Conclusions
Une reine du terroir aux friches de l’art « cōḻa »
p. 249-272
Texte intégral
« Chaque jour à Naṉṉilam, à Teṉpaṉaiyūr, à Vaṭakañcaṉūr, Lui caṭaiyāṉ au chignon fait de longues mèches, à Nellikkāvu, à Neṭuṅkaḷam Lui qui a la gorge noire, il demeure, [comme] à Kaṭaimuṭi, à Kaṇṭiyūr, À Vēḷūr dans le pays (nāṭu) des Vēḷār et à Viḷattūr dans le pays (nāṭu) de Viḷattūr.
Lui dont le corps [est] feu brillant, embrassé par la femme qui est l’une de ses moitiés… » (Tēvāram 7.12.8-9)1.
1Le poème de Cuntarar associe le dieu au chignon, « caṭaiyāṉ », et le site de Kaṭaimuṭi dans une homophonie poétique que l’on retrouve dans le toponyme de Tirucceṉṉampūṇṭi. Le site de Kaṇṭiyūr ici mentionné est lui-même proche de Tirucceṉṉampūṇṭi. Dans ces deux sites, l’on sculpta l’une de ces formes à demi-femme que le poète prie. Le Vēḷūr, pays des Vēḷār, est certainement le Koṭumpāḷūr des Irukkuvēḷ ou « Vēḷār », dynastie dont le fief se situe au sud de Tirucceṉṉampūṇṭi et pourrait apparaître dans le corpus épigraphique de ce site. Le corps de feu ici évoqué enfin, paraît celui d’un Śiva dansant dont chaque temple shivaïte du delta comporte au moins une image, et qui est bien présent à Tirucceṉṉampūṇṭi où le dieu à moitié féminin constituait l’épicentre iconographique.
2Comme en écho aux premières données archéologiques disponibles sur le site, l’hymne de Cuntarar semble ainsi dessiner l’horizon culturel du temple au dieu de Tirukkaṭaimuṭi, entre le viie et le ixe siècle. Il s’agit d’un de ces temples du delta où l’on adore Śiva. Ils sont nombreux…
3Comment définir le temple et son dieu ? Si, pour chacun des auteurs qui le mentionnent, le Caṭaiyar de Tirucceṉṉampūṇṭi relève de la catégorie du premier art cōḻa, entre influences supposées et inspiration Pallava négligée, ce point de départ fait débat. Tout comme le Caṭaiyar, le premier art cōḻa ne serait-il qu’un patchwork plus ou moins harmonieux d’éléments qu’on retrouve ailleurs mieux dessinés et intégrés dans un ensemble où ils font sens, à savoir les fondations royales qui apparaissent au début du xie siècle ? En réalité et comme bien d’autres, le temple de Tirucceṉṉampūṇṭi a été découpé en fonction des intérêts des auteurs et de la documentation disponible, parfois difficilement exploitable. Constitué de fragments de terrains imparfaits et d’analyses partielles, il apparaissait de loin en loin, dans un état d’inachèvement qui en faussait les perspectives.
4Partant de ce constat, je récapitule dans cette conclusion à quels corpus dynastiques les données du temple permettent de le rattacher, pour préciser les contours d’un art du delta de la Kāverī qui tisse un lien des fondations royales Pallava à celles de la dynastie des Cōḻa. La bhakti des reines qui s’exprime dans les fondations locales du delta apparaît comme une articulation fondamentale entre les unes et les autres. Les formes prises par Brahmā, Śiva, Viṣṇu et la déesse dans le temple au dieu de Tirukkaṭaimuṭi où donne la reine Māṟampavai affirment la créativité d’un terroir artistique où l’hindouisme méridional prend corps. En regard des textes qui s’élaborent alors, le domaine sculpté participe pleinement au phénomène.
Viṣṇu, Brahmā, Śiva et la déesse
5Les figures de Viṣṇu ont constitué le premier corpus. La frise du soubassement du Caṭaiyar mettant Rāma en scène est la première connue du genre. Elle utilise les modèles Pallava dans la mise en valeur de rivières qui définissent un territoire sacré. L’inspiration septentrionale est ainsi nette, dans des bas-reliefs reprenant des schémas iconographiques et correspondant à un récit dont les plus anciennes versions sont sanskrites. L’inspiration méridionale s’exprime peu en définitive au niveau iconographique mais elle est bien présente dans l’importance donnée aux fleuves, qui répond à l’identité géographique du site, part intégrante d’un pays d’entre les rivières dans son épigraphie. Héros du livre de la forêt, l’avatāra apparaît progresser dans un territoire conçu à l’image de terres sacrées brahmaniques nord-indiennes où coulent Gange et Yamunā, qui s’incarnent dans la Kāvēri aux multiples bras. Le modèle nord-indien demeure très présent, dans cette adaptation qui emprunte les voies du double. Les représentations de Kr̥ṣṇa ensuite analysées traduisent des processus de transposition assez différents.
6Ce sont en effet les poèmes en tamoul du Tiviyapirapantam qui offrent, en définitive, les parallèles les plus convaincants à certaines représentations vishnouites sculptées sur le soubassement du temple shivaïte de Tirucceṉṉampūṇṭi. Dans l’état actuel de la documentation archéologique vishnouite, ruinée ou difficile d’accès, celles-ci attestent de certaines spécificités d’un Viṣṇu du pays tamoul. Danseur et musicien, le Kr̥ṣṇa de Tirucceṉṉampūṇṭi n’est pas si éloigné du Śiva dansant à côté duquel il se trouve placé et du Porteur de vīṇā sous lequel il a été représenté. L’importance des arts dits vivants est reconnue depuis longtemps comme une source majeure de la tradition sculptée en Inde. L’histoire d’un Kr̥ṣṇa flûtiste dont Tirucceṉṉampūṇṭi marque l’une des origines témoigne cependant d’une puissance propre au pays tamoul dans ce domaine, qu’atteste aussi le danseur au pot dont l’une des figures orne le soubassement du Caṭaiyar. Les combats de Kr̥ṣṇa qu’inspirent une littérature et des sculptures antérieures, connues en Inde du Nord dès le ive siècle, s’entrelacent ici avec les figures du musicien et du danseur qui sont des aspects d’un Kr̥ṣṇa « tamoul » apparaissant dès le Cilappatikāram et bien présents dans le Tiviyapirapantam. La représentation de Kr̥ṣṇa arrachant des arbres me paraît, quant à elle, témoigner d’une évolution propre au pays tamoul de la mythologie krishnaïte. Je la considère sous l’angle de la réinterprétation de mythes d’origine septentrionale dans une littérature tamoule qui avait élaboré des codes propres, et sur des temples construits dans le territoire où l’on compose celle-ci. Ces interprétations particulières donnent naissance à de nouveaux épisodes de la légende attachée à Kr̥ṣṇa. Ils sont, éventuellement, intégrés dans la littérature sanskrite avec la rédaction du Bhāgavatapurāṇa. Dieu enfant dans le cadre d’un épisode où grâce à un mortier auquel il est attaché, il déracine des arbres, Kr̥ṣṇa devient à travers le Cilappatikāram puis le Tiviyapirapantam celui qui effeuille un arbre, sur le modèle d’un amant de la littérature du Caṅkam. À Tirucceṉṉampūṇṭi, le jeune Kr̥ṣṇa empoigne des arbres. La représentation me paraît alors osciller entre deux mythes, celui du mortier bien attesté dans la littérature sanskrite ancienne mais qu’on ne voit pas ici, et celui d’un effeuillage conduisant à l’épisode du vol des vêtements auquel le Tiviyapirapantam fait allusion et que le Bhāgavatapurāṇa expose en détails. Un dernier avatāra sculpté sur le temple, Varāha, confirme la puissance créative d’un pays tamoul qui fait de l’incarnation du sanglier un dieu dansant, la déesse dans les bras.
7L’ensemble de ces représentations de Viṣṇu sont mineures, par leurs dimensions et leur position dans le temple. Cet aspect est plus flagrant encore lorsqu’on replace le Caṭaiyar dans le vaste corpus des sanctuaires consacrés à Śiva en pays tamoul depuis le vie siècle. Le programme iconographique du Caṭaiyar est apparu dériver au moins en partie d’une structure où les trois membres de la Trimūrti, Viṣṇu, Śiva et Brahmā, prenaient place en effet, mais ici Viṣṇu n’apparaît pas dans l’une des niches extérieures du sanctuaire, au contraire de Brahmā. Lorsque l’on constate de surcroît que les représentations de Viṣṇu sont sans doute à considérer comme l’une des manifestations d’un Śiva aux multiples formes, la subordination de Viṣṇu au dieu Śiva paraît grande à Tirucceṉṉampūṇṭi. Répondant au petit nombre de temples vishnouites des ixe -xe siècles dans le paysage religieux du delta, elle y confirme une forme de marginalisation de Viṣṇu qui peut apparaître d’abord surprenante au regard de la situation de Brahmā, occupant l’une des niches du sanctuaire de Tirucceṉṉampūṇṭi comme en d’autres temples shivaïtes. Cependant je crois que dans ce cas aussi les rivalités sectaires ont joué un rôle important.
8Dans un va-et-vient entre plusieurs systèmes de pensée, l’apparition d’un dieu à trois têtes au nord du sanctuaire, au-dessus du bec d’écoulement des ablutions cultuelles, s’est en effet révélée plus singulière qu’on ne pouvait le penser au vu de la popularité de Brahmā sur les temples de la période cōḻa. Parant la face nord du temple, Brahmā paraît témoigner au Caṭaiyar de l’installation de ce dieu dans le programme iconographique shivaïte qui se met progressivement en place dans le delta, depuis les fondations royales des Pallava et à travers le principe de la Trimūrti, notamment. À son imposition au nord du temple j’associe l’importance croissante des rituels d’ablution dont le liṅga est l’objet. Les figures en ronde-bosse sculptées au cœur du delta entre le ixe et le xe siècle signalent pourtant aussi, une problématique brahmanique sectaire propre à ce territoire, à travers non pas une simple subordination mais une véritable assimilation de Brahmā au dieu Śiva lui-même.
9On a constaté en effet qu’il est parfois impossible d’identifier dans une sculpture à plusieurs têtes un Brahmā ou un Śiva dans les toutes premières représentations connues de ce genre en Inde septentrionale. Une ambiguïté similaire se fait jour dans le corpus qui nous occupe. D’une part, le mouvement Śaiva-siddhānta, majoritaire dans le pays tamoul depuis le xie siècle environ, fait de Sadāśiva, dieu à cinq têtes dont la cinquième ne doit pas être représentée selon la majorité des sources tantriques, la divinité centrale du culte. D’autre part, des ronde-bosses représentent un dieu à quatre têtes de forme ascétique là où la mythologie locale situe Śiva tranchant la cinquième tête de Brahmā. Le schéma iconographique théorique de Sadāśiva est très semblable à celui de Brahmā. Lorsque la mythologie pan-indienne met en scène Śiva tranchant la tête de Brahmā ne traduit-elle pas en termes narratifs une rivalité qui aurait été, entre autres, iconographique ? En situant le haut fait dans ce delta auxquel se rattachent bien des temples à Śiva, le Tēvāram, qui devient une part intégrante des Écritures du Śaiva-siddhānta, en produit une incarnation. Des figures de Śiva semblables à des Brahmā retrouvées dans les environs de Tirucceṉṉampūṇṭi donnent à celle-ci un relief archéologique. Elles me semblent signaler qu’on touche là à l’un des épisodes de l’établissement d’un Śiva de bhakti en Inde méridionale, dans un contexte où d’autres divinités brahmaniques étaient alors l’objet d’un culte. La coexistence de temples plaçant comme celui de Tirucceṉṉampūṇṭi un Brahmā au nord du sanctuaire et d’autres qui représentent un Śiva à cet endroit tend à confirmer la pluralité des modèles de pensée quant aux ixe-xe siècles en pays tamoul.
10La hiérarchie divine peut s’exprimer de bien des manières et dans les figures de Brahmā, je pose donc l’hypothèse qu’à l’instar de ce que l’on constate quant à certaines figures de Viṣṇu, Śiva se profile. L’ambivalence iconographique (et textuelle) de Skanda dans le pays tamoul, parfois si semblable à Śiva qu’il en semble un autre lui-même, parfois confondu avec Brahmā, tend à confirmer la validité d’un modèle d’appropriation shivaïte très opérant. Śiva est « l’aïeul et l’enfant », ou le Brahmā et le Skanda, de l’hymne dédié par Campantar au dieu de Kaṭaimuṭi (cf. Tēvāram 1.111.1). C’est en gardant à l’esprit ces éventuelles assimilations des autres divinités qu’il faut considérer les représentations de Śiva qu’offre le site.
11La complexité de celles-ci témoigne également de plusieurs processus d’appropriation. Dans ce cas, ils ne concernent pas uniquement les dieux de l’hindouisme d’origine nord-indienne. De fait, les inscriptions donnent au dieu du temple un nom qui souligne sa double origine. Leur mahādeva, titre sanskrit de Śiva, est celui d’un certain lieu, Tirukkaṭaimuṭi, dont l’étymologie mystérieuse met l’accent sur le caractère tamoul. Nombre des caractéristiques du Śiva de Tirukkaṭaimuṭi paraissent d’origine septentrionale. C’est un dieu au chignon, c’est-à-dire au caṭai qui s’il ne me paraît pas être l’origine du nom du lieu permet en tout cas bien des jeux de langue avec Kaṭai. C’est un dieu portant hache et antilope, ainsi que l’affirment les hymnes du Tēvāram. Chignon, hache, antilope, constituent des caractéristiques du dieu Śiva qui, attestées par des sculptures et des textes antérieurs septentrionaux, sont bien représentées sur le temple de Tirukkaṭaimuṭi. Mais dans celui-ci, de tels attributs sont donnés à un dieu qui, danseur, mendiant, musicien, apparaît comme une incarnation divine des saints shivaïtes qui composèrent le Tēvāram, eux-mêmes héritiers de la tradition des bardes du Caṅkam, l’un des horizons littéraires les plus présents de la littérature de bhakti shivaïte. Campantar, Cuntarar et Appar ont tous trois chanté Kaṭaimuṭi. Le dieu musicien qui se dresse en marche au sud du sanctuaire semble un hommage à leur œuvre. Du point de vue iconographique, il constitue une synthèse de plusieurs figures de l’art des Pallava, dieu en marche, dieu musicien, dieu enseignant. La forme dansante située au-dessus du musicien en mouvement semble, quant à elle, l’une des plus anciennes, peut-être la plus ancienne connue, d’un type dansant devenu fameux. Dans ces représentations d’une divinité de la musique et de la danse s’affirme la créativité d’un art shivaïte s’emparant, en quelque sorte, de modèles iconographiques, éventuellement mythologiques, d’origine septentrionale pour faire naître des formes nouvelles, suivant une ligne d’évolution comparable en définitive donc à celui que j’ai mis en évidence quant au dieu Kr̥ṣṇa. L’élaboration de la figure de Śiva fait cependant appel à des modèles souvent plus difficiles à préciser que ceux qui président aux légendes vishnouites, structurées par des textes bien connus. Le rôle du bouddhisme est ainsi considérable quant à l’iconographie shivaïte des Pallava, l’une des sources d’inspiration d’un site comme celui de Tirucceṉṉampūṇṭi. Son influence sur les figures vishnouites est plus difficile à cerner. Enfin, la relation avec la déesse, peu présente dans les scènes krishnaïtes de Tirucceṉṉampūṇṭi, constitue une autre spécificité de Śiva.
12La déesse fait corps avec le dieu de Tirukkaṭaimuṭi dans l’Ardhanārīśvara qui fut la représentation figurée majeure de Śiva sur le temple. Sur le soubassement les divinités féminines prennent d’autant plus de place qu’il n’est pas toujours facile de faire la différence entre une déesse et une démone. Des figures féminines démoniaques particulières sont représentées à l’arrière-plan, accompagnant des déesses armées et conquérantes, ou simplement victorieuses. Leur équivalent masculin n’est pas représenté et ces figures mettent en valeur l’importance de l’aspect féminin de la divinité. Les données contemporaines tendent à confirmer ce point. Est-ce un hasard si le petit temple à la piṭāri construit en briques et stuc au nord-est du Caṭaiyar est le seul élément de l’endroit qui accueille toujours un culte ? La documentation dont on dispose indique qu’il en est ainsi depuis la redécouverte du temple abandonné. On peut penser qu’il s’agit d’un culte tardif. Le remploi d’un pilier de la période pallava dans le templion à la piṭāri n’est pas signalé dans le rapport des épigraphistes du début du xxe siècle. Il pourrait donc y avoir été intégré depuis. Le petit sanctuaire pourrait témoigner d’une forme de récupération du lieu. Mais il peut aussi s’agir d’un culte très ancien qui, à la différence de celui de Śiva, n’aurait pas bénéficié d’un bâti durable à date ancienne. À Niyamam lorsqu’on recherche les traces du temple à la piṭāri des Muttaraiyar, on ne trouve aucun élément ancien. Celui qu’on suppose se dresser à l’emplacement de la piṭāri de Niyamam est plus récent d’aspect encore que celui de la piṭāri adorée à Tirucceṉṉampūṇṭi. On sait par ailleurs que les temples aux déesses s’accommodent fort bien d’un éphémère dont le renouvellement cyclique assure la persistance cultuelle. Déesse ou démone, l’une des formes de la déesse est ainsi à mon avis l’une des divinités originelles de ce site de Tirucceṉṉampūṇṭi où donna la reine Maṟampāvai.
13Voici donc un Śiva du pays tamoul, un grand dieu de Tirukkaṭaimuṭi, des « Confins Prospères », pour pousser mes hypothèses d’interprétation à une limite extrême. Sur son temple prennent place les trois membres de la Trimūrti hindoue, Viṣṇu, Brahmā et Śiva lui-même mais aussi des déesses aux visages changeants, à l’image de ces femmes dont le temple a conservé les témoignages, reine, épouses, fille de chef, femme de cour ou « filles de dieux » qui, les premières, en faisant graver des épigraphes, l’ont inscrit dans le paysage religieux auquel il appartint. Dans les dieux qui dansent à Tanjore, dans les kilomètres d’inscriptions gravées sur la fondation royale, dans les donatrices royales qui y font des dons se profilent les petites figures raffinées des fondations du delta et leur épigraphie animée.
Royal, dynastique, régional, local
14Tout au long de cette étude, la question d’un art dynastique a été associée à celle du patronage royal, d’une part, et à l’identité stylistique d’une région, d’autre part. Ils sont l’un et l’autre difficiles à cerner dans l’état actuel de la documentation et des analyses. L’art de la période cōḻa hérite de celui des Pallava, engagé dans un dialogue artistique avec ses voisins des territoires des Cāḷukya et s’intégrant dans une koinê artistique dont le sanskrit est l’expression la plus évidente, mais où j’espère avoir montré que la tradition sculptée joue également un rôle considérable. Les territoires de prédilection de ces dynasties prestigieuses, le Nord du Tamil Nadu pour les uns, le Karnataka et l’Andhra Pradesh pour les autres, ne sont pas ceux d’un temple érigé dans le delta de la Kāvēri. Pour prendre la mesure de la synthèse que représente le Caṭaiyar, il faut donc considérer les temples bâtis dans les terres des Pāṇṭiya, des Paḻuvēṭṭaraiyar, des Muttaraiyar et des Irukkuvēḷ. Mal connus, peu étudiés, c’est encore sur la base d’un art dynastique qu’on analyse ces sanctuaires, qu’on les range dans la catégorie « Cōḻa » avec certains auteurs, ou qu’on en fasse, au gré d’autres scientifiques, les représentants d’un art des Muttaraiyar, des Paḻuvēṭṭaraiyar, des Irukkuvēḷ.
15Je crois qu’on retrouve dans ces catégories de l’histoire de l’art du pays tamoul l’influence des manifestations artistiques les plus anciennes qu’on y rencontre, celles des Pallava, d’essence presque exclusivement royale. L’ascendant de l’art Pallava est sans doute d’autant plus important qu’il n’est pas explicite. Faut-il voir là l’expression d’une tendance identitaire du pays tamoul qui tend à isoler le sanskrit qu’utilisa l’épigraphie des Pallava ? Il faut en tout cas revenir aux données d’un art Pallava pour comprendre la créativité d’un site comme celui de Tirucceṉṉampūṇṭi. Dans quelle mesure l’art pour lequel on utilise un adjectif dérivé de la dénomination d’une dynastie, pallava, cōḻa, irukkuvēḷ ou autre, est-il « dynastique » ? S’agit-il d’un art mis en place, patronné ou inspiré par une cour, dépendant de celle-ci ? Dans le cas qui nous occupe, le rapport entre art dynastique et fondation locale trouve son issue dans la définition d’une culture régionale. On peut supposer celle-ci fondée par une dynastie. Ce n’est pas vraiment, par exemple, le cas des Pallava dont on a de grandes difficultés à identifier la région d’origine, mais qui n’est assurément pas le nord du pays tamoul, où sont pourtant situées leurs fondations les mieux connues car les plus impressionnantes. En revanche, à mi-chemin entre les deux capitales des Cōḻa, Uṟaiyūr et Tanjore, Tirucceṉṉampūṇṭi se situe bien au cœur du pays où les Cōḻa ont historiquement assis leur pouvoir. Le temple qui est l’un des plus anciens connus de ce territoire pourrait offrir un exemple donc d’art cōḻa non pas au sens de temple patronné par la dynastie des Cōḻa, mais comme expression d’un complexe culturel suffisamment caractéristique sur un territoire contrôlé par cette dynastie pour qu’on puisse l’étiquetter cōḻa. Ce qu’on peut appeler avec P. Kaimal (1996) un art du delta de la Kāvēri serait devenu celui des Cōḻa, après avoir été un art d’un pays cōḻa. Selon moi, la culture régionale dont le Caṭaiyar est un représentant participa à la formation d’une culture dynastique dominante, celle des Cōḻa, dont les structures de pouvoir lui permirent de se répandre au-delà de la région d’origine dans des territoires contrôlés par la dynastie en question entre le début du xe et la fin du xiiie siècle environ, soit après le temple de Tirucceṉṉampūṇṭi. Considérer comme Cōḻa ou cōḻa, ce dernier c’est, je crois, l’insérer dans un processus historique auquel il appartient effectivement, mais en amont de celui-ci, en sous-estimant son caractère novateur et en effaçant de la carte la notion d’un art régional pourtant bien présent.
16Mais qu’est donc celui-ci ? En effet, quant au site de Tirucceṉṉampūṇṭi, les caractéristiques du temple qu’on y éleva peuvent être rattachées à bien des corpus dynastiques durant les ixe-xe siècles : Pāṇṭiya, Muttaraiyar, Pallava, Irukkuvēḷ, Paḻuvēṭṭaraiyar – et Cōḻa. Faudrait-il distinguer des régions particulières dans le delta de la Kāvēri ? C’est là le principe qu’adopta P. Kaimal pour définir sur l’arrière-plan d’un art majeur du delta, une mineure Irukkuvēḷ (Kaimal 2003).
17Le petit temple de Tirucceṉṉampūṇṭi est donc l’occasion de préciser certaines questions. On ne connaît pas de grandes fondations royales de la dynastie Cōḻa dans la deuxième moitié du ixe siècle, au moment où ce temple entama son existence ; on n’en connaît pas non plus au moment où, si l’on considère son corpus épigraphique, il la termine, au milieu du xe siècle. Mais il pourrait bien être l’un de ces temples du delta qui furent plutôt qu’une source d’inspiration, un terrain d’expérimentation, à la fois pour des fondations dynastiques Cōḻa ultérieures, bien plus prestigieuses et grandioses, et pour l’essaim des temples locaux qui témoignent de la créativité, de la richesse et de la dévotion à des Śiva du terroir. Les reines impériales pallava, qui reproduisent dans le complexe du Kailāsanātha son sanctuaire central, les reines pallava du terroir qui telle Māṟampāvai à Tirucceṉṉampūṇṭi organisent le culte local dans une fondation qui fait écho à celle du Kailāsanatha, et les femmes de la dynastie des Cōḻa, telle Cempiyaṉ Mahādevī qui fonde un temple à « Kailāsam-uṭaiya-Mahādeva » (le grand dieu du Kailāsa), dans un village du delta auquel on donne son propre nom, font se rejoindre les deux corpus royaux des Pallava et des Cōḻa. Elles mettent en valeur les fondations locales comme issues d’un laboratoire qui donne aussi naissance aux grandes réalisations des Cōḻa : le premier art « cōḻa », art de la bhakti des reines.
Pallava, Muttaraiyar, Irukkuvēḷ, Paḻuvēṭṭaraiyar
Pallava
18L’importance des Pallava sur le complexe de Tirucceṉṉampūṇṭi est clairement signifiée par des inscriptions qui sont les plus anciennes du site et constituent plus du tiers du corpus épigraphique. Deux rois Pallava et une reine y apparaissent. L’un des rois est présenté comme un donateur ; la reine s’affirme comme telle. On vient de Kāñcīpuram pour manifester son intérêt envers le dieu de Tirukkaṭaimuṭi. Les donations rapportées dans les inscriptions de la période pallava sont considérables – 60 kaḻañcu d’or dans l’inscription no 3 – et de telles sommes paraissent propres à confirmer que, comme souvent dans les inscriptions de l’époque pallava, des membres de la famille royale sont effectivement impliqués. Ce qui est pallava ici ce ne sont donc pas seulement des années de règne ou des membres d’une famille royale mais une attitude.
19Lorsqu’on replace en outre le site de Tirucceṉṉampūṇṭi dans le corpus épigraphique daté en années régnales du Pallava Nandivarman III, il apparaît comme le site le plus prolifique de ce règne et celui qui concentre le plus de donations de la famille Pallava2. D’autre part pour ce qui est du pays tamoul, les inscriptions datées de Nandivarman III sont dispersées du district du North Arcot, au nord, à Tirucceṉṉampūṇṭi au sud. Le site est donc localisé sur la frontière méridionale du royaume de ce souverain. Son caractère frontalier pourrait se situer à l’origine de la dénomination enregistrée dans le Tēvāram d’un Kaṭaimuṭi, [dieu] des confins, qui disparaît du corpus de la bhakti shivaïte dans le Periyapurāṇam. Le nom aurait perdu son sens originel alors que l’accent du pouvoir se déplaçait du nord du pays tamoul dans ce delta auquel Tirucceṉṉampūṇṭi appartient.
20Quant au règne du successeur de Nandivarman III, Nrrpatuṅgavarman, la proportion d’inscriptions le mentionnant à Tirucceṉṉampūṇṭi est équivalente : avec cinq inscriptions datées en années régnales sur les quarante-six connues de ce roi (Mahalingam no 149-195), Tirucceṉṉampūṇṭi est encore le site où l’on a trouvé le plus d’inscriptions datées du règne de ce Pallava3. Mais cette fois les donateurs sont tous des individus qui n’ont aucun lien avec la famille royale. L’horizon royal se fait plus distant.
21On retrouve celui-ci dans certaines caractéristiques du temple édifié à Tirucceṉṉampūṇṭi. Les soubassements d’âge cōḻa associant léogryphes et panneaux narratifs comme à Tirucceṉṉampūṇṭi me paraissent offrir une nouvelle combinaison des éléments qui sont dans les temples Pallava construits ceux des murs d’enceinte4. Des cavaliers montés sur des léogryphes scandent l’élévation extérieure du mur d’enceinte du Kailāsanātha et du Vaikuṇṭhaperumāḷ de Kāñcīpuram. À l’intérieur des deux complexes Pallava, ce mur d’enceinte s’ouvre sur des panneaux narratifs qui se succèdent dans un ordre défini. À mon sens, ce sont les deux faces, extérieure et intérieure, du mur d’enceinte des Pallava qui se superposent sur un soubassement comme celui de Tirucceṉṉampūṇṭi. Mes dernières analyses du programme iconographique du prākāra du Kailāsanātha font en outre apparaître là une attention au narratif disposé en mini-cycles comme sur la deuxième frise du soubassement de Tirucceṉṉampūṇṭi. Quant au Vaikuṇṭhaperumāḷ, même si l’on peine à élucider le détail de la succession des panneaux parant le mur intérieur de son prākāra, la lecture narrative est certaine, que signalent d’emblée la succession des dieux dont descendent les Pallava et la naissance de l’éponyme dynastique.
22Je pose donc que cerclant le bâtiment principal et détachée de lui dans les complexes Pallava parés de grands panneaux sculptés, la narration se positionne à Tirucceṉṉampūṇṭi sur le soubassement, en une miniaturisation peu onéreuse. Outre un même principe de succession spatiale traduisant la succession temporelle bien présent dans la Rāmāyaṇa de Tirucceṉṉampūṇṭi, on retrouve dans la deuxième frise du site nombre des thèmes mythologiques ornant les temples construits Pallava. Bhikṣāṭaṇamūrti, déesse dansant au côté de Śiva, Rāvaṇa secouant le mont Kailāsa, Kālārimūrti, délivrance de l’éléphant… la composition et les détails de ces représentations reproduisent à une échelle (très) inférieure les panneaux des fondations des Pallava.
23Formes et emplacements des figures divines se situent aussi dans la continuité de l’art pallava. Ce dernier place au sud les Śiva, enseignants et, le plus souvent, mendiants et musiciens, tandis qu’un des deux Ardhanārīśvara en place sur des temples Pallava se situe sur une face ouest. De même, les Śiva qui dansent sur trois faces du soubassement de Tirucceṉṉampūṇṭi évoquent les Śiva dansant sculptés dans toutes les directions de l’espace au Kailāsanātha de Kāñcīpuram. Avec l’imposition de Brahmā sur la face nord des temples shivaïtes de la période cōḻa, ce sont certains temples dits du pallava tardif dont les programmes iconographiques structurés par le concept de Trimūrti tissent le lien des fondations des Pallava, au nord du pays tamoul, à des sanctuaires comme celui de Tirucceṉṉampūṇṭi, au cœur du delta. Les alliés historiques des Pallava, les Muttaraiyar sont quant à eux originaires de cette région-là.
Muttaraiyar
24Proclamant,
« Salut Prospérité ! en l’an 13 du règne de Kōviḷaṅ, roi Muttaraiyar, Nakka, fille divine de la localité d’Ariñcikai de l’agglomération d’Aṭṭuppaḷḷi dans le nāṭu d’Eyiṉān, a déposé de l’or, 12 kaḻañcu… »,
25l’inscription no 11 datée en année régnale Muttaraiyar et gravée entre deux épigraphes utilisant une référence pallava, illustre l’entrelacs dynastique que trois toponymes ancrent dans une aire particulière du delta. K. V. Soundara Rajan (1975, p. 277) supposa d’abord que le Muttaraiyar de cette inscription avait été le patron originel du temple de Tirucceṉṉampūṇṭi. Si l’hypothèse a peu d’assises, les sites comportant des temples construits liés dans l’épigraphie aux Muttaraiyar sont peu nombreux et l’on se trouve dans ce qui fut leur fief. Qu’en est-il d’un art Muttaraiyar ? Lorsqu’on tente de définir celui-ci, on retrouve les difficultés de tout corpus dynastique dès lors qu’on ne se situe pas dans un contexte pallava, poussées à des limites extrêmes. Les deux temples construits ayant un fondateur Muttaraiyar certain, à Nārttāmalai et à Kīraṉūr (district de Kuḷattūr ; l’Uttamanathasvāmi) n’ont pas grand-chose en commun – la date de l’Uttamanāthasvāmi très reconstruit fait d’ailleurs débat puisque son fondateur, un Iḷaṅkō Muttaraiyar dans sa 13e année comme à Tirucceṉṉampūṇṭi, est difficile à identifier5. Aucun détail de décor ou d’architecture n’y évoque le temple au dieu de Tirukkaṭaimuṭi. Faut-il élargir le corpus aux temples construits où donnent des Muttaraiyar ? Pour ce qui est de l’Airāvateśvara de Niyamam et du Sundareśvara de Centalai, situés en territoire muttaraiyar et dans ce qui semble en avoir été la capitale (qu’elle se soit située dans l’un ou dans l’autre site) la question a un certain sens. Lorsqu’on sait qu’on retrouve Iḷaṅkō Muttaraiyar, toujours dans sa 13e année, pour dater une inscription à Tirukkōṭikkāval, site considéré comme une fondation de Cempiyaṉ Mahādevī, elle en a beaucoup moins6. Certes il faut voir dans le temple de Tirukkōṭikkāval une refondation sur un site qui existait déjà. Mais un tel temple ne permet pas de construire un art des Muttaraiyar – et Tirucceṉṉampūṇṭi pourrait bien présenter un cas de figure similaire, plus ancien. De même que le Sundareśvara de Centalai, il évoque des parallèles édifiés sur le territoire cōḻa d’un grand clacissisme : soubassement orné de frises de petits panneaux et de léographyphes, niches centrales parant l’élévation, couronnement dont chaque face s’organise en fonction d’un axe central. De petits panneaux parent le soubassement du temple de Nārttāmalai, mais ils n’y sont pas accompagnés de la frise de léogryphes, sculptée en revanche à Kīraṉūr. N’oublions pas en outre que le temple de Nārttāmalai est pour G. Hoekveld-Meijer (1982, p. 280) un temple Pallava7 – tandis que, comme on pouvait s’y attendre, K. A. Nilakanta Sastri et S. R. Balasubrahmanyam y voient un bel exemple du premier art cōḻa. L’inscription datée en année régnale d’un Muttaraiyar à Tirucceṉṉampūṇṭi elle-même illustre le mélange des genres. Dans l’Ariñcikaipuram dont sa donatrice est originaire se profile autant le monde des Muttaraiyar, dont une Ariñcikai serait issue, que celui des Irukkuvēḷ dans lequel elle serait entrée par son mariage. Ariñcikai est aussi le nom d’un fils du Cōḻa Parāntaka I et de la Paḻuvēṭṭaraiyar, peut-être mentionnée à Tirucceṉṉampūṇṭi. Cet Ariñcikai Cōḻa est lui-même l’époux d’une Irukkuvēḷ qui fonda le temple de Tiruccentuṟai…
26On constate ainsi à quel point les données brouillent les lignes d’un art Muttaraiyar. Lorsque K. V. Soundara Rajan (1983a, p. 140) fait du temple de Naṅkavaram, un exemple d’architecture Muttaraiyar tout en affirmant qu’il fut fondé par une Irukkuvēḷ et alors que toutes les inscriptions du temple sont datées en années régnales cōḻa, il illustre parfaitement les confusions possibles8. Un historien de l’art s’appuie sur des données historiques, elles-mêmes parfois de nature simplement généalogique lorsqu’elles reposent, comme ici, sur des données épigraphiques pour l’essentiel. Les femmes sont le plus souvent issues d’une dynastie pour se marier dans une autre. Les territoires de ces dynasties se touchent… et l’appartenance dynastique d’une donatrice n’en est que plus malaisée à définir. Entre temples disparus, refondés et reconstruits, prendre en compte les temples bâtis dans une région dont on sait qu’elle fut au ixe siècle sous contrôle des Muttaraiyar ne permet pas non plus donc de définir un art Muttaraiyar aujourd’hui. Les frontières politiques sont de surcroît imprécises. À quel éventuel moment de son histoire Tirucceṉṉampūṇṭi se situa-t-il dans une région sous contrôle des Muttaraiyar ? On ne sait pas même situer avec précision le roi Muttaraiyar à laquelle se réfère l’inscription no 11… Enfin, si le corpus épigraphique indique parfois comment les donateurs veulent qu’on les considère, l’identité artistique du temple en est-elle éclairée ? Les données disponibles à propos des Irukkuvēḷ et l’analyse qu’en donne P. Kaimal (2003) permettent de tenter de répondre à cette question.
Irukkuvēḷ
27Les Irukkuvēḷ sont les dynastes les plus prestigieux du point de vue artistique des alentours de Tirucceṉṉampūṇṭi. Dans leur cas, on dispose du site de Koṭumpāḷūr où deux des temples édifiés par des rois Irukkuvēḷ semblent aujourd’hui dans un état proche de celui qui fit l’objet d’une inscription de fondation. P. Kaimal a par ailleurs constitué un corpus de temples qui seraient Irukkuvēḷ, étant donné la présence de fondateurs ou de donateurs du clan des Irukkuvēḷ dans leur épigraphie, dans une région qui fut sous contrôle des Irukkuvēḷ au ixe siècle pour l’essentiel. L’auteure a alors souligné le rôle éventuel des femmes. Il ne s’agit plus là de considérer seulement des temples fondés par des rois Irukkuvēḷ mais de prendre en compte l’apport de reines qui peuvent être considérées comme Cōḻa car mariées à des Cōḻa, y compris donc au xe siècle. On retrouve donc ici une problématique comparable à celle que pose Māṟampāvai à Niyamam où elle se dit Pallava mais date en année régnale cōḻa.
28Allongement du canon des figures des niches, posture debout de celles-ci, programmes iconographiques mettant Śiva en valeur, les temples Irukkuvēḷ sont apparus comme un terme de comparaison à Tirucceṉṉampūṇṭi. Le site dynastique de Koṭumpāḷūr se présente comme un intermédiaire, en amont ou en parallèle, entre les fondations des Pallava et les temples locaux de l’âge cōḻa. Pour ce qui concerne le plan et l’élévation des temples, l’étroitesse du corpus Irukkuvēḷ ne facilite guère la comparaison cependant. Sur cette base fragile, elle est peu probante. Le vimāna de Tirucceṉṉampūṇṭi comporte des niches secondaires encadrant les niches principales, à images, soulignées dans le plan par un redent. Rien de tel ne s’observe sur le petit corpus irukkuvēḷ, aux murs de vimāna rectilignes de chaque côté de la grande niche qui marque le centre du mur. Les bases présentées par les temples de Koṭumpāḷūr et la partie supérieure des bases du temple de Tiruccentuṟai fondé par une reine d’origine Irukkuvēḷ au tout début du xe siècle rappellent celles de Tirucceṉṉampūṇṭi : elles posent une frise de léogryphes au sommet d’une moulure kumuda. Il n’y a rien là de très original à mon sens pourtant car ces éléments d’inspiration pallava se retrouvent sur de nombreux temples du delta durant les ixe et xe siècles9. La comparaison que j’ai esquissée entre les frontons de Koṭumpāḷūr et le fronton sculpté de Tirucceṉṉampūṇṭi met par ailleurs en évidence un goût pour les figures à Tirucceṉṉampūṇṭi dont les panneaux du soubassement du temple pourraient être une autre expression. Si le décor et sa grande qualité sont les mêmes d’un site à l’autre, les frontons Irukkuvēḷ n’accommodent aucune figure. Tirucceṉṉampūṇṭi aurait-il hérité de l’art pallava son goût pour ce type de représentation ?
29Aucun élément épigraphique ne vient conforter l’hypothèse de la présence des Irukkuvēḷ à Tirucceṉṉampūṇṭi que fait naître la vēḷār makaḷ de l’inscription du piédroit datée en année régnale cōḻa. L’épigraphie de la capitale de Koṭumpāḷūr est datée en années régnales Irukkuvēḷ, mais dans d’autres inscriptions, notamment celles des Irukkuvēḷ mariées avec des Cōḻa, des années régnales cōḻa sont utilisées pour donner une date. Tirucceṉṉampūṇṭi pourrait-il être considéré, à la limite, comme participant de l’orbite artistique des Irukkuvēḷ ? On aurait placé l’inscription d’une fille de la région en face de l’enregistrement d’un don du roi Pallava ? La conjecture est séduisante mais le corpus qu’on constitue comme Paḻuvēṭṭaraiyar fait douter de sa validité.
Paḻuvēṭṭaraiyar
30On retrouve sur le site défini comme Paḻuvēṭṭaraiyar de Kīḻaiyūr-Mēḻappaḻuvūr les frontons historiés, comportant là comme à Tirucceṉṉampūṇṭi une figure en leur centre10. Autant qu’Irukkuvēḷ, la vēḷār makaḷ de l’inscription no 11 pourrait être issue de cette dynastie. C’est, littéralement, une fille de chef, et les Paḻuvēṭṭaraiyar sont bien là dans le personnage de Kuṇavaṉ Curakoṅki de l’inscription no 17. Aucune autre donnée n’indique pourtant que Tirucceṉṉampūṇṭi se situerait dans un territoire placé sous l’orbite des Paḻuvēṭṭaraiyar11 et l’on comprend bien ici qu’il ne suffit pas qu’un temple porte une inscription mentionnant un personnage dynastique pour l’asseoir comme un exemple de l’art produit par cette dynastie. Encore faut-il qu’il se situe dans un territoire dans l’épigraphie duquel la dynastie en question apparaisse régulièrement.
31Il ne s’agit pas là de critères portant sur les manifestations artistiques elles-mêmes pourtant. Nul n’a jamais considéré le Caṭaiyar de Tirucceṉṉampūṇṭi quant aux Paḻuvēṭṭaraiyar ou aux Irukkuvēḷ car il n’est pas situé dans les territoires traditionnels de ces dynasties. Qu’il comporte autant de traits définis par ailleurs comme typiquement Irukkuvēḷ n’en est que plus révélateur. Les Paḻuvēṭṭaraiyar précisent, en quelque sorte, le caractère approximatif de la notion d’art dynastique. On se souvient qu’ils sont au cœur d’une définition de l’art cōḻa car c’est par la publication des temples élevés sur leur site de Kīḻaiyūr-Mēḻappaḻuvūr que S. R. Balasubrahmanyam entame son exploration d’un art des Cōḻa. À quelques km de là, le Vatamuleśvara de Kīḻappaḻuvūr également considéré comme un temple élevé par les Paḻuvēṭṭaraiyar fut au centre d’une controverse importante entre S. R. Balasubrahmanyam et D. Barrettqui lui donnent des dates très différentes, suivant l’interprétation qu’ils proposent des inscriptions du temple. Ces controverses font ainsi partie du débat originel sur l’art cōḻa. On les retrouve dans le contraste entre les postures scientifique de G. Hoekveld-Meijer et de B. Legrand-Rousseau. La première replace ces temples par rapport à un art cōḻa d’essence royale : on a affaire à un art d’illettré sur le site, peut-être à une grossière imitation de l’élégant temple, supposé royal, de Puḷḷamaṅkai (1982, p. 132-133). B. Legrand-Rousseau (1987) plaide quant à elle pour une reconnaissance d’un art Paḻuvēṭṭaraiyar, bien distinct de celui des Cōḻa et dont elle tient à souligner le raffinement. Celui-ci me paraît indéniable – mais la définition d’un art Paḻuvēṭṭaraiyar malaisée.
32Les positions des pionniers que furent S. R. Balasubrahmanyam et D. Barrett demeurent en effet compréhensibles au regard des édifices : là encore c’est uniquement sur les données épigraphiques que repose à l’origine la définition d’un art cōḻa – ou Paḻuvēṭṭaraiyar. Peut-on poursuivre au-delà ? Dans le corpus enregistré, les inscriptions mentionnant les Paḻuvēṭṭaraiyar sont rares en dehors des deux sites de Kīḻaiyūr-Mēlappaḻuvūr et de Kīḻappaḻuvūr12. Partout ailleurs, elles sont isolées au milieu d’autres épigraphes datées dans le comput cōḻa dans leur très grande majorité. Le « Paḻuvūr kōṭṭam » d’une épigraphe signale simplement, je crois, que le territoire des Paḻuvēṭṭaraiyar relève d’un contrôle de la dynastie Cōḻa, reconnaissant de son côté l’existence d’un groupe particulier dont le centre géographique se trouve à Paḻuvūr13. Quant à définir le profil artistique des Paḻuvēṭṭaraiyar, la difficulté est d’autant plus considérable que la majorité des inscriptions ne sont pas éditées14. Soulignons cependant que les représentations, particulièrement nombreuses, de Skanda-Murukaṉ à Kīḻaiyūr-Mēlappaḻuvūr constituent le site comme unique d’emblée15. Son programme iconographique est bien différent de celui de Tirucceṉṉampūṇṭi qui ne fait guère de place à Skanda. La vīṇādharamūrti est en fait le seul élément iconographique commun des deux sites. Encore la relation est-elle ténue puisque cette forme de Śiva fait face à l’ouest et se trouve située sur le couronnement de l’Agastyeśvara de Kīḻaiyūr-Mēlappaḻuvūr16.
33Le constat qui se dégage ainsi quant à la question d’un art dynastique à Tirucceṉṉampūṇṭi est le suivant : les éléments artistiques communs entre les dynasties Muttaraiyar et Paḻuvēṭṭaraiyar mentionnées dans l’épigraphie du site sont moins importants que ceux qui relèvent du corpus Irukkuvēḷ, dynastie dont on ne sait si elle est présente dans les inscriptions du site et dont le territoire est plus éloigné de Tirucceṉṉampūṇṭi que celui des Muttaraiyar et des Paḻuvēṭṭaraiyar. Un tel constat naît en partie du biais de la documentation disponible : il est plus facile de tenter d’isoler des caractéristiques d’un art Irukkuvēḷ étant donné les particularités du site, exceptionnel, de Koṭumpāḷūr. Ce n’est qu’en définissant un art Muttaraiyar ou Paḻuvēṭṭaraiyar qu’on pourrait en trouver les traces à Tirucceṉṉampūṇṭi. L’entreprise est trop délicate dans l’état actuel des connaissances pour conclure sur ces aspects éventuels du temple. Dans un tel contexte, l’art dynastique pourrait être défini comme de l’art royal localisé, apparaissant au ixe siècle avec l’émergence de pouvoirs alliés ou combattants face aux Pallava, qui constituent la référence première des temples élevés en pierre dans le pays tamoul. La question des ateliers, ateliers royaux si souvent mentionnés dans la littérature secondaire (cf. Hoekveld-Meijer 1982), ou ateliers plus locaux mais éventuellement dynastiques tels celui des Irukkuvēḷ posé par P. Kaimal (2003), se pose. Il ne me paraît pas possible d’y répondre ici car les corpus comparatifs sont trop limités. Les temples des environs immédiats de Tirucceṉṉampūṇṭi ne ressemblent pas au sanctuaire qui fut élevé au dieu de Tirukkaṭaimuṭi, ne serait-ce que parce qu’ils n’ont pas été abandonnés et qu’ils portent donc la marque des siècles suivants. Le temple de Niyamam où apparaît Māṟampāvai est toujours en activité. Il est régulièrement repeint et toutes les sculptures de ses niches sont des remplois tardifs. Le programme iconographique de Tirucceṉṉampūṇṭi pour ce qui est des niches du sanctuaire est, on l’a vu, à la fois classique et singulier et je ne saurais évoquer d’autres rapprochements que ceux qui ont déjà été faits dans le cours de cet ouvrage. Ils ne permettent pas de dessiner un réseau d’atelier. Les panneaux du soubassement sont sans doute la part du temple qui se prête le mieux à une exploration de l’hypothèse d’ateliers opérant dans le territoire des Cōḻa, puisque D. Th. Sanford (1974) a déjà isolé certains temples dont la base est ornée d’une frise représentant le Rāmāyaṇa. Mais là encore les ressemblances entre les temples ne sont guère probantes. Les dispositions se ressemblent parfois. Mais elles sont aussi différentes. Quant au style, il serait très délicat d’avancer des hypothèses étant donné le nombre de panneaux détériorés sur le site de Tirucceṉṉampūṇṭi. La composition de certains panneaux semble avoir une base commune entre les temples, par exemple, de Puḷḷamaṅkai et de Tiruceṉṉampuṇṭi, ou d’autres panneaux de Puñcai et de Tiruceṉṉampuṇṭi. Mais ces temples ne sont pas situés précisément les uns à côté des autres et chacun porte aussi des panneaux dont la composition est à l’évidence inspirée des grands panneaux des fondations royales des Pallava. Nombre de questions se posent encore donc. Mais dans l’état actuel des recherches, il ne me paraît pas possible d’avancer une hypothèse précise quant au fonctionnement d’un atelier particulier, éventuellement dynastique, sur le site de Tiruceṉṉampuṇṭi.
34Enfin si les auteurs se contredisent dans leurs définitions d’un art dynastique, ce n’est pas uniquement parce que les temples furent sans cesse remaniés, voire détruits, bref parce que le corpus est concrètement difficile à constituer. En réalité, la culture artistique régionale fait fi, à mon avis, d’un distinguo dynastique. Lors même qu’elle est attestée, l’implication dynastique éventuelle dans une fondation locale est de nature très diverse et son association avec des manifestations artistiques ouvre le débat. Si l’on considère dans la région du delta un temple des ixe-xe siècles comme l’écho local d’une fondation royale dont les fondations dynastiques seraient pour leur part des relais privilégiés, le caractère limité du territoire des dynasties mineures met en évidence la nature régionale de cette architecture « dynastique », au sein de royaumes plus vastes – Pallava, Cōḻa ou Pāṇṭiya. Là encore on est dépendant en fait d’un corpus. Si l’influence des Pallava est bien identifiable c’est que le corps des fondations royales des Pallava est considérable. Tel n’est pas le cas des Pāṇṭiya pour la période qui nous intéresse – tel n’est pas non plus celui des Cōḻa. Dans un entre-deux de rivières, les temples des environs de Tirucceṉṉampūṇṭi présentent plus de points communs entre eux que deux temples situés au nord et au sud des vastes territoires des Pallava, des Pāṇṭiya et des Cōḻa. De plus, à partir des épigraphes datées en années régnales cōḻa, le corpus épigraphique lui-même relève bien autant d’une région que d’une période dynastique. On a vu que les formulaires utilisés pour dater sur le site de Tirucceṉṉampūṇṭi documentent le passage d’un système, proprement royal, à un autre, d’usage plus local. Mais l’apparition d’années régnales cōḻa s’accompagne aussi d’éléments de localisation géographique plus substantiels. On peut y voir la puissance d’organisation (économique, administrative, etc.) de l’empire des Cōḻa. On peut aussi y lire l’importance de l’implantation locale. La précision du lieu s’inscrit en parallèle de ces dieux du lieu auxquels s’adressent le Tēvāram et les inscriptions mentionnant d’autres dynasties que celle des Cōḻa, mais dans les mêmes lieux… Elle s’avère typique de la période dynastique cōḻa comme l’affirmation d’une identité locale d’origine face au temps particulier des années régnales mentionnant des Cōḻa, tous deux mis en contact dans les épigraphes.
35Nombre d’éléments du temple peuvent être considérés sous cet angle de l’entre-deux, et avant tout Māṟampavai, personnage phare d’une élite seconde qui relaie le pouvoir royal pallava dans la région de Tirucceṉṉampūṇṭi. Se proclamant reine Pallava, utilisant parfois un comput cōḻa, offrant des dons à une déesse dynastique muttaraiyar, Māṟampavai qui porte un titre aux consonances à la fois Muttaraiyar, Pāṇṭiya et Paḻuvēṭṭaraiyar semble personnifier une implantation dans un terroir investi par des femmes. Tissant le lien entre les rois, d’une dynastie à l’autre dans l’espace et dans le temps, les filles et épouses des rois invitent à une reconnaissance du local par le royal durant la période cōḻa. Leur bhakti illustre la vacuité éventuelle du concept dynastique. La double appartenance dynastique des reines et princesses de l’épigraphie cōḻa indiquant souvent une famille d’origine et un clan dans lequel elles se marient, en marque l’ambiguïté fondamentale. La coutume du mariage par cousins croisés en vigueur au pays tamoul la renforce.
36Les reines pallava du terroir n’indiquent pas leur famille d’origine. Leur rayon d’action géographique est limité. Dans les épigraphes datées en années régnales cōḻa, la sphère locale à laquelle se rattachent reines ou princesses est nommée en tant que telle, origine géographique et dynastique pouvant se confondre, comme dans la titulature de « fille du roi du Maḻanāṭu » de Cempiyaṉ Mahādevī. N’est-ce pas ici le local qui trouve sa place dans un cadre royal ? L’histoire des fondations royales de l’âge cōḻa tend à confirmer qu’il faut inverser la perspective dans laquelle on a jusqu’ici considéré les données d’un art cōḻa. C’est sur le local qu’il faut mettre l’accent dès lors qu’on évoque un art royal durant la période cōḻa.
D’un roi l’autre, les reines
37Peut-être Māṟampāvai fit-elle fonder le temple ; elle se situe, en tout cas, aux origines du culte qui y fut célébré. Dans les inscriptions qu’elle commandite s’esquisse le mouvement de balancier de la référence au royal qui marque l’âge des Cōḻa. La part du féminin y apparaît fondamentale.
38À Tirucceṉṉampūṇṭi, la singularité d’un corpus de donateurs constitué pour moitié de femmes est accentuée par la concentration des tēvaṉār makaḷ, des filles divines, qui se définissent d’abord par rapport à une origine géographique. L’épigraphie atteste trois donatrices de ce type à Tirucceṉṉampūṇṭi, site unique donc par la concentration qu’il présente de cette catégorie dévotionnelle singulière et dans le fait que les tēvaṉār makaḷ ne sont pas ici attachées au village dont dépend le temple. Ces inscriptions relèvent toutes de la période pallava. Datant en année régnale muttaraiyar celle qui se dit originaire d’un Ariñcikaipuram de Niyamam atteste l’autonomie des régions par rapport aux référents dynastiques, tandis que le toponyme évoquant un Cōḻa ultérieur souligne la persistance de leur identité culturelle à l’intérieur même des royaumes.
39En Māṟampāvai femme particulière car reine, je reconnais pour ma part un modèle plus vaste participant d’une idéologie royale, voire marchande ou économique (au sens élargi du terme) plutôt que brahmanique. Qu’on se situe dans le domaine de l’épigraphie littéraire Pallava sanskrite, dont se réclame implicitement Māṟampāvai comme membre de la pallava-tilaka-kula, ou du tamoul dans lequel sont gravées les épigraphes du temple, le schéma mythique à l’œuvre dans les textes et les représentations sculptées correspond aux données épigraphiques. Le temple élevé à Tirucceṉṉampūṇṭi concrétise l’alliance entre des régions données et un centre de pouvoir alors qu’on date en années régnales pallava. Le roi est une référence de prestige qu’incarne littéralement sa reine locale. La mention d’années régnales cōḻa est bien différente. Aucun des rois Cōḻa n’apparaît en personne sur le site et il est même devenu difficile de savoir à quel Cōḻa se réfèrent les dates données dans les épigraphes. Il ne s’agit plus de présence physique mais bien du prestige attaché au nom du roi. Ce dernier peut aussi être considéré du côté d’un roi cependant qui, outre les taxes si souvent mentionnées dans les parties techniques des inscriptions dès l’âge pallava, perçoit du prestige associé aux temples locaux une part qui semble fondamentale pour la royauté.
40Les ixe et xe siècles durant lesquels s’épanouissent l’ensemble des phénomènes donnant naissance à un temple tel celui de Tirucceṉṉampūṇṭi, sont des siècles d’absence du roi quant aux fondations en effet. Nombre d’indices font poser que le lien avec le royal se fait alors par l’intermédiaire des reines. Il ne s’agit pas pour autant d’un lien que le « dynastique », dont on a constaté à quel point il échappait, permettrait de cerner. Les reines agissent bien plutôt comme des émanations de la communauté locale à laquelle elles appartiennent. Elles promeuvent des styles locaux, tendances, combinaisons d’éléments en vogue à ce moment et dans une région donnée, dont l’ensemble constitue un art du delta.
41La catégorie d’un art du delta qu’il faut replacer dans des micro-régions rend compréhensible l’extrême variété des combinaisons artistiques qui conduit à l’échec des tentatives de classification. Elle peut paraître facile car elle facilite l’approche de ces temples. Ne s’agit-il pas simplement de s’entendre sur ce que désigne cet adjectif cōḻa tant glosé ? Si l’on comprend par là les temples élevés sur le territoire contrôlé par les Cōḻa, on n’est pas loin de rejoindre les catalogues de temples publiés par les grands pionniers et défenseurs d’un art Cōḻa. Mais il faut alors se souvenir qu’une date ne correspond pas à un style et que les fondations locales n’ont pas été édifiées en fonction des règnes. Il n’est pas même certain, à mon sens, que les donations aient toujours été enregistrées par rapport à ceux-ci. Certaines inscriptions ne comportent pas de date. Si l’on a parfois tant de peine à distinguer dans la chronologie tel ou tel roi, c’est peut-être qu’au moment où l’on a gravé l’inscription, dans ce lieu où on fait inscrire, les informations dont on dispose ne sont pas si précises dans la deuxième moitié du ixe et le cours du xe siècle. Utilise-t-on toujours les surnoms des rois à bon escient ? Ne dispose-t-on pas d’un choix en la matière ? Les tablettes de Tiruvālaṅkāṭu et celles de Leiden indiquent que les surnoms « Parakeśarivarman » et « Rajākeśarivarman » sont portés en alternance. Les tablettes d’Aṉpil, antérieures, n’en disent rien. Si ce qu’exposent les épigraphes sur tablettes du début du xie siècle est sans doute valable pour la période qui les concerne et ultérieurement, la validité de leur information quant à ce qui se déroulait plus d’un siècle auparavant est plus conjecturale. Il faut bien avouer que faire se recouper les témoignages des inscriptions pariétales gravées entre la fin du ixe siècle ( ?) et la fin du xe siècle entre elles est parfois très complexe. On n’aboutit parfois alors qu’à des suppositions, souvent présentées comme des certitudes. La première information détaillée est souvent en fait de nature généalogique. À partir des généalogies on construit une histoire, ou une histoire de l’art, dépendante de catégories familiales, qui ne sont pas nécessairement proches du contexte originel de production des temples.
42Il est en tout cas clair que les temples ainsi inscrits ne sont que très exceptionnellement liés à des commandes des rois mentionnés dans leur épigraphie, et plus exceptionnellement encore de rois Cōḻa. Ils s’édifient peu à peu. Si l’on suppose des écoles artistiques où le patronage royal joue le premier rôle, c’est-à-dire un art hiérarchisé sur un modèle politique centralisé du royaume des Cōḻa, la précision des dates est importante. En accord avec la qualité de la sculpture, souvent bien plus belle dans ces temples locaux que dans les grandes fondations royales, les inscriptions montrent pourtant qu’on a bien affaire à des sanctuaires où l’autorité, souvent brahmanique mais qui peut aussi être autre, locale, indépendante du roi sur le temps long qui est celui de l’activité du sanctuaire, utilise régulièrement les références au pouvoir royal pour renforcer ses propres prérogatives. Le modèle des manifestations artistiques s’avère aussi complexe que celui des structures de pouvoir et l’on retrouve là les débats du modèle pyramidal prôné par B. Stein. Cet auteur (1999 [1980], p. 341) fait des fondations de rois Cōḻa des modèles pour les temples du delta. Il s’agit d’une étrange vision anachronique car un grand nombre des fondations locales sont antérieures à la première fondation d’un roi Cōḻa, le Rājarājeśvara. De fait, les fondations des rois Cōḻa n’apparaissent pas comme des modèles, mais comme des reflets des fondations qui les ont précédées. Il suffit d’inverser la perspective. Lorsque G. Hoekveld-Meijer (1982 ; pas de numérotation des pages) écrit
« The road to our destination— a small triangle against a skyline blocked by cumbersome obstacles— was difficult to go. It ended in Gaṅgaikoṇḍacoḷapuram, once the capital of a Coḷa king… »,
43l’auteure cherche à illustrer le modèle pyramidal dans le domaine de l’architecture. Mais le triangle qui coiffe la pyramide à l’horizon des recherches, doit être perçu pour ce qu’il fut, à savoir un aboutissement. Il ne s’agit pas du sommet d’une hiérarchie qui n’existait pas encore au moment où s’édifie, littéralement, l’art dit cōḻa.
44On peut facilement identifier tout ce que les fondations royales du début du xie siècle de Rājarā à Tanjore et de Rājendra I à Gaṅgaikoṇṭacōḻapuram doivent aux fondations locales des ixe et xe siècles. Tout d’abord, même si l’on a bien affaire à des fondations royales, on retrouve ici la problématique locale qui différencie les temples du delta des fondations royales des Pallava. Nulle inscription de fondation ne signale l’établissement des temples des rois Cōḻa, Rājarājeśvara de Tanjore élevé sur un site préexistant, ou temple de Gangaikoṇṭacōḻapuram, implanté sur un territoire nouveau. Ensuite, l’épigraphie de ces temples royaux est très semblable à celle des fondations locales. Si nombre de donations sont exceptionnelles (comme pour ce qui touche au recrutement du personnel du temple de Tanjore, ainsi des quatre cents « danseuses » données au Rājarājeśvara), si les inscriptions sont particulièrement bien gravées, et fort nombreuses étant donné l’espace dont on dispose, il s’agit d’enregistrer les dons faits (statues, personnes, terres, argent…) L’on retrouve ici le tout venant de l’épigraphie des fondations locales. Très différente de celle des Pallava, l’épigraphie pariétale des Cōḻa représente à une échelle grandiose cette épigraphie locale, éventuellement dynastique, gravée en pays tamoul à partir du viiie siècle. Par ailleurs, si les dimensions de ces fondations royales Cōḻa sont exceptionnelles et requièrent des dispositifs architecturaux spécifiques, la technique de construction, les éléments de base des bâtiments, etc. reproduisent à une échelle magnifiée celle des fondations locales (cf. Pichard 1995, p. 67). Enfin, pour ce qui est de l’iconographie, le programme de Gaṅgaikoṇṭacōḻapuram dont la tour-sanctuaire s’orne sur les trois faces tournées vers le sud, l’ouest et le nord, respectivement, d’un Śiva enseignant, d’un Viṣṇu et d’un Brahmā est celui de la Trimūrti, déjà évoqué à plusieurs reprises. Pour ce qui est du programme iconographique du temple de Tanjore, pour unique qu’il soit, il n’apparaît pas moins dépendant de ces fondations locales, et plus encore peut-être de celles auxquelles les reines sont associées. Je n’en prendrai qu’un exemple, celui du Śiva dansant de ce temple.
45Les formes dansantes de Śiva ont une importance particulière au Rājarājeśvara. Outre qu’elles reviennent à plusieurs reprises sur l’élévation extérieure, l’un des bronzes cultuels de cette forme spécifique qu’on identifie comme le Śiva dansant de Citamparam constitue un étalon de mesure du complexe. Je n’aborderai pas ici plus que je ne l’ai déjà fait la délicate question des relations entre Citamparam et Tanjore. Rappelons simplement que le Śiva qui danse sur la face ouest du Rājarājeśvara fait écho à ceux des temples Pallava, tandis que la forme donnée au bronze de ce même temple est celle que l’on voit apparaître à Tirucceṉṉampūṇṭi, et que l’on retrouve sur la face sud du temple de Gaṅgaikoṇṭacōḻapuram : elle met en évidence le rôle des fondations du delta où l’on élabore sur un modèle Pallava les figures parant les temples royaux des Cōḻa. La reine Cempiyaṉ Mahādevī est créditée d’avoir sinon inventé du moins imposé cette forme dansante dite en ānanda-tāṇḍava, qui orne la face sud des nombreux temples shivaïtes qu’elle a patronnés. Une telle forme me paraît plutôt participer d’une mouvance du xe siècle où les fondations locales la mettent à l’honneur. Mais quelle que soit la perspective qu’on adopte – car les temples refondés et fondés par Cempiyaṉ Mahādevī demandent une analyse de grande ampleur et bien d’autres femmes de cour apparaissent dans les inscriptions du xe siècle –, ce sont bien de petits temples élevés en des sites sacrés préexistants où un Śiva dansant l’ānanda-tāṇḍava trouve d’abord une place. Comme l’aïeul historique du dieu dansant de Tanjore qui semble incarner l’insatiable faim d’un dieu-roi fait de flamme, le Śiva dansant de Tirucceṉṉampūṇṭi chapeaute le Śiva musicien tenant le feu de Tirukkaṭaimuṭi qui donne corps à celui qui dévore le beurre, telle une divinité védique, mais aussi le riz, le poivre et les noix d’arec d’un prince du lieu. Aux frontières des terres royales, le temple du dieu des Confins se construit dans un échange constant entre des cercles royaux, brahmaniques, marchands, locaux ou régionaux.
46La créativité s’affirme ainsi du côté des fondations locales tandis qu’après Māṟampāvai, Naṅkai Pūti princesse Irukkuvēḷ ou Cempiyaṉ Mahādevī reine Cōḻa permettent d’assurer que le relais local de la fondation royale qu’est l’épouse du roi est exemplaire. Les membres féminins de telle ou telle dynastie utilisent les fondations locales pour leur propre gloire, exprimée en tamoul, nourrissant alors celle de souverains qui pour sa part s’énonce en tamoul mais parfois également en sanskrit. La mise en correspondance du royal et du local dans cet usage de deux langues qu’offre l’épigraphie n’a rien d’un hasard. Rājarāja I qui fait construire Tanjore est en effet le Cōḻa qui au niveau pariétal impose un éloge royal en tamoul sur les monuments construits dans son royaume. La référence royale s’exprime avec force avec ces éloges, dont l’élaboration offre un parallèle textuel à la construction du Rājarājeśvara. Le panégyrique du fils de Rājarāja, Rājendracōḻa I, fondateur du temple de Gaṅgaikoṇṭacōḻapuram, dont l’aspect est plus évocateur encore des temples de village, présente une louange du roi à la fois plus imposant quant à son contenu et à sa longueur que celle de son père. Elle est aussi plus largement inscrite dans un royaume dont elle trace concrètement les limites (Francis-Schmid 2010). Les rois marquent de leur sceau épigraphique les constructions qui précédèrent les leurs. L’addition épigraphique transforme le document – le temple – qui existait déjà, dans un processus de renouvellement permanent, bien reconnu en Inde dans le domaine des textes où il modifie éventuellement la perspective originelle. L’appropriation royale des fondations du delta commença ainsi, je crois, par celle de rois dont on fait inscrire le nom sur des temples. Pour moi, la littérature secondaire des xxe et xxie siècles a poursuivi un processus entamé dès la période cōḻa, par les Cōḻa eux-mêmes. Quant aux reines, le premier éloge connu sanskrit de la dynastie des Cōḻa, inscrit dans les tablettes d’Aṉpil, pourrait bien illustrer leur rôle.
47Comme l’a montré P. Kaimal (1996), le mythe d’un roi bâtisseur se forge dans ces tablettes d’Aṉpil. Voici le mythique Kocceṃkaṇān :
« Naquit le roi nommé Kocceṃkaṇān qui fit établir dans le pays entier des temples à Gaurīśa. »17 (st. 13ab).
48L’on remarque ici la correspondance entre l’Ardhānārīśvaramūrti de Tirucceṉ-ṉampūṇṭi, le nombre des occurrences de cette forme dans le Tēvāram et un tel panégyrique. Puis c’est un Rājakeśari,
« … par lequel, comme une bannière de la victoire qu’il fit naître, ne connaissant pas la ruine (indestructibles), furent élevées en pierre sur la paire de rives de la Kāverī, une guirlande de temples imposants au destructeur des cités…18 ».
49Datées de la quatrième année d’un Rājakeśari dans lequel on reconnaît Cuntara Cōḻa, ces tablettes datent du troisième quart du xe siècle au plus tard. Elles ont donc été composées alors même que Cempiyaṉ Mahādevī était active depuis plusieurs années. Comptant au nombre des hauts faits des rois Cōḻa l’érection de temples dans lesquels on a constaté leur absence, ces tablettes ne seraient-elles l’écho dans un univers royal sanskrit du patronage mis en place par les membres féminins de la dynastie ? Depuis la fin de la période pallava, les épigraphes tamoules attestent l’importance de reines qui ne sont jamais mentionnées en sanskrit. Les éloges royaux que l’on compose dans cette dernière langue pourraient bien avoir, à leur façon, enregistré l’action de ces épouses. Dans la partie tamoule, il est précisé qu’Aṉpil relève du Maḻanāṭu, qui est le royaume précisément dont Cempiyaṉ Mahādevī se réclame par sa naissance.
50L’art des Cōḻa me paraît en fait amplifier ainsi l’art d’un pays cōḻa où les femmes du temple, celles du Dharmamahādevīśvara dont on ignore la fonction, les tēvaṉār makaḷ de Tirucceṉṉampūṇṭi, les « danseuses » du Rājarājeśvara, mais aussi les reines fondant les chapelles du Kailāsanātha, la souveraine Dharmamahādevī, la grande reine Māṟampāvai, les donatrices de la famille Irukkuvēḷ et Cempiyaṉ Mahādevī, fille du roi du territoire du Maḻa, épouse, mère et tante de plusieurs Coḻa dont Rājarāja I, apparaissent comme autant d’incarnations de la déesse ouvrant les éloges épigraphiques de Rājarāja et de Rājendracōḻa. Richesse et Prospérité, les déesses sont du roi la première conquête. Le « roi des rois » apparaît poursuivre l’œuvre des reines issues de communautés locales, faisant s’élever en des terres fertiles des temples de pierre. Comme son père, c’est sur ces temples, très nombreux, que Rajendracōḻa fait graver des centaines d’exemplaires de son éloge,
« Alors que la déesse de la Fortune s’était fixée, devenant avec la déesse de la large Terre, la déesse de la victoire au combat et la Dame à l’unique éclat sa grande reine… ».
51Les déesses-reines sont ainsi placées à l’origine de l’éloge pariétal tamoul, et de l’appropriation du local par le royal – ou du royal par le local. Mais l’invocation initiale, sanskrite, des tablettes d’Aṉpil accordait déjà aux femmes la première place :
« Puisse la paire de lotus des pieds de l’époux de Lakṣmī vous accorder une prospérité aussi durable que les étoiles – ces pieds dont l’éclat est redoublé par le contact avec le lotus que sont les mains de la [déesse], elle dont la fleur de lotus est la demeure, et [par le contact avec le lotus des mains] de la Terre… ».
52C’est en époux des déesses qu’apparaît ici Viṣṇu, placé à l’origine de la dynastie des Cōḻa (tout comme il l’est de celle des Pallava). Les éloges en tamoul inscrits quelques années après sur les temples attestent ensuite dans la pérennité qu’offre la pierre de la bhakti de reines-déesses dont le lien avec la victoire est si ancien qu’on les adore. Mais c’est le rapport au territoire, si prégnant qu’elles l’incarnent, et la relation à la prospérité, si évidente qu’elles la représentent, qui paraît essentielle dans le delta où coule la divine Kāvēri. Le fleuve qui règne sur ces terres en modifie les frontières à son gré.
« Des rois de la lignée du Soleil si nombreux qu’on ne peut les compter Répandant le flot vertueux et bien orné, qui s’organise en autant de branches, Pareille au sein d’une mère qu’on appelle Carayu, de son torrent nourrissant la terre, pour toutes les vies, la voici.
[…]
Faisant d’un [pays du] jasmin [une terre montagneuse du] kuṟiñci, d’une plaine un [pays du] jasmin,
D’un rivage désertique une plaine d’abondance, La rivière balaie de ses eaux toutes les essences de lieux sans plus de frontières, Pareil au karma qui sillonne dans sa course les stades de l’existence, la voici qui va19. »
53D’une terre à une autre, les régions se répondent. Elles échangent leurs identités. La Kāvēri qui incarne le Gange dans un paysage méridional se fait modèle de la Carayu nord-indienne de Kampaṉ. Métaphore du karma, la vigueur de ses eaux fertiles illustre la force d’une tradition sud-indienne qui s’est approprié les régions du Nord et associe les lignées royales pour nourrir un terroir dont le roi, toujours, épouse une reine.
Notes de bas de page
1 nāḷum naṉṉilam, teṉpaṉaiyūr, vaṭakañcaṉūr,
nīḷanīḷcaṭaiyāṉ nellikkāvu, neṭuṅkaḷam,
kāḷakaṇṭaṉ uṟaiyum kaṭaimuṭi, kaṇṭiyūr,
vēḷārnāṭṭu vēḷūr, viḷattūrnāṭṭū viḷattūrē
taḻalum mēṉiyaṉ, taiyal ōrpākam amarntavaṉ […] (texte Chevillard, Sarma & Subramanya Ayar 2007 ; cf. annexe I).
2 Sur les onze inscriptions mentionnant le roi Pallava ou une personne de la famille royale comme donateur (Mahalingam 1988 no 119, 122, 123, 125, 135, 137, 140, 142, 145, 147 et inscription no 2), quatre sont gravées à Tirucceṉṉampūṇṭi. Chacune des autres est gravée dans un site différent. Trente-quatre inscriptions sont datées en années régnales de Nandivarman III (Mahalingam 1988, no. 114-148). Les épigraphes de Tirucceṉṉampūṇṭi constituent ainsi dix pour cent du corpus total daté en années régnales de ce roi.
3 Je me base là sur le corpus de Mahalingam 1988, no 149-195. Les inscriptions datées en année régnale de Nandivarman III et de Nr̥patuṅgavarman sont réparties sur peu de sites, qui ont de plus tendance à avoir été gravés d’un roi à l’autre. Certains sites ne comportent qu’une seule inscription.
4 G. Hoekveld-Meijer signale (1982, p. 107) que les deux éléments inférieurs de la base de Tirucceṉṉampūṇṭi sont les mêmes que ceux du temple de Tiruveṟumpūr, qu’elle considère inspiré de l’Olakkaṇṇeśvara de Mahābalipuram (supra, note 14, p. 35). Ce dernier sanctuaire date au plus tard de la première moitié du ixe siècle et prend place dans un site où abonde l’archéologie de la période pallava. On le considère donc comme Pallava. G. Hoekveld-Meijer discerne aussi dans ces bases de l’âge cōḻa une influence cāḷukya. Celle-ci paraît plus discutable puisque les éléments attribués aux Cāḷukya et aux Pallava sont les mêmes. On peut aussi supposer une influence pallava sur l’art cāḷukya…
5 Sur Nārttāmalai en tant que site Muttaraiyar, Soundara Rajan 1983a, p. 133-135 ; pour ce qui concerne le temple de Kīraṉūr, voir supra, note 37, p. 218. L’inscription de fondation est datée de la 13e année d’un Kō-Iḷaṅkō Muttaraiyar (cf. Inscriptions of the Pudukottai state, no 237 dans part II, p. 205, note 1, correspondant aux traductions, où K. R. Srinivasa Ayyar explique que le texte donné dans part I, p. 132 est faux). Soundara Rajan (1983a, p. 141-142) pour une description du temple. Pour un corpus des sanctuaires fondés par des Muttaraiyar, supra, notes 36-37, p. 218.
6 ARE 1930-31.39. L’inscription n’est pas publiée. Il s’agit d’un don de chèvres. Il n’est pas possible de savoir d’après le Report si seule la date est muttaraiyar ou si le donateur était un Muttaraiyar.
7 Les inscriptions les plus anciennes du site sont datées en années régnales pallava. G. Hoekveld-Meijer utilise en alternance l’adjectif Pallava et l’expression « Pallava period ». Elle passe très rapidement sur cette attribution aux Pallava pour faire du temple un sanctuaire originellement vishnouite, car il ouvre à l’ouest. Un grand nombre de sanctuaires shivaïtes, dont plusieurs de la période pallava, ouvrent cependant à l’ouest et l’auteure se fait là l’écho d’une sorte de légende qui voudrait que tout sanctuaire s’ouvrant à l’occident soit vishnouite (direction attribuée à Viṣṇu, qui occupe souvent une place importante dans la direction ouest des couronnements, par exemple). Les commentaires sur les grottes de Nārttāmalai sont difficiles à suivre (les sculptures de la grotte vishnouite seraient complémentaires du temple construit, vishnouite puis shivaïte donc par exemple, ce qui paraît difficile à concevoir).
8 Toutes les inscriptions que porte le temple sont datées en années régnales cōḻa ; aucune ne mentionne le moindre feudataire, à moins de considérer comme tel Sundarapāṇṭiya, cf. ARE 1903.328-347, puis SII 3.139 et 8.637-656. D’après Soundara Rajan (1983a, p. 140), la première inscription de ce temple aurait été commanditée par une Irukkuvēḷ, mariée à un Muttaraiyar au début du xe siècle. Dans cette épigraphe, la divinité du temple, Maṟavanīśvara, porte le nom du donateur originel, un Irukkuvēḷ, grand-père de celui dont la Muttaraiyar est l’épouse ; on y apprend d’autre part que le temple est localisé dans le brahmadeya de Naṅkai (Naṅkai-brahmadeyam), aussi connu sous le nom d’Aṟincikai (une Muttaraiyar-Irukkuvēḷ Naṅkai épousa le Cōḻa Ariñcikai ou Arikulakeśari, également nommé Ariñjaya, l’un des fils de Parāntaka I). Ne citant aucune épigraphe mentionnant les Muttaraiyar, K. V. Soundara Rajan conclut cependant qu’on a affaire à un idiome artistique mélangeant les caractéristiques Muttaraiyar, Irukkuvēḷ et Cōḻa : on est assez proche d’un art du delta mais envisagé sous un angle dynastique qui s’avère ici entièrement fabriqué. La consultation des publications épigraphiques dit en effet toute autre chose que K. V. Soundara Rajan : l’épigraphe de Naṅkai sur laquelle K. V. Soundara Rajan s’est ici reposé se trouve à Aṇṭanallūr, autre site de la région, dont les inscriptions ont été enregistrées dans les Reports puis publiées dans SII 8, à la suite de celles du site de Naṅkavaram. L’épigraphe en question est la première du site d’Aṇṭanallūr à apparaître dans ces deux publications et K. V. Soundara Rajan dans son survol rapide de ces publications a confondu les deux sites… C’est un Irukkuvēḷ qui affirme avoir fait bâtir le temple de Nangavaram (cf. ARE 1903.358 ; SII 3.139). On comprend qu’on puisse s’égarer entre les différentes dynasties, noms et temples. L’identité artistique n’en apparaît que moins dynastique.
9 À Tirukkaṭṭalai (sur ce temple Balasubrahmanyam 1966, p. 89-92 ; Hoekveld-Meijer 1982, p. 286-287), identifié comme Irukkuvēḷ par K. V. Soundara Rajan (1983b, p. 209-210 [parce qu’il se situe en territoire irukkuvēḷ]), la base présente un kapota au lieu d’un kumuda. Une fois encore les bases des temples ne paraissent pas permettre de définir un style. La base de Tirucceṉṉampūṇṭi est d’ailleurs bien plus ornée que celles des temples dits Irukkuvēḷ. Non seulement elle porte les séries de petits panneaux que ceux-ci ne comportent pas, mais le kumuda lui-même est orné à intervalles réguliers de motifs de feuillages.
10 Voir par exemple la photo (ph.) 116 dans Legrand-Rousseau 1987, qui présente un Śiva dansant.
11 On ne fera pas trop attention à l’introduction de M. A. Dhaky (1983b, p. 215) qui place la dynastie au sud-est de Trichy alors qu’elle se trouve au nord-est de cette ville.
12 Certaines épigraphes furent gravées à Govindaputtūr, à quelques km de Kīḻappaḻuvūr ; bien plus au nord, d’autres épigraphes se rencontrent à Utaiyārkuṭi ; au sud de Kīḻappaḻuvūr, on trouve des inscriptions à Tiruvaiyāṟu, Lalkuṭi, et l’inscription de Tirucceṉṉampūṇṭi.
13 Inscription de Govindaputtūr, ARE 1928-29.158.
14 Considérant le corpus épigraphique, M. A. Dhaky (1983b, p. 215) estime par exemple que ce groupe disparaît après 1000. Mais il faudrait vérifier toutes les données avant de le suivre sur ce point. Il n’est pas certain que les inscriptions qu’on attribue à cette dynastie mineure aient toutes été émises par elle effectivement ; a contrario d’autres ont pu être ignorées. Le site de Kīḻaiyūr-Mēlapaḻuvūr constitue en fait la base du résumé historique, situant la période d’apogée de la dynastie au moment de l’édification des temples.
15 Murukaṉ-Skanda est figuré sur la face arrière, est, des édifices du site (ouvrant à l’ouest). Cette face arrière n’est pas souvent associée à Skanda dans les temples de la région à ma connaissance, mais l’iconographie de Skanda et d’Indra ayant nombre de points communs dans le pays tamoul, le rapprochement avec Indra gardien de la direction de l’est a pu jouer ici (comme sur le site Irukkuvēḷ de Koṭumpāḷūr, sur le couronnement du temple central ; voir aussi la figure ornant la face est du temple ouvrant à l’est de Vicalūr, dans ce qu’on peut considérer comme territoire muttaraiyar). Les formes du dieu sont d’autant plus nombreuses qu’elles sont, comme celles des autres figures divines, répétées de l’élévation du temple aux trois étages du couronnement. On a donc ici six figures de Skanda, la figure du premier niveau du couronnement manquant dans les deux cas. Ces figures sont toutes assises sur l’Aruṇacaleśvara et debout sur l’Agastyeśvara.
16 Les deux figures se ressemblent peu. Le dieu musicien du site paḻuvēṭṭaraiyar plie la jambe et tourne légèrement la tête à la façon d’une bhikṣāṭaṇamūrti, tandis que celui de Tirucceṉṉampūṇṭi se dresse les deux pieds fermement appuyés sur le sol et regarde droit devant lui ; le premier porte un haut chignon et le second est auréolé par ses cheveux.
17 jajñe kocceṃkaṇān ity akhila-janapadā-kḷ[pta]-gaurīśa-dhāmā kṣmāpaḥ // kṣmāpendracūḷāmaṇir atha samabhūnnallaṭikkon amuṣmāt (texte : EI 15.5).
18 sā sahyādrerajasrasreta-madasali[lakvi] nnagaṇḍadvipendrādā vārāmākarādapyurutaralaha rībhaṃgaraṃganmaḍagāṃkātkāverī-tira-yukme pura-mathana-mahā-dhāma-mālā śilābhis tuṃgā bhamgānabhijñā nija-vijaya-patākeva yena vyadhāyi.
19 iravi taṉ kulattu eṇ il pal vēntar tam
paravum nal oḻukkiṉ paṭi pūṇṭatu,
carayu eṉpatu tāy mulai aṉṉatu, iv
uravu nīr nilamattu ōṅkum uyirkku elām. (1. 23)
[…]
mullaiyaik kuṟiñci ākki, marutattai mullai ākkip
pulliya neytal taṉṉaip poru aru marutam ākki,
ellai il poruḷkaḷ ellām iṭai taṭumāṟum nīrāl
cel uṟu katiyil cellum viṉai eṉac ceṉṟatu aṉṟu ē. 1. 28.
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La création d'une iconographie sivaïte narrative
Incarnations du dieu dans les temples pallava construits
Valérie Gillet
2010
Bibliotheca Malabarica
Bartholomäus Ziegenbalg's Tamil Library
Bartholomaus Will Sweetman et R. Ilakkuvan (éd.) Will Sweetman et R. Ilakkuvan (trad.)
2012