5. La bhakti de la Princesse Māṟaṉ
p. 199-248
Texte intégral
« Prospérité ! Puisse Śambhu demeurer présent pour longtemps dans le temple de Dayākeśvara qu’a fait construire la reine Satī, la fille du roi Viṣṇu de la famille des Bāṇa, épouse fidèle – telle la fille d’Himavant – de son mari le roi Purodhaḥpati, à qui elle porte bonheur, elle que le monde vénère pour l’abondance de ses vertus ! ».
Inscription de fondation de Taccūr (début du ix e siècle).
« … l’honorable Aṭikaḷ Kaṇṭaṉ Māṟampāvai, grande reine de Nantippōttaraiyar, de l’illustre famille des Pallava, a déposé de de l’or, six kaḻañcu d’or et un quart […] ; avec cet or, qu’on baigne son saint corps, le jour des équinoxes […] ; de cette façon, le sixième lundi, j’ai déposé [cet or] moi qui suis Kaṇṭaṉ Māṟampāvai… ».
Inscription no 3 de Tirucceṉṉampūṇṭi (deuxième moitié du ixe siècle).
« La mère de l’illustre seigneur (perumānaṭikaḷ) Śrī Uttamacōḻadeva, Pirāntaka Mātevaṭikaḷ Cempiyaṉ Mahādevi, pour le dieu de Śrīparaśurāmeśvaram, de Tirumaṅkalam, un brahmadeya de Miyakuṟu du kuṟṟam de Kiḻār, situé sur la rive nord [de la rivière Kāvēri], pour tant que durent Lune et Soleil, a fait la grâce de déposer de l’or, pour une lampe perpétuelle, et pour les fêtes du [mois de] citra et des équinoxes… ».
Inscription (inédite) de Tirumaṅkalam (fin du xe siècle)1.
1D’une fille, de deux épouses et d’une mère, les trois épigraphes ici citées esquissent une forme de généalogie de donations royales accomplies par des reines, depuis la période pallava dont date la première inscription d’une reine Bāṇa jusqu’à la reine Cōḻa Cempiyaṉ Mahādevī, active dans la deuxième moitié du xe siècle. Cette dernière est fameuse pour ses nombreuses fondations de temples, entre neuf et treize suivant les auteurs et les articles2. Les variations s’expliquent par les lacunes du corpus publié, qu’atteste l’inscription inédite ci-dessus. Mais si une grande partie du corpus épigraphique concernant Cempiyaṉ Mahādevī est inédit, il est certain que les donations qui y sont enregistrées sont plus nombreuses encore que ses fondations. Cette reine s’avère un véritable personnage épigraphique du delta de la Kāvēri.
2Considérant qu’il ne s’agit sans doute pas d’une princesse Cōḻa, on pourrait la qualifier de cōḻa ; mais son activité de donatrice en tant que Cōḻa est ici déterminante. Avant la fondation du temple royal de Tanjore, il s’agit du donateur royal « Cōḻa » le plus important, et de loin tant les fondations et donations qu’on peut attribuer aux rois eux-mêmes sont rares3 : quant à la période d’activité du Caṭaiyar de Tirucceṉ-ṉampūṇṭi, elles se comptent sur les doigts d’une seule main. Le fondateur de la dynastie, Vijayālaya, n’est crédité d’aucun sanctuaire et aucun don n’est mentionné dans l’épigraphie. D’après les tablettes de Tiruvālaṅkāṭu, il a cependant installé une image de déesse à Tanjore (supra, note 50, p. 186). Quant à son successeur, Āditya I, une épigraphe de Tiruvāṭutuṟai, indiquant que Parāntaka I a participé à la construction du sanctuaire fait débat : peut-être Āditya I précéda-t-il ici Parāntaka. Ce dernier fit en tout cas construire un paḷḷipaṭai, un sanctuaire commémorant un mort, par ailleurs c’est-à-dire en Andhra Pradesh, bien loin du delta de la Kāvēri (à Toṇṭaimanād). Les éloges sanskrits rétrospectifs des tablettes inscrites durant le règne de Rājendra I Cōḻa lui attribuent également d’avoir redoré le toit d’une sabhā, qu’on suppose être celle de Citamparam4.
3Durant ce début de l’âge coḻa, le site de Tirucceṉṉampūṇṭi enregistre pour sa part des donations de personnages de haut rang – trois membres de la famille des Pallava, une suivante de la cour des Paḻuvēṭṭaraiyar, un « Veṭṭavatiyaraiyaṉ », chef du Koṇṭanāṭu, et celle qui est peut-être une Irukkuvēḷ et qui est en tout cas une « fille de chef » (vēḷār makaḷār), Koḻampattaṭikaḷ Cuḷai Olai Kaṟpakam.
4Dans ces donatrices réside peut-être l’identité « dynastique » d’un temple dans lequel se mêlent les dynasties. Portant le nom d’« Aṭikaḷ Kaṇṭaṉ Māṟampāvai », la donatrice la plus ancienne paraît cristalliser ces rencontres. Cette « Dame Māṟaṉ » ou « Princesse Māṟaṉ », ou encore « Fille du Māṟaṉ » porte un nom-titre associé à toutes les dynasties connues de la région Paḻuvēṭṭaraiyar, Irukkuvēḷ, Muttaraiyar et Pāṇṭiya5. L’on reviendra plus bas plus en détail sur sa probable identité dynastique d’origine et sur les débats plus vastes qu’elle soulève. Mais précisons dès maintenant que si celle-ci est de prime abord ambigüe, c’est que Māṟampāvai se présente comme la « grande reine de Nantippōttaraiyar, de l’illustre famille des Pallava » dans ses inscriptions, c’est-à-dire qu’elle considère son identité ainsi établie comme celle de l’épouse du Pallava Nandivarman III alors que l’épigraphie sanskrite et tamoule des rois Pallava ne la mentionne jamais. Māṟampāvai apparaît en revanche implantée dans la région de Tirucceṉṉampūṇṭi : elle fait des donations sur le site proche de Niyamam (à 6 km de Tirucceṉṉampūṇṭi). Au viiie siècle, un roi Muttaraiyar fit fonder là un temple à une déesse à laquelle Muttaraiyars et Pallava viennent présenter leurs hommages, louant sa beauté et ses capacités meurtrières en des inscriptions comptant parmi les premières connues rédigées en tamoul littéraire. Māṟampāvai fait des dons à cette piṭāri mais aussi au Śiva de Niyamam affirmant ainsi son importance, car il est rare au ixe siècle de retrouver les mêmes donateurs d’un site à un autre, et plus encore des donateurs s’adressant à des divinités d’un type bien différent. Occupant dans les piliers de Niyamam une place habituellement réservée à la gent masculine, guerriers et hommes de pouvoir, la Dame Māṟaṉ permet aussi d’explorer le lien entre la pierre d’un héroïsme masculin pour l’essentiel (bien attesté comme on le verra sur les piliers de Niyamam eux-mêmes) et la construction dévotionnelle qui fait surgir des temples de pierre dans le delta du ixe siècle Enfin, datant à Niyamam en année régnale cōḻa et non pas pallava, celle qui pourrait bien être Muttaraiyar d’origine, témoigne de fluctuations dynastiques qui mènent à une forme de dominance de la référence cōḻa dans le calendrier épigraphique.
5Première des donatrices à apparaître dans les inscriptions du site de Tirucceṇṇampūṇṭi Māṟampāvai représente donc une pionnière à bien des égards.
Les donatrices des inscriptions de Tirucceṉṉampūṇṭi
6Sur 32 inscriptions aujourd’hui disponibles sur le site, quatorze sont le fait de femmes. (cf. no 3-6, 11, 13, 15, 17, 19, 20-22, 24 et 26 du corpus présenté en annexe). L’identité du donateur étant incertaine dans cinq cas6, les femmes constituent la moitié des donateurs mentionnés. Présentes dès le début de la période de gravure des épigraphes et jusqu’à la fin de celle-ci, les donatrices jouent là un rôle exceptionnel. Dans l’état actuel des recherches le corpus épigraphique de Tirucceṉṉampūṇṭi est remarquable de ce point de vue : je n’en connais pas l’équivalent ni durant la période pallava, ni durant l’âge des Cōḻa ni ultérieurement7. Il participe pleinement d’une période où les femmes sont plus présentes dans l’épigraphie qu’elles ne l’ont été, mais aussi qu’elles ne le seront, constituant, dans cette perspective, un exemple remarquable.
7Qui sont ces donatrices ? En suivant l’ordre chronologique on rencontre successivement dans les épigraphes datées en années régnales des Pallava « l’honorable Aṭikaḷ Kaṇṭaṉ Māṟampāvai, grande reine de Nantippōttaraiyar, de l’illustre famille des Pallava » (no 3 et 4), Nakkaṅ Kāḷi, fille de dieu (tēvaṉār makaḷ)8 de Śrīkaṇṭapuram (no 5), Tiṇṭiśvari de Kāñcipuram et une autre Nakka[ṅ], fille de dieu d’Ariñcikaipuram de Niyamam d’Aṭṭuppaḷḷi dans le nāṭu d’Eyil (« tevaṉār makaḷ nakka. », no 11 ; pour la traduction de l’expression eyyināṭu des inscriptions du corpus de Tirucceṉṉampūṇṭi par le nāṭu d’Eyil, voir la liste des nāṭu, divisions administratives, de Subbarayalu 1973). Ces épigraphes datent de la deuxième moitié du ixe siècle ou du début du xe siècle. Elles relèvent de la première période du site.
8« l’honorable fille de chef, Aṭikaḷ Cuḷai Olai Kaṟpakam de Koḻampam » est le premier donateur dont l’épigraphe soit ici datée de façon certaine en année régnale cōḻa (no 13). Ūrkiḻatti Cirāmaṉ Mūttāḷ (première épouse) de Meṟkaṭampaṉkuṭi de Puṟakkiḷiyūrnāṭu (no 15) la suit, puis « Kuṇavaṉ Cūrakoṅki, de la suite de Nampirāṭṭiyār Arumoḻinaṅkaiyār, une princesse Paḻuvēṭṭaraiyar, a fait un don d’or » (no 17), tout comme « Cākkaikkuṭāṉ Tulaṅkāmataṉ Peṟṟāḷ, du nāṭu de Puṟakkiḷiyūr, épouse de… Ciṟṟuvakkuṇāṉ Taḷanampaṉ de Ciṟṟāyalavaṭṭam, du nāṭu de… yūr sur la rive nord » (no 19). Quant à « Pāratāy Nattaṉaṇkāḷi9 d’Aṉpil, un brahmadeya à l’est de Kilārkkuṟṟam, dans le nāṭu de Maḻa, sur la rive nord » (no 20), l’anthroponyme utilisé correspond à celui d’une femme. On note cependant que dans toutes les autres inscriptions de donatrices, le statut social de celles-ci est précisé (épouse, sœur, fille de dieu), ce qui n’est pas le cas ici.
9« Kāvaṉ Kuṉṟi […], ma sœur, l’épouse de Kūṟṟaṉ (Kūṟṟaṉ Tēvi) » est assurément une femme (no 21), de même que la « fille de dieu, de Śrīkaṇṭapuram, un devadāna du nāṭu d’Eyil » de l’inscription no 22, dont le nom est perdu. « Kalivāḷaciṅki de Puḷiyaṅkuṭi du nāṭu de Kiḷiyūr, épouse de Vimalāṅkusaṉ Iṭarnikki de Cāḷakkirāmam dans le nāṭu de Pāṇṭi (le nāṭu Pāṇṭiya) » donne ensuite (no 24). « Arakaṉ Koṟṟapirāṭṭi, épouse de Kuṇakaḷvaṉ Viramallaṉ, propriétaire (uṭaiyāṉ)10 du village de… » est la dernière donatrice à apparaître sur le site (no 26), « … en l’an 35 du règne de Kōpparakeśaripaṉmar qui prit Maturai », c’est-à-dire en 942-943. Précisons que la dernière inscription gravée sur le site dont la date est assurée date de 945-946.
10Parmi ces donatrices, les femmes qui indiquent leur relation avec une dynastie régnante, reine, fille de chef, suivante d’une princesse appellent un commentaire plus précis. Permettent-elles de mieux définir un art royal, dynastique – ou régional ?
Femmes de cour
11Le nombre de donatrices du site d’un rang élevé, voire royal, est important. Trois femmes liées à trois dynasties différentes apparaissent dans les inscriptions du site : Aṭikaḷ Kaṇṭaṉ Māṟampāvai, grande reine de Nantippōttaraiyar de l’illustre famille des Pallava, donne deux fois (inscriptions no 3 et 4) ; une fille de chef (vēḷār makaḷār) Koḻampattikaḷ Cuḷai Olai Kaṟpakam, dans l’épigraphe no 13, et Kuṇavaṉ Curakoṅki, de la suite de Nampirāṭṭiyār Arumoḻinaṅkaiyār, princesse (makaḷ) Paḻuvēṭṭaraiyar de l’inscription no 17, en font autant. Ces trois femmes attestent de l’intégration du site de Tirucceṉṉampūṇṭi dans les réseaux de pouvoirs qui organisent le territoire politique, des Pallava aux Cōḻa. Elles pourraient bien aussi en souligner les singularités : se répondant pour ainsi dire les unes aux autres, elles attestent d’une forme de réseau local, où la Dame Māṟaṉ occupe la première place mais où d’autres personnages féminins apparaissent en filigrane.
12Tel est le cas de la plus tardive des épigraphes mentionnant une femme liée à une dynastie, la princesse Paḻuvēṭṭaraiyar. Tout comme les Irukkuvēḷ, les Paḻuvēṭṭaraiyar constituent ce qu’on peut appeler une dynastie mineure de la période cōḻa par référence aux documents dont on dispose. Leur territoire apparaît limité dans le temps et l’espace en effet11. Leur apparition ici permet de préciser les relations unissant un site comme celui de Tirucceṉṉampūṇṭi non seulement par rapport aux Paḻuvēṭṭaraiyar mais par rapport à ces Cōḻa dont les Paḻuvēṭṭaraiyar utilisent l’ère.
13Les Paḻuvēṭṭaraiyar datent uniquement en années régnales cōḻa en effet et le corpus d’inscriptions les attestant est circonscrit à une région particulière, au nordest de la Kāvēri, où ils ont patronné un ensemble de temples shivaïtes entre la fin du ixe siècle et le début du xie siècle à Kīḻaiyūr-Mēlappaḻuvūr12. Trois temples s’élèvent là dont l’Agastyeśvara qui porte un Śiva musicien en marche déjà mentionné (supra, p. 162). Cette région semble avoir été ce qu’on peut appeler le fief Paḻuvēṭṭaraiyar, même si cette catégorie féodale ne s’applique sans doute pas avec exactitude. Le site de Tirucceṉṉampūṇṭi est situé au sud de celui-ci : les frontières des principautés plus ou moins indépendantes du royaume des Cōḻa sont imprécises, et sans doute étaient-elles, de surcroît, fluctuantes. La distance entre Tirucceṉṉampūṇṭi et le site marquant le fief des Irukkuvēḷ, Koṭumpāḷūr, localisé quant à lui à une soixantaine de km au sud de Tirucceṉṉampūṇṭi est plus importante que celle qui sépare le territoire Paḻuvēṭṭaraiyar de Tirucceṉṉampūṇṭi, à une trentaine de km. On situe ainsi peu à peu Tirucceṉṉampūṇṭi entre une région Paḻuvēṭṭaraiyar au nord et nord-est, le cœur du territoire cōḻa, très proche à l’ouest, les terres des Irukkuvēḷ au sud avec lesquelles les Muttaraiyar actifs depuis Centalai et Niyamam sont plus particulièrement liés dans l’épigraphie, et, plus au sud, les Pāṇṭiya.
14La Paḻuvēṭṭaraiyar de Tirucceṉṉampūṇṭi, Arumoḻinaṅkaiyār dont c’est la première attestation connue et la seule qui soit associée aux Paḻuvēṭṭaraiyar, est créditée d’être une reine cōḻa13. Des tablettes retraçant à la fin du xe siècle l’histoire des Cōḻa ont été découvertes en cet Aṉpil qui apparaît dans l’une des toutes premières inscriptions de Tirucceṉṉampūṇṭi et auquel le site est lié dans le Periyapurāṇam, ou « Grand Purāṇa », comme je l’ai déjà rappelé dans le chapitre 4 de cet ouvrage en évoquant l’histoire de l’hymne du Tēvāram lié au site. Les tablettes d’Aṉpil mentionnnent une princesse Paḻuvēṭṭaraiyar, qui épousa le Cōḻa Parāntaka I. Mais est-ce bien celle-ci qui serait mentionnée à Tirucceṉṉampūṇṭi ? Dans les tablettes d’Aṉpil, la Paḻuvēṭṭaraiyar est simplement définie comme fille du roi du Kerala14. À Aṉpil se dressait au xe siècle un temple à un dieu défini comme « Aṉpil Ālantuṟai » (inscription inédite), et qui fut, peut-être, une forme particulière d’un dieu au banian. Le rapprochement avec la dynastie des Paḻuvēṭṭaraiyar peut s’appuyer sur ce type de divinité car la base en paḻu de leur nom pourrait faire référence au banian (paḻu-maram).
15Le fief des Paḻuvēṭṭaraiyar comprenait-il des adorateurs d’un dieu du banian ? Cette figure divine est à l’origine d’une problématique trop complexe du pays tamoul pour être abordée à propos d’un site où le dieu au banian par excellence qu’est la dakṣiṇāmūrti n’occupe pas la place principale au sud du sanctuaire. La présence Paḻuvēṭṭaraiyar à Tirucceṉṉampūṇṭi demeure énigmatique15. Mais quelle que soit l’identité de la princesse à laquelle se réfère l’épigraphe, la date de l’épigraphe est donnée en année régnale d’un Cōḻa16. Si l’on considère la princesse Paḻuvēṭṭaraiyar mentionnée à Tirucceṉṉampūṇṭi comme celle des tablettes d’Aṉpil, il est d’autant plus remarquable que sa suivante ne rappelle pas le statut cōḻa de cette Paḻuvēṭṭaraiyar qui serait « Cōḻa » depuis plus de trente ans lorsque l’épigraphe de Tirucceṉṉampūṇṭi fut gravée. Elle serait aussi depuis longtemps mère d’Ariñcikai, un Cōḻa dont on retrouverait le nom dans le toponyme Ariñcikaipuram de l’inscription no 11 (datée en année régnale d’un Muttaraiyar ; cf. infra, p. 258-260) qui atteste l’ancienneté de cet anthroponyme17.
16Le nom « Arumoḻinaṅkaiyār » la lie tant aux Irukkuvēḷ et aux Cōḻa qu’aux Paḻuvēṭṭaraiyar, qui participent tous de l’identité régionale des alentours de Tirucceṉṉampūṇṭi. La suivante Kuṇavaṉ Curakoṅki se comporte ici comme une donatrice d’importance. Elle donne pour le bain du dieu, dans des modalités très proches de celles des inscriptions no 3 et 4 de la reine pallava. La donation est considérable et la mention d’une bannière indique qu’on se situe, comme dans le cas de ces inscriptions précédentes, dans le cadre de fêtes collectives. Qu’est ce qui amena Kuṇavaṉ Curakoṅki à faire une donation ? Était-elle originaire des environs de Tirucceṉṉampūṇṭi ? Ce temple était-il particulièrement célèbre ? Avait-il pour les Paḻuvēṭṭaraiyar, ou pour la princesse Arumoḻinaṅkaiyār elle-même une importance particulière ? Dans tous les cas, et comme les autres donatrices de Tirucceṉṉampūṇṭi, cette femme de la cour des Paḻuvēṭṭaraiyar met en évidence le rayonnement du temple au-delà du cercle géographique limité qu’on pourrait attendre pour un édifice de cette taille. Bien d’autres temples du même type ont été bâtis à proximité au xe siècle. De surcroît, le raffinement de temples fondés par les Paḻuvēṭṭaraiyar, contemporains de celui de Tirucceṉṉampūṇṭi, est exceptionnel et leur iconographie bien particulière n’a pas grand-chose en commun avec celui de Tirucceṉṉampūṇṭi.
17La donation associée à cette dynastie des Paḻuvēṭṭaraiyar venus du Kérala mais se plaçant à une trentaine de km de Tirucceṉṉampūṇṭi, sous une orbite cōḻa, inscrit donc le Caṭaiyar dans un réseau dévotionnel à la fois en-deçà et au-delà de celui des Cōḻa.
18La fille de chef, Koḻampattikaḷ Cuḷai Olai Kaṟpakam de l’inscription no 12 est plus énigmatique encore qu’Arumoḻinaṅkai. L’expression vēḷār makaḷ, fille de chef littéralement, qui la désigne dans l’épigraphe couvre un spectre assez large… Le fief irukkuvēḷ est suffisamment proche pour qu’on puisse supposer qu’une telle dénomination fasse allusion à ces vēḷ précis. Mais rien ne permet de confirmer une telle hypothèse, d’autant qu’un toponyme Koḻampam apparaît dans le Tēvāram (hymnes 2.12 et 5.64) où il correspond à un site à une soixantaine de km au nord-ouest de Tirucceṉṉampūṇṭi, bien loin donc du territoire des Irukkuvēḷ. Mais si l’on ne sait à quel territoire rapporter l’expression, au nord ou au sud de Tirucceṉṉampūṇṭi, il atteste lui aussi que l’aire de rayonnement du temple s’étend au-delà des quelques lieux qui reviennent régulièrement dans le corpus épigraphique.
19Parmi ceux-ci, le plus fréquent est celui de Kaṇṭapuram. Il est intimement associé à la première donatrice du temple, Aṭikaḷ Kaṇṭaṉ Māṟampāvai auquel le nom-titre, que l’on étudiera un peu plus loin, fait écho. Māṟampāvai est reine « Pallava », ou pallava. Les deux premières inscriptions du temple qui précèdent immédiatement celles de cette royale donatrice adoptent des formulaires particuliers qui tendent à faire de son époux, Nandivarman III, le donateur :
« Salut, Prospérité ! Dans la 18e année de Nandippōttaraiyar qui a guerroyé à Teḷḷāṟu, au grand dieu de Tirukkaṭaimuṭi, pour deux lampes perpétuelles, fut donné de l’or, soixante kaḻañcu18 […] ».
20On a déjà vu que l’absence de donateur nommément désigné dans cette épigraphe fait qu’on interprète le roi apparaissant dans la formule de datation comme l’auteur du don de lampes ici fait. Les expressions utilisées par la reine, son épouse, sont bien différentes. Elle se nomme et parle d’elle-même à la première personne : « moi qui suis Kaṇṭaṉ Māṟampāvai »19, affirmant une individualité de bhakta, de dévote, rarement rencontrée dans le domaine épigraphique20. La nature du don, destiné à établir des rites comme on le considérera un peu plus bas, est également bien différente de celle du commun don de lampes attribué au roi.
21Il reste que les quatre premières inscriptions du temple sont présentées comme le fait d’un couple particulier, et royal. Ces époux Pallava apparaissent ainsi comme une incarnation historique de l’Ardhanārīśvara de la face ouest. Fut-il le modèle des donations ici faites ? Quel rôle Nandivarman III et la reine Māṟampāvai jouèrent-ils vis-à-vis des autres donations, du rituel, de la vie du temple ?
22Si la reine Pallava et première donatrice du site est elle aussi, à bien des égards, une énigme, elle est d’une toute autre sorte que celles qui concernent les autres femmes de cour mentionnées sur le site. La grande reine de Nantippōttaraiyar des inscriptions no 3 et 4, qui affirme « de cette façon, le sixième lundi, j’ai déposé [cet or] moi qui suis Kaṇṭaṉ Māṟampāvai » est au ixe siècle auquel elle appartient une reine du terroir Pallava, pour reprendre l’expression heureuse d’E. Francis (2009, p. 480). Elle se proclame avec fierté mahādevī, grande reine, de la lignée illustre des Pallava, pallavatilakakulam21. L’épigraphie royale Pallava est sanskrite pour l’essentiel et aucune autre source que ses inscriptions en tamoul ne confirme les dire d’Aṭikaḷ Kaṇṭaṉ Māṟampāvai. Le titre qu’elle porte est également tamoul, tout comme le nom qu’elle donne à son époux, Nandippōttaraiyar, biruda tamoul du Pallava Nandivarman III. Quant à « Kaṇṭaṉ », ce nom ancre nettement la reine dans le territoire des environs de Tirucceṉṉampūṇṭi. S’il s’agit là d’un nom que portent tant les Pāṇṭiya que les Irukkuvēḷ, les Muttaraiyar, les Paḻuvēṭṭaraiyar et pourrait être également attribué aux Cōḻa dans certains passages de l’« épopée » Maṇimēkalai (« La ceinture de bijoux », patikam l. 10 ; 22.25-37, cités par Sastri 1955, p. 31), il n’est pas recensé pour les Pallava et se situe à l’origine du toponyme le plus mentionné des inscriptions de Tirucceṉṉampūṇṭi, la ville de Śrīkaṇṭapuram (ou, sous sa forme tamoulisée, de Cirikaṇṭapuram), « l’honorable ville de Kaṇṭaṉ ». Les inscriptions des périodes pallava puis cōḻa du site mentionnent cette localité du devadāna du nāṭu d’Eyil (inscriptions no 3, 4, 5, 10, 12 et 22). Deux des « filles divines » (tēvaṉār makaḷ), dont les liens avec une localité de rattachement fondent l’identité, sont dites de Śrīkaṇṭapuram (inscriptions no 5 et 22). La ville est le siège de la communauté marchande à laquelle Māṟampāvai fait appel pour gérer ses donations (inscriptions no 3 et 4). L’inscription no 10 nous apprend aussi que des officiers surveillant les taxes y résident : Kaṇṭapuram est bien la localité centrale à partir de laquelle s’organisent tant l’activité rituelle que marchande et administrative dans laquelle le temple de Tirucceṉṉampūṇṭi se situe lors de la période pallava. À quelques kilomètres du site de Tirucceṉṉampūṇṭi, le Kaṇṭamaṅgalam qui se développe toujours aujourd’hui témoigne de la continuité des données depuis ces premières inscriptions. Le temple de Tirucceṉṉampūṇṭi a été abandonné. Kaṇṭapuram est bien vivante.
23En outre, l’honorable Aṭikaḷ Kaṇṭaṉ Māṟampāvai apparaît également dans l’épigraphie du site Muttaraiyar voisin de Niyamam. Mais elle n’apparaît nulle part ailleurs. Quel que soit l’angle sous lequel on envisage les données, la reine pallava correspond donc à un territoire particulier. Or c’est elle qui fonde véritablement le culte du dieu – du souverain ? – du site. Ses dons sont destinés à permettre des rites qui touchent à la vie quotidienne de la divinité. Outre la nourriture du dieu, la reine prévoit des bains dans « le beurre clarifié, le lait et le yaourt, cinq mesures » (inscriptions no 4 et 5), des « guirlandes de fleurs » (no 3), et « des fleurs parfumées, de l’encens et de la résine odorante » (inscription no 4) : c’est le corps même du dieu dont on s’occupe ainsi et la reine apparaît physiquement proche de cette forme de Śiva. Les deux inscriptions de donation de la reine sont aussi les plus détaillées du site pour ce qui touche à la nourriture du dieu et de ses dévots. Préoccupée des modalités cultuelles, la reine, enfin, en fixe aussi l’accomplissement dans le cadre de fêtes annuelles. L’or est donné « pour fonder une sainte fête de Mācimakam en l’honneur du grand dieu de [Tirukkaṭai] muṭi, pour aussi longtemps que durent la lune et le soleil » (inscription no 3) et pour « le jour des équinoxes d’Aippikai et de Cittirai » (inscription no 4). Māṟampāvai établit donc une forme de calendrier du culte pour des célébrations collectives en s’adressant à une communauté dévotionnelle.
24Il ne s’agit pas là du contenu d’une inscription royale Pallava entre le vie et le viiie siècle en pays tamoul. Celles-ci ne s’occupent pas du rituel. Les rois Pallava d’une épigraphie sanskrite dont ils marquent l’apparition dans le Tamil Nadu, y fondent des monuments et y font don de villages entiers depuis la fin du vie siècle. Les inscriptions de reines en sanskrit sont très rares, et limitées au viiie siècle En revanche, les épigraphes d’autres reines du terroir sont comparables par bien des points aux épigraphes de Māṟampāvai. Ces reines apparaissent au ixe siècle, qui voit dans l’épigraphie datée en années régnales des Pallava se multiplier les dotations de temples locaux, tandis que déclinent les fondations de brahmadeya et de devadāna, dont celles de monuments. Ce phénomène est accompagné par une véritable montée en puissance du tamoul dans des inscriptions qui ne sont pas pourvues du panégyrique royal dont la majorité des inscriptions en sanskrit restent préfacées. E. Francis (2009, p. 479) souligne la parenté de telles épigraphes avec celles qui enregistrent, par milliers, les dons des dévots de la période cōḻa.
25En résumé, au ixe siècle, lorsqu’apparaissent les premières inscriptions retrouvées à Tirucceṉṉampūṇṭi, les reines du terroir donnent en tamoul au dieu d’un temple dont elles ne mentionnent pas la fondation. Leurs dons sont d’un type différent de ceux des rois Pallava des siècles précédents : ils participent déjà des catégories de dons de la période cōḻa. Une brève revue des donations de reines Pallava – ou pallava puisqu’on ne sait rien de leur dynastie d’origine – met en valeur les caractéristiques d’Aṭikaḷ Kaṇṭaṉ Māṟampāvai.
Donations de reines Pallava ou pallava
26Au début du viiie siècle, les premières reines Pallava connues de l’épigraphie sanskrite en pays tamoul sont deux donatrices de chapelles au Kailāsanātha22. Leurs fondations sont situées en dehors de l’enceinte du bâtiment principal. Répliques du sanctuaire principal, elles apparaissent comme un complément nécessaire à celui-ci23. Plus brèves que l’inscription de fondation du temple, leurs épigraphes participent du même champ littéraire et symbolique. La reine-déesse est belle et dévouée à un époux qui est l’équivalent de Śiva dans un discours épigraphique laudatif d’horizon mythologique. On loue le fondateur du monument, roi ou reines, selon qu’on se situe sur la base du bâtiment central du Kailāsanātha ou sur celle d’une des chapelles extérieures (B, 577-580).
« Du seigneur suprême dont la gloire sans tache s’est répandue avec le nom de Kālakāla [Narasiṃhavarman II], elle fut la bien-aimée profondément chérie,
Comme la fille du Roi des Monts le fut de Parameśvara, dont l’arc révéla sa force dans le meurtre de Pura, dont l’emblème est un taureau, et dont la gloire sans tache s’est répandue avec le nom de Kālakāla. » (trad. Brocquet 1997, p. 577-578).
27L’image de la femme ici présentée est à l’oeuvre dans l’iconographie du Kailāsanātha, à commencer par les somāskandamūrti et les représentations de couple royal qui alternent avec celles-ci sur le mur d’enceinte. Dans ces bas-reliefs, la femme est belle, tournée vers son mari. Ses deux bras marquent qu’en compagnie de celui-ci, la déesse-reine n’a pas besoin de faire la démonstration de ses pouvoirs guerriers. On reste dans le domaine de la mythologie et de l’idéal. Les inscriptions de fondation de reines répondent ici aux nombreux surnoms du roi Pallava qui le désignent par la relation qu’il entretient avec les déesses, la Gaṅgā, la Kāvēri, la Fortune, la Terre, la déesse qui est sœur de Viṣṇu. Ces divinités féminines s’inscrivent parfois déjà dans une mythologie « localisée », une géographie symbolique du pays tamoul, comme lorsque, par exemple, la Kāverī apparaît dans l’inscription de Trichy comme l’équivalent méridional du Gange.
28La plus ancienne inscription connue d’une donatrice Pallava, en prâkrit, est pourtant d’un modèle différent. Dans la deuxième moitié du ive siècle, en Andhra Pradesh, la reine Cārudevī, épouse du yuvamahārāja Buddhavarman, fait un don au Nārāyaṇa de Kūlimahātaraka, à Dālūra, pour augmenter son pouvoir et la durée de sa vie (Mahalingam 1998, no 4)24. Le but du don est mondain ; la partie nommant la reine ainsi que sa titulature est en prâkrit et non en sanskrit. On est ainsi plus proche d’un corpus comme celui de Tirucceṉṉampūṇṭi que des épigraphes du Kailāsanātha : une langue d’usage local apparaît ; le don est fait à une implantation religieuse locale prééxistante. À partir de la fin du viiie siècle, cette catégorie de donations se développe au pays tamoul. Un processus particulier s’y dessine, dont les inscriptions de Māṟampāvai à Tirucceṉṉampūṇṭi apparaissent faire partie25. Neuf inscriptions enregistrent en effet des dons faits par des reines d’un Pallava aux viiie et ixe siècles. La capitale est-elle de mise pour ce qui les concerne ? Dans la majorité des cas, les reines qui suivent sont les épouses locales des rois Pallava et on peut les dire pallava.
29Sur le site d’Āṉāṅkūr (district du South Arcot), Mārattiyār est l’épouse d’un Nayatirapallavāraiyar, qui pourrait être Nandivarman II. L’inscription n’est pas publiée26. Le Report précise qu’il s’agit d’un don d’or pour des lampes perpétuelles.
30La deuxième inscription du corpus ici exploré est la donation de Dharmamahādevī au Mukteśvara de Kāñcīpuram. Donnée en année régnale d’un Nandivarman, Nandivarman II (deuxième moitié du viiie siècle) ou Nandivarman III (début du ixe siècle)27, la date de l’inscription est incertaine. L’épigraphe rapporte le don fait au dieu d’un temple appelé le Dharmamahādevīśvaragr̥ha, un sanctuaire dont le dieu comporte le nom du fondateur dans sa propre titulature, selon un processus bien attesté à l’époque pallava pour les donateurs de genre masculin. Dharmamahādevī est donc certainement la fondatrice de ce temple, dans lequel elle donne pour établir un rituel d’adoration : arcāna, service de tambours, récitations de mantra et service de nourriture en l’honneur du dieu. Elle donne aussi quinze femmes, dont les noms sont énumérés mais la fonction n’est pas précisée.
31L’épigraphe est en tamoul28. Appelée Mahādevī, « grande reine », la donatrice s’y exprime à la première personne du singulier tout comme Māṟampāvai à Tirucceṉṉam pūṇṭi. La titulature de la donatrice et l’importance des donations font considérer qu’il s’agit d’une reine, épouse donc de Nandivarman II, ou de ce Nandivarman III qui est le seigneur de Māṟampāvai. La liste des noms des femmes qui occupe le quart de l’inscription et un espace bien défini dans celle-ci – sur une seule des quatre lignes – confère à l’épigraphe un caractère de féminisation particulier. La donation se situe entre les inscriptions de fondation des sanctuaires royaux Pallava antérieurs et les inscriptions enregistrant des dons qui se multiplient au ixe siècle : il ne s’agit pas d’une inscription de fondation mais le lien entre le donateur et le sanctuaire lui-même est explicité par le nom du dieu qui n’est donc pas « local ». Tout comme Māṟampāvai à Tirucceṉṉampūṇṭi, la reine est ici préoccupée d’organiser le culte du dieu29. Peut-être devrait-on lui attribuer la capitale dont sont ici pourvues les donatrices jusqu’au viiie siècle, mais le patronage qu’elle exerce indique qu’elle participe pleinement de la catégorie des reines que leurs inscriptions situent en dehors de la sphère proprement royale de Kāñcīpuram. Elle incarne une forme de transition entre les unes et les autres.
32Les inscriptions ensuite connues datent toutes du ixe siècle de façon certaine. Les premières d’entre elles sont celles de Māṟampāvai à Tirucceṉṉampūṇṭi. Il faut ajouter ici les deux autres inscriptions où Māṟampāvai apparaît, à Niyamam à quelques kilomètres de là30. La reine qui apparaît à Tirucceṉṉampūṇṭi relève donc de façon très substantielle de la catégorie des reines pallava du ixe siècle dont elle constitue plus de la motié des attestations… Trois autres reines cependant lui sont très semblables.
33Comme l’ensemble des inscriptions de reines de la fin de la période des Pallava en pays tamoul, l’épigraphe qui enregistre le don de Kāṭavaṉ Mātēviyār, reine de Nr̥patuṅgavarman (dont des années régnales situent dans le temps les inscriptions no 5-8 et 12 de Tirucceṉṉampūṇṭi), en 880 selon la chronologie adoptée par T. V. Mahalingam, est en tamoul31. La reine donne pour nourrir le dieu (et ses dévots) et pour qu’une certaine quantité de beurre clarifié, nécessaire à l’entretien des lampes du dieu, soit versée chaque année. Le don est fait au dieu (uṭaiyār, le Possesseur littéralement) de Tiruvālaṅkāṭu, dont l’ensemble de la titulature est en tamoul, sans comporter un mahādeva d’origine sanskrite comme à Tirucceṉṉampūṇṭi
34Un peu plus tard dans le règne du même Nr̥patuṅgavarman, une inscription (en 891 selon T. V. Mahalingam), enregistre que Vīramahāteviyār, reine (tēviyār) de Nr̥patuṅgavarmana fait célébrer des sacrifices de tradition védique, hiraṇyagarbha et tulābhāra, à Tirukkōṭikāval32. Les intérêts de l’or donné au temple sont destinés à octroyer une certaine quantité de riz et de beurre clarifié à ceux qui accomplissent le service dans le temple. Cette fois le dieu portait sans doute aussi le nom-titre de mahādeva : mahā- apparaît à la fin de la première ligne de l’inscription, recouverte par une construction ultérieure. Ce terme est précédé du locatif tirukkōṭikāvil, « à Tirukkōṭikāvu », qui correspond au nom moderne du village où se dresse le temple, Tirukkōṭikāval.
35En 902, à Tiruvoṟṟiyūr, une reine d’Aparājitavarman, l’un des successeurs de Nr̥patuṅgavarman, Mādevī Aṭikaḷ, donne de l’or pour l’entretien d’une lampe perpétuelle au Mahādeva de Tiruvoṟṟiyūr33
36Ces épigraphes du ixe siècle enregistrent donc des donations faites à des dieux dont les ensembles sacrés semblent antérieurs. Les reines donnent aux divinités de tel ou tel lieu et participent d’une vie religieuse locale. La plupart des donations concernent la vie rituelle du temple : fêtes, dons de nourriture, et de lampe. Il s’agit toujours d’affirmer sa dévotion au dieu du lieu par l’intermédiaire de rites. Le don s’anime, pour persister « tant que durent la lune et le soleil ». D’autre part, si la Dharmamahādevī de Kāñcīpuram et la Vīramahādevī de Tirukkōṭikkāval portent un nom sanskrit en accord, respectivement, avec la fondation d’un temple et la célébration de sacrifices de tradition védique, les noms que portent Mārattiyār, Kāṭavaṉ Mātēviyār et Mādevī Aṭikaḷ font, comme celui de Māṟampāvai, au tamoul une large part. De même que Māṟampāvai également, aucune de ces reines n’apparaît dans l’épigraphie sanskrite et si elles se définissent comme reines Pallava, les inscriptions enregistrant leurs donations sont les seuls témoignages d’un tel statut.
37On constate donc l’implantation proprement locale de ces reines du terroir. Je considère pour ma part ces donatrices de haut rang comme une charnière entre l’univers royal dont elles se réclament et le monde local dans lequel elles s’expriment. Ce sont des personnages locaux, y compris Dharmamāhadevī que le reste du corpus fait situer à Kāñcīpuram même, enracinés dans la région dont elles proviennent sans doute et dont, sous une forme matrimoniale attendue, elles assurent le lien avec le roi et son royaume. Le territoire limité de la reine rappelle certaines spécificités de la représentation du Rāmāyaṇa à Tirucceṉṉampūṇṭi. Sīta est toujours éplorée lorsqu’elle voyage, en des contrées qui s’avèrent le plus souvent éprouvantes, peuplées de monstres. Le cycle du temple de Tirucceṉṉampūṇṭi met l’accent sur l’errance de la reine qui traverse le Gange et la Yamunā. Femme qui franchit des rivières marquant les limites de son royaume, Sītā n’en est pas heureuse et ces scènes caractéristiques du Rāmāyaṇa au Cōḻanāṭu m’apparaissent comme un écho d’une réalité sinon historique, du moins symbolique34. L’épouse n’est-elle pas l’incarnation d’un lieu circonscrit ? Sa représentation symbolique pourrait bien à mon sens être l’écho d’une réalité politique fort concrète.
38Lorsqu’on replace ces reines locales sur l’arrière-plan de l’épigraphie royale du pays tamoul au ixe siècle, elles s’avèrent plus importantes encore. Types de donation, de divinité mentionnée, de donateur, formulaires utilisés et langue employée – un grand nombre de ces éléments nouveaux signale la montée en puissance des régions dans l’empire pallava. Les reines locales en sont un autre signe. En effet, leurs épigraphes constituent en fait la moitié du corpus des donations royales pallava du ixe siècle. Les femmes sont beaucoup plus présentes qu’auparavant dans le domaine royal : au viiie siècle, pour donner un exemple, seules sont certaines les deux inscriptions de reines du Kailāsanātha de Kāñcīpuram, alors qu’on compte plus d’une cinquantaine d’inscriptions enregistrant des dons de roi. Au ixe siècle, alors même que l’épigraphie sanskrite décline tout comme le nombre de donations royales, les reines se font aussi présentes que les rois dans les inscriptions. On constate en outre qu’à partir du roi Nandivarman II (deuxième moitié du viiie siècle) les généalogies royales en sanskrit leur font une place, comme dans les tablettes de Vēlūrpāḷaiyam :
« Ce roi plein de fermeté eut pour reine favorite Revā, née du meilleur des rois, pareille à la Revā, née de la plus haute montagne. / En son sein naquit celui qui […] La fille du souverain renommé qui fut l’ornement de la lignée des Kadamba, du premier parmi les héros, du grand roi resplendissant des Pallava / De ce maître de la terre devint la reine favorite, elle qui porte le nom d’Aggaḷanimmaṭi et qu’on connaît pour la pureté de son lignage – comme Gaurī devint celle du vainqueur des cités / Celle-ci enfanta le resplendissant Śrī-Nandivarman, comme l’aurore engendre l’astre éclatant ; comme Ambikā enfanta Kumāra, armé de sa lance prodigieuse, elle enfanta ce prince, doté d’une puissance prodigieuse ; Elle enfanta ce vainqueur, comme Śacī enfanta le victorieux Jayanta. […] Son père d’une pure intelligence Comme le maître des paroles, se nommait Śiva Dāśa ; sa mère, alourdie du poids de ses vertus, telle la terre, était Dreṇamaṇi. » (trad. Brocquet 1997, p. 714-716).
39« Reine favorite », « fille du souverain renommé », d’un lignage pur, « mère », femme enfantant… cet extrait permet d’évaluer l’importance prise par les ascendants féminins. Ils disposent dorénavant d’une généalogie et d’un éloge propre35. L’épigraphie royale sanskrite sur tablettes recoupe ainsi le témoignage des inscriptions pariétales en tamoul : à partir du ixe siècle, les reines sont bien plus visibles.
40Le site de Tirucceṉṉampūṇṭi s’avère ainsi typique d’abord d’une certaine période de l’empire Pallava. C’est alors qu’un Pallava fait, peut-être, une donation à Tirucceṉṉampūṇṭi en effet – mais dans le même temps une reine en fait, de façon certaine, deux. Le nombre des donatrices sur le site de Tirucceṉṉampūṇṭi se comprend aussi dans cette perspective d’un ixe siècle qui fait la part belle au tamoul, aux divinités locales, et aux femmes.
41Māṟampāvai se détache d’un tel ensemble. Sa titulature n’a pas d’équivalent dans les autres inscriptions de reines Pallava ou pallava, ces « Pallava du terroir » dont on a dressé la liste ; on la retrouve en revanche associée au roi lui-même à Tirucceṉṉampūṇṭi et à Niyamam. Les autres reines pallava connues ne font qu’une seule et unique apparition épigraphique. Mais Māṟampāvai apparaît dans deux autres sanctuaires voisins de Tirucceṉṉampūṇṭi. Présentant une autre facette de la reine pallava, ceux-ci permettent de pénétrer plus en profondeur dans un « terroir » qui éclaire nombre d’aspects du Caṭaiyar. Il met aussi en lumière un autre phénomène, qui ressemble fort à un processus de shivaïsation du territoire ou, si l’on adopte une autre perspective, d’intégration de divinités locales dans un schéma religieux de plus grande ampleur.
Māṟampāvai à Niyamam
42La donatrice royale de Tirucceṉṉampūṇṭi apparaît à Niyamam, à quelques kilomètres de Tirucceṉṉampūṇṭi, où elle fit graver des inscriptions dans deux sanctuaires. Niyamam constitue l’un des sites majeurs des Muttaraiyar, peut-être leur capitale (que certains situent à Centalai à quelques km de là). K. A. Nilakanta Sastri consacre deux lignes à la dynastie des Muttaraiyar dans son ouvrage sur les Cōḻa. M. S. Govindasamy (1965), K. G. Krishnan (1970) et K. V. Soundara Rajan leur ont accordé plus d’attention36. Le territoire de cette dynastie correspond avec les hautes eaux du delta de la Kāvēri. Il s’étendrait de Nārttāmalai au sud jusqu’à Kīḻaiyūr-Mēḻappaḻuvūr au nord (Krishnan 1970, p. 72 ; Subbarayalu 1973, p. 74-75). La période d’apogée des Muttaraiyar précède immédiatement la fondation de l’empire cōḻa par Vijālayacōḻa, à partir du milieu du ixe siècle Durant un siècle et demi, les Muttaraiyar restent les maîtres de cette partie centrale du Cōḻanāṭu et de cette partie du territoire qu’on appelle dans les inscriptions le Kōnāṭu, le Pays des rois, à l’ouest des quatre collines, et dont la part méridionale recouvre la partie nord du territoire pāṇṭiya. Le plus célèbre des sanctuaires Muttaraiyar est le temple shivaïte de Nārttāmalai37. Il présente un Vīṇadhara assis au sud, sur le toit, qui tisse un lien avec le Caṭaiyar de Tirucceṉṉampūṇṭi où l’on a vu que le dieu musicien à la vīṇā était si particulier (supra, p. 161-164). Les inscriptions les plus anciennes du temple sont datées en années régnales du Pallava Nr̥patungavarman, qui sert également de référence aux dernières inscriptions pallava de Tirucceṉṉampūṇṭi38.
43Māṟaṉ est l’un des surnoms favoris des Muttaraiyar (cf. Kuvāvaṉ Māṟaṉ, Māṟaṉ Parameśvaṟan, Cuvaṟan Māṟaṉ). Ce sont des alliés traditionnels des Pallava et des alliances matrimoniales sont attestées entre les deux dynasties39. Māṟampāvai pourrait donc être une Muttaraiyar. Son nom peut se comprendre comme celui de la Princesse Māṟaṉ, ou de la fille du Māṟaṉ. Le mariage dont fait état la donatrice de Tirucceṉṉampūṇṭi aurait conforté des liens plus anciens. Elle pourrait avoir été également à l’œuvre à Niyamam où le Māṟaṉ est assurément un Muttaraiyar.
44Niyamam comportait depuis, peut-être, le viiie siècle et, de façon certaine à la fin du ixe et jusqu’au xiiie siècle, deux sanctuaires différents. Le plus récent est un temple shivaïte qui s’y dresse toujours, et dont le nom moderne est l’Airāvateśvara. Le plus ancien est un temple à une déesse, une niyamamākāḷattup paṭāriyār, la « Paṭāri Mākāḷam de Niyamam », un titre bien particulier sur lequel je reviendrai. Cette déesse n’est connue qu’à travers des inscriptions gravées sur des piliers transportés dans le site d’un autre temple, shivaïte, le Sundareśvara de Centalai, à 4 km de là40. D’après les inscriptions disponibles sur les piliers transportés et sur l’Airāvateśvara lui-même, ce temple à Śiva et le temple de la Piṭāri existaient tous deux à Niyamam au ixe siècle ; un sanctuaire à la Piṭāri existait au viiie siècle, mais rien n’est prouvé en ce qui concerne l’Airāvateśvara pour cette période. Les inscriptions les plus anciennes des piliers du temple de la piṭāri sont très différentes d’aspect et de contenu de celles de l’Airāvateśvara. Il s’agit d’un ensemble exceptionnel, attestant l’existence d’un tamoul épigraphique littéraire parallèle à la tradition du Caṅkam, témoignant de la mise en relation des corpus épigraphiques sanskrit et tamoul, et, enfin, d’une écriture quasi calligraphique du tamoul ancien au viiie siècle41. « Notre » princesse ou fille du Māṟaṉ, Māṟampāvai, apparaît aux côtés mêmes du « Māṟaṉ », le Muttaraiyar dont ces inscriptions font l’éloge. Son inscription de donation n’a pas la nature calligraphique des épigraphes royales. Mais elle est gravée dans la continuité de celles-ci et sa paléographie n’est pas non plus celle de la période cōḻa, bien représentée sur le site de Centalai où les piliers ont été transportés.
45C’est sans doute au ixe siècle que Māṟampāvai fit une donation à la piṭāri de Niyamam. Son inscription de donation à la déesse présente en effet bien des traits communs avec celles des deux temples shivaïtes où la même donatrice apparaît, l’Airāvateśvara de Niyamam et le Caṭaiyar de Tirucceṉṉampūṇṭi. Mais l’épigraphie de ces deux derniers temples a beaucoup plus en commun qu’aucun des deux avec l’inscription à la piṭāri. L’inscription de l’Airāvateśvara est même si semblable à l’épigraphe no 4 de Tirucceṉṉampūṇṭi qu’on dirait un formulaire type adapté en fonction de tel ou tel lieu. Or donné pour la fondation d’une fête des équinoxes, injonctions à propos du bain à donner au dieu, nourriture dont on dote des brahmanes, les dévots et ceux qui font le service dans le temple… Toutes les formules, tous les termes se retrouvent de l’épigraphe de Tirucceṉṉampūṇṭi à celle du temple shivaïte de Niyamam. Dans ce dernier, comme à Tirucceṉṉampūṇṭi, la reine utilise la première personne et se présente avec comme l’épouse d’un roi des illustres Pallava. Voici « Moi, l’honorable Aṭikaḷ Kaṇṭaṉ Māṟampāvai, grande reine du Pallava Nantippōttaraiyar, de l’illustre famille des Pallava ». Les détails financiers et la nomination d’un individu rattaché au temple et chargé de remettre la donation sont seuls à établir une différence entre Tirucceṉṉampūṇṭi et Niyamam42. Le nom du dieu est également distinct, mais il participe dans l’un et l’autre lieu d’une même catégorie de divinités.
46Le nom de la divinité manque dans l’inscription de Māṟampāvai dans l’Airavateśvara de Niyamam. Il est lacunaire dans la seule autre inscription publiée du site (SII 6.451), où, l’on voit cependant à quel type de titulature divine on a affaire : « tirukkām… ttu mahā… rku ». Il s’agit donc comme à Tirucceṉṉampūṇṭi d’un nom préfixé par tiru-, où mahādeva ([mā]t[e]vaṟkku, l. 1 en SII 3.94 ; mahā en SII 6.451, lacunaire ensuite), forme le deuxième terme du composé désignant la divinité du temple. Ce dieu est un Śiva, ce qui correspond au culte actuel et à l’iconographie de l’Airāvateśvara43. Il s’agit d’un de ces Śiva du lieu, tels ceux que le Tēvāram chante à loisir et dont le dieu de Tirukkaṭaimuṭi est un autre exemple – mais aucun hymne du Tēvāram n’est aujourd’hui associé au site de Niyamam (ni à celui de Centalai où le nom du dieu enregistré dans les épigraphes, le Śiva de Peruntuṟai, pourrait cependant correspondre à l’un des hymnes de l’anthologie). On remarque cependant que dans l’inscription de Māṟampāvai à Niyamam, on désignait le dieu par une forme tamoulisée, māteva, écrite en caractères tamouls, et non par la forme sanskrite mahādeva, courante à Tirucceṉṉampūṇṭi et utilisée dans la deuxième inscription publiée de Niyamam. L’inscription de donation de Māṟampāvai s’insérait-elle dans un contexte où le tamoul s’impose plus encore ? Il peut s’agir d’une simple variante de lapicide. Cependant les computs utilisés sur les deux sites de Tirucceṉṉampūṇṭi et de Niyamam vont aussi dans le sens d’une adaptation à des complexes distincts d’un site à l’autre.
47En effet, s’il manque le début des deux inscriptions de Tirucceṉṉampūṇṭi où Māṟampāvai apparaît comme donatrice, tout porte à croire que cette reine pallava y a utilisé un comput pallava. Sur toutes les autres inscriptions mentionnant les Pallava dans le site, sur le piédroit du temple et sur les piliers de granite, c’est bien en années régnales pallava qu’on a daté. Ces deux inscriptions de Māṟampāvai apparaissent ainsi dans l’ouvrage de T. V. Mahalingam, pour qui il ne fait pas de doute qu’on a bien affaire à des inscriptions datées dans une année régnale pallava.
48Mais à Niyamam, il est certain que Māṟampāvai utilise un calendrier cōḻa44. L’inscription de donation de l’Airāvateśvara est datée dans l’année de règne d’un [kovirāca] keśari, surnom porté par les rois cōḻa45. Quant à la deuxième inscription en provenance de Niyamam où Māṟampāvai apparaît en donatrice mais cette fois à la piṭāri, elle est datée de la dix-huitième année du règne d’un rājakeśari. Cette deuxième épigraphe est étrange car aucune titulature n’y accompagne le nom de la donatrice, un simple Māṟampāvai. Il est rare qu’une épigraphe ne mentionne pas l’époux, ou le père, ou le frère, ou encore une région d’origine d’une donatrice. La simplicité du nom de Māṟampāvai pourrait en l’occurrence signaler que Māṟampāvai fut une personne qu’elle ne peut plus ou qu’elle ne veut pas désigner. L’épigraphe de l’Airāvateśvara n’est-elle pas plus étrange en définitive qui associe une titulature de reine Pallava à une date en année régnale cōḻa ? L’importance de la donation à la piṭāri semble pourtant bien d’une reine. Elle est considérable en effet puisqu’il s’agit de 12 mesures d’or (par comparaison, les donations faites aux formes shivaïtes à Tirucceṉṉampūṇṭi et à l’Airāvateśvara sont de six mesures un quart et cinq mesures d’or, respectivement). Pour le reste, enregistrant un don pour une lampe perpétuelle, l’inscription à la piṭāri de Niyamam ressemble à des milliers d’autres. Māṟampāvai agit ici comme une dévote commune de la déesse, mais d’un considérable poids financier. Elle donne moins quand elle s’identifie en tant que reine Pallava et donne à Śiva. Les deux éléments seraient-ils liés ? Il est possible que la dévotion à la déesse, plus ancienne et dynastique, ait eu la préférence de celle qui fut peut-être, comme l’on va maintenant le considérer, « la fille du Māṟaṉ ».
49On constate d’abord que la reine qui se présente comme appartenant à « la lignée illustre des Pallava » utilise un comput cōḻa à l’Airāvateśvara de Niyamam. Peut-être l’utilisation de ce calendrier signale-t-elle la défaite des Pallava, vaincus par les Cōḻa. Une fois la région passée sous contrôle cōḻa, Māṟampāvai en utiliserait les années régnales : les inscriptions de Niyamam seraient simplement plus tardives que celles de Tirucceṉṉampūṇṭi. Elles tendent à confirmer que cette reine du terroir est Muttaraiyar d’origine : proximité du territoire des Muttaraiyar par rapport à Tirucceṉṉampūṇṭi et apparition effective de Māṟampāvai dans celui-ci s’ajoutent ici aux liens de Tirucceṉṉampūṇṭi avec les Muttaraiyar qu’atteste l’épigraphe de datée en année régnale d’un Muttaraiyar (no 11). Gravée sur un pilier dont les autres épigraphes sont datées en années régnales pallava, cette inscription témoigne d’une forme d’alliance entre Pallava et Muttaraiyar qui correspond à ce que l’on sait par ailleurs de ces deux dynasties46. Au ixe siècle, les Pallava combattent les Pāṇṭiya, les Irukkuvēḷ, les Cōḻa. Il est peu probable que le roi épouse l’une de leurs princesses.
50Gravée lors du règne d’Āditya I, l’inscription de l’Airāvateśvara pourrait donc intervenir une fois la région passée au contrôle des Cōḻa, sous le règne d’Āditya I, portant le surnom de rājakeśari, prédécesseur de Parāntaka I, le Cōḻa le plus référencé des inscriptions de Tirucceṉṉampūṇṭi. Dans l’inscription du temple à la piṭāri de Niyamam, dans la 18e année d’Āditya I (rājakeśari), c’est-à-dire en 889-890, ce contrôle serait plus marqué encore et la donatrice passerait dorénavant sous silence son appartenance à la famille des Pallava. Cette dernière épigraphe contient bien d’autres informations et il ne s’agit là que d’une des hypothèses possibles.
51Tout d’abord, la paléographie de l’épigraphe enregistrant la donation faite par Māṟampāvai à la piṭāri de Niyamam47 n’a pas le caractère calligraphique des éloges de la déesse du viiie siècle48. Elle est moins originale et peu soignée. Le contenu ensuite en est tout autre puisque don d’or destiné à une lampe perpétuelle brûlant en l’honneur de niyamamākāḷattup paṭāriyārkku. Il s’agit pourtant assurément de la même divinité en l’honneur de laquelle ont été rédigés les éloges épigraphiques du viiie siècle et à laquelle le royal époux de Māṟampāvai lui-même, Nandivarman III, fit un don au ixe siècle (SII 6. 447)49, enregistré sur un pilier du même type que celui où se trouve gravée la donation de Māṟampāvai. De plus, si dans le temple de la déesse de Niyamam, la reine s’efface pour ainsi dire, le formulaire utilisé pour dater l’épigraphe de son époux royal est particulier. Il met pour sa part l’accent sur le donateur :
« Salut ! Prospérité ! La douzième année, Nantippōttaraiyar qui a vaincu à Teḷḷāṟu, à la piṭāri de Niyamamākāḷam… »50.
52Dans un formulaire type, le nom du roi apparaît après la mention de l’année et pourvu du suffixe-kku indiquant qu’il s’agit de dater l’inscription. Mais Nantippōttaraiyar n’est ici pourvu d’aucun suffixe. Précédé de l’épithète teḷḷāṟṟu eriñca, celui qui a vaincu à Teḷḷāṟu, permettant son identification, le Pallava est placé entre la mention de l’année et celle de la donation, faisant double emploi : le roi donne une date et indique un donateur. La formule ici employée est particulière. Elle résonne tout particulièrement dans la région où l’on se trouve, où les formulaires épigraphiques mentionnant roi et date varient d’un site à l’autre. Nous verrons un peu plus loin que cette ambiguïté est bien illustrée à Tirucceṉṉampūṇṭi même, où l’on considère aujourd’hui le roi comme un donateur étant donné l’absence de mention d’un donateur dans l’inscription (infra, p. 243).
53Là encore supposer que l’utilisation des années régnales repose sur une chronologie peut rendre compte du phénomène. C’est dans la douzième année de son règne que Nandivarman III fit une donation à la déesse de Niyamam et dans la dix-huitième année de son règne qu’il en fit une au dieu de Tirukkaṭaimuṭi. Si l’on adopte la chronologie des Pallava suivie par T. V. Mahalingam, cette dernière donation date de 864. Entre 864 et 889, date de l’inscription de Māṟampāvai à la déesse de Niyamam, le pouvoir des Cōḻa serait devenu plus considérable que celui des Pallava.
54Mais les dieux et la déesse auxquels s’adresse la donatrice à Tirucceṉṉampūṇṭi et à Niyamam semblent de nature bien différente. Une telle différence serait-elle pour partie à l’origine des variations de présentation de la donatrice dans les inscriptions ? Māṟampāvai a en effet donné dans trois sanctuaires et les sanctuaires de Niyamam aident à mieux cerner le grand dieu de Tirukkaṭaimuṭi.
Temples de Niyamam
55L’Airāvateśvara de Niyamam est toujours en activité au contraire du temple à Śiva de Tirucceṉṉampūṇṭi. Plusieurs éléments indiquent une forme de continuité du culte depuis sa fondation. Le temple est gravé de nombreuses inscriptions de la période cōḻa (inédites). Les statues de ses niches sont postérieures au xiiie siècle tandis que le couronnement du temple paraît avoir conservé la plupart de ses sculptures d’origine. L’on y voit Brahmā au nord, Śiva enseignant au sud, ainsi qu’une série de divinités ou de dévots portant une fleur dans un style sobre et apaisé qui ressort du premier art cōḻa.
56De telles figures n’appartiennent pas aux couronnements des temples pallava. Le soubassement est paré de frises de panneaux sculptés suivant le modèle observé à Tirucceṉṉampūṇṭi, mais sans comporter un cycle consacré au Rāmāyaṇa et avec une iconographie plus stéréotypée qu’à Tirucceṉṉampūṇṭi. Le rare ondoiement de la déesse terrible également ici représenté par exemple est d’une iconographie moins originale. La posture de la déesse dont pend l’une des jambes ressemble peu à celle d’une Lakṣmī et rappelle les déesses terribles assises, telle celle qui embroche un ennemi tombé à ses pieds représentée à Tirucceṉṉampūṇṭi et à Niyamam51.
57L’un de ces deux temples fut-il fondé avant l’autre ? Celui de Tirucceṉṉampūṇṭi paraît plus ancien mais il a perdu beaucoup de son couronnement, tandis que les statues des niches ont disparu à Niyamam ; l’inscription de Māṟampāvai est gravée sur un pilier à Tirucceṉṉampūṇṭi, et sur un mur à Niyamam. Le temple de Niyamam paraît ainsi indiscutablement plus tardif. Cependant les multiples additions et remaniements propres aux temples en activité sont pour beaucoup dans cette apparence et Māṟampāvai atteste de la proximité chonologique des deux sites dans la deuxième moitié du ixe siècle ou au début du siècle suivant. Le Sundareśvara de Centalai, est également comparable à ces deux sanctuaires52. Proche de Niyamam, il participe bien de l’orbite des Muttaraiyar puisqu’on y a transporté les piliers du temple à la piṭāri de Niyamam. Le sanctuaire qui en est le cœur relève du ixe siècle et c’est également là qu’on a rassemblé des statues dont certaines de style pallava tardif comme le grand Śiva assis (supra, p. 132-134). Nombre d’éléments rassemblent les trois sites.
58Les temples de Tirucceṉṉampūṇṭi et de la déesse de Niyamam comportaient tous deux des piliers en granite, portant chacun plusieurs inscriptions d’époque différente, dressés dans des ensembles construits partiellement en matériaux périssables53. Si le temple de Tirucceṉṉampūṇṭi a été élevé en pierre à la fin du ixe siècle ou au début du xe, c’est à peu près au même moment qu’on élevait un premier état en pierre de l’Airāvateśvara de Niyamam, le parant entre autres de frises sur le soubassement comparables à celles de Tirucceṉṉampūṇṭi. Pour ce qui concerne le contenu des inscriptions, les ressemblances sont également nettes.
59Notons tout d’abord que dans les trois sites de Centalai, de Niyamam et de Tirucceṉṉampūṇṭi, la proportion de donatrices est importante54. Ensuite, un roi du nom de māṟañcaṭaiyaṉ fournit un comput utilisé à la fois dans l’une des inscriptions à la déesse de Niyamam (ARE 1899.10 ; 10e année de règne) et dans l’une des inscriptions du Sundareśvara de Centalai (ARE 1899.9 ; 16e année de règne). Cette dernière est gravée sur une pierre qui pourrait être un remploi, mais elle rapporte une donation au dieu de Peruntuṟai, qui est bien la divinité du Sundareśvara dans les autres inscriptions aujourd’hui disponibles pour ce temple à Centalai55. Les deux temples au peruntuṟai mahādeva de Centalai et à la mākāḷam piṭāri de Niyamam ont donc eu une période d’existence contemporaine. Quant à Māṟañcaṭaiyaṉ, il s’agit d’un titre Pāṇṭiya qui apparaît régulièrement dans les inscriptions des Pāṇṭiya entre la fin du viiie et la fin du ixe siècle56.
60Outre le Muttaraiyar fondateur du temple de la piṭāri de Niyamam, nommé Perumpiṭugu Muttaraiyaṉ Cuvaraṉ Māṟaṉ, un Muttaraiyar du nom de Iḷaṅkomuttaraiyar a fait une donation à la piṭāri de Niyamam57. Or c’est le même nom qui fournit le comput de l’inscription de Tirucceṉṉampūṇṭi datée en année régnale muttaraiyar. La donatrice de cette dernière épigraphe est l’une de ces tēvaṉār makaḷ « filles divines » pour lesquelles le territoire d’origine paraît être d’une importance particulière et elle est, précisément, originaire d’Ariñcikaipuram de Niyamam, c’est-à-dire d’une localité liée dans cette inscription au Niyamam des Muttaraiyar (inscription no 11 ; supra, note 15, p. 207-208).
61Le Pallava Nandivarman III a fait une donation à Tirucceṉṉampūṇṭi (inscriptions no 1 et 2) et une à la déesse de Niyamam58. Son épouse, Māṟampāvai a fait des donations au mahādeva de Tirucceṉṉampūṇṭi, au mahādeva de Niyamam et à la déesse de Niyamam. Enfin on a affaire à Tirucceṉṉampūṇṭi à un temple abandonné, peut-être dès le xe siècle, dont un premier état est représenté par des piliers dont on ignore comment ils s’inséraient dans l’ensemble édifié dans la première moitié du xe siècle. À Niyamam, d’un temple à une déesse, fondé au viiie siècle ne restent que des piliers inscrits. La toute dernière épigraphe que nous possédons en provenance de ce site est celle de la donatrice « Pallava » de Tirucceṉṉampūṇṭi.
62Ainsi les liens entre les trois sites ne se résument pas à ceux qu’induirait leur proximité géographique. L’on voit s’entrelacer dans les sanctuaires les dynasties à partir desquelles on détermine l’espace et le temps des productions artistiques. Pallava, Muttaraiyar, Cōḻa, Pāṇṭiya… les sites se répondent sans qu’on puisse déterminer si le fait de dater dans une l’année régnale de telle dynastique signifie que celle-ci contrôle le territoire ou que le donateur y est présenté comme rattaché à celle-ci. Les divinités auxquelles on s’adresse sont d’un lieu précis et la disparition dans le paysage dévotionnel de la région de la déesse de Niyamam et du dieu de Tirukkaṭaimuṭi constitue l’un des traits communs les plus étonnants de ces deux sites. Les divinités qui y étaient adorées permettent-elles de comprendre ces abandons ?
63Le temple à la Piṭāri de Niyamam était une fondation dynastique. Le Muttaraiyar qui l’a fondé se présente comme un roi – et quel roi ! On dispose ici d’une inscription de fondation. Entièrement en tamoul, elle est l’équivalent des inscriptions de fondation sanskrites des temples établis par les Pallava :
« Les places (ūr) qu’a conquises [le Muttaraiyar] et les noms qu’il porte ainsi que les noms de ceux qui ont composé les poèmes en son honneur ont été gravés sur les piliers (tuṅka) ».
64Les inscriptions gravées sur les piliers alentours enregistrent conquêtes et surnoms du Muttaraiyar, en vers dont les auteurs sont nommés.
65Dans ce contexte bien royal qui suppose une forme de cour où des poètes élaborent le panégyrique du roi, une relation privilégiée est établie entre un roi et une déesse. L’association entre rois et déesse de Niyamam se poursuit au ixe siècle avec l’inscription de Nandivarman III. Entre ces deux épigraphes, l’alliance des deux dynasties Pallava et Muttaraiyar, s’opposant toutes deux aux Pāṇṭiya, est mise en scène dans plusieurs des poèmes épigraphiques gravés sur les piliers du temple à la déesse de Niyamam.
« Lorsque les forces compactes du Mīṉavan (le Pāṇṭiya) entamèrent le combat contre le valeureux Pallava… » ;59
« Le jour où, pour assurer la destruction du Pāṇṭīya et donner la victoire au Pallava, le Māṟaṉ… »60.
66Le Pāṇṭiya est assurément l’ennemi sur lequel ces poèmes placent l’accent :
« Là où reposent les nuages, à Tiṅkalūr, l’orgueil du Méridional (le Pāṇṭiya) fut détruit… » ;61
« Māṟaṉ qui fit entrer dans le feu les épouses du Méridional (le Pāṇṭiya)… »62.
67Mais le Muttaraiyar Māṟaṉ a également combattu les Irukkuvēḷ :
« … le Māṟaṉ-roi, souverain de Tañcai (Tanjore) dont la chevelure enivre, parfumée qu’elle est des fleurs du Vākai, a vaincu Koṭumpāḷūr… »63
68et la « fraîche Koṭumpai aux murs fortifiés » est détruite. Quant aux gens du Kōnāṭu,
« … emportés par l’étincelante épée du Māṟaṉ guerrier, dont la main est connue pour sa générosité, les gens du Kōnāṭu cherchèrent refuge dans les monts dont les hauts sommets constituent le territoire des dieux… ».
69Enfin, « Le Cēra est ébranlé… »64. Aucune inscription de ce type n’a été retrouvée dans les temples à Śiva de Niyamam et de Tirukkaṭaimuṭi, ni dans ceux des environs, y compris à Centalai. Une seule des inscriptions d’un temple à Śiva, celui de Centalai (au dieu de peruntuṟai, la « grande place », la capitale ?) pourrait dater du viiie siècle. Encore la date en est-elle incertaine.
70Ainsi la divinité la plus ancienne et la plus importante de cette région placée dans l’orbite des Muttaraiyar semble bien être une divinité féminine, la piṭāri de Niyamam. Fors ses piliers transportés à Centalai comme si ce temple shivaïte était propre à en absorber la sacralité, son temple a disparu.
71La plus ancienne et la plus considérable des donatrices de Tirucceṉṉampūṇṭi, temple abandonné, est le dernier donateur connu de la piṭāri de Niyamam. L’abandon du site de la piṭāri de Niyamam et la deuxième période de construction du site de Tirucceṉṉampūṇṭi ont eu lieu à la fin du ixe siècle ou durant la première moitié du xe siècle. C’est au même moment qu’apparaissent les temples à Śiva de Niyamam et de Centalai, toujours actifs aujourd’hui.
72Qui sont ces dieux – et cette déesse disparue ?
La déesse de Niyamam
73La déesse à laquelle était dédié le temple de Niyamam est une paṭāri dans l’inscription qui évoque la fondation de son kōyil, son temple ou son palais, c’est-à-dire sa résidence, kō étant en tamoul la désignation du souverain et kōyil signifiant, littéralement, là où se trouve le roi. Dans les inscriptions relevant du groupe postérieur des épigraphes du fondateur du temple au viiie siècle, l’une, datée dans le règne d’un Pāṇṭiya, kōmāṟañcaṭaiyaṉ, et les deux autres, enregistrant les donations de Nandivarmam III et de Māṟampāvai gravées, l’une sur le pilier de Kōmāṟañcaṭaiyaṉ, la seconde sur un autre pilier, la déesse est appelée niyamamākāḷattu piṭāriyār (SII 6.446 ; SII 6.447 et SII 6. 449). L’interprétation du terme piṭāri ou paṭāri est complexe, celle de l’expression niyamamākāḷattu plurielle.
74Les inscriptions de Niyamam sont parmi les premières connues à utiliser le terme piṭāri. Dans l’épigraphie tamoule, paṭāri / piṭāri peut apparaître seul ou sous la forme Kāḷapiṭāri, dont le mākāḷattu piṭāri ultérieur est peut-être une variante. Dès le ixe siècle, piṭāri désigne des déesses qu’on se situe en contexte hindou, bouddhique ou jaïn, mais s’applique aussi aux donatrices. Une paṭāri est une femme d’importance (cf. Orr 2005)65. L’addition de mā, du sanskrit mahā, grand, semble indiquer une déesse de plus d’envergure qu’une « simple » piṭāri, tandis que le champ sémantique d’un kāḷam substantif est large66. Le cas oblique en-ttu pourrait indiquer une relation syntaxique entre piṭāri et kāḷam. Une telle séquence exprime souvent une relation entre une divinité et un lieu, pourvu de la terminaison de l’oblique. « Tirukkaṭaimuṭi mahādeva » atteste cependant que ce type de relation peut être dénoté autrement et la fréquence des composés dont le premier terme est kāḷa fait pencher pour une indication sur la nature de la déesse.
75Cette dénomination soulignerait-elle l’aspect terrible de la déesse ? Kāḷam signifie noirceur, poison et serpent mais aussi trident. Ce dernier sens trouve dans l’iconographie des déesses guerrières bien des échos67, y compris à Tirucceṉṉampūṇṭi : que la déesse de Niyamam soit une déesse au trident ne serait guère surprenant car les inscriptions dressent d’elle le portrait d’une guerrière. Dans un kāḷam noirceur et poison se profile kāḷi, équivalent tamoul de Kālī, la Noire, des textes sanskrits, l’exécutrice du sacrifice géant de la guerre (cf. Mahābhārata 12.98 ; Devīmāhātmya 7, 25 où Kālī vient offrir les têtes coupées de ce qu’elle qualifie de victimes sacrificielles). Les allusions aux déesses des champs de bataille sont précises dans les poèmes du Māṟaṉ à Niyamam et interpréter kāḷattu comme une évocation de cette Noire sacrificatrice, porteuse d’un trident dès les premières représentations connues dans le Nord de l’Inde, a l’avantage de se conformer aux autres données dont on dispose en l’occurrence68. Au Rājarājeśvara de Tanjore, à la fin du xe siècle et dans un contexte proprement royal, les kāḷappiṭāri sont des piṭāri « terribles », auxquelles aucune onomastique géographique précise n’est associée tandis que d’autres piṭāri sont assorties de toponymes qui les enracinent dans une portion limitée de territoire. On évoque aussi dans le temple royal une Kāḷappiṭāri « de ce village » (ivvūr kāḷar piṭāriyār), dont il existe un bronze donné par un officier du roi69. Dans mon étude de Puḷḷamaṅkai, la kāḷa piṭāri des inscriptions du site s’est révélée déesse intermédiaire entre une fondation locale et le temple royal de Tanjore (Schmid 2005c, p. 98-102).
76À Niyamam, l’évolution de l’onomastique divine pourrait signifier que la déesse élargit son territoire, ou que l’on en vient à désigner différemment une divinité dont le territoire dépasse de toute façon celui d’une piṭāri « simple ». Le temple de la déesse est fondé par un roi Muttaraiyar et la donation d’un autre souverain, Pallava, enregistrée. Ils donnent de la divinité une image guerrière et royale : après l’exposé de sa généalogie, le souverain fondateur fait conter ses conquêtes. Le Muttaraiyar commandait à la région de Tanjore et de Vallam. Ne s’agissait-il pas là aussi du territoire cultuel de la divinité ? Les conquêtes sont nombreuses, les batailles livrées au sud et à l’ouest du territoire muttaraiyar. Les Pallava occupent le nord du pays tamoul et sont les alliés du Muttaraiyar. Ce sont les créateurs d’une épigraphie royale qui fut l’un des modèles des inscriptions à la piṭāri de Niyamam. Sur leurs temples apparaît une déesse belle et armée, accompagnée d’un lion et tenant un arc à la façon d’un Śiva vainqueur des trois villes : elle semble l’incarnation de la victoire. La déesse des inscriptions de Niyamam partage avec elle bien des traits.
77L’inscription II, F vante la beauté d’une déesse dont les flèches mettent à mort les soldats. La vaillance du roi fait faner sa beauté, sans qu’il soit possible de préciser s’il s’agit dans cette inscription lacunaire d’un éloge du roi, plus puissant encore que la déesse, d’une alliance avec celle-ci, ou d’une rivalité avec une déesse représentant une ou plusieurs autres dynasties. C’est en tout cas ici une meurtrière à l’arc que la Belle « dont le visage a l’éclat de la blanche lune », comparaison qui a son origine dans les textes sanskrits où elle s’applique aux formes apaisées de la divinité telle Umā. Mais les lèvres de la déesse évoquée à Niyamam ont la rougeur du fruit du toṇṭai, comparaison issue de l’univers du Caṅkam où elle s’applique, entre autres, aux héroïnes des poèmes amoureux. Cette divinité s’inscrit donc dans deux horizons littéraires. Elle se présente aussi dans plusieurs horizons iconographiques et celui des fondations Pallava n’est pas le seul dont on puisse la rapprocher.
78À Tirucceṉṉampūṇṭi, la déesse que ses armes, son attitude et sa coiffure signalent comme guerrière et qui combat effectivement des personnages masculins, est accompagnée par des figures démoniques surgissant de l’arrière-plan qu’elles peuplent de visions cauchemardesques. À Niyamam, le Māṟaṉ, le Muttaraiyar, établit un champ de bataille où les démones, les pēy, « aux yeux larges (exorbités ?) plongent leurs mains dans les blessures » (premier pilier, D, face sud) surgissant là où fleurissent des entrailles (3e pilier, E., face sud). La résonnance avec la littérature du Caṅkam est ici précise. Ces démones se rencontrent aussi en effet dans le Puṟanāṉūṟu (« Les quatre cents [stances] du genre épique [puṟam] »). Dans le poème 62 du Puṟanāṉūṟu, les pēy mettent également leurs mains dans les blessures fraîches. On reconnaît dans cette escorte de la déesse de Niyamam les masques inquiétants qui peuplent l’arrière-plan des bas-reliefs où la déesse armée combat à Tirucceṉṉampūṇṭi. L’ondoiement de la déesse terrible représenté à Tirucceṉṉampūṇṭi et sur l’Airāvateśvara de Niyamam, correspond aussi au concept d’une déesse qui accompagne, provoque et célèbre la victoire du roi tel qu’il se présente dans les inscriptions de la piṭāri de Niyamam.
79Les tablettes de Tiruvālaṅkāṭu indiquent qu’à la fin du ixe siècle Vijayālaya Cōḻa I dédie ses victoires à une guerrière terrible, Niśumbhasūdanī70. Une année régnale du successeur de Vijayālaya, Āditya I, situe dans le temps l’inscription de donation de Māṟampāvai à la piṭāri de Niyamam. Il ne me paraît pas prouvé que la statue dans laquelle on reconnaît aujourd’hui la déesse du fondateur de la dynastie des Cōḻa corresponde bien à ces tablettes. Mais la statue est de toute façon ancienne. Il ne s’agit pas non plus d’une déesse à l’arc, symbole royal, comme celle des temples pallava puis cōḻa, et Muttaraiyar. Entre la Niśumbhasūdanī de Tanjore et ces autres divinités féminines disparaît la déesse des Muttaraiyar de Niyamam. On ne peut plus, je crois, savoir comment on se la représentait. Mais elle apparaît bien avoir précédé ici des formes de Śiva, pour lequel elle a pu présenter des références sinon des modèles dévotionnels.
Premiers temples de pierre
80Relevons enfin que les piliers où sont gravées les inscriptions qui honorent la piṭāri relèvent de deux genres particuliers qu’ils associent. Leur rencontre pourrait être à l’origine de ces temples pourvus de piliers de pierre dont le premier état du temple de Tirucceṉṉampūṇṭi est un exemple. Les piliers de Niyamam se dressent comme des piliers de la victoire du roi qu’ils commémorent, selon l’un des genres épigraphiques les plus anciennement connus en Inde en effet. La mort et le combat sont particulièrement présents dans l’évocation des combats remportés. Les piliers de Niyamam apparaissent ainsi en pays tamoul plus particulièrement proches de ce qu’on appelle les pierres de héros.
81Présentant l’éloge d’un individu dont la mort fut héroïque, et souvent une représentation de celui-ci, les pierres de héros ne sont pas propres au pays tamoul. Mais les stèles qu’on dresse là, à partir du viiie siècle pour l’essentiel, en souvenir des morts héroïques – gravant le plus souvent le nom du mort, la date et les circonstances de son décès – constituent l’un des tout premiers corpus cohérents de l’épigraphie de langue tamoule, et un corpus de représentations « locales » tout aussi homogène. Des piliers inscrits comme ceux de Niyamam, que l’on avait planté en terre, en semblent proches en tant qu’ils sont souvenir d’un Māṟaṉ victorieux à travers la mort de ses ennemis. Combat, victoire, rayonnement héroïque sont communs aux épigraphes de héros et aux éloges de Niyamam. L’épigraphe F du deuxième pilier de Niyamam souligne la proximité de ces corpus en évoquant la mort des guerriers par l’intermédiaire des pierres de héros elles-mêmes : les guerriers sont tués par le Māṟaṉ « si bien qu’ils allèrent dans les pierres ». Le héros meurt, il va dans la pierre qu’on dresse pour commémorer sa mort. Le suicide des « femmes du Teṉṉāṭar aux grands actes de bravoure », qui « entrent » dans le feu » (3e pilier, B, face est) ne fait-il pas aussi allusion au même type de tradition ? On dresse en effet des pierres aux femmes qui meurent lors de la défaite du roi qu’elles épousèrent, les pierres de satī, qui commémorent la dévotion au mari de celles qui entrent dans le feu.
82Par leur matériau, leur position, le contenu de leurs inscriptions et par des allusions directes à la coutume de la pierre de héros, les piliers de Niyamam m’apparaissent ainsi comme des témoins de la délicate transition entre un pays tamoul où la pierre dressée exalte la mort héroïque d’un individu et celle où des piliers de pierre appartiennent à des temples consacrés à des dieux. Nombre de ces temples étaient en matériaux périssables mais certaines parties étaient en pierre, comme nous l’avons vu dès le premier chapitre de cet ouvrage pour ce qui concerne le premier état aujourd’hui accessible du sanctuaire de Tirucceṉṉampūṇṭi. Au vie siècle, le Pallava Mahendravarman affirme fièrement être le premier à avoir établi des temples de pierre, sans mortier, sans bois, sans brique (cf. supra, p. 119). L’archéologie pallava confirme que les Pallava ont joué un rôle primordial dans l’établissement d’une architecture de pierre, tout d’abord sous forme de grottes comportant des piliers, puis de temples construits. La grotte de Trichy, sur les piliers de façade desquels Mahendravarman fait graver certains de ses surnoms royaux, est l’un des tout premiers exemples d’architecture excavée au début de la période pallava de la région. Les sites de Tirucceṉṉampūṇṭi et de Niyamam attestent que, dans ces confins du royaume Pallava, les temples construits firent d’abord de la pierre un usage limité à des piliers, dont la forme, et le contenu pour certains des plus anciens d’entre eux, sont comparables à des pierres de héros. Les deux sites illustrent ensuite plusieurs étapes d’une marche vers la pierre, qui a couvert le territoire cōḻa de sanctuaires. Les jambages de porte du sanctuaire de Tirucceṉṉampūṇṭi sont l’une d’elles, attestant que, après les piliers, certains éléments du temple construit sont en pierre, tandis qu’à Niyamam, on construit parallèlement ou un peu après le premier état du temple de Śiva à Tirucceṉṉampūṇṭi, un temple à Śiva en pierre : la donation de Māṟampāvai est inscrite sur l’élévation nord du temple de l’Airāvateśvara et non sur un pilier comme à Tirucceṉṉampūṇṭi.
83L’établissement progressif d’une architecture en pierre permet à l’épigraphie pariétale de prendre de plus en plus d’importance. Éloge royal et fondation pour la déesse s’entrelacent sur le pilier à Niyamam. Puis à Tirucceṉṉampūṇṭi l’on enregistre un don, l’accompagnant d’une épithète qui constitue l’éloge du souverain. Le pilier et l’acte d’inscrire demeurent mais l’acte qu’enregistre l’inscription, fondation ou donation, diffère. L’acte de donner se développe sur les murs de pierre qu’on élève ensuite. Le sanctuaire à la piṭāri de Niyamam se révèle également différent dans la perspective des rituels adressés à la divinité qui ne sont pas directement évoqués. Dans les temples shivaïtes de Niyamam et de Tirucceṉṉampūṇṭi l’arrière-plan rituel est très présent. Dans le temple à la déesse de Niyamam les rites mentionnés sont à mon sens ceux de la mort et du champ de bataille. Si l’on a alors affaire à un temple consacré à une déesse, s’agit-il d’un hasard ? Des guerriers se tranchent la tête aux pieds des déesses dans l’ensemble du territoire pallava, sur des stèles aujourd’hui isolées de caractère local et sur certaines fondations royales71. La figure représentant le guerrier sur les pierres de héros et le dévot suicidaire aux pieds des déesses est très semblable : pierres de héros et stèles figurant la déesse entretiennent ainsi une relation iconographique explicite en pays tamoul. Un temple à la déesse paraît donc bien propre à transcender dans le delta de la Kāvēri la charge mortuaire de la pierre à travers une idéologie royale, inspirée entre autres par celle des alliés Pallava, et une dévotion populaire qui a des échos dans l’iconographie des temples royaux Pallava.
84Enfin, les piliers de Niyamam comptent parmi les plus anciens témoignages de l’écriture tamoule dans cette aire géographique. Ils illustrent le passage de l’écriture grantha à l’alphabet tamoul. Ces deux écritures sont ici utilisées sur les mêmes piliers, parfois en lignes alternées ; l’un des surnoms du roi est écrit en grantha sur un pilier, en écriture tamoule sur un autre. On se situe pourtant dans une région où une autre écriture existait, la vaṭṭeḻuttu employée, précisément, sur les pierres de héros, et d’un usage exclusif ici jusqu’au milieu du viiie siècle. Sur les piliers de Niyamam, on emploie donc deux écritures en vigueur dans le nord du pays tamoul, lui-même sous influence nord-indienne. La vaṭṭeḻuttu se maintint en territoire pāṇṭiya plus longtemps que dans l’ensemble des régions utilisant les années régnales cōḻa, comme celle de Tirucceṉṉampūṇṭi et Niyamam. Son absence à Niyamam pourrait attester la mouvance pallava dans laquelle évoluent les Muttaraiyar qui s’en réclament, on l’a vu, dans les inscriptions mêmes du site. Mais le nom du Śiva de Tirucceṉṉampūṇṭi est écrit en grantha alors que celui du Śiva de Niyamam utilise l’alphabet tamoul. Il peut s’agir autant de chronologie que de géographie cultuelle en l’occurrence puisque l’inscription du Śiva de Niyamam est certainement postérieure à celle du Śiva de Tirucceṉṉampūṇṭi, mais dans tous les cas, Tirucceṉṉampūṇṭi comme Niyamam apparaissent comme de ces sites-creusets où s’élabore, entre influences nord-indiennes et terroir local, une culture méridionale bien particulière. La grande reine y tient l’un des premiers rôles.
De « Mahādevī »…
85Femme, Māṟampāvai a manifesté sa dévotion à la déesse de Niyamam dont la beauté correspond à une forme synthétique où la guerrière répond à la dispensatrice de richesses. Cette facette de la divinité féminine était bien présente à Niyamam, où « les rondes épaules de Neṭu-Māṟaṉ sont le lieu de résidence de la déesse du lotus » (3e pilier, F, face ouest). Les épaules du roi sont l’un des signes de sa force guerrière, ici présentée comme la source d’une richesse, que symbolise Lakṣmī la déesse du lotus, pū-malar (cf. EI 13, p. 147 « the goddess of wealth »). La guerre est source de prospérité en effet, à travers les pillages qu’elle suscite : déesse de la victoire et figure de la prospérité sont présentées comme une même divinité, en un discours épigraphique mais aussi iconographique fort explicite sur les sites Pallava (Schmid 2005a).
86C’est, à mon sens, le même discours qui constitue l’horizon cultuel des représentations du soubassement à Tirucceṉṉampūṇṭi. Quant aux épouses des rois, si Sītā apparaît en retrait par rapport à Rāma à Tirucceṉṉampūṇṭi et si les épouses du Pāṇṭiya entrent dans le feu de la mort à Niyamam, Māṟampāvai atteste que certaines d’entre elles sont d’importantes figures du don, symbolisant la prospérité du royaume. Dans le corpus du ixe siècle, les reines assument l’un des rôles traditionnels du roi, dont la générosité est l’une des qualités obligées. Elles sont de vivantes incarnations de celle-ci, correspondant aux figures divines de la prospérité et de la richesse : dans ces personnages que l’épigraphie donne à voir s’entrecroisent l’histoire et la mythologie, le royal et le divin. Comme toute épouse épigraphique, la mahādevī pallava se situe du côté du don, celui qu’elle fait, et de la prospérité qu’elle représente, féconde telle la Terre. Māṟampāvai endosse ainsi un rôle mythologique qui structure par la suite tous les éloges royaux tamouls de l’époque cōḻa : l’épouse du roi est Śrī, la déesse de la richesse, l’incarnation de la prospérité.
87Le modèle de Śrī serait a priori considéré comme pan-indien. La déesse en question apparaît d’abord dans des textes sanskrits ; elle fut représentée dès les environs de l’ère chrétienne dans les régions septentrionales, mais sans doute de façon parallèle sur les sites bouddhiques de l’Andhra Pradesh. Cependant la figure de la déesse de la prospérité n’est pas un élément obligé du panégyrique du roi Pallava tandis que durant la période cōḻa, la figure de la victoire et celle de la prospérité sont des figures constantes des préambules des meykkīrtti tamouls. Ainsi s’affirme l’importance spécifique des déesses dans le sud de la péninsule. De même, nombre des reines qui opèrent dans le royaume cōḻa sont assurément des reines du terroir. Elles ont à cœur de mentionner leur dynastie d’origine, correspondant à des territoires précis, qui ne sont pas toujours ceux où se situent les sanctuaires où elles donnent. Ainsi que l’a démontré P. Kaimal (2003), nombre d’entre elles patronnent des temples, où elles expriment une certaine fidélité iconographique et stylistique à la culture régionale dont elles sont des produits. Une fois encore, la Dame Māṟaṉ, s’avère charnière. Les inscriptions qui la mentionnent apparaissent dans un territoire très circonscrit. Si Māṟampāvai ne mentionne pas de région d’origine, n’est-ce pas qu’il s’agit de ce territoire même où se situe la donation ? Il me semble que la reine de terroir Pallava agit dans sa région d’origine, tandis que la reine de terroir Cōḻa va au-delà. Il lui faut alors indiquer sa provenance, devī, reine ou déesse, dynastique et territoriale.
88Enfin, la relation de la mahādevī Māṟampāvai et de son Pallava époux, comme de Satī et de son mari Purodhāpati sur le site du ixe siècle de Taccūr, puis des reines cōḻa et du roi auquel elles se marient, correspond de façon très claire au modèle symbolique de l’inculturation shivaïte en pays tamoul. On peut le résumer en reprenant le schéma, attesté bien plus tard, du mariage de Śiva dans les temples locaux. Dans un grand nombre de mythes de temples (les sthalapurāṇa ou talapurāṇam), la déesse, locale, se marie à Śiva, ancrant le dieu pan-indien dans le sol où se situe le sanctuaire de la déesse qui en apparaît comme une incarnation (cf. David D. Shulman 1980, p. 138-144). Dès lors que les épouses du roi professent en même temps que leur condition de reine « Pallava » leur origine locale à travers la langue qu’elles utilisent et la situation des sanctuaires où elles donnent, elles apparaissent comme des équivalents de ces divinités locales avec lesquelles Śiva se marie pour ancrer le shivaïsme dans le pays tamoul. La mahādevī Māṟampāvai constitue pour sa part le contrepoint du Pallava, que le discours royal s’attache à faire reconnaître comme une forme de Śiva. Au temple royal du Kailāsanātha de Kāñcīpuram, la figure cultuelle de la somāskandamūrti opère la surimposition du roi et de Śiva dans le discours épigraphique et iconographique72. Face au roi et à son fils, Māṟampāvai m’apparaît comme le troisième terme de ces somāskandamūrti. Elle est la déesse et l’épouse de la triade shivaïte ou royale. Le Roi est à Kāñcīpuram et la reine dans les alentours de Tirucceṉṉampūṇṭi. La déesse comme la reine est locale et leurs épousailles consacrent l’alliance entre Śiva et la divinité féminine, entre un roi et une région. Mais s’agit-il seulement ici d’une des variantes d’un schéma royal qu’on retrouve à l’œuvre dans bien d’autres contextes, où le roi acquiert des terres, consacre son pouvoir sur celles-ci, etc, par l’intermédiaire d’un mariage ?
89Les particularités du modèle de la Māṟampāvai pallava sont déjà plus apparentes lorsqu’on relève qu’on ne se situe pas ici a priori dans un schéma matrimonial de type dravidien, où l’on épouse le cousin croisé, bien attesté à l’époque cōḻa, mais dans un type d’alliance septentrional, exogamique. Si le monde de Māṟampāvai et celui de son époux se rencontrent parfois, on a pu constater à quel point ils relèvent par ailleurs de sphères d’influence distinctes. Peut-être est-ce dans l’apparition même de ces femmes, si présentes à Tirucceṉṉampūṇṭi, qu’il faut reconnaître une influence méridionale.
90Avec la mahādevī Māṟampāvai, l’ardhanārīśvaramūrti de la face ouest du sanctuaire de Tirucceṉṉampūṇṭi prend un relief particulier. La statue figurait sur ce temple de Tirukkaṭaimuṭi l’indissoluble lien entre Śiva et la déesse. Il semble aussi faire écho à l’alliance ancienne de Māṟampāvai et de son époux Pallava qui constituèrent les premiers vestiges durables du site. On retrouve en effet dans la région cultuelle définie par les épigraphes où apparaît Māṟampāvai le modèle d’une alliance entre Śiva et la déesse, entre le roi et la divinité locale. Il met en évidence l’enracinement progressif d’un modèle cultuel particulier. La déesse locale est présentée comme soumise à Śiva dans les récits récents des sthalapurāṇa. La déesse de Niyamam a disparu et même si Māṟampāvai fit preuve d’une autonomie, financière et cultuelle, certaine, celle-ci n’a pas permis au site de Tirucceṉṉampūṇṭi de perdurer. Peut-être le site fut-il trop étroitement associé à cette donatrice et lorsque le souvenir s’en perdit, le culte à Śiva disparut aussi.
… à Mahādeva
91Si l’on considère l’ensemble des données à notre disposition, le paysage cultuel de la région de Tirucceṉṉampūṇṭi apparaît comme suit. Un temple à une déesse dynastique, adorée par les Muttaraiyar d’abord qui ont fondé le temple, par les Pallava ensuite également qui y font des donations, est plus ancien que les temples à Śiva qu’on rencontre sur le site même où était construit le temple à la déesse et à proximité de celui-ci. Attesté au viiie siècle, le temple à la déesse est toujours en existence au ixe siècle auquel appartiennent les tout premiers témoignages qu’on possède des temples à Śiva dans la région. Ce sanctuaire disparaît ensuite, peut-être dès le début du xe siècle.
92Le culte à la déesse s’affirme ainsi dans l’archéologie comme plus ancien que le culte à Śiva. Il disparaît alors que celui-ci s’affirme. Les piliers qui sont les premiers témoignages concrets du temple à Śiva de Tirucceṉṉampūṇṭi ont la même forme que ceux du temple à la déesse. C’est en fait l’alliance entre le roi Pallava et Māṟampāvai qui prend ici un relief proprement mythologique. De même que le roi Pallava épousant une princesse de la région s’allie avec celle-ci, de même Śiva ne viendrait-il s’allier à la déesse de Niyamam ? On bâtit là un temple à ce dieu au côté de celui de la déesse. À Tirucceṉṉampūṇṭi on place une ardhanārīśvaramūrti à la position d’honneur du temple. Dans ses inscriptions, le fondateur Muttaraiyar du temple à la déesse se présente comme l’allié des Pallava. « Sa » déesse est une divinité dynastique et guerrière. Il ne fonde pas de temple à Śiva. Au ixe siècle, l’alliance avec les Pallava prend un autre tour. Le Pallava épouse une femme de la région. Celle-ci a fait une donation dans un temple à Śiva du site Muttaraiyar de Niyamam. Son époux lui-même y fit une donation. Les donations de cette princesse sans doute Muttaraiyar et épouse pallava font usage de nombre d’éléments attestés antérieurement dans le nord et le centre de l’Inde et en sanskrit, associés ici, et d’abord avec la langue des inscriptions, à des éléments proprement tamouls. Ils dressent de la déesse un portrait spécifique.
93Les Pallava n’ont pas fondé de temples à la déesse. Tout au plus constate-t-on que le Kailāsanātha contenait un maṇḍapa dédié aux divinités féminines, bâtiment secondaire dans l’ensemble d’un temple consacré à Śiva. Si la déesse à laquelle le Muttaraiyar élève un « palais » participe d’un cercle culturel entre autres Pallava, bien des témoignages de l’importance des divinités féminines du pays tamoul durant la période pallava échappent à un horizon proprement royal. Les stèles figurant une déesse armée de même iconographie que celles de fondations royales sont nombreuses mais assurément « locales » par leur style, leur forme, leur dissémination (Schmid 2011b). Les stèles en question sont celles qui, représentant des suicides rituels en l’honneur de la déesse, sont le pendant proprement divin des pierres de héros. Elles disparaissent à partir du xe siècle environ. Les déesses qui prennent place sur les faces nord des temples shivaïtes présentent alors la même iconographie. Deux dévots se suicident ou offrent leur sang et leur chair à des divinités féminines. Sans doute celles-ci sont-elles les héritières tant des fondations Pallava que de ces déesses « locales », qu’elles font se rejoindre (Schmid 2011a).
94Śiva ne bénéficie pas de stèles de ce type (sauf à considérer certaines très rares formes d’apparence démonique comme des Śiva). Mais au ixe siècle, ce sont des temples à Śiva que l’on construit en pierre en bien des points du territoire. Les donations qui y sont faites témoignent de l’établissement d’un culte, organisé dans le détail du rite et dans le calendrier de l’année. Ces Śiva sont appelés mahādeva, grand dieu, d’un lieu au toponyme proprement tamoul. À Tirucceṉṉampūṇṭi comme à Niyamam la reine responsable de l’organisation cultuelle, se nomme mahādevī. Grande reine, Māṟampāvai devrait être l’épouse principale du roi. L’on est d’autant plus surpris de ne jamais la voir mentionnée dans l’épigraphie sanskrite, même si elle partage ce trait avec les autres reines Pallava de l’épigraphie tamoule ainsi qu’avec les femmes de la famille royale des Cōḻa. Mais peut-être Māṟampāvai a-t-elle ici usé du titre entre autres pour la correspondance qu’il établissait avec ses dieux, qui sont des mahādeva.
95Cet interlocuteur que privilégie Māṟampāvai dans les deux donations où elle s’affirme reine et Pallava s’inscrit dans l’ensemble des dons de reines locales pallava. Ceux-ci s’accomplissent en effet dans un cadre shivaïte. De même au ixe siècle, si les rois s’adressent à la déesse dans la région de Tirucceṉṉampūṇṭi, ils s’adressent surtout à Śiva. Verrait-on jouer alors dans le delta un phénomène de shivaïsation du territoire dont Tirucceṉṉampūṇṭi serait un exemple privilégié ? Faisant écho à ces inscriptions « locales », le Tēvāram fait s’interroger plus avant.
96Les dates attribuées à l’anthologie dévotionnelle shivaïte varient entre le viie et le ixe siècle ap. J.-C. Il s’agit donc d’un corpus antérieur ou contemporain des premières inscriptions du site de Tirucceṉṉampūṇṭi. L’une des difficultés qu’il soulève est l’absence de liens avec les sites historiques connus entre le viie et le ixe siècle, alors même qu’il dessine une carte du shivaïsme en pays tamoul qui ne comprend pas moins de 268 sites. Les inscriptions de la période pallava font en effet de Tirucceṉṉampūṇṭi l’un des sites du Tēvāram attestés dès le ixe siècle dans le delta. Mais, si pour les deux siècles antérieurs, on dispose du corpus des inscriptions commanditées par les Pallava dans la moitié nord du pays tamoul, aucune correspondance ne se dessine alors entre le corpus de la bhakti shivaïte telle qu’elle apparaît dans le Tēvāram et ces sites proprement royaux des Pallava. Dans les éditions du Tēvāram, le « Cōḻanāṭu » comprend à lui seul 190 sites. Le Toṇṭaināṭu ou pays des Pallava en contient tout de même 32. Pas un seul n’est celui d’une fondation royale Pallava. Un tel ensemble conduit E. Francis (à par. b) à supposer deux courants de bhakti distincts, l’un royal, dont témoignent les fondations royales et les inscriptions en sanskrit, l’autre local, attesté par les inscriptions en tamoul des fondations locales et par les hymnes du corpus de la bhakti.
97L’analyse ici entreprise du site de Tirucceṉṉampūṇṭi permet, à mon sens, de faire se rejoindre les deux corpus de la dévotion : il ne s’agit pas ici de la bhakti du roi, mais de celle d’une reine.
La bhakti d’une reine
98Si la reine de Tirucceṉṉampūṇṭi ne fait pas figure d’exception dans le corpus des reines Pallava du ixe siècle, ses donations s’inscrivent également dans l’épigraphie du royaume des Muttaraiyar. Plus au sud, la grotte de Tirumāyam a été rénovée à la fin du viiie siècle ou au début du ixe siècle par une Muttaraiyar et une grotte du site de Nārttāmalai modifiée par l’adjonction d’un maṇḍapa donné par la fille du Muttaraiyar qui l’avait fait creuser. Les femmes de la cour des Muttaraiyar sont des donatrices73.
99Le nombre des épigraphes où Māṟampāvai apparaît comme donatrice la signale simplement dans cette région comme une figure particulièrement généreuse. Qu’il s’agisse ici de démontrer sa capacité à donner, c’est là un fait certain, mais c’est aussi, on l’a vu, sa dévotion à Śiva et à la déesse dont la reine veut ainsi témoigner. La nature des dons faits mettent également en valeur le caractère dévotionnel de Māṟampāvai. Instituant des rituels en l’honneur de Śiva, on peut considérer soit qu’elle signale ceux-là comme existants, et alors elle leur donne une pompe nouvelle, « royale », soit qu’elle les fonde. Dans les deux cas, la reine transforme le culte au dieu du lieu auquel elle s’adresse. Elle ne paraît pas cependant créer là un dieu de toutes pièces. Elle lui donne un nom de Śiva mais elle lui donne aussi le nom du lieu. C’est là ce que font les reines pallava locales, sauf la Dharmamahādevī du Mukteśvara de Kāñcīpuram, qui agit dans la capitale Pallava de Kāñcīpuram et appartient peut-être au viiie siècle. Les Śiva auxquels s’adressent les reines Pallava ou pallava du ixe siècle me paraissent donc différents des Śiva des fondations des Pallava. Leurs caractéristiques me semblent propres à expliquer l’absence de coincidence entre la bhakti royale des Pallava et celle dont le Tēvāram témoigne.
100Les temples royaux des Pallava sont des fondations présentées comme ex nihilo, même si elles sont placées en des sites qui sont certainement des lieux de culte importants avant même l’apparition des temples royaux. Le Temple du rivage de Mahābalipuram en est l’une des meilleures illustrations. Les éléments les plus anciens du site sont les rochers taillés de représentations de Viṣṇu et de la déesse. Le temple construit en l’honneur de Śiva est cependant la fondation royale du site. De même, la sacralité de Kāñcīpuram est assurément antérieure à l’établissement des fondations royales des Pallava. Mais dans leurs inscriptions de fondation, les Pallava insistent sur la nouveauté des temples qu’ils fondent : Mahendravarman à Trichy a transporté le Gange dans le Sud ; il a fondé pour la première fois un temple sans briques, sans mortier et sans bois à Maṇṭakapaṭṭu. Dans les inscriptions de fondations des temples des Pallava du vie au viiie siècle, le roi déclare qu’il fait ériger un temple pour un dieu. Celui-ci hante-t-il le lieu avant la fondation ? La fille de la montagne abandonne le palais de son père pour résider à Trichy ; c’est à son époux qu’est construit le temple. « sthito’ stu », « viracayatu », qu’il se fixe là, qu’il demeure… précise Narasiṃhavarman II à Kāñcīpuram. Le souverain appelle le dieu à venir résider dans le palais qu’il a construit pour lui.
101Ainsi les rois Pallava ne paraissent pas avoir à cœur de s’adresser au dieu d’un lieu mais de créer un nouveau lieu de culte pour leur dieu. Les exceptions à cette sorte de règle la confirment et la précisent : les deux seuls temples royaux qu’on retrouve dans un corpus de bhakti tamoule, assurément pour l’un d’entre eux et peut-être pour un autre, ne sont pas des temples à Śiva mais à Viṣṇu. Le Vaikuṇṭhaperumāḷ de Kāñcīpuram correspond à un hymne de Tirumaṅkaiyāḻvār, dans le Tiviyapirapantam ; le temple à Viṣṇu aujourd’hui enveloppé par le complexe shivaïte du temple du rivage à Mahābalipuram pourrait être le sanctuaire du dieu de Kaṭalmallai auquel s’adressent deux hymnes du même auteur vishnouite (Periya Tirumoḻi 2.5 et 6). Mais une fondation royale shivaïte Pallava concerne un nouveau lieu de culte.
102La « fondation » d’un temple comme celui de Tirucceṉṉampūṇṭi ne serait-elle d’une autre sorte ? La structure même du corpus du Tēvāram lui correspond. Ce corpus dévotionnel enregistre la dévotion adressée à des divinités de tel et tel lieu, apparaissant dans ces poèmes comme des Śiva. Il s’agit de Śiva au moment où on compose les hymnes et peut-être ces dieux sont-ils des Śiva dès une origine sur laquelle on ne peut que spéculer. Mais c’est autour de la notion de lieu que le corpus est bâti. Śiva est l’un des éléments du lieu, le plus important certes – mais pas le plus varié puisque le même dieu se manifeste en plusieurs points du territoire de façon quasi immuable. C’est à une bhakti du lieu qu’on a ici affaire.
103Reines du ixe siècle et Tēvāram s’adressent de même à des dieux du lieu, un Śiva qu’on célèbre par l’intermédiaire des mêmes rituels et des mêmes dons de lampe d’un point à l’autre de son territoire, ou par un hymne de même structure, aux épithètes formulaires. Ainsi peut s’expliquer, je crois, la remarquable absence de coincidence entre la bhakti des rois et celle dont le Tēvāram témoigne. Les fondations royales Pallava ont joué un rôle primordial dans l’apparition de la figure de Śiva en Inde du Sud. Dans son étude consacrée à « La création d’une iconographie shivaïte », Valérie Gillet (2010) démontre que nombre des mythes structurant la dévotion mise en scène dans le Tēvāram rendent compte de l’iconographie des fondations royales des Pallava. De surcroît, à mon sens, l’exemple de la Jalandharasaṃhāramūrti que l’on a développé plus haut, au troisième chapitre, signifie que les données du Tēvāram complètent heureusement la vision que proposent ces fondations royales74. Cette forme des sanctuaires Pallava disparaît au ixe siècle. Tēvāram et fondations Pallava coincident en l’occurrence, tandis que l’accord ne peut se faire entre l’anthologie shivaïte et les temples de l’âge cōḻa. Le Tēvāram serait-il l’un des maillons de la chaîne unissant les temples royaux des Pallava aux fondations locales de l’âge cōḻa ? Si la dévotion qui se fait jour dans ce texte apparaît particulièrement proche de celle d’un site où donne celle qui est sans doute une « Muttaraiyar pallava » peut-être ne faut-il pas s’en étonner. Durant ce même ixe siècle, toutes les données archéologiques signalent un même phénomène : la montée en puissance dans le tissu local du shivaïsme, qu’il soit le fait d’individus non-royaux, de reines et même de rois. La fondation royale et les temples locaux s’inscrivent sur un même arrière-plan, même si les points dans l’espace sont différents. Ces témoignages précisent le rôle de l’épouse d’un roi, dans l’expression de ce qu’on peut appeler un archétype de Śiva, qui se modifie au contact des régions dans lesquelles il s’implante – ou croît.
Reines et roi
104Au ixe siècle, les reines du terroir pallava ne sont pas les seuls membres de la famille royale à donner à des divinités shivaïtes d’un certain territoire. La perspective du don se modifie de façon radicale quant aux Pallava. Les rois ne fondent plus de monuments. Dans les chartes en sanskrit encore disponibles, l’exécuteur et le requérant du don prennent de plus en plus de place, occupant la position qui était auparavant celle du roi. Les rois eux-mêmes s’inscrivent dans ce mouvement d’émergence du local.
105L’époux dont Māṟampāvai se réclame, Nandivarman III se détache comme une figure de proue d’un tel mouvement.
106Tout d’abord, les créations littéraires à l’origine desquelles se situe Nandivarman III constituent une rencontre entre plusieurs traditions où le tamoul s’affirme comme un partenaire privilégié. Poursuivant une tradition de l’éloge royal qui a son origine dans les œuvres épiques du corpus du Caṅkam, Nandivarman III est en effet le héros du Nantikkalampakam, « Varia [en l’honneur de] Nanti », un panégyrique royal en tamoul. C’est aussi le premier roi à faire systématiquement précéder son nom d’une épithète en tamoul qui permet son identification en rappelant l’un de ses exploits guerriers. À Tirucceṉṉampūṇṭi comme dans bien d’autres inscriptions pariétales, il est teḷḷāṟṟ(u) erinta, « celui qui a vaincu à Teḷḷāru ». Une telle épithète constitue l’embryon autour duquel se construisent les éloges pariétaux ultérieurs des rois Cōḻa, composés en tamoul, au contraire des éloges des Pallava, rédigés en sanskrit, qu’il s’agisse d’inscriptions pariétales ou sur tablettes.
107Enregistrant des dons à des brahmanes, les tablettes retrouvées poursuivent la tradition de donation royale des siècles précédents75. Elles sont pour partie au moins en sanskrit et l’implication directe du roi les distingue nettement des inscriptions pariétales dites de Nandivarman III, datées en années régnales de ce roi. La plupart des épigraphes de cette deuxième catégorie ont été rassemblées par T. V. Mahalingam (1988). Elles sont nombreuses76. L’utilisation du seul tamoul en signale dès l’abord le caractère « local ». Leur paléographie n’est pas toujours soigneuse, au contraire de celle des inscriptions sanskrites ou bilingues des Pallava, dont l’éventuelle portion tamoule est tout aussi bien gravée que la portion sanskrite. Cependant dans certaines de ces épigraphes pallava-là, le roi apparaît comme un donateur. Il devient difficile alors de savoir s’il s’agit d’une inscription Pallava ou pallava. E. Francis (2009) les qualifie de « Pallava locales » Les divinités auxquelles s’adresse Nandivarman III dans ces inscriptions font de lui un souverain également différent des autres Pallava : tout comme les reines du terroir, qui le précèdent sur un tel terrain, ce Pallava fait des donations à des Śiva portant un nom local. Il s’agit alors d’enregistrements de dons royaux faits au niveau local, à des dieux dont le nom repose sur le principe de composition déjà considéré, à savoir le mahādeva de x. Une telle catégorie est en fait pratiquement propre à Nandivarman III.
108Gravées sur les élévations de sanctuaires shivaïtes, les épigraphes enregistrent des donations d’or pour entretenir des lampes perpétuelles. Outre les inscriptions de Tirucceṉṉampūṇṭi déjà évoquées, E. Francis (2009, p. 481, note 122) recense des dons attribués à Nandivarman III dans les sites de Tillaisthānam, Tiruvīraṭṭāṉam, Tiruttavattuṟai, Tiruvaiyāṟu, Tiruvoṟṟiyūr et Tiruppāṟṟuṟai. La déesse de Niyamam est la seule divinité féminine connue à laquelle Nandivarman III fasse un don.
109On constate qu’en fait la composition de la majorité de ces inscriptions est d’une ambiguïté particulière quant à l’implication du souverain. L’inscription enregistrant un don du roi au dieu de Tiruvīraṭṭāṉam ne comporte pas de date. Le roi est seulement en position de donateur. Il est pourtant peu vraisemblable qu’il n’ait pas à cœur de dater une donation dont il serait l’auteur. Je crois qu’il s’est agi là d’une question importante. Comment faire apparaître deux fois le nom du roi, pour dater l’inscription d’une part, pour indiquer un donateur, d’autre part ? Les épigraphes locales de Nandivarman III oscillent entre l’une et l’autre option. Le nom du donateur n’apparaît donc pas toujours. Les deux premières inscriptions de Tirucceṉṉampūṇṭi en sont un exemple. Si le don est royal, ou supposé tel, le formulaire des inscriptions no 1 et 2 ne l’est guère : le nom du roi apparaît dans la formule donnant la date, avec le suffixe-kku, et non dans la position d’un donateur. « Dans la 18e année de Nandippōttaraiyar qui a guerroyé à Teḷḷāṟu, au grand dieu de Tirukkaṭaimuṭi, pour deux lampes perpétuelles, de l’or est donné… ». Le donateur n’est donc pas explicitement signalé. La même formule est utilisée à Tiruppāṟṟuṟai (Tiruppāttuṟai) :
« Salut ! Prospérité ! Dans la 22e année de Nantippōttaraiyar qui a vaincu à Teḷḷāṟu, au grand dieu de Tiruppāṟṟuṟai, pour qu’on fasse brûler deux lampes perpétuelles, de l’or est donné… ».
110Il semble ici que les commanditaires locaux des inscriptions mentionnant le roi glissent d’un champ à un autre, d’un roi donnant une date à un roi faisant un don à un dieu. L’inscription mentionne un don royal mais dans un contexte proprement local. Comme les inscriptions no 1 et 2 de Tirucceṉṉampūṇṭi sont sans doute des copies l’une de l’autre, l’accent mis sur la donation du roi dans ce site au moment où l’on édifie le temple fut peut-être bien marqué. Le rôle qu’assume la reine est différent de celui du roi auquel elle se réfère – comme celui qui donne une date et comme un époux. La position de relais qu’occupe l’épouse royale s’en trouve précisée : dans ces inscriptions, le roi n’est pas un donateur mais la référence qu’il constitue n’est pas non plus seulement celle d’une date.
111La pertinence de la distinction se vérifie à Niyamam, où le formulaire particulier fait, à l’inverse, du roi donateur celui qui donne aussi une date (supra, p. 224). La même formule se retrouve pour le mahādeva de Tiruṉettāṉam et celui de Tiruttavattuṟai (Lalkuṭi) :
« Salut ! Prospérité ! En l’an dix, au grand dieu de Tiruṉettāṉam, Nandippōttaraiyar qui a vaincu à Teḷḷāṟu, pour une sainte lampe a donné de l’or… ».
112Le nom du souverain n’est pourvu d’aucun suffixe : sa fonction grammaticale n’étant ainsi pas précisée (au contraire des épigraphes où le nom du souverain est pourvu du suffixe-kku), un rôle de donateur est suggéré. Les deux autres épigraphes ne sont pas éditées mais l’ensemble ainsi constitué est suffisamment évocateur.
113Lorsqu’aucun donateur n’est explicitement mentionné, force est de constater que le roi qui apparaît pour donner une date est le seul individu à être en contact avec le dieu – fors la communauté des Paṉmaheśvara qui conclut parfois l’épigraphe. Ce que l’on voit ici se dessiner c’est l’élaboration du formulaire de datation en vigueur pendant la période cōḻa. Durant celle-ci l’année régnale d’un roi, explicitement mentionné et assorti d’abord d’une épithète assurant son identification, puis d’un éloge qui a, entre autres, la même fonction, donne la date de l’inscription. Le souverain est ainsi une sorte de référence obligée. Ce qu’on observe dans ces inscriptions Pallava locales où apparaît Nandivarman III, c’est le cheminement d’une épigraphie royale Pallava vers une épigraphie locale d’âge cōḻa, où le local s’approprie en quelque sorte le royal.
114Privilège réservé d’abord au roi qui est le commanditaire d’un don enregistré dans l’inscription même, la gravure d’une épigraphe devient mention locale d’un don dont le roi est dit être le commanditaire, puis d’un don dont il pourrait être le commanditaire car un donateur n’est pas explicitement mentionné et, enfin, d’un don dont il n’est pas, de façon très explicite, le commanditaire. La mention du roi demeure et le processus logique n’est pas nécessairement chronologique. L’épigraphie sanskrite et tamoule atteste en parallèle, au ixe siècle, la multiplication des dons d’individus faisant jouer au roi le rôle du requérant et l’ambiguïté du roi donateur qui est en fait un roi requis apparaît parfois aussi dans la partie sanskrite d’une inscription77. Dans les tablettes bilingues, la date est, significativement, donnée dans la part en tamoul du texte.
115Ces inscriptions d’initiative locale faisant apparaître le roi comme donateur, explicitement ou implicitement, participent de l’expression du local qui suscite toujours des débats nombreux dans le cadre de l’empire cōḻa. Ils me paraissent éclairés par ces inscriptions datées en années régnales d’un des derniers Pallava, époux d’une reine dont l’une des épigraphes est datée en année régnale cōḻa.
116À l’évidence l’horizon d’attente des inscriptions en tamoul n’est pas le même que celui des inscriptions en sanskrit littéraire qui enregistrent des dons très considérables. Mais cet horizon plus modeste, local et de nature proprement dévotionnelle, est celui-là même qui connaît un développement formidable durant l’âge cōḻa, lorsqu’on grave sur les parois des temples les dons faits aux dieux du lieu. Il donne alors naissance à ces épigraphes qui ne concernent pas toujours des dons au dieu. Justice, administration, le roi et le dieu demeurent les références. Acteurs premiers, donateur et donataire sont devenus le cadre dans lequel on inscrit.
117Ainsi, le Pallava Nandivarman III et sa reine Māṟampāvai se correspondent-ils étroitement. Les lampes qu’offre le roi dans la première inscription du site annoncent celles des dévots de l’âge cōḻa, que l’on voit se multiplier à Tirucceṉṉampūṇṭi même. Neuf des douze inscriptions de la période pallava les mentionnent et ils constituent pratiquement toutes les donations de la période cōḻa (à savoir 17 inscriptions sur 19)78. Après l’âge des fondations royales des Pallava, de tels dons de lampe accompagnent l’émergence de la donation individuelle (du moins de son apparition dans les documents aujourd’hui à notre disposition), c’est-à-dire d’une nouvelle forme de bhakti. Ils n’apparaissent pas dans les épigraphes de Māṟampāvai enregistrant des dons à Śiva, où la proximité de la reine avec la divinité paraît grande mais où la célébration est collective, assurant la cohérence de la communauté dévotionnelle à laquelle la reine appartient. Là encore la reine se révèle charnière, assumant un rôle royal que le souverain ne joue pas ici. La régularité du calendrier auquel se réfère la reine, calendrier royal et calendrier dévotionnel des fêtes, fait écho à l’adjectif « perpétuel », ou sans fin, etc. accompagnant les dons de lampes du roi, qui souligne le désir d’inscrire la dévotion dans la continuité d’une fondation. Du royal au local, le roi et la reine se répondent. Les dons enregistrés à la déesse de Niyamam illustrent ce modèle. Car là c’est bien un don de lampes fait à la déesse par Māṟampāvai, en ce temple fondé par un roi, qui est enregistré.
118Fondations royales et locales correspondent donc logiquement à deux cartes distinctes de la dévotion en pays tamoul. Elles ne sont pas élevées en l’honneur des mêmes dieux sur les mêmes lieux. Plusieurs des temples dans lesquels sont enregistrés les dons de Nandivarman III sont bien en effet des temples du Tēvāram, à savoir ceux des sites de Tiruvoṟṟiyūr, de Tiruvaiyāṟu et de Tillaisthānam, ainsi que de Tirucceṉṉampūṇṭi lui-même79. Il en est de même pour les temples dans lesquels donnent les épouses locales des Pallava telle Māṟampāvai : on retrouve là les sites de Tiruvoṟṟiyūr et de Tirucceṉṉampūṇṭi, auxquels s’ajoutent alors ceux de Tirukkō-ṭikkāval et de Tiruvālaṅkāṭu80. Avec Nandivarman III et ses épouses locales, la bhakti royale et la bhakti locale s’unissent. La bhakti des reines permet ainsi de comprendre comme s’articulent les différents niveaux du shivaïsme dans le pays tamoul.
119À Tirucceṉṉampūṇṭi, aucune épigraphe n’évoque la structure matérielle du temple. On a vu dans le chapitre 1 que celle-ci fut sans doute tout d’abord constituée en grande partie de matériaux éphémères. La dévotion locale, qu’attestent les noms des donateurs individuels, les tēvaṉār makaḷ, les brahmanes d’Aṉpil, la communauté de marchands de Śrīkaṇṭapuram et le groupe des dévots shivaïtes chargés de veiller au bon fonctionnement de la donation (les Paṉmaheśvara) est ici vigoureuse. Elle témoigne de l’enracinement d’une divinité shivaïte dans une région particulière. Les rites sont si pan-indiens qu’ils ne paraissent guère caractéristiques mais d’une part on se situe bien ici dans une région où ces inscriptions sont parmi les premières à attester d’un tel type de culte, d’autre part, le nom du dieu met en relation deux univers bien différents, celui de Śiva et celui du lieu « Tirukkaṭaimuṭi ».
Un autre modèle : brahmanes et marchands
120Le rôle de relais joué par Māṟampāvai apparaît ainsi conforté. Son époux Pallava se situe en amont et en parallèle du fil qu’elle tisse des fondations royales aux temples dédiés aux divinités des lieux. J’achève cette mise en perspective des inscriptions de la première donatrice du temple en soulignant deux constats. Tout d’abord dans l’épigraphie du ixe siècle, les femmes de la famille royale ne sont pas les seules donatrices. Lors du règne de Nandivarman III en particulier, outre les épigraphes royales ou dynastiques déjà signalées, mentionnons ici le don fait par l’Irukkuvēḷ Pūti, au Mahādeva de Tiruvīraṭṭāṉam (Mahalingam 1988, no 124), c’est-à-dire en un lieu où donna également Nandivarman III, à Kīḻūr, où un peu plus tard dans le même règne Kōṉakkaṉār, fille de Māṇikkattār (Mahalingam 1988, no 130) et concubine (bhogiyār) du roi Bāṇa fait aussi une donation. La même personne fit aussi une donation à Tiruvaṇṇāmalai (Mahalingam 1988, no 134). À Kāvēripākkam, c’est une belle-fille qui fait un don (Mahalingam 1988, no 126). La place faite aux donatrices à Tirucceṉṉampūṇṭi participe donc aussi d’un siècle où les femmes se font plus visibles dans les inscriptions.
121Ensuite dans les épigraphes de la singulière Māṟampāvai se profile une autre communauté locale que les brahmanes auxquels se réfère l’une des inscriptions mentionnant Nandivarman III à Tirucceṉṉampūṇṭi. Aṭikāl Kaṇṭan Māṟampāvai remet la gestion de son don à des marchands :
« … voilà ce qui a été remis, une fois cette description (lakṣaṇam) faite, aux mains des marchands de tissu, à Śrīkaṇṭapuram du devadāna du nāṭu d’Eyil »,
122conclut l’inscription no 3. L’inscription no 4 s’achève sur une formule similaire :
« … de cette façon, le sixième lundi, j’ai déposé [cet or] moi qui suis Kaṇṭaṉ Māṟampāvai auprès des marchands de tissu de Cirikaṇṭapuram, un devadāna du nāṭu d’Eyil ».
123Durant la même période pallava, un individu de cette communauté des marchands de tissu de Śrīkaṇṭapuram fait également une donation dans l’inscription no 9 :
« Salut, Prospérité !, pour le grand dieu de Tirukkaṭaimuṭi, par moi qui suis Ūrāritai (ou Āritai de l’ūr ?), de Curaikkuṭi, le fils du marchand de tissu (ou Kumaraṉ Aḻiyānilai) Aḻiyānilai, du village (pāṭicēri) de Viṟaikkatti ( ?), dans le nāṭu de Puṟakkiḷiyūr, a été vouée une terre pour laquelle fut versé un prix de huit kaḻañcu d’or, pour la nourriture de midi du grand dieu (mahādeva). »
124Fait rare, l’inscription de donation de ce marchand ne comporte pas de date. Située sur les piliers gravés dans une écriture du ixe siècle, et localisée entre deux autres inscriptions, l’une datée en année régnale pallava (du règne de Nr̥patuṅgavarman, le successeur de Nandivarman III), l’autre en année régnale muttaraiyar, il ne fait pas de doute qu’elle relève de cette même période durant laquelle la dame Māṟaṉ fit ses dons. Mais l’on n’a nulle mention du roi ici, pas même pour fournir une datation. L’autonomie régionale d’une communauté des marchands qui précise en détail son origine géographique est grande. C’est à elle que la reine s’associe.
125Relayant une forme de culture royale à laquelle sont liés des brahmanes en s’appuyant sur une communauté de marchands, la reine locale illustre ainsi l’existence d’un autre modèle dévotionnel que celui des brahmanes et des rois. Quant aux brahmanes d’une des premières inscriptions du site, ils ne sont pas non plus proprement locaux puisqu’ils sont d’Aṉpil et leur introduction dans le site semble bien marquer une étape dans l’histoire de celui-ci, comme nous avons pu le constater en étudiant les inscriptions no 1, 2 et 13 dans le chapitre 1 et le chapitre 4. Le Periyapurāṇam (Le Grand Purāṇa) atteste que cette dernière localité est liée à date ancienne à l’ensemble dévotionnel de Tirucceṉṉampūṇṭi mais l’on a déjà constaté que l’implication des brahmanes dans le site était problématique (supra, p. 143-144). S’agit-il d’une des raisons de son abandon précoce ?
126Rois et reines, brahmanes et marchands, fondations royales et temples au dieu d’un lieu, ainsi peut-on dessiner précisément le processus grâce auquel se transmet l’art des monarques Pallava, profondément transformé dans les fondations locales qu’il inspire.
*
127Le caractère interchangeable des deux épigraphes de Māṟampāvai à Tirucceṉṉampūṇṭi et à Niyamam signale l’établissement d’un même culte à deux divinités que seul le lieu distingue. Ces inscriptions et les poèmes du Tēvāram participent ainsi à mon sens d’un même phénomène, l’apparition du dieu Śiva sous la forme du mahādeva de x en de nombreux points du territoire tamoul. Au nom du lieu tel qu’il apparaît dans le Tēvāram, les épigraphes de Tirucceṉṉampūṇṭi ajoutent le préfixe honorifique tiru. Ce dernier insiste sur la prospérité du domaine divin. Tiru n’est-elle pas Śrī en effet, la Prospérité personnifiée, qui apparaît comme l’une des épouses des rois Cōḻa dans leurs meykkīrtti ? Elle répond au Svasti Śrī, « Salut ! Prospérité ! » qui marque le début des inscriptions. Les éloges des rois Cōḻa qui débutent par une énumération de déesses assurant la prospérité du royaume semblent développer la formule dès le Cōḻa Rājarāja I :
« Salut, Prospérité ! Tandis que tout comme Tiru, la déesse de la Fortune, la déesse de la large Terre devenue son épouse… ».
128Déesses et épouses, Terre et Prospérité, sont placées à la frontière même du divin. Enregistrant le plus souvent des donations, les épigraphes actualisent la richesse dont elles sont porteuses. À Tirucceṉṉampūṇṭi, les inscriptions d’une reine incarnant la prospérité et remettant son don à des marchands font ainsi du site où elles sont gravées non pas le simple « Kaṭaimuṭi » du Tēvāram, mais bien ce « Tirukkaṭaimuṭi » des inscriptions.
Notes de bas de page
1 L’inscription de fondation de Taccūr est publiée dans Francis, Gillet & Schmid 2006 ; l’inscription de Tirumaṅkalam inédite (ARE 1929.251) est située sur le mur sud du maṇḍapa d’âge cōḻa du temple.
2 Pour un premier tour d’horizon des fondations de cette reine, voir Barrett1974, p. 90, Venkataraman 1976, p. 11-64, Balambal 1998 [1976], p. 19-23, Kaimal 1996, p. 61-66, 1999, p. 407-412, Swaminathan 1998, p. 134-135 et Lefèvre 2006, p. 150-151. Sur les donations de reines de la période, voir aussi Spencer 1983.
3 Cf. Kaimal 1996, Swaminathan 1998, p. 193-210. Contra Ogura 1998 et Lefèvre 2006, p. 235-236. Ces deux derniers auteurs ne convainquent pas, sans doute parce qu’ils n’ont pas accès aux sources épigraphiques qu’ils commentent et utilisent nombre de sources secondaires sans en vérifier les données. Vincent Lefèvre s’élève contre les travaux de P. Kaimal mais pour signaler que sept temples sur 150, dont six par Rājarāja et son fils, sont fondés par des membres de la famille royale sur une période d’un siècle et demi. Cet auteur ne recense donc pas tous les témoignages disponibles et va plutôt, me semble-t-il, à l’encontre de sa propre théorie.
4 Cf. supra, note 20, p. 169-170.
5 T. V. Mahalingam (1988, p. cviii) relie le toponyme de Śrīkaṇṭapuram qui apparaît dans les inscriptions de Tirucceṉṉampūṇṭi à un roi Telugu-Cōḻa du nom de Śrīkaṇṭa qui occupa Kāñcīpuram. Je fais pour ma part l’hypothèse d’un nom associé à l’un des titres que porte la reine, Kaṇṭaṉ.
6 Le donateur précis de l’épigraphe no 12 reste aujourd’hui inconnu étant donné les lacunes qu’elle comporte. De même, le donateur n’est pas mentionné dans les inscriptions no 8, 31 et 32, sans qu’on sache si cette absence est due aux lacunes ou à la rédaction originale. Dans les inscriptions no 1 et 2, où le donateur n’est pas explicitement mentionné, la donation est placée sous la protection des Paṉmāheśvara, terme qui revient dans presque toutes les inscriptions de Tirucceṉṉampūṇṭi, comme dans bien d’autres sites shivaïtes de l’âge cōḻa (il présente souvent la variation orthographique panmāheśvara, le n se présentant comme accroché au m grantha). Cette adaptation d’un sanskrit parameśvara, qu’on peut traduire comme « [ceux du] Seigneur suprême », semble désigner l’horizon dévotionnel de la divinité d’un temple à Śiva et c’est peut-être cet ensemble – qui selon l’épigraphe no 9 comporte pas moins de dix-huit mille personnes –, dont on ne parvient pas à préciser le statut social ou la fonction justement parce qu’ils sont très larges, qui a ici donné. Sur cette catégorie, Orr 2010, p. 210-211. Les mêmes Paṉmāheśvara sont mentionnés dans l’inscription no 12, non pas à la fin du texte comme ils le sont lorsqu’on grave la formule de protection, mais dans le corps du texte : peut-être intervenaient-ils de façon précise comme dans l’épigraphe no 10 où le donateur agit, nous dit-on, « en tant que Paṉmāheśvara ».
7 Mes observations prenant pour base d’une part les inscriptions publiées, d’autre part les résumés des rapports épigraphiques et, enfin, la littérature secondaire, il est possible que des publications ultérieures révèlent des corpus similaires. Pour le moment, les trois autres corpus de fondations d’âge cōḻa que je connais pour en avoir préparé l’édition avec le Dr. G. Vijayavenugopal, ceux de Puñcai, de Puḷḷamaṅkai et de Tirumaṅkalam montrent aussi le caractère exceptionnel de Tirucceṉṉampūṇṭi : une seule donatrice à Puñcai et à Tirumaṅkalam, pas une seule à Puḷḷamaṅkai. L’épigraphie de ces trois sites ne commence pas au ixe siècle comme à Tirucceṉṉampūṇṭi et il peut aussi s’agir d’une thématique liée à une période particulière. Leslie C. Orr (1992) a par ailleurs montré que durant la période cōḻa les femmes de cour tendaient à concentrer leurs dons dans des sites particuliers. Les recherches que mène actuellement Nicolas Cane sur la reine Cempiyaṉ Mahādevī confirment ce point : à Tiruvicalūr, pendant la période cōḻa on ne dénombre pas moins de sept reines qui font enregistrer leurs donations (communication personnelle, juin 2012).
8 L’expression tēvaṉār makaḷ est difficile à traduire car elle implique de prendre position dans un dossier assez complexe. Je l’ai donc traduit de façon littérale et en marquant par une ponctuation que le lien syntaxique entre le toponyme Śrīkaṇṭapuram, cette « fille divine » – par ailleurs le nom propre de Nakkaṅ Kāḷi n’est pas clair pour moi. Ces tēvaṉār makaḷ font l’objet de débats. Le livre que Leslie C. Orr (2000) leur a dédié en donne une présentation complète. Selon cette auteure, la tēvaṉār makaḷ conserve avec le lieu dont elle est originaire un lien étroit, mais sans être nécessairement noué avec une divinité de ce lieu qui en porterait le nom. Il s’agirait alors, par exemple ici du dieu de Śrīkaṇṭapuram, à laquelle la donatrice ne s’adresse pas… Le statut de fille de dieu et de personne originaire de tel lieu sont peut-être à considérer séparément donc.
9 On pourrait aussi couper autrement ce nom, en Pāratāynattaṉaṇkāḷi.
10 Ce terme pourrait aussi être traduit par « seigneur ». Il ne me semble pas qu’un uṭaiyāṉ dénote simplement la provenance de la personne. Je l’associe à un statut particulier, de possesseur. Cependant on peut aussi le considérer comme une simple notation de génitif, cf. le Report et T. V. Mahalingam qui note simplement « of Kiḻmandūr » dans son résumé du contenu de l’inscription no 27 où le même terme est employé.
11 La littérature secondaire est peu abondante, voir Balasubrahmanyam 1963, p. 14-33, Govindasamy 1979, p. 31-36 et l’introduction de Blandine Legrand-Rousseau (1987).
12 Le complexe en question est celui qu’on appelle aujourd’hui Kīḻaiyūr-Melappāḻuvūr sur lequel S. R. Balasubrahmanyam assoit sa définition d’un art cōḻa (1963). B. Legrand-Rousseau (1987) a consacré à cet ensemble de temples une monographie. Il n’y a pas d’inscription de fondation mais les Paḻuvēṭṭaraiyār font de nombreuses donations dans ces sanctuaires, d’où l’idée qu’ils les auraient fondés. Il s’agit de deux lieux proches dans l’espace car situés à quatre km l’un de l’autre, contemporains et patronnés donc par les mêmes Paḻuvēṭṭaraiyar. L’un de ces lieux est Kīḻaiyūr, nommé Perumpāḻuvūr « le Grand Paḻuvūr » dans les inscriptions. Là se dressent les temples dont on parle le plus souvent car ils sont raffinés et originaux, et quasi-intacts d’un point de vue archéologique. L’autre est Mēlappaḻuvūr où se trouve le temple d’Ālantuṟai-mahādeva, d’une lecture archéologique plus difficile étant donné son caractère plus vivant ; ce dernier site porte le nom de Cirupāḻuvūr, Petit Pāḻuvūr dans l’épigraphie ancienne.
13 Voir M. S. Govindasamy (1979, p. 32). Sur les tablettes d’Aṉpil, supra, note 20, p. 169-170, et infra, p. 270-271. On retrouve dans le toponyme désignant le dieu de Paḻuvūr, divinité apparaissant dans le Tēvāram (2.34.4) et dans l’épigraphie du site de Kīḻaiyūr-Mēlappaḻuvūr où les Paḻuvēṭṭaraiyar sont présents dès la fin du ixe siècle, une base en paḻu dont le sens fait débat. Un paḻu-maram est un banian, dont la mention est ici plausible car la divinité du site voisin de celui de Mēlappaḻuvūr, Kīḻaiyūr, est un Ālantuṟai Mahādeva, c’est-à-dire un Śiva du « lieu du banian »
14 On retrouve des Ālantuṟai en plusieurs points du territoire où sont disséminées les inscriptions datées en années régnales cōḻa. Ils sont différenciés les uns des autres par un toponyme, comme le « Puḷḷamaṅkalam Ālantuṟai » de Puḷḷamaṅkai, cf. Schmid 2005c, p. 89-92. Je me base ici sur un corpus dont il n’existe pas même d’enregistrement dans un Report : beaucoup d’inscriptions ont été gravées sur des pierres en remploi qui n’ont pas été prises en compte dans les campagnes de recensement épigraphique. Ainsi lors d’une mission de terrain, G. Vijayavenugopal (centre de l’École française d’Extrême-Orient à Pondichéry) a-t-il découvert que Cempiyaṉ Mahādevī elle-même avait fait une donation à ce dieu d’Aṉpil.
15 L’utilisation de ce nom est un bon exemple de la complexité de l’interprétation des anthroponymes de l’épigraphie tamoule. Arumoḻinaṅkai est un nom porté par l’une des reines de Vīrarājendra, un Cōḻa de la deuxième moitié du xie siècle. naṅkai peut se traduire par femme. Il s’utilise aussi pour des déesses, (cf. la Kavīrī Naṅkai des tablettes de Karantai, l. 912 de la portion tamoule [ou Kaviri, les longues sont indistinctes sur les photos publiées dans l’édition de K. G. Krishnan [1984]) et fait partie de la titulature de plusieurs dynasties. On peut ici traduire le composé comme Dame Arumoḻi, Arumoḻi étant le surnom du Cōḻa Rājarāja I, mais qu’on peut supposer avoir été porté par d’autres Cōḻa avant lui. Naṅkaiyār se retrouve par exemple dans le nom de la sœur de Parāntaka I, Naṅkai Varakuṇā, mariée à un Irukkuvēḷ et donnant naissance, semble-t-il, à la princesse Irukkuvēḷ portant aussi le nom de Naṅkai, Naṅkai Bhūti (Pūti) Āditya Piṭāriyār, qui fut mariée au fils de Parāntaka I, Ariñciya (sur ce Cōḻa, cf. infra, note 8, p. 260 ; sur Naṅkai Bhūti Āditya Piṭāriyār, Kaimal 2003). M. S. Govindasamy considère cet Ariñciya (ou Ariñjaya, Aṟiñcikai, Arikulakeśari, ou Arintama selon les inscriptions) comme le fils de l’Arumoḻinaṅkaiyār mentionnée à Tirucceṉṉam pūṇṭi car Ariñciya est dans les tablettes d’Aṉpil le fils de la princesse Pāḻuvēṭṭaraiyār qui épouse Parāntaka I. Naṅkai Bhūti Āditya Piṭāriyār apparaît comme donatrice aux alentours de Tirucceṉṉampūṇṭi, à Tiruccentuṟai. Dans ce temple et dans d’autres fondés par des Irukkuvēḷ, on rencontre des toponymes comme Aṟiñcikaiccaruppetimaṅkalam (ARE 1903.330 ; SII 8.639, etc.), sans doute le même lieu que l’Ariñcikaipuram de l’inscription no 11 de Tirucceṉṉampūṇṭi, qui apparaît comme étant un Naṅkai brahmadeya par ailleurs. On observe ici la coutume typiquement méridionale du mariage avec le cousin croisé. Mais on remarque surtout à quel point ces données généalogiques sont délicates d’utilisation. En 925, date de l’inscription de Tirucceṉṉampūṇṭi, la princesse Paḻuvēṭṭaraiyar aurait déjà marié son fils depuis près de vingt ans à la princesse Irukkuvēḷ, et serait l’épouse de Parāntaka I depuis donc au moins trente-cinq ans. Quant à Naṅkai, l’une des inscriptions où elle est attestée (ARE 1903.320 ; SII 8.629) est daté de la 23e année d’un Rājakeśarivarman… Ce qui soulève des difficultés : ce roi ne peut qu’être Āditya I (aucun des successeurs de Parāntaka I qui régna jusqu’en 955, n’a plus de quelques années de règne avant Rājarāja I dont le règne commenca en 985 et Naṅkai qui fonde le temple en 908-909 aurait près de cent ans si ce rājakeśari le désignait…). Naṅkai faisait donc une donation en 893-894 (Āditya I ayant commencé de régner en 870), bien avant de fonder le temple sur lequel est gravée l’inscription en question… Celle-ci serait donc une copie ? La princesse Irukkuvēḷ ferait en tout cas des donations quinze années avant de se marier, puis trente-cinq ans après son mariage. Le recoupement des données fait apparaître à quel point ces reconstructions historiques sont fragiles.
16 L’inscription de Tirucceṉṉampūṇṭi mentionnant la princesse Paḻuvēṭṭaraiyar est datée en année régnale de Parāntaka I, de 925-926. À Kīḻappaḻuvūr, une inscription de l’an 3 de Parāntaka I mentionne une « paḻuveṭṭaraiyar makaḷār vikkiramacōḻa iḷaṅkoveḷār teviyār nampirāṭṭikaḷār », titre comparable à celui de la « paḻuveṭṭaraiyar makaḷār nampirāṭṭiyār arumo[ḻ]inaṅkaiyār » de notre inscription no 17. Il faut donc admettre qu’il y a durant ces trois années plusieurs princesses Paḻuvēṭṭaraiyar et l’hypothèse selon laquelle la Paḻuvēṭṭairayār Arumoḻinaṅkaiyār mentionné à Tirucceṉṉampūṇṭi serait la mère de l’Ariñciya Cōḻa paraît d’autant plus fragile.
17 Le toponyme Ariñcikaicaturvedimaṅkalam apparaît dans plusieurs inscriptions datées en années régnales cōḻa, dont certaines sur le Rājarājeśvara de Tanjore, cf. SII 17.57. Mais si E. Hultzsch pense alors que cette dénomination fait allusion au fils de Parāntaka I, l’hypothèse est pourtant peu probable. Une Pūti Ariñcikai est attestée durant le règne de Nandivarman III (à Kīḻūr, district du South Arcot, Mahalingam 1988, no 124) tandis qu’une pierre de héros signale l’existence d’un Ariñcikai-īśvaragr̥ham ou temple au Seigneur d’Ariñcikai, qui en est donc sans doute le fondateur apparaissant déjà dans des inscriptions de la période pallava (Mahalingam 1988, no 141). L’hypothèse d’E. Hultzsch correspond peut-être à ce qu’on pensait au moment où on a gravé les inscriptions du Rājarājeśvara…
18 Il s’agit d’un des termes de mesure souvent utilisé dans les inscriptions lorsqu’il s’agit d’or.
19 vaitteṉ kaṇṭaṉ m[ā] / [ṟa] mpāvaiyeṉ, inscription no 4 de Tirucceṉṉampūṇṭi ; la même expression est utilisée dans l’inscription gravée sur le mur nord du temple à Śiva de Niyamam, cf. infra, note 8, p. 260.
20 Pour une inscription de femme utilisant aussi la première personne voir SII 3.126, où s’exprime de la même manière Pūṭi Āttitapiṭāriyaṉ qui fait une donation dans le temple de Tirucceṉtuṟai, l’un de ceux du corpus défini comme Irukkuvēḷ par P. Kaimal (2003).
21 Ce titre inverse le biruda Pallava utilisé sur le Kailāsanātha de Kāñcīpuram pour désigner le roi, kulatilaka, l’ornement de sa famille.
22 Je qualifie ces reines de « Pallava » car on ne dispose d’aucun renseignement les concernant : on ignore leur origine (dynastie, géographie…).
23 Ces chapelles données par des reines permettent à celles-ci d’inscrire la présence féminine dans un temple comportant les inscriptions et les bâtiments d’un roi et de son fils : la triade divine de la somāskandamūrti autour de laquelle le sanctuaire est organisé prend ainsi une résonance historique (Schmid, à par. b).
24 Les tablettes d’Hosakōṭe (datées en année régnale de Avinīta, un Gaṅga de l’ouest, Ramesh 1984, no 14), provenant du Karnataka et datant des ve-vie siècles, attestent qu’une reine pallava (ou Pallava) fit construire un temple d’Arhat pour la gloire de la famille de son mari et pour son propre mérite.
25 L’ouvrage de T. V. Mahalingam 1988 (Inscriptions of the Pallavas) forme la base de la mise en perspective du corpus ci-dessous, que complète la documentation rassemblée par E. Francis (2009).
26 ARE 1992-1993.391 B, datée dans la douzième année de règne d’un Nandippōttaraiyar (Nandivarman). Sur cette inscription, Francis 2009, p. 481, note 121.
27 Si pour T. V. Mahalingam (1988, no 80) il s’agit de Nandivarman II, il pourrait tout autant s’agir de Nandivarman III. L’année de règne la plus haute connue par ailleurs pour ce dernier roi est la 23e année mais le style et le programme iconographique du Mukteśvara ne correspondent pas à ce qu’on voit ailleurs pour le troisième quart du viiie siècle, date à retenir si on considère que l’on a affaire à une année régnale de Nandivarman II. Il me paraît donc plus probable qu’il s’agisse de l’année régnale de Nandivarman III et que l’épigraphe relève donc du premier quart du ixe siècle. Dans ce cas, toutes les inscriptions dont il sera maintenant question appartiennent au ixe siècle. Si on retient l’hypothèse de Nandivarman II, la lignée des reines donatrices dans laquelle s’inscrit Māṟampāvai se fait plus touffue à partir de la deuxième moitié du viiie siècle.
28 La donatrice « fondatrice » du temple, appelée Dharmamāhadevī, la grande reine qui donne, la grande reine selon le dharma, joue un rôle très important dans ce temple. C’est dans l’épigraphe qu’elle fit graver qu’on rencontre la liste de celles qui sont sans doute les premières femmes de temples de l’épigraphie tamoule (leur fonction n’est pas précisée). Elle est sans doute responsable de la représentation exceptionnelle de Yama, dieu du Dharma faisant écho à son nom, au sud du temple comme me l’a signalé Dominic Goodall (communication personnelle, août 2013, lors d’un atelier sur la bhakti). Cette inscription fait partie du corpus qu’utilise Leslie Orr (2013) dans son étude du vocabulaire du rituel au dieu.
29 On peut là encore évoquer pour comparaison les inscriptions de Pūṭi Ātittapiṭāriyār à Tirucceṉtuṟai, au début du xe siècle : de même cette Irukkuvēḷ mariée à un Cōḻa et fille d’une Cōḻa fonde un temple et y établit des rituels, cf. SII 3.97 et 127. Une telle comparaison fait également penser que le Mukteśvara daterait plutôt du règne de Nandivarman III.
30 SII 3.94 ; SII 6.449, infra, p. 218-225.
31 Mahalingam 1988, no 156.
32 Mahalingam 1988, no 178. Il s’agit d’une inscription qui a été regravée sur le site grâce à Cempiyāṉ Mahādevī lorsqu’elle fit élever un temple en pierre.
33 Mahalingam 1988, no 242.
34 L’importance des représentations des rivières peut se prévaloir d’une tradition pallava dans la région de Tirucceṉṉampūṇṭi même : c’est sur l’assimilation entre le Gange et la Kāvēri que l’inscription de Trichy met l’accent à une dizaine de km de là. Les rivières sont aussi dans la littérature du Caṅkam des personnages importants, éventuellement jaloux, voire meurtriers, tels la Vaiyai, la rivière coulant près de Maturai, qui emporte les jeunes gens.
35 On retrouve dans les épithètes en tamoul accompagnant le nom de Cempiyaṉ Mahādevī, le caractère féminin des exploits dont les reines sont créditées. Des éloges en sanskrit aux épithètes laudatives tamoules, il s’agit toujours de mettre au monde.
36 Sur les Muttaraiyar, voir Govindasamy 1965, p. 38-67 ; K. G. Krishnan 1970 et 1972 ; K. V. Soundara Rajan 1975 et 1983a ; Subbarayalu 1973, p. 74-75 discute la question du Muttaraiyar-Nāṭu, constituant sans doute l’ancien territoire des Muttaraiyar une fois celui-ci placé sous le contrôle des Cōḻa.
37 Sur le site de Nārttāmalai, infra, p. 258-259. Pour un corpus de temples qu’on peut attribuer aux Muttaraiyar sur la base des inscriptions qui leur sont associées, Govindasamy 1965, p. 50-52 ; Krishnan 1970, p. 71. Outre le temple de Nārttāmalai, un temple à Kīraṉūr (Inscriptions in the Pudukōttai State no 237 ; Soundara Rajan 1983a, p. 141-142) pourrait être considéré comme le seul édifice construit encore debout, mais il est très reconstruit… l’autre temple construit étant le temple à la déesse disparue de Niyamam. Cependant G. Hoekveld-Meijer (1982, cf. cartes p. 408-409 pour une synthèse) donne pour Muttaraiyar quelques autres temples (Kaḷiyapaṭṭi ; Vicalūr ; Tiruppūr ; Tirukkaṭṭupaḷḷi). Ses propositions réclament une analyse plus approfondie car elles ne se basent pas toutes sur les mêmes critères. L’épigraphie permet par ailleurs de faire entrer dans le petit corpus d’un art à associer aux Muttaraiyar trois grottes : une grotte sur le même site de Nārttāmalai (la grotte de Paḻiyili), la grotte shivaïte du site de Malaiyaṭipaṭṭi, et la grotte dite Puṣpavaneśvara sur le site de Pūvālaikkuṭi. Le temple en forme de svastika du site de Tiruveḷḷaṟai est également patronné par un Muttaraiyar. Ce petit ensemble de fondations, extrêmement créatif, réclame un travail en soi.
38 Il est impossible de commenter plus avant l’iconographie du temple de Nārttāmalai car les statues semblent avoir été replacées lors de la reconstruction de l’ensemble. Le site comporte d’autre part deux grottes, qui pourraient avoir été commencées avant le temple, dans le cours du viiie siècle. L’une, grande et dont la qualité de sculpture est impressionnante, est aujourd’hui dédiée à Viṣṇu ; la seconde est consacrée à Śiva, mais aucun élément ancien n’est shivaïte et il peut s’agir d’un réaménagement récent.
39 Voir l’inscription du temple de Jambunāthasvāmi (Mahalingam 1988, no 119 ; l’on est très près du puits fondé par un Muttaraiyar) où il est mentionné qu’un Muttaraiyar a pour oncle maternel un Pallava : la coutume du mariage entre cousins croisés est ainsi attestée entre ces deux dynasties.
40 L’une des inscriptions enregistrées en 1899 (no 8), évoque la fondation d’un sanctuaire dans le complexe de Centalai par un Nāyaka. Ce dernier aurait pu, au xve siècle, être responsable du transport des piliers du temple de la Piṭāri de Niyamam jusqu’à Centalai.
41 Mahadevan 2003, p. 213 ; Francis 2013b.
42 En voici le texte d’après SII 3.94 (AR 16/1899) :
(1) Svasti [śrī] [II*] [kovirāca] kesari… [mā] tevaṟkku
(2) aippikai viṣuvum citti[rai]… ku tiruva[mirtuceta] ruḷa ney pāl tayir
(3) aiññ[ā] ḻicce[tu] m tiruvamirtum tiru… ḻākkum [pariva] aramuḷḷiṭṭut tiruvamir-
(4) tarici patakku nāṉāḻiyum maṟṟun tiruvamir…[ve] ṇṭum vica[ttu] kkum innāḷāl br[* ā] hma[ṇar]
(5) i[ru] patiṉ ma[ru] ṇ patākavum ittaḷippaṇi[cey] yum māṇi[kaḷ] te[v]…[rai] yum uṭṭuvatāka
(6) v[ai*] tteṉ pallavatila[kku] lattu nantip[po] ttaraiyar mahādeviyārāṉavaṭikaḷ kaṇ-ṭaṉ[māṟam]
(7) pāvaiyār vaitta poṉ… [ūrkaṟ] ccemmai aiṅ kaḻañcu poṉṉuṅ kaḻañciṉvāy puvilaraik kāl
(8) palicaiy āy vanta… puvilaraik kaḻañceyraik kāl(p) poṉṉulum in nāḷālip paṭi celu
(9) ttuveṉ āy ippo[ṉ ko] ṇṭeṉ i [t] taḷippaṭṭuṭaiyāṉ īśvarakkāraṇi vāma[d] evaṉ tiru[v] eṇkāṭaṉeṉ [II*]
(10) itu paṉm[ā *]heśva [ra rakṣai] III. On peut ainsi traduire : « Salut, prospérité ! [en l’an]… de Kōvīrājakeśari[varman], pour les mois d’Aippikai, de Viṣuvum et de Citra,…, pour qu’on fasse la grâce de préparer la sainte nourriture pour le grand dieu de…, 5 nāḻi (mesure) de yaourt, de lait, de beurre clarifié, composant la sainte nourriture,… et uḻākku (mesure)… ainsi que quatre nāḻi (mesure) et [un] patakku de riz en incluant [les divinités] de l’entourage ; par ailleurs, ce qui est requis [pour]… la sainte nourriture et pour d’autres nourritures, si bien que pendant ces jours-là, vingt brahmanes et aussi les garçons qui accomplissent le service dans ce temple de pierre, et les dévots soient nourris ; j’ai fait un dépôt d’or ; l’or qui fut déposé par Aṭikaḷ Kaṇṭaṉ Māṟampāvai, grande reine de Nantippōttaraiyar de l’illustre famille des Pallava (litt. : de la famille qui est un ornement que sont les Pallava)… : 5 kaḻañcu d’or éprouvé sur la pierre du village ; et étant donné que vient dans les kaḻañcu d’or (donnés) un intérêt de un kaḻañcu et un huitième à chaque récolte,… et que grâce à l’or de un kaḻañcu et un huitième à chaque récolte, pendant ces jours-là, je ferai fonctionner (ce don), moi j’ai remis cet or, moi qui suis rattaché à ce temple, Isvarakkaraṇivamadevaṉ Tiruveṇkāṭaṉ ; cette injonction est sous la protection des Paṉmāheśvara. ».
43 Le Report de 1961-62 donne une liste de cinq inscriptions relevées dans le temple. Lorsque le nom du dieu apparaît, il s’agit du mahādeva de Tiruviraṉīśvaram, ce qui ne correspond pas à ce qu’on peut lire de l’inscription éditée en SII 6.451.
44 Le début de l’inscription est aujourd’hui complétement érodé et recouvert de peinture blanche. On ne lit plus rien et je me repose ici sur la lecture publiée dans SII, qui donne donc un rājakeśari comme surnom du roi fournissant la date.
45 L’année de règne, 24e année d’un rājakeśarivarman, donnée dans SII est fausse. Nul chiffre n’apparaît dans l’épigraphe et le Report indique que l’année de règne est perdue, ce qui est certain aujourd’hui in situ. En revanche la 24e année d’un Rājakeśarivarman apparaît dans l’inscription dont l’édition précède immédiatement celle-ci (SII 3.93). L’éditeur a dû recopier ses textes. Le choix du surnom du Cōḻa (rājakeśari ou parakeśari) dépend, je crois, du surnom qui apparaît dans l’autre inscription de Niyamam où la reine est aussi donatrice, cette fois à la piṭāri, la déesse du site. Il est par ailleurs difficile de supposer un Parakeśari qui placerait l’inscription soit durant le règne de Vijayālaya, fondateur de la dynastie au milieu du ixe siècle, soit sous le règne de Parāntaka I, après le début du xe siècle. Mais on note que le surnom n’est aussi qu’une des possibilités.
46 Voir Mahalingam 1988, p. CVI-CVII, qui fait état des alliances Muttaraiyar et Irukkuvēḷ d’une part, Muttaraiyar et Pallava d’autre part.
47 SII 6.449 (ARE 1899.13).
48 Si on les regarde ensemble, on voit bien évoluer la forme du k de Niyamam à l’inscription du piédroit gauche, puis du piédroit droit de la porte de Tirucceṉṉampūṇṭi. On peut faire les mêmes remarques à propos du t, dont la barre en haut va peu à peu évoluer vers le milieu ; pour les m c’est moins évident par exemple. Les inscriptions de Māṟampāvai à Tirucceṉṉampūṇṭi sont d’une paléographie plus avancée et seulement tamoule, du ixe siècle, ce qui correspond aux dates données dans ces inscriptions, que celles qui proviennent de Niyamam, qu’il s’agisse des inscriptions à la piṭāri ou de l’épigraphe de Māṟampāvai à l’Airāvateśvara.
49 L’inscription est gravée sur l’un des piliers transportés et le § 17 du Report de 1899 déclare : “the spot whichthe inscription of Nandippōttaraiyar occupies on the pillar at Centalai is such as to raise a presumption that it was not the first record to be engraved on it.”
50 svasti śrī [II*] yāṇṭu 12 āvatu teḷḷāṟṟu eṟiñca nantippottaraiyar niyamama[ā] kāḷattu piṭāriy[ā] rkku.
51 La déesse paisible en couple adopte aussi souvent cette posture, une jambe pendante devant elle. La chevelure ébouriffée de la divinité centrale du panneau comme les yeux exorbités des personnes l’ondoyant ne laissent aucun doute cependant sur le caractère terrible de la divinité féminine ici figurée.
52 La majorité des inscriptions gravées sur le temple shivaïte de Centalai sont d’époque cōḻa, utilisant un comput cōḻa. L’une d’elles date du début du xiie siècle (44e année d’un Kulōttuṅka qui doit être Kulōttuṅka I étant donné l’année de règne [ARE 1897.60] ; l’inscription ARE 1897.70 date sans doute du même règne). Une autre inscription utilise un comput hoysaḷa (ARE 1897.57). Enfin l’épigraphe ARE 1899.8 fut gravée à l’initiative d’un Nāyaka, cf. le résumé du Report : « Records the building of the shrine by a Nāyaka ».
53 Les inscriptions des piliers de Centalai sont publiées dans EI 13 (Subrahmanya Aiyer 1916).
54 À Centalai même, on a quatre donatrices pour le temple de Śiva qui s’y dressait durant la période cōḻa (Mahalingam 1992 no 2613, 2620, 2631, 2632) et sans doute sept hommes (Mahalingam 1992 no 2617, 2618, 2621, 2623, 2625, 2630, 2633 [ ?]). À Niyamam, on observe aussi une proportion de deux pour trois durant la même période dans les Reports publiés.
55 On retrouve un Śiva de Peruntuṟai comme dieu d’un temple shivaïte de la période cōḻa à Kōvilaṭi, le village le plus proche du site de Tirucceṉṉampūṇṭi. Il est probable qu’il s’agisse de la même divinité, à savoir la divinité shivaïte d’un grand lieu ou capitale qui fut originellement celle des Muttaraiyar.
56 Le Report de 1899 considère qu’on a affaire à un roi Pāṇṭiya. Le surnom est cependant bien attesté chez les Muttaraiyar et l’inscription pallava 10 / 1899 enregistre une donation faite par un serviteur de Viṭēlviṭuku Muttaraiyar : on a bien affaire ici à des inscriptions datées en années régnales de Muttaraiyar. L’apparition de computs cōḻa dans la région, qu’on peut analyser dans le détail à partir de notre corpus de Tirucceṉṉampūṇṭi, permet de dire que les computs muttaraiyar n’ont certainement pas été en cours après le début du xe siècle.
57 ARE 1899.12, SII 6.448, 18e année de règne de ce Muttaraiyar (l’inscription commence ainsi : « (1) svasti śrī [II*] koviḷanko[mu]tta[raiya]rkku [y]āṇṭu 10 8 ā[va]tu niyammākāḷa.[t]tup (2) piṭāriyārku […] ».
58 ARE 1899.11 ; SII 6.447.
59 Inscription G, au pied du premier pilier, face ouest.
60 Inscription B, au sommet du deuxième pilier, face ouest.
61 Inscription F, au pied du troisième pilier, face ouest.
62 Inscription B, au sommet du quatrième pilier, face est.
63 Inscription B, au sommet du deuxième pilier, face ouest ; voir aussi l’inscription C, au sommet du troisième pilier, face est, qui signale aussi la victoire sur Koḍumbai.
64 Inscription H, au pied du troisième pilier, face est.
65 Les inscriptions de l’Irukkuvēḷ-Cōḻa « Pūti Āditya Piṭāriyār » (cf. supra, note 15, p. 207-208) en sont un exemple contemporain du site de Tirucceṉṉampūṇṭi pour une donatrice opérant dans la région.
66 Je crois qu’il faut comprendre Niyama(m) mākāḷam, le m final de Niyamam tombant par un phénomène de saṃdhi.
67 En tamoul contemporain et en malayalam, piṭāri signifie déesse de village, et c’est ainsi qu’on l’a, longtemps, considéré dans la littérature secondaire (voir, par exemple, Balasubrahmanyam 1966, p. 1-2). Pourtant son emploi dans le corpus épigraphique tamoul montre que ce sens de déesse de village dérive de l’une des significations originelles de « piṭāri », qui en avait plusieurs autres. Le terme remonte au sanskrit bhaṭṭar, transcrit piṭār en tamoul, et dérivé de bhaṭṭāra, dont le premier sens est « orgueil, fierté, arrogance » et le second, « grandeur ». « piṭāri » constitue la transcription tamoule de bhaṭṭārikā, la forme féminine du terme, comme le confirme, du moins pour l’usage du xe siècle, l’inscription no 14 de Puḷḷamaṅkai, utilisant les termes piṭāri (kaḷā piṭār[ikku], l. 12) et bhāṭtari (bhāṭāriyārkku, l. 54) pour désigner la même déesse dans une même épigraphe, cf. Schmid 2005c, p. 125-128. Dans les inscriptions tamoules médiévales, piṭāri apparaît parfois aussi comme l’équivalent d’un titre, indiquant le haut statut de la personne concernée. Il peut, par exemple, désigner une donatrice de haut rang, cf. Orr 2005.
68 Les Cāmunda-Kālī squelettiques qui accompagnent à partir de la période goupta les séries des mères sont les premiers types connus ; pour une déesse portant un trident voir celle du Paraśurāmeśvara de Bhubaneśvar.
69 Cf. SII 2.81 ; Mahalingam 1992, no 2678 : il s’agit d’une déesse à quatre bras. Dans le même temple de Tanjore, deux Kāḷappiṭāri sont mentionnées dans l’inscription no 5 gravée en 1014 (SII 2.5), qui utilise également plusieurs fois le simple piṭāri.
70 Supra, p. 186-187. Pour le texte des tablettes de Tiruvālaṅkāṭu, voir v. 45-46 (SII 3.205) : c’est à Tanjore, dont le Māṟaṉ Muttaraiyar se dit le chef dans les inscriptions sur piliers (premier pilier, E ; deuxième pilier, B et Y), que Vijayālayacōḻa, fondateur de la lignée des Cōḻa « historiques » selon les éloges épigraphiques, consacra une déesse appelée Niśumbhasūdanī.
71 Cette déesse composite constitue une synthèse entre la Tueuse du démon-buffle des textes sanskrits, représentée tirant à l’arc sur un démon à corps humain et tête de buffle sur le site de Mahābalipuram, et une déesse à laquelle on offre des têtes dans les épopées tamoules et sur le même site, royal, Pallava, de Mahābalipuram. Cette sorte de Mahiṣamardinī apparaît pendant la période pallava, autant dans les sanctuaires royaux de cette dynastie que dans des sculptures que leur style et la nature de leur support, des stèles simplement épannelées, permettent de qualifier de « populaires », ou locales. Elles sont très nombreuses, portent très rarement des inscriptions, écrites en tamoul. Pour plus de détails se reporter à Schmid 2011a et b.
72 Cf. Schmid, à par. b. Dans le contexte Pallava, le motif du double mariage des sthalapurāṇa (Shulman 1980, p. 142-143), Śiva se mariant une première fois sur le Kailāsa et une deuxième fois localement, prend un relief archéologique : c’est bien le dieu-roi du Kailāsanātha qui se marie dans les fondations locales.
73 Sur l’établissement du corpus des dons Muttaraiyar, supra, note 37, p. 218.
74 Contra V. Gillet 2010, p. 217 pour qui la légende a peu d’importance dans le Tēvāram. La place que lui réserve ce corpus est cependant substantielle (Tēvāram 1.132.8 ; 2.48.7 ; 3.69.7 ; 3.113.2 ; 3.122.2 ; 3.119.7 ; 6.34.7 ; 6.52.7 ; 6.53.2 ; 6.71.1 ; 6.73.5 ; 6.76.10 ; 6.86.6 ; 6.90.9 ; 6.91.2 ; 7.16.2 ; 7.98.5). Il s’agit d’un des huit exploits de Śiva dans le pays tamoul.
75 devadāna dans les tablettes de Vēlūrpāḷaiyam (cf. Mahalingam 1988, no 121) et brahmadeya dans les tablettes de Kumaraḍimaṅgala (cf. Francis 2009, p. 706-713).
76 Les inscriptions de Nandivarman III correspondent aux numéros 114 à 148 de l’ouvrage de T. V. Mahalingam (1988), car cet auteur ne distingue pas entre les inscriptions émises par le roi lui-même et celles gravées à l’initiative d’individus mentionnant le roi, ou encore simplement datées en années régnales de Nandivarman III. E. Francis donne une liste d’inscriptions enregistrant, clairement écrit-il (2009, p. 481), des donations locales de Nandivarman III. Cet auteur en compte huit certaines et une qu’il considère comme probable. Il signale aussi une donation apparaissant sur une pierre de héros qui pourraît être une donation royale, en l’honneur d’un héros « local ». À Tillaisthānam, Nandivarman III fait un don d’or destiné à l’entretien d’une lampe en l’honneur du Mahādeva de Tiruṉettāṉam (Mahalingam 1988, no 122) ; à Tiruvīraṭṭāṉam, c’est un don pour deux lampes au Mahādeva de Tiruvīraṭṭāṉam qui est enregistré (Ibid., no 123) ; à Lalkuṭi, le roi donne au Mahādeva de Tiruttavattuṟai (Ibid., no 269) et à Tiruvaiyāṟu, au Mahādeva de Tiruvaiyāṟu (ARE 1995-1996, B. 107) ; il donne au Mahādevabhaṭārar de Tiruvoṟṟiyūr (Mahalingam 1988, no 329) et au Mahādevabhaṭārar de Tiruppāṟṟuṟai (Tiruppātuṟai à partir de la période cōḻa ; Ibid., no 142).
77 Cf. Brocquet (1997, p. 667, note 1319).
78 Cf. supra, p. 154.
79 C’est le cas des sites de Tiruvālaṅkāṭu, de Tiruvoṟṟiyūr, de Tiruvaiyāṟu et de Tillaisthānam.
80 Pour ce qui est des reines, seul le site d’Āṉāṅkūr n’apparaît pas dans le Tēvāram.
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La création d'une iconographie sivaïte narrative
Incarnations du dieu dans les temples pallava construits
Valérie Gillet
2010
Bibliotheca Malabarica
Bartholomäus Ziegenbalg's Tamil Library
Bartholomaus Will Sweetman et R. Ilakkuvan (éd.) Will Sweetman et R. Ilakkuvan (trad.)
2012