souvent les gestuelles utilisées dans les prières charismatiques (agenouillement, frappement de la poitrine avec les mains jointes, glossolalie) aux modalités de la possession traditionnelle (concentration, puis tremblements, invocations rapides). Cela suggère leur participation aux assemblées charismatiques et leur attrait pour ces mouvements qui détiennent une vocation thérapeutique indéniable et manipulent des concepts en résonance avec les besoins des fidèles.
128En Inde, le mouvement amorcé dans les années 1980, ne cesse depuis d’augmenter. Son succès semble correspondre à la situation intermédiaire qu’il occupe entre la modernité et la tradition. D’une part, il est porté par les valeurs chrétiennes assimilées dans la conscience des Indiens au modernisme et à l’occidentalisme, et, d’autre part, propose des interprétations du malheur qui sont celles de la tradition. De plus, sa modernité est mise en avant par l’absence de barrière de caste, tant dans les rapports entre dirigeants et fidèles que dans le choix des premiers. Néanmoins, du fait de l’éducation qui favorise la virtuosité oratoire, c’est surtout parmi les laïcs catholiques de la classe moyenne, dont Antony fait parti, que se recrutent les organiseurs de ces mouvements. Ces personnes justifient leur intérêt et leur implication dans ce mouvement par une volonté de rendre service aux fidèles et de pallier les carences d’un clergé peu préoccupé des besoins de la communauté. Ils incarnent l’individu « dans l’Église » auquel les fidèles accordent une grande sacralité et l’individu « dans le monde » auquel ces derniers peuvent s’identifier. Ils manipulent le langage du prêtre et reçoivent sa légitimité lors des rassemblements qui se tiennent au sein d’une paroisse, et utilisent des procédés rhétoriques (témoignages, prédiction) qui favorisent le rapprochement. Si l’Église accorde crédit à ces laïcs pour la promotion du christianisme, cela n’est pas sans risque car celle-ci ne peut exercer son contrôle aussi efficacement qu’elle le fait sur le noviciat et le ministère des prêtres. Ainsi, pour une personne comme Antony qui cherche à travers le religieux un moyen d’obtenir une reconnaissance et du prestige, son adhésion au mouvement charismatique lui offre cette opportunité sans avoir à passer les épreuves de l’investiture, ni à se plier aux consignes dictées par l’Église. Et Puliyampatti peut constituer un lieu idéal pour exercer cette fonction car, en plus de la concentration des patients, le clergé s’en désintéresse. Mais si le prêtre refuse de pratiquer l’exorcisme, il n’autorise pas qu’une personne de l’extérieur le fasse à sa place. La crainte d’un pouvoir concurrentiel est au cœur de sa motivation et il n’ignore pas les risques d’une mauvaise interprétation du message véhiculé par le mouvement charismatique qui rappellerait les conceptions hindoues de la possession. En effet, la manifestation de l’Esprit saint qui acte à travers des personnes « élues » rejoint le processus de l’adorcisme, la prise de possession du corps du guérisseur par une divinité bienveillante88. Si le mouvement charismatique se différentie de la possession faste par le fait que l’Esprit saint reste le véritable auteur des miracles, la nuance est trop subtile pour éviter toute confusion.
Notes de bas de page
1 Le souci de construire de hauts clochers d’église est à interpréter dans un contexte de compétition avec l’hindouisme. Les grands temples du Tamil Nadu, lorsqu’ils ne sont pas érigés sur un monticule rocheux, sont visibles de loin grâce à leurs quatre kopurańkaḷ situés aux points cardinaux qui délimitent l’aire sacrée. Dans la correspondance jésuite, il est souvent fait référence au désir des nouveaux convertis de voir élever dans leur village une belle et haute église. Pour ces gens, souvent de basses castes, c’était un moyen d’afficher un certain prestige et de recevoir une meilleure considération de la part des hindous de castes élevées.
2 Stirrat signale l’intérêt des patients pour les représentations du Christ crucifié et couvert de plaies ensanglantées : « De telles scènes sont interprétées en terme de sacrifice ; de sacrifice du Christ pour la rédemption des péchés de l’humanité ». Voir R. L. Stirrat, Power and Religiosity in a post-colonial setting. Sinhala Catholics in contemporary Sri Lanka, Cambridge University Press, Glasgow, 1992, p. 118. Ainsi que l’a analysé Jayakumar, 1999, la souffrance du Christ trouve écho auprès des intouchables car, à son image, ils subissent la soumission, l’exclusion, les humiliations.
3 Les prêtres indiens sont nommés dans une paroisse pour une période de cinq ans qui peut être étendue jusqu’à sept. Le clergé étant issu essentiellement des castes élevées, les familles de sa caste comme celles des castes statutairement équivalentes ont toujours bénéficié de son soutien. C’est donc pour éviter la distribution de privilèges et la corruption que la durée de séjour dans les paroisses a été limitée.
4 Une des spécialités de saint Antoine de Padoue est de redonner la parole : lors de la translation du corps du saint, trente-deux ans après sa mort, on eut la surprise de découvrir sa langue intacte au fond du tombeau. Celle-ci serait conservée dans un reliquaire à Padoue.
5 Au Tamil Nadu, il est courant qu’une femme veuve soit accueillie par un frère. Cela repose sur des relations frère-sœur découlant des alliances préférentielles propres à l’aire dravidienne (oncle-nièce, cousin-croisé). Le fait qu’aujourd’hui M. Dassan-arrière-petit-fils se fasse assister du fils de sa sœur montre qu’en l’absence de descendance mâle dans une lignée paternelle, on recourt à la descendance mâle de la lignée maternelle. Ce choix est le signe d’une matrilinéarité qui prévalait dans l’Inde dravidienne avant que le système patrilinéaire de l’Inde du Nord ne s’impose. C’est aussi la thèse développée par Kapadia. Voir Karin Kapadia, Siva and her Sisters. Gender, Caste and Class in Rural South India, Oxford University Press, Delhi, 1996. Cet exemple n’est pas rare. On l’a rencontré précédemment à propos des ancêtres de Susaikaninadar ; j’ai également cité un exemple très similaire dans l’étude sur Velankanni (Sébastia, 2002, p. 35).
6 L’origine du koṭimaram et des cérémonies qui y sont accomplies est évidemment hindoue. Cette confusion ici où le koṭimaram est perçu comme un élément du catholicisme peut se comprendre d’un côté, par son introduction ancienne dans le champ catholique, et de l’autre, par quelques différences qui le distinguent de celui installé à l’intérieur des temples. Dans les sanctuaires hindous, un mât spécifique appelé maram (arbre, sk skambha, « mât, pilier, support ») est dressé en face du sanctum sanctorum de la divinité principale. Au moment de l’ouverture de la fête, la base du maram est consacrée avec de l’eau, du curcuma, puis recouverte d’herbes darbha ou de feuilles de margousier si les festivités honorent la déesse Māriyammaṉ,. Après une célébration, un petit drapeau jauni au curcuma est hissé au maram. Le mât est appelé alors koṭimaram. Quelques descriptions de cette cérémonie sont présentées dans les ouvrages de Bharathi et de Reiniche qui, de plus, offre des éclairages sur le sens des séquences rituelles. Voir S. Bhakthavatsala Bharathi, Coromandel Fishermen. An Ethnography of Paṭṭaṇavar Subcaste, Institute of Linguistics and Culture, Pondicherry, 1999 et Reiniche, 1979, p. 92 et sq.
7 Le remplacement du mât en bois par un autre en fer prend sens en rapport avec l’opposition des qualités inhérentes à chacune des deux matières. Le fer est considéré repousser les démons tandis que le bois, ainsi que l’exprime Reiniche, 1979, p. 95, note 18 : « est porteur d’énergies nuisibles qui se sont attachées à lui alors qu’il était un arbre dans la forêt. » Les forces maléfiques sont retenues dans le bois du maram de sorte que l’entrée du sanctuaire de la divinité est protégée. On comprend ainsi le sens du rêve dans lequel le fer devient gage de guérison par la libération des esprits. Ajoutons que le fer est considéré calmer les convulsions.
8 Elisabeth Blanc, La Dévotion à saint Antoine de Padoue, DEA d’anthropologie sociale et d’ethnologie, Toulouse, 1991.
9 Petit Trésor des Amis de Saint Antoine de Padoue. Manuel de dévotion à saint Antoine de Padoue. Sa vie, ses Titres et Invocations. Prières et Exercices pour les treize mardis, À l’œuvre de Saint-Antoine, Montcalm, 1897, p. 32.
10 Louis Réau, Iconographie de l’art chrétien, tome III, Iconographie des saints, PUF, Paris, 1958, p. 117.
11 G. Herberich, F. Raphael, « Messages et prières des pèlerins de Thierenbach », Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1982, p 9.
12 Sylvie Faizang, « Suppliques à Notre-Dame de Bonne Garde. Construire l’efficacité des prières de guérison », Archives de Sciences Sociales des Religions, 73, janvier-mars, 1991, p. 63-79.
13 Blanc, 1991, p. 79.
14 Marlène Albert-Llorca, « Le courrier du ciel », in Daniel Fabre (dir.), Écritures ordinaires, P.O.L/ Centre Georges Pompidou, Paris, 1993, p. 199.
15 Madeleine Biardeau, L’Hindouisme. Anthropologie d’une civilisation, Flammarion, Paris, 1re éd. 1972, 1981.
16 Fernand Benoît et Sylvain Gagnière, « Pour une histoire de l’ex-voto. Ex-voto en métal découpé de la région de Saint-Rémy-de-Provence », Art et traditions populaires, Année II, 1954, p. 24-25.
17 Benoît et Gagnière, 1954, p. 23-24.
18 Ces trois types d’ex-voto symbolisent la fertilité. Le toṭṭil est un berceau en bois assez semblable à ceux utilisés en Occident. Il se distingue du tūli qui consiste à placer l’enfant dans une pièce de tissus, souvent un sari usagé, suspendue à un crochet, à une pièce de la charpente, etc. Dans le cas d’ex-voto, c’est toujours un toṭṭil qui est offert, mais pour une demande d’enfant, c’est un tūli, symbolisé par un lambeau de tissu alourdi d’un tubercule de curcuma. Le van, symbole de fertilité, et la poupée de chiffon sont offerts en échange de la naissance d’un enfant. Un enfant né grâce à l’intercession d’une divinité est dénommé piccaipiḷḷai (mendicité-enfant).
19 Benoît et Gagnière, 1954, p. 27-28.
20 Tarabout, 1999, p. 333.
21 Le tāli est un cordon tressé de 108 fils enduit de curcuma (substance faste) que le mari attache au cou de son épouse au cours de la cérémonie de mariage. Sur ce cordon, est suspendu un petit bijou en or de forme variable marqué des symboles de Ganesh, Shiva ou de Vishnou. Malgré son interdiction à la suite de la Querelle des rites malabars qui a opposé les missionnaires capucins aux jésuites, le port du tāli a fini par s’imposer au sein des catholiques (Benedicti XIV bullarium, 1845 : 421-434 ; traduction du texte dans Brigitte Sébastia, Les Pondichériens de l’Île de France. Etude des pratiques sociales et religieuses, D.E.A de l’E.H.E.S.S., dir. d’étude Jean Pierre ALBERT, Toulouse, 1999, p. 204. Sur la Querelle des rites malabars, on peut se référer à E. R., S. J, Hambye, History of Christianity in India. Eighteenth Century, vol. III, The Church History Association of India, Bangalore, 1997 ; Launay, 1898 ; R. P Norbert, Missions historiques. Présentées au Souverain Pontife Benoit XIV sur les missions des Indes orientales. Mémoires historiques sur les missions des Malabar, Luques, 2 tomes, 1764.
22 Blanc, 1991.
23 Županov, 1994.
24 Cette énergie à baptiser est exprimée dans une de ces lettres datée du 15 janvier 1544 : « La multitude qui se presse pour entrer dans la bergerie de Jésus-Christ est si immense, que souvent il m’est arrivé d’avoir les mains énervées par la fatigue à baptiser : souvent en un seul jour j’ai baptisé des villages entiers. Quelquefois aussi, la voix et les paroles me manquaient à force de réciter le symbole et les prières. » Voir Léon Pagès, Lettres de Saint François-Xavier de la Compagnie de Jésus Apôtre des Indes et du Japon, édition accompagnée de notes, de la vie du saint, de documents contemporains ornée d’un portrait et de cartes, Librairie Poussielgue-Rusand, Paris, 1855, p. 81. Les historiens comme certains missionnaires non-jésuites ont insisté sur les faiblesses de sa méthode d’évangélisation qui privilégiait la conversion des masses au détriment de la qualité de l’éducation religieuse.
25 Léon Pagès, 1855, détails 62-64.
26 Réau, 1958, p. 116.
27 Caritas, septembre, 1937, p. 92-93.
28 Caritas, septembre, 1941, p. 175.
29 Petit Trésor des amis de saint Antoine de Padoue, 1897, p. 17.
30 Paul Guérin, Les Petits Bollandistes. Vies des Saints de l’Ancien et du Nouveau Testament, Bloud et Barral Libraires, 7e édition revue, corrigée et considérablement augmentée, Paris, 1878, tome VI, p. 632.
31 L’importance des miracles qui se sont déroulés autour de la dépouille de saint Antoine est également précisée par Blanc, qui insiste sur le fait qu’avant sa mort, Antoine de Padoue était déjà reconnu pour son pouvoir thaumaturge. Cette réputation n’a fait que se renforcer durant la période entre sa mort et sa mise au tombeau qui a connu un déferlement de pèlerins venus de toute part dans l’espoir de recevoir les faveurs du saint. Elle lui a valu d’être canonisé très rapidement, c’est-à-dire, le 30 mai 1232, moins d’un an après sa mort. Voir Blanc, 1991, p. 9 et sq.
32 Jackie Assayag, « Sacrifice et Violence : les genres de la possession dans le sud de l’Inde », Nouvelle Revue d’ethnopsychiatrie, 13, 1989, p. 131-158. Sarah Caldwell, Oh Terrifying Mother. Sexuality, Violence, and Worship of the Goddess Kāli, Oxford University Press, New Delhi, 1999.
33 Caldwell, 1999, p. 134.
34 Le Petit trésor des amis de saint Antoine de Padoue attribue l’origine des treize mardis de saint Antoine à la conjonction d’une tradition populaire née d’un miracle et du chiffre associé à l’enterrement du saint. Le miracle, qui se serait déroulé en 1617, est ainsi raconté : « Une dame de Bologne demandait avec instances une grande faveur à saint Antoine. Celui-ci lui apparut en songe et lui dit : « Visite mon image neuf mardis de suite dans l’église de Saint-François, et tu seras exaucée. » La pieuse femme s’empressa d’obéir et obtint l’objet de ses désirs. » (1897, p. 17).
35 Selon le registre tenu par le kaṇakkuppillḷḷai, pour l’année 2001, 1300 peaux ont été offertes au sanctuaire. Les peaux sont salées et vendues au marché de Palaiyamkottai pour 150 roupies lorsqu’elles sont intactes ou 60 si elles comportent des entailles.
36 Du moins, selon l’orthodoxie chrétienne, car dans la dévotion populaire, la dimension humaine des saints et de la Vierge est souvent implicite. La transaction dans l’expression des vœux est un exemple. Un autre plus expressif est donné par Albert-Llorca dans son étude sur les chambrières des statues de la Vierge du pays valencien. Voir Marlène Albert-Llorca, « La Vierge mise à nu par ses chambrières », CLIO, 2, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 1995, p. 208. Elle observe combien la crainte de blesser la Vierge avec les aiguilles qu’elles utilisent est présente dans la pensée des habilleuses.
37 Petit Trésor des amis de saint Antoine de Padoue, p. 70-71
38 Arjun Appadurai, Caroll Appadurai-Breckenridge, « The South Indian Temple. Authority, honour and redistribution », Contributions to Indian Sociology, 10-2, 1976, p. 187-211.
39 Les traces du conflit entre les barbiers transparaissent dans le rapport journalier rédigé par le père Berchman à la date du 7 Mai 1976 : « Les Rev Fr Malampuram SJ et M.S. Marian ont abordé le problème des barbiers et il a été décidé d’imprimer des tickets que pourront se procurer les personnes qui souhaitent se faire raser les cheveux ».
40 Au Tamil Nadu, l’imparité est faste car elle s’inscrit dans un processus transactionnel. À l’inverse, la parité est évitée car elle met un terme à une transaction. Il est donc nécessaire, pour toutes les cérémonies biographiques fastes, de respecter l’imparité.
41 Petit Trésor des amis de saint Antoine de Padoue, 1897, p. 18.
42 Sur la parenté dravidienne, on peut consulter Robert Deliège, Anthropologie de la parenté, Armand Colin, Paris, 1996, pour une rapide esquisse de la terminologie de la parenté dravidienne ; Louis Dumont, Une sous-caste de l’Inde du Sud. Organisation sociale et religion des Pramallai Kallar, EHESS, Paris, 1re éd. 1957, Mouton, Paris, la Hague, 1992, pour une étude comparative portant sur des sous-castes kaḷḷar ; Bharathi, 1999, pour une étude de cas (pêcheurs paṭṭanaḷvar) ; Fruzzetti, Östör et Barnett « The Cultural Construction of Person in Bengal and Tamil Nadu », in A. Östör, L. Fruzzetti, S. Barnett, (dirs.), Concepts of Person. Kinship, Caste, and Marriage in India, Oxford University Press, Delhi, 1st public, 1982,1992, pour une conception des qualités véhiculées par le sang qui sous-tend les mariages préférentiels avec la fille de l’oncle maternel ou avec la fille de la tante paternelle (MBD et FZD) : uyir, substance psychique inchangeable selon les kōttiram « groupe exogame à ancêtre commun », utampu, substance physique variable selon les kōttiram ; Trautmann pour une comparaison de la terminologie de parenté dravidienne avec celle du nord de l’Inde. Trautmann, « The Study of Dravidian Kinship », in P. Uberoi (dir.), Family Kinship and Marriage in India, Oxford University Press, « Oxford in India Readings in Sociology and Social Anthropology », New Delhi, 1st public 1993, 2002, p. 74-90 et « Marriage Rules and Patterns of Marriage in the Dravidian Kinship Region », in P. Uberoi (dir.), Family Kinship and Marriage in India, Oxford University Press, « Oxford in India Readings in Sociology and Social Anthropology », New Delhi, 1st public. 1993, 2002, p. 273-286.
43 Kapadia, 1996.
44 Le percement des oreilles d’un enfant peut quelquefois se pratiquer pour une raison thérapeutique (variante de l’acupuncture). Dans ce cas, un anneau de cuivre remplace le bijou en or. Pour certaines maladies convulsives ou débilitantes, les médecines indiennes savantes et populaires attribuent des propriétés curatives au cuivre et au fer. L’utilisation de l’anneau de cuivre, également notée par Bhagwat, Chirmulay Sunanda Bhagwat et Deepti Chirmulay, « Traditional Healing Practices in Rural Karnataka », Man in India, 77-1, 1997, p. 73, parmi les thérapies traditionnelles qui ont cours dans les villages du Karnataka, peut être suspendu à l’oreille (maladies débilitantes) ou passé à un doigt du pied (diarrhée, dysenterie, douleurs articulaires). Dans le premier cas, l’anneau est serti à l’oreille par le joaillier, dans le second, c’est un thérapeute qui l’enfile au doigt du pied.
45 Mary Douglas, De la souillure. Études sur la notion de pollution et de tabou, La Découverte, Paris, 1992.
46 Benedicti XIV bullarium, Prati in typographia, (1re édition 1746), Aldina, 1845, p. 421-434.
47 Dans le culte hindou, la noix de coco est offerte en tant que substitut du sacrifice humain. Composant essentiel du plateau d’offrande, celle-ci est cassée en deux devant l’image même de la divinité par le prêtre. Le dévot reprend ensuite son plateau avec quelques piracātańkaḷḷ dont une moitié de la noix. À Velankanni, le dévot reçoit également la demi-noix de coco en tant que piracātam mais la dimension sacrificielle de l’offrande est masquée par le fait que le fruit a été partagé par le vendeur au moment de l’achat du plateau. Cette opération s’est effectuée implicitement sous le regard de la Vierge puisque la vente des plateaux se situe le long de la route qui fait face à l’entrée du sanctuaire, mais la non-intervention du prêtre, c’est-à-dire du sacrificateur, implique que cette offrande est dépossédée de sa fonction symbolique.
48 Blanc, 1991.
49 Caritas, octobre, 1951, p. 160.
50 Caritas, juillet, 1962, p. 138-139.
51 En réalité, l’église est placée sous le vocable de la Vierge de l’Assomption Paralōka Mātā, « mère des cieux », tandis que la statue de saint Michel trône dans une kēpi (grotte) érigée en face de l’église. Selon une famille nāṭār, c’est un de leurs ancêtres qui, en remerciement d’une guérison obtenue, aurait fait construire la grotte pour y installer la statue du saint. Mis à part quelques nāṭār, la communauté chrétienne se compose de paḷḷar christianisés à la fin du siècle dernier. Voir Pierre Lhande, L’Inde sacrée. Grandeur et pitié d’un monde, Plon, Paris, 1934, p. 142.
52 Dans le volume I du Diaire du pangou de Sentamaram 1896-1913, on trouve quelques précisions sur l’origine du pèlerinage à saint Michel. À ses débuts, l’église était une simple paillote. Un dévot, guéri de coliques grâce à l’intervention de saint Michel, a fait édifier une église en briques. À la suite de cette guérison, de nombreux autres malades souffrant de troubles de même nature, considérés comme d’origine surnaturelle, ont été soulagés de sorte qu’au début du xxe siècle, ce sont cinq à six mille dévots, dont de nombreux « païens » et musulmans, qui accourent pour assister à la fête du 29 septembre.
53 Uvari fait partie des villages paravar christianisés au xvie siècle par les Portugais dont le nom orthographié « Uvarim » apparaît dans une lettre de Henrique Henriques adressée à Ignace de Loyola le 13 janvier 1558 (Rupert Arulvalan, The Liberative Mission of the Church in the Pearl Fishery Coast. A Theologico-Pastoral Study, Inigo Press, Tuticorin, 1997, p. 17). Le sanctuaire de saint Antoine est plus récent puisqu’il a été fondé en 1846 sous la juridiction des prêtres du Padroado (Tūttukuṭi maṟaimāvaṭṭam kaiyēṭ, pavaḷaviḻa veḷiyīṭu 1923-1998, The Diocesan Pastoral Centre, Tuticorin, 1998, p. 239-240.)
54 Le village de Rajavur possède deux églises : une ancienne dédiée à la Vierge située dans le quartier des piḷḷai et celle de saint Michel fondée le 3 mai 1918 dans le quartier des nāṭār à la suite d’un conflit avec les deux castes. Le saint a acquis rapidement la réputation de délivrer les possédés de sorte que l’église, devenue trop exiguë pour accueillir les fidèles, est en reconstruction. Dans ce sanctuaire, fréquenté par des personnes souffrant de troubles comportementaux et psychiatriques sévères, sont organisées, un jeudi sur trois, des consultations de psychiatrie.
55 Petit Trésor des amis de saint Antoine de Padoue, 1897, p. 21-23
56 Guchen, II, 1889, p. 260-266.
57 S.J. Lacombe, « Extrait d’une lettre du P. Lacombe. Kodikanel », Lettres des scolastiques d’Uclès, deuxième série, tome II, Imprimerie du Scolasticat, Uclès, 1892, p. 284-285.
58 À l’exception de deux lettres, cette correspondance est reproduite dans l’ouvrage de S. Jeyaseela Stephen, Letters of Portuguese Jesuits from Tamil Countryside 1666-1688, Institute for Indo-European Studies, Pondicherry, 2001, ouvrage plagié d’un document dactylographié en cinq exemplaires du père Saulière, Annual Letters of the Madura Mission for the years 1666-1701. En dépit de l’affirmation de Stephen, les originaux de ces lettres étaient en portugais, italien et latin. Elles ont été traduites en français par le père Besse, document sur lequel le père Saulière s’est appuyé pour en faire une traduction en langue anglaise. Voir le compte rendu de Jean Deloche, « S. Jeyseela Stephen, Letters of the Portuguese Jesuits from Tamil Countryside (1666- 1688) Translated from Original Portuguese, Pondicherry, Institute for Indo-European Studies, 390 p », compte-rendu, BEFEO, 88, 2001, p. 382-383.
59 Francis, S.J. Jayapathy, « Southern India. Mukkuvar Catholicism », in T. Bamat and J. P. Wiest (dirs.), Popular Catholicism in a World Church. Seven Case Studies in Acculturation, Maryknoll, ORBIS Books, New York, 1999. Kalpana Ram, Mukkuvar Women. Gender, Hegemony and Capitalism Transformation in a South Indian Fishing Community, Asian Studies Association of Australia, Londres, New Jersey, 1991.
60 Mosse, 1986.
61 Tarabout, 1999 ; Reiniche, 1979.
62 Mosse, 1986, p. 445.
63 Nabokov, 2000.
64 Marine Carrin, Enfants de la Déesse. Dévotion et prêtrise féminines au Bengale, CNRS, Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 1997.
65 Blanc, 1991, p. 32-36 ; Réau, 1958.
66 Réau, 1958, p. 101-115 ; Guérin, 1878, t. I, p. 421-437.
67 Petit Trésor des amis de saint Antoine de Padoue, 1897, p. 77-78 ; Guérin, 1878, t. IV, p. 635 ; Jacques Chabannes, Saint Antoine de Padoue, Arthème Fayard, Paris, 1960, p. 255.
68 Y. J. Shoba Devi, G. S. Bidarakoppa, « Jod Gomaz Dargah as a Healing Centre », in M. Carrin (dir.), Managing Distress. Possession and therapeutic cults in South Asia, Manohar, New Delhi, 1999, p. 77.
69 Kostas Nassikas, « Des Asklepiades à Hippocrate : une rupture anthropocentrique à la conception de la santé et de la maladie (l’exemple du rêve) », in A. Retel Laurentin (dir.), Étiologie et perception de la maladie dans les sociétés modernes et traditionnelles, L’Harmattan, « Société d’ethnomédecine », Paris, 1987, p. 157-170. Leslie Weatherhead, Psychology, Religion and Healing, Hodder and Stoughton limited, Londres, 1st public, 1951, p. 28-29.
70 Nassikas, 1987, p. 162.
71 Pierre André Sigal, L’homme et le miracle dans la France médiévale (XIe-xii siècle), Le Cerf, « Histoire », Paris, 1985.
72 Petit Trésor des amis de saint Antoine de Padoue, 1897, p. 75-76.
73 Edmund Leach, L’Unité de l’homme et autres essais, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines », Paris, 1980, p. 351.
74 Nabokov, 2000.
75 Leach, 1980.
76 Carrin, 1997.
77 Gananath Obeyesekere, Medusa’s hair. An Essay on Personal Symbols and Religious Experience, University of Chicago Press, Chicago, Londres, 1984.
78 Un certain nombre de patients, essentiellement des jeunes, sont transportés au sanctuaire dans un état critique après avoir été rejetés de l’hôpital à cause de l’incurabilité de leur maladie. Cela concerne vingt à trente patients par an dont la moitié expire au sanctuaire. Les hindous sont rapatriés à leur domicile tandis que les chrétiens, selon la volonté de la famille, peuvent être enterrés dans le cimetière de Puliyampatti. Le prêtre ne se déplace jamais et n’apporte aucune contribution financière si ce n’est dans les rares cas où aucune famille du décédé n’a pu être recensée. Précisons qu’une des raisons pour lesquelles il insiste pour que le patient soit accompagné de sa famille, est la crainte d’un éventuel décès qui l’oblige à débourser 300 roupies pour couvrir les frais de funéraires…
79 Lettres des nouvelles missions du Maduré, 1840, tome II, p. 337-338.
80 Guchen, II, 1889, p. 260-266.
81 Giordana Charuty, Le Couvent des fous. L’internement et ses usages en Languedoc aux xixe et xxe siècles, Flammarion, Paris, 1985, p. 180-182.
82 Deliège, 1988 et 1992.
83 Ce centre Devine retreat centre, situé à Muringoor, près de Chalakutty (Kerala), a été fondé récemment, en 1989, pour accueillir les fidèles de plus en plus nombreux qui souhaitaient faire une retraite à Potta (un kilomètre au sud de Chalakudy), le premier centre du mouvement du Renouveau charismatique en Inde créé par les pères de Saint-Vincent-de-Paul en 1987 qui accueille les fidèles pour des sessions d’une semaine ponctuée de prières charismatiques, diffusées en sept langues, et de conférences traitant de problèmes sociaux et médicaux. Le centre a développé différents services médicaux et sociaux spécialisés pour le traitement des produits addictifs, l’accueil de patients atteints du Sida et l’hébergement des femmes veuves ou divorcées en charge d’enfants, et gère également à l’extérieur de ses murs, un hôpital général de 150 lits et un hôpital psychiatrique de 2000 lits.
84 R. L. Stirrat, 1992.
85 Nabokov, 2000 ; Carrin, 1997.
86 Stirrat, 1992, 144 et sq.
87 Ram, 1991 ; Jayapathy, 1999.
88 Bernard Ugeux, 2002, « À propos de l’évolution de la conception du miracle de guérison dans le catholicisme au xxe siècle », in R. Massé, J. Benoist (dirs.), Convocations thérapeutiques du sacré, Karthala, « Médecines du monde », Paris, 2002, p. 19-37.
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