Introduction
p. 9-18
Texte intégral
1La psychiatrie partage avec le catholicisme le fait d’être un élément étranger à l’Inde, introduit par le biais de la colonisation, mais tandis que le catholicisme est parvenu à s’adapter à l’univers hindou, la psychiatrie est beaucoup plus lente à se construire une propre identité. Si on peut déceler à travers les initiatives de quelques psychiatres indiens une réelle volonté d’accommoder leur discipline à la sensibilité indienne, force est de reconnaître que celles-ci restent marginales, de sorte que la psychiatrie rencontre de grandes difficultés pour attirer en son sein patients comme spécialistes et personnel soignant. De ce fait, les insuffisances de la psychiatrie laissent une large place à la thérapie religieuse et aux rituels d’exorcisme.
2Les études sur les thérapies traditionnelles dirigées par les psychiatres indiens dans le but d’« indigéniser » leur discipline pour la rendre plus attractive, présentent unanimement les personnes qui recourent à cette forme de thérapie comme appartenant au monde rural et aux couches sociales défavorisées sur les plans économique et éducationnel. Elles concluent que ce profil, auquel s’ajoute une surreprésentation des femmes par rapport aux hommes, s’explique par une propension plus marquée de ces populations pour la religion et la tradition qui entrave toute démarche vers la biomédicine. Cependant, les moyens d’investigation comme les conclusions de ces études sont discutables. D’une part, les psychiatres et les services psychiatriques sont installés en zone urbaine de sorte que les patients résidant dans les villages éloignés n’ont pas d’autre choix que de consulter un thérapeute traditionnel. D’autre part, lorsqu’on interroge les patients sur les raisons de leur préférence pour la thérapie religieuse, on constate que, bien souvent, celui-ci s’inscrit comme une dernière chance, lorsque les autres tentatives thérapeutiques entreprises auprès de la biomédecine et des praticiens de médecine indienne ont échoué. L’indigence affichée par les personnes qui se tournent vers la thérapie religieuse n’est pas toujours un état de fait, mais peut survenir à la suite d’un long et dispendieux parcours thérapeutique. Ainsi, constate-t-on que la place de la thérapie religieuse n’est pas simplement corrélée avec une perception populaire relative à la maladie mentale, et plus généralement, à l’affliction ; elle persiste à cause des inégalités sociales et s’alimente de facteurs qui relèvent de la croyance, de la structure sociale, des insuffisances de la biomédecine. Bien que l’Inde s’efforce en priorité de développer les structures médicales et de favoriser l’accès aux soins aux plus démunis, la disponibilité de certaines spécialités reste très limitée. La psychiatrie est à ce titre particulièrement exemplaire puisque, selon les experts, les besoins couverts n’excèdent pas 10 % de la population affectée de troubles psychiques. Les familles doivent alors compenser cette carence en s’occupant tant bien que mal du patient. Les plus fortunées peuvent envisager des soins appropriés alors que cette possibilité reste ponctuelle pour les familles pauvres. Et la situation devient critique dès lors que le patient exige une présence qui risque de fragiliser la structure et l’économie familiales. Certaines familles choisissent de se débarrasser du patient devenu trop gênant en l’abandonnant ou en le plaçant dans une institution informelle. Quelques sanctuaires offrent à ces malades infortunés un refuge où ils trouvent ponctuellement un abri et un peu de nourriture. C’est le cas de la dargāh d’Ervadi, un sanctuaire soufi particulièrement réputé pour soigner les maladies mentales1, devenu tristement célèbre le 6 août 2001, à la suite d’un incendie qui a coûté la vie à vingt-huit patients enchaînés. Cette tragédie n’a pas eu le seul intérêt de dévoiler les conditions de vie des malades atteints de troubles psychiques2, elle a révélé les insuffisances en matière de psychiatrie et a forcé le gouvernement du Tamil Nadu et ensuite le gouvernement fédéral à faire appliquer le Mental Health Act de 1987.
3Ainsi qu’on pouvait s’y attendre, les journalistes, dans les premiers articles de presse exhibant sans pudeur les corps déformés par la calcination, se sont déchaînés contre les familles, les accusant de se débarrasser sans vergogne de leur patient ou d’être assez crédules et ignorantes pour croire à la responsabilité des entités surnaturelles dans le déclenchement des maladies mentales. Mais très vite, quelques psychiatres prirent le relais pour dénoncer le manque de moyens en personnel et en infrastructures : si les gens persistent à recourir à la thérapie religieuse, ce n’est pas uniquement à cause de leur obscurantisme, c’est aussi la conséquence de l’inertie du gouvernement à créer des lits en psychiatrie et à former un personnel soignant, ainsi qu’à une mauvaise pratique de la psychiatrie en matière de qualité de soin et de communication avec le patient.
4À la suite de cet évènement, le gouvernement du Tamil Nadu a pris des dispositions pour recenser tous les sanctuaires connus pour accueillir des malades mentaux et faire évacuer les patients vers les hôpitaux psychiatriques. Ainsi, temples, dargāh, mais aussi de nombreux sanctuaires catholiques ont reçu la visite des services sociaux. Si les saints soufis ont une solide réputation de combattre les esprits malveillants, de nombreuses divinités hindoues excellent dans cette vocation et certaines figures du panthéon catholique en sont également investies. C’est notamment le cas de saint Antoine de Padoue auquel le sanctuaire qui fait l’objet de cette étude est dédié, mais aussi de la Vierge, sous les traits de Notre Dame de la Santé étudiée par Deliège3, de saints liés au martyr, au combat ou au monde sauvage tels que saint Jean de Britto, saint Sébastien, saint Jacques le Majeur, saint Antoine l’Ermite auxquels Mosse a consacré ses travaux effectués dans la région de Ramanathapuram4.
5Les débuts de la christianisation de l’Inde sont traditionnellement attribués à l’apôtre saint Thomas. Néanmoins, le développement du catholicisme s’est surtout effectué sous l’égide des Portugais qui, dès leurs premiers voyages d’exploration, bénéficièrent du droit d’évangéliser les terres nouvellement découvertes accordé par le pape Nicolas V en 1452. C’est certainement par le biais de ces Européens que la figure de saint Antoine de Padoue s’est imposée, du fait qu’une grande partie des missionnaires appartenaient à l’ordre franciscain duquel il était issu. Dans bien des endroits du Tamil Nadu, la conversion des hindous à la religion des Portugais s’est davantage articulée sur une finalité stratégique, d’ordre politique, économique ou sociologique, que sur une totale adhésion aux valeurs prônées par le catholicisme. De ce fait, une certaine hybridation des pratiques religieuses et de l’herméneutique a été inévitable. Et celle-ci s’est d’autant plus aisément imposée que le faible nombre de missionnaires ne permettait guère une éducation religieuse rigoureuse, conforme à la doctrine. Les terres à parcourir étaient trop immenses pour permettre des visites fréquentes et régulières dans les villages de convertis trop éloignés des voies principales. Le travail des catéchistes qui avaient la charge des paroissiens durant l’absence des missionnaires ne donnait pas toujours satisfaction, du fait qu’ils étaient choisis en fonction de leur statut au sein des villages. S’ils partageaient les valeurs et les concepts des paroissiens, ils devaient aussi répondre à leurs exigences pour conserver leur légitimité, et donc ils n’avaient pas toujours la possibilité ni même la volonté de respecter les principes de leur nouvelle religion. Qu’elle ait profité au catholicisme, aux diverses Églises protestantes ou aux sociétés anglicanes, la conversion s’est avérée être davantage une décision collective, à l’échelle de la caste, qu’individuelle. Néanmoins, le changement confessionnel ne s’est pas traduit par une rupture avec le monde hindou, et les relations sociales fondées sur l’appartenance à une caste ont perduré au-delà des différences religieuses. Ce contact permanent avec l’univers hindou a forcément favorisé l’indigénation du catholicisme tant du point de vue des pratiques que de la représentation des figures saintes ou des fondements théologiques. Cependant, il faut reconnaître que l’hindouisation de cette religion est bien plus marquée dans les sanctuaires à forte fréquentation pèlerine que dans le culte ordinaire. Les prêtres qui gèrent ces sanctuaires d’exception n’ignorent pas que la forte présence des hindous nécessite compromis et tolérance pour rendre la religion catholique attractive à leur sensibilité.
6Malgré les efforts de certains missionnaires tels que Roberto Nobili, célèbre jésuite connu pour ses méthodes d’accommodation fort controversées, la conversion des brahmanes a toujours rencontré une forte résistance. Cela s’est traduit par une christianisation qui, globalement, en Inde du Sud, a concerné les castes moyennes – bien souvent en position de dominantes du fait qu’elles détenaient les terres –, ainsi que les intouchables. À cause des attitudes discriminantes à l’égard des intouchables, la conservation de l’identité de caste chez les convertis a été un problème longuement débattu par les missionnaires catholiques comme protestants. Néanmoins, les missionnaires catholiques ont largement utilisé cette hiérarchie en christianisant les castes dominantes, de manière à rechercher des appuis politiques pour légitimer leur présence et étendre leur religion aux castes inférieures, alors que les protestants ont surtout œuvré au sein des castes intouchables. Si les catholiques ont manifesté peu d’intérêt vis-à-vis des intouchables, les protestants leur ont donné des moyens de se valoriser en les éduquant et en leur inculquant des discours égalitaristes.
7La pratique de l’hindouisme au sein des castes, dont une partie des membres s’est convertie, est teintée d’un fort pragmatisme. Les divinités installées sur leur territoire sont appelées à les protéger des calamités et à pourvoir à tous les biens essentiels à leur subsistance. Pour assurer cette bonne relation, des cultes propitiatoires leur sont rendus collectivement à certaines périodes de l’année, mais aussi individuellement, lorsque la famille est en péril ou pour obtenir des faveurs5. Si ces divinités assurent le maintien de l’ordre, elles peuvent provoquer le désordre, et même si elles appartiennent à des sphères supérieures à l’humanité, elles en possèdent certaines caractéristiques, notamment l’ambivalence de son caractère. L’expression de l’ambivalence appliquée aux figures du panthéon catholique est beaucoup plus discrète, mais il n’en demeure pas moins qu’en prenant la place des divinités hindoues, elles se sont dotées de leurs attributs. Ainsi, selon les conditions, la Vierge, le Christ et certains saints occupent les fonctions de protection de la famille, de la lignée, de la caste, du village. À l’image des déesses ou des divinités mâles de village, ils assurent la fertilité, le bien-être de leurs dévots bien souvent fragilisé par les obligations sociales et familiales, un environnement écologique capricieux et hostile, et des problèmes sanitaires récurrents. Et à ces qualités thaumaturges, s’ajoute le pouvoir d’exorciser. Cette substitution aux divinités hindoues s’est opérée naturellement : le catholicisme, grâce à son large éventail de saints et de représentations mariales, s’y prêtait tout particulièrement. Il y a tout lieu de penser que les missionnaires ont été attentifs à choisir les images, les symboles, les hagiographies des saints ou de la Vierge en fonction des attentes et des besoins des nouveaux chrétiens.
8Saint Antoine de Padoue, dont l’image la plus vénérée se trouve à Puliyampatti, est investi de cette double fonction thaumaturge et exorciste. Certes, de taille plus modeste que la dargāh d’Ervadi, son sanctuaire n’en accueille pas moins de très nombreux patients dont une forte majorité présente des signes de possession. On pourrait penser au regard du nombre de possédés que cet endroit dispose de médiums ou de prêtres exorcistes. Il est en effet fréquent de trouver dans certains temples des individus qui, bien souvent élus par une divinité, bénéficient de ses pouvoirs pour débusquer les divinités malveillantes et les chasser – plusieurs exemples sont présentés dans l’ouvrage de Nabokov6 –, mais ce sanctuaire chrétien ne possède rien de tel. Cela ne signifie pas que la figure de l’exorciste catholique n’existe pas en Inde : l’article de Jayapathy porte justement sur les rituels d’exorcisme dirigés par un médium qui exerce en étant possédé par saint Antoine de Padoue7. L’absence d’exorcistes répond à la volonté du clergé qui s’oppose à tout pouvoir capable d’amoindrir sa position. Sa crainte d’être concurrencé n’implique pas pour autant qu’il accède au désir des patients en pratiquant des exorcismes, et aucune action n’est tentée par l’évêché pour installer un prêtre exorciste à Puliyampatti. De ce fait, en l’absence d’institutionnalisation d’un tel rituel, ce sont les personnes accompagnant les patients qui prennent elles-mêmes en charge la cure, et lors des temps consacrés à inciter les manifestations de possession, ce sont elles encore qui encadrent les patients et les conditionnent de manière à assister saint Antoine dans sa tâche d’exorciste.
9L’étude du sanctuaire de Puliyampatti offre ainsi le double intérêt de révéler, d’une part, une grande richesse des pratiques religieuses qui comporte tous les modes de combinaisons et de réinterprétations possibles, – depuis l’emprunt à l’assimilation par ressemblance en passant par la transformation, l’adaptation, le remodelage –, et de l’autre, un système thérapeutique élaboré d’une grande originalité.
10Chacun de ces thèmes, religion et thérapie, sera traité dans ce livre en deux parties subdivisées en deux chapitres. Un aperçu historique de la christianisation de la région de Puliyampatti, introduisant le sujet, insiste tout particulièrement sur les tensions et les rivalités qui ont sans cesse opposé catholiques et protestants, schismatiques (Padroado représenté par le clergé goanais) et non-schismatiques (Propaganda fide représenté par les missionnaires français jésuites et des missions étrangères de Paris), ainsi que sur la conversion de quelques castes. Ces castes présentent un grand intérêt car non seulement elles sont paradigmatiques pour l’appréhension des stratégies de conversion, à Puliyampatti, mais elles sont aussi bien représentées parmi les pèlerins et les patients que parmi les villageois. Que ce soit à travers les pratiques inhérentes aux fonctions que ces castes confèrent aux saints, à travers les coutumes qu’elles observent ou à travers les perceptions, le culte catholique à Puliyampatti apparaît dans toute sa complexité tant par la variété des formes d’indigénation que par leur subtilité. En Inde, il est certain que l’Église catholique a eu un avantage indéniable sur l’Église protestante ou anglicane du fait de la pluralité de ses images cultuelles. Ainsi, l’adoption à cette religion n’a pas créé de rupture radicale avec le panthéisme hindou. Certes, toutes les pratiques religieuses influencées des coutumes hindoues n’ont pu être tolérées au sein de l’Église catholique. Il est d’ailleurs surprenant que certaines pratiques très hétérodoxes dont il sera question trouvent une légitimité auprès du clergé alors même que d’autres, pourtant conformes à la doctrine comme le rituel d’exorcisme, sont rejetées. En effet, le 26 janvier 1999, la congrégation romaine pour le Culte divin et la Discipline des sacrements a publié le texte latin du nouveau rituel pour les exorcismes, dernier volume des textes liturgiques révisés à la suite du Concile Vatican II. Peu modifié par rapport à celui stipulé par Paul V en 1614, si ce n’est qu’il accorde une place à l’invocation de la Vierge Marie, le texte rappelle que l’Église légitime l’existence de forces maléfiques, et, néanmoins, met en garde contre la fréquente confusion des troubles psychiques avec les comportements sous l’influence de forces démoniaques.
11Cette question d’étiologie est au centre des entretiens recueillis auprès de 61 patients sélectionnés en raison de la durée de leur long séjour au sanctuaire. Les études conduites au sein de sociétés traditionnelles révèlent des interprétations du malheur quasiment identiques à celles que l’on perçoit à Puliyampatti. Les troubles psychiques, qui, en plus d’être souvent imprévisibles et difficiles à soigner, engendrent des cascades de problèmes qu’il est plus acceptable d’interpréter par une causalité maléfique ou surnaturelle. Néanmoins, au sein de la société tamoule, les justifications sur l’origine sorcière et malveillante des troubles présentent des singularités qui relèvent du système de parenté dravidien. Ils soulignent également l’ambiguïté de la relation frère/sœur et la position ambivalente des parents. Tant au niveau des décisions que dans la prise en charge des rituels thérapeutiques, la famille est présente et agissante, et constitue ce que Janzen a dénommé, à propos du Zaïre, le Therapy management group8. Le patient doit manifester les signes de possession et, pour parvenir à ses fins, elle use de méthodes plus cruelles les unes que les autres. C’est un point important qui sera évoqué dans cet ouvrage : comprendre pourquoi la famille souhaite que les symptômes aient une origine surnaturelle et éclairer les raisons pour lesquelles certains patients se conforment à cette volonté et manifestent les signes de possession. Répondre à ces questions permettra de définir la place et l’originalité détenues par la thérapie religieuse dans cette culture possédant une grande variété de systèmes médicaux, tant savants comme la médecine āyurvédique ou citta, que populaires comme les astrologues, les prêtres médiums, les sorciers.
12Cette étude a été conduite en 2001 et 2002. Je suis arrivée à Puliyampatti le 12 juin de manière à assister à la fête de saint Antoine de Padoue et j’y suis restée une dizaine de jours. Cette première visite, avant l’incendie d’Ervadi, m’a permis d’observer l’usage des chaînes et de repérer les lieux d’attachement. Lorsque je revins en octobre 2001, les chaînes avaient pour ainsi dire disparu, remplacées par d’autres catégories de liens, et certains lieux d’attachement étaient devenus déserts. Je suis restée à Puliyampatti jusqu’en juillet 2002, faisant de temps à autre des retours à l’Institut Français de Pondichéry. Durant toute cette période, j’ai résidé dans une de ces logdes nouvellement construites qui, outre l’avantage d’avoir l’eau courante, les sanitaires et quelques meubles en fer, présentait aussi celui d’être situé dans l’aire sacrée du sanctuaire et d’offrir un excellent point d’observation sur le maṇṭapam et l’espace sanctifié par saint Michel, où les patients violents sont attachés, les personnes subitement possédées viennent se calmer dans la journée et les familles et patients résident une partie de la journée. Très vite cette pièce que je partageais avec mon époux est devenue le lieu de passage des patients ainsi que des enfants du sanctuaire et du village.
13Durant cette période de terrain, Christian, mon mari, a tourné une quarantaine d’heures de film avec une caméra numérique de petite taille. Le filmage des scènes de possession n’a suscité aucune réticence, et a même révélé que certains possédés, surtout les femmes, manifestaient d’excellents dons d’acteur, amplifiant à merveille cris, gesticulations, culbutes, dès qu’ils apercevaient Christian. Ainsi, ces réactions face à la caméra me confortaient dans mes impressions que la possession ne signalait pas toujours un état de conscience modifié, mais exprimait une pluralité de sens que l’on pouvait appréhender grâce au nombre et à la diversité des histoires de vie des patients.
14Avant d’achever cette étude, un retour sur le terrain semblait nécessaire pour mesurer les évolutions, notamment au niveau de la fréquentation du sanctuaire et de son organisation, consécutives aux différentes mesures prises par le clergé à la suite de l’incendie d’Ervadi. Je suis donc retournée à Puliyampatti durant l’été 2004, soit deux ans après, et à ma grande surprise, j’y ai retrouvé un bon nombre de patients dont l’attitude et les paroles laissaient entendre qu’ils ne souhaitaient pas en partir.
15La difficulté à quitter cet endroit, qui peut paraître inhospitalier du fait des conditions de vie précaires et difficiles, invite à s’interroger sur la fonction qu’occupent spécifiquement ces sanctuaires thérapeutiques. Globalement, on peut observer qu’ils correspondent aux total institutions tels que Goffman les a définis : « lieux de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans une même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées »9. En effet, ces sanctuaires thérapeutiques partagent un certain nombre de caractéristiques inhérentes aux institutions d’enfermement : utilisation de mesures coercitives, formes de soumission, ritualisation des activités, déresponsabilisation de la personne. Néanmoins, ils détiennent des valeurs qui les distinguent de ces institutions et les rendent attractifs.
Notes de bas de page
1 La dargāh abrite la tombe de Quthbus Sultan Syed Ibrahim Shaheed Valiyullah, sultan venu du Maroc pour propager l’islam en Inde. Il est communément appelé Pātuṣā. Il est mort en 1198. La légende raconte qu’il est apparu en rêve à son descendant Nalla Ibrahim Valiyullah pour lui demander de lui construire une tombe à Ervadi et de l’entretenir. Ce sont les descendants de Nalla qui continuent de prendre soin du lieu. On raconte que le roi de Ramanathapuram, Vijaya Regunatha Sethupaty, obtint un héritier pour son trône après avoir fait des prières et bu l’eau de la dargāh pendant quarante et un jours. Le roi offrit 6 000 acres (2 400 ha) aux propriétaires de la dargāh. Ce serait ce miracle qui serait à l’origine de la sacralité de l’eau du puits et de l’huile de la lampe qui brûle devant la tombe du saint. Voir Laure Singaravelou, « Le saint Syed Ibrahim d’Ervadi ; éléments d’histoire hagiographique d’un sultan du Tamil Nadu », Cahier de littérature orale, 49, 2001, p. 93-111.
2 De nombreux mental homes ou hostels ont vu le jour à Ervadi ces quinze dernières années. Ils ont été fondés par d’anciens patients guéris qui voyaient en l’établissement de ces structures d’accueil un moyen facile de gagner de l’argent. Outre que ces lieux d’hébergement consistent en une simple pièce ou en un pantal érigé avec des matériaux légers (toit en feuilles tressées de palmier borassus soutenu par des piliers de pierre et de bois de cocotier) sur un morceau de terrain loué au comité de la dargāh, ils proposent à leurs pensionnaires un confort des plus limités : absence d’hygiène, enchaînement, mauvaise nourriture lorsque celle-ci est distribuée. Sur la création de ces Mental hostels, on peut consulter l’article de Laure Singaravelou, « Du dargah aux « Mental Hostels » d’Ervadi (Tamil Nadu) : entre hospitalité et hospitalisation », in R. Massé et J. Benoist (dir.), Convocations thérapeutiques du sacré, Karthala, « Médecines du monde », Paris, 2002, p. 275-293.
3 Robert Deliège, « Arockyai Mary, gardienne du village chez les Parayars de l’Inde du Sud », Social Compass, XXXIII-1, 1986, p. 75-89 ; Les Paraiyars du Tamil Nadu, Studia Instituti Anthropos, Nettetal Steyler Verlag, 1988 ; « La possession démoniaque chez les intouchables catholiques de l’Inde du Sud », Archives de Sciences Sociales des Religions, 79, juillet-septembre, 1992, p. 115-134.
4 C. David F. Mosse, Caste, Christianity and Hinduism : A study of social organization and religion in rural Ramnad, University of Oxford, Institute of Social Anthropology, D. Phill thesis, 1986 ; « Catholic Saints and the Hindu village. Pantheon in rural Tamil Nadu, India », Man, 29-33, 1994-1995, p. 301-332.
5 Marie Louise Reiniche, Les Dieux et les hommes. Étude des cultes d’un village du Tirunelveli, Inde du Sud, Mouton et E.H.E.S.S, Paris et La Haye, 1979.
6 Isabelle Nabokov, Religion against the Self. An Ethnography of Tamil Rituals, Oxford University Press, New York, 2000.
7 Francis, Jayapathy, S.J., Mukkuvar Catholicism, Texte dactylographié de 167 p, Folklore Resources and Research Centre, St Xavier College, Palayamkottai, Inde, non daté.
8 John M. Janzen, La Quête de la thérapie au Bas-Zaïre, Karthala, « Hommes et Sociétés », Paris, 1978.
9 Erving Goffman, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Les éditions de Minuit, « Le sens commun », Paris, 1968, p. 41.
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