4. Le Mahādeva de Tirukkaṭaimuṭi
p. 147-198
Texte intégral
1Dans ce quatrième chapitre, l’on examine l’ensemble des témoignages portant sur le dieu Śiva à Tirucceṉṉampūṇṭi, y compris lorsqu’il est associé à une figure féminine qu’on peut considérer comme son épouse ou son complément, et qu’on rassemble communément sous l’appellation de « déesse ». La majuscule dont on pourvoit parfois le terme, évoquant alors la Déesse, souligne l’importance de ces figures de femme. En évoquant celles qui donnèrent dans le temple, le cinquième chapitre permettra à ces figures mythologiques d’entrer en résonnance avec des personnages qu’on peut qualifier d’historiques. La résonnance ne me paraît pas ici induite par l’analyse et les liens entre Śiva et la Déesse présidèrent, je crois, lorsque le sanctuaire était actif, à son importance. Ils illustrent, à mon sens, les étroites corrélations entre dévotion et politique, dévotion et identité régionale, ou encore dévotion personnelle (bhakti) et affirmation du soi du dévot. La participation des déesses est ici si particulière que l’on y reviendra dans le dernier chapitre de cet ouvrage, avec l’analyse de la figure de la reine – qui pourrait bien en effet être elle aussi une figure de déesse.
2Précisons dès maintenant qu’en ce sanctuaire de Tirucceṉṉampūṇṭi qui fut sa demeure, les représentations de Śiva sont plurielles. D’un caractère assez répétitif, les nombreuses mentions dans l’épigraphie sont les seules d’une divinité ; les figures sculptées, si elles ne sont pas aussi diverses que celles de Viṣṇu, sont cependant d’une certaine variété. Au cœur du dispositif, la représentation symbolique du liṅga les unit. Des petits panneaux en bas-relief courant sur la base du temple aux niches du sanctuaire, les données iconographiques dessinent un dieu qui participe d’une représentation commune du dieu Śiva mais présente aussi des caractéristiques traduisant son enracinement dans une région particulière. Quant à l’épigraphie, elle désigne d’emblée le dieu qui habite ici comme hybride, entre le sanskrit de mahādeva et l’enracinement géographique d’un mystérieux « Tirukkaṭaimuṭi ».
Mahādeva et Tirukkaṭaimuṭi
3Les épigraphes du site évoquent toutes le même dieu, portant un nom qui varie peu. Il s’agit dans la majorité des inscriptions de tirukkaṭaimuṭi mahādeva, de tirukkaṭaimuṭip perumāṉaṭikaḷ (inscriptions no 5 et 9), de tiruccaṭaimuṭi mahādeva (inscriptions no 23, 24 et 29) et enfin aussi de emperumāḷ et de āḷvār dans l’épigraphe no 231. Il s’agit donc du grand dieu, mahādeva (qui connaît plusieurs orthographes ou variantes tamoulisées, mahāteva, mahātevar, mātevar). Il s’agit aussi de perumā ṉaṭikaḷ, littéralement le roi (perumāṉ), saint, noble, etc. (aṭikaḷ), terme désignant tant les rois de la dynastie des Cōḻa que les dieux de bhakti, c’est-à-dire Śiva, comme ici, mais aussi souvent Viṣṇu. La variante em-perumāḷ signifie notre seigneur, roi, etc., et āḷvār, celui qui règne, gouverne. Ce grand dieu – si proche d’un roi – du temple est celui de Tirukkaṭaimuṭi ou, beaucoup plus rarement, de Tiruccaṭaimuṭi. Ce toponyme particulier apparaît dans plusieurs des textes de la bhakti shivaïte, à savoir dans l’anthologie du Tēvāram sous les deux formes kaṭaimuṭi, de loin la plus courante (Campantar 1.111 ; Cuntarar 7.12.8 ; Appar 6.70.3), et caṭaimuṭi (Appar 6.70.3), puis dans le Periyapurāṇam, Le « Grand Purāṇa », rédigé au xiie siècle, sous la forme caṭaimuṭi uniquement.
4J’ai déjà posé que le temple dressé en l’honneur du dieu de Tirukkaṭaimuṭi est ce qu’on appelle un temple du Tēvāram, c’est-à-dire un temple dédié à un dieu que chantent un ou plusieurs des hymnes de l’anthologie shivaïte (cf. Schmid, à par. a). L’hypothèse appelle plusieurs réflexions.
5Le corpus du Tēvāram tel qu’on le connaît rassemble des hymnes tamouls dédiés à Śiva en Inde, mais surtout dans le pays tamoul. La géographie du corpus privilégie nettement le delta de la Kāvēri : le temple à Tirukkaṭaimuṭi paraît ainsi appartenir au cœur de l’anthologie. Il s’agit d’un cas particulier où le lien entre l’hymne 1.111 de Campantar composé en l’honneur du dieu de Kaṭaimuṭi et le temple de Tirucceṉṉampūṇṭi s’est perdu. L’hymne 1.111 est aujourd’hui attaché à un autre temple mais le dieu de l’hymne et celui des inscriptions de Tirucceṉṉampūṇṭi portent un même nom, Kaṭaimuṭi, rare et difficile à analyser, dont on ne trouve aucune trace sur le site auquel l’hymne 1.111 est aujourd’hui rattaché. D’autre part, dans le Periyapurāṇam de Cēkkiḻār, composé au xiie siècle, le lien entre le site de Tirucceṉṉampūṇṭi et l’hymne est encore productif. Relevant d’un ensemble comprenant trois sites voisins de Tirucceṉṉampūṇṭi (dont celui d’Aṉpil, site des tablettes royales déjà évoqué, supra, p. 144), le Caṭaimuṭi du Periyapurāṇam fut par la suite réinterprété comme l’un des noms de Śiva lui-même, le dieu coiffé d’un chignon, traduction possible du « caṭaimuṭi », qui apparaît rarement et tardivement à Tirucceṉṉampūṇṭi, où cette interprétation du nom du lieu entama peut-être son existence. Le nom originel du site, Tirukkaṭaimuṭi, ne se laisse pas facilement analyser en effet. L’hypothèse d’une désignation d’un dieu des confins, de la limite, qui correspond à la frontière méridionale du royaume pallava, transformé en un nom bien reconnaissable de Śiva me paraît aujourd’hui la plus plausible2.
6De cet ensemble se dégage tout d’abord l’importance de la prise en compte des données épigraphiques dans l’évaluation de l’histoire des corpus de la bhakti tamoule. Pour ce qui est plus précisément de Tirucceṉṉampūṇṭi, les caractéristiques du poème dédié à Kaṭaimuṭi dans le Tēvāram se prêtent particulièrement au déplacement dont j’ai fait l’hypothèse. Elles ne sont pas isolées dans le corpus, dont elles mettent en valeur des spécificités inattendues.
7Comme bien d’autres, le poème 1.111 est dédié au Śiva d’un lieu (cf. annexe I pour le texte et la traduction de celui-ci). Le lieu est premier. Le site et la divinité sont mis en contact par l’intermédiaire de figures mythologiques fameuses ou par la description de la divinité du lieu comme un Śiva : « Kaṭaimuṭi est le lieu du dieu qui porte la hache et l’antilope », « Kaṭaimuṭi est le lieu du dieu qui porte le Gange dans sa chevelure… ».
8L’hymne 1.111 paraît pousser la technique à l’extrême. Voici Kaṭaimuṭi, cité de Śiva, où
« les vagues couronnées d’écume de l’eau de clairs bassins se brisent sur les rives » (tiraiyoṭu nurai poru teṇcuṉainīr/karai poru vaḷa nakar kaṭaimuṭiyē),
9et où
« les fleurs épanouies se mêlent aux lianes dans l’eau des bassins des sources dans la fertile cité qu’embrassent les parfums3 » (koṭi pulku malaroṭu kuḷir cuṉainīr kaṭipulku vaḷanakar kaṭaimuṭiyē).
10L’interprétation que donna du poème V. M. Subrahmanya Aiyar qu’on peut lire dans le Digital Tēvāram (Chevillard, Sarma & Subrahmanya Aiyar 2007) souligne l’importance du lieu. Pour ce lettré traditionnel, la fertile cité de Kaṭaimuṭi est Śiva. Le dieu et le lieu se confondent.
11Il est vrai que la présentation du lieu n’est guère originale en Tēvāram 1.111. Les descriptions ici appliquées à Kaṭaimuṭi apparaissent dans bien d’autres poèmes en d’infinies variations décrivant l’eau (cuṉai, nīr, tirai, karai) et la végétation (koṭi, malar) qui forment le cadre d’un lieu du dieu. Deux corpus de stéréotypes, l’un s’appliquant au dieu, l’autre au lieu, semblent associés par l’intermédiaire du toponyme « Kaṭaimuṭi ». Au-delà des figures littéraires, la structure même de l’hymne est répétitive. Dans la majorité des poèmes attribués à Campantar, une neuvième strophe évoque la liṅgodbhavamūrti et une dixième critique les Jaïns, comme ici. Certains hymnes du Tēvāram contiennent des éléments originaux, des allusions à des légendes particulières ou à des spécificités du lieu. L’hymne 1.111 ne fait pas partie de cette catégorie d’hymnes, mais il relève d’une autre très productive en son genre.
12Dans celle-ci, le nom du lieu semble le seul élément propre à l’hymne, celui à partir duquel il est bâti. Quant à l’hymne 1.111, le poème contient ainsi je crois le germe de la transformation du toponyme : faut-il s’étonner si le lieu finit par être désigné par l’une des épithètes qu’on applique à Śiva ? On remarque de surcroît que le poème s’interroge sur l’apparence du dieu à plusieurs reprises ; il insiste sur l’eau qui tombe sur son chignon, dûment mentionné donc dans l’hymne. De Kaṭaimuṭi à caṭaimuṭi, la frontière est des plus poreuses. L’étrange « caiṭaimuṭi » de l’inscription no 30 correspond peut-être à une période de flottement entre le Kaṭaimuṭi de Tēvāram 1.111 et le Caṭaimuṭi qui apparaît en Tēvāram 6.70.3 (Appar) puis dans le Periyapurāṇam. Le Kaṭaimuṭi de Tirukkaṭaimuṭi, ne serait plus compris et prêt à être transformé. Le dieu des confins se ferait Śiva coiffé d’un chignon. Dans l’hymne énumérant de nombreux sites où Cuntarar mentionne un Kaṭaimuṭi, le dieu auquel s’adresse le poète est bien coiffé d’un haut chignon car c’est un caṭaiyāṉ. Caṭaimuṭi se profile dans ce caṭaiyāṉ dont les assonnances font sonner un toponyme tel que « Kaṭaimuṭi ». L’épigraphie du site de Tirucceṉṉampūṇṭi et le corpus bhaktique attestent ainsi, à mon sens, d’un même phénomène : l’accent mis peu à peu sur Śiva auquel un lieu donne corps. Il ne s’agit pas nécessairement d’une shivaïsation d’un territoire habité par des dieux du lieu peu à peu assimilés à Śiva, mais, peut-être, d’une présentation plus sectaire de Śiva. Dans tous les cas, si le lieu n’est guère individualisé, il participe en revanche d’une forme de réseau religieux très large : il fait écho à ces autres lieux si semblables à lui où la manifestation de Śiva se présente de la même façon. D’autres éléments des données épigraphiques donnent la même lecture du dieu et de son lieu.
Les offrandes au dieu
13Les offrandes faites permettent en effet de définir quelque peu le profil de la divinité. Or de même que dans le cas de Tēvāram 1.111, on en retrouve ailleurs nombre de traits.
14Tout d’abord on constate que les donateurs, qu’on se situe dans la période pallava ou cōḻa, remettent de l’or pour qu’on célèbre les rituels, et non des terres ou des bêtes comme on le fait de façon courante à partir du xie siècle, mais selon des modalités souvent rencontrées aux ixe-xe siècles. Seules les inscriptions no 17, 23 et 28 mentionnent un don de terre ; en sus de l’or donné, l’inscription no 6 enregistre un don de bovins, la 16, de chèvres (ou d’ovins, āṭu désignant l’un ou l’autre). L’on n’a pas affaire à un dieu qui possède un vaste territoire. L’abandon du temple trouve une certaine cohérence dans une absence de terres que le dieu n’a jamais possédées. La divinité n’en entretient pas moins avec la terre cette relation qu’on retrouve dans un grand nombre de temples toutes périodes confondues : elle la consomme en quelque sorte à travers les offrandes de nourriture qu’on lui fait.
15Ces offrandes sont si communes dans l’épigraphie qu’on ne s’y attarde guère. Elles n’en sont pas moins distinctives dans un pays tamoul dont la littérature du Caṅkam évoque plusieurs paysages et divinités. Le dieu de Tirukaṭaimuṭi est lacto-végétarien. Riz, épices, légumes, noix d’arec, lait de coco, fruits, lait, beurre clarifié, yaourt, sucre, mets de légumes, curry de tamarin, curry frit, les offrandes de nourritures sont abondantes, variées ainsi que permet d’en juger cet extrait de l’inscription no 3 :
« […] pour la sainte nourriture, y compris pour le cortège [du dieu], du lait de coco, vingt et une mesure du riz, trois kuruṉi ; pour la nourriture et pour la fête, du beurre clarifié, une mesure, du yaourt, deux mesures, de la nourriture, du poivre, des légumes, des bananes plantain, des noix d’arec, vingt, de cette manière, que l’on fasse l’ārati avec beaucoup de riz ; c’est avec le reste de riz qu’on nourrit brahmanes et dévots. »
16On retrouve les mêmes substances dans les inscriptions no 4, 9, 23 et 28. Poivre et yaourt sont qualifiés de divins (amitu) dans l’épigraphe no 23. L’inscription no 4 ajoute « … fleurs parfumées, encens, résine odorante ».
17Le dieu est aussi susceptible de se baigner dans toute offrande liquide de nourriture et le bain qu’on lui donne dans le lait, le lait de coco et le yaourt, apparaît à plusieurs reprises lié à des fêtes (inscriptions no 3-4, 23, 28).
18Le dieu de Tirukkaṭaimuṭi ne consomme donc pas la viande et le sang liés au culte de Murukaṉ dans plusieurs des poèmes du Caṅkam, comme en Tirumurukāṟṟupaṭai 218 où l’égorgement d’un chevreau est associé à une offrande de grains et de fleurs. Aucun des rituels qu’attestent ici les inscriptions ne se rattache à un tel arrière-plan.
19L’omniprésente offrande de riz précise le domaine végétarien dont il est question. Il s’agit bien là de la céréale reine du pays tamoul, même si la littérature du Caṅkam et le Tēvāram lui-même attestent, tout comme l’ethnographie contemporaine, la popularité de la culture du millet. Il est extrêmement rare que l’épigraphie du pays tamoul fasse allusion au millet. Cette épigraphie est celle d’un certain territoire, celui où l’on cultive le riz. Il s’agit là de la réalité du delta où se situe Tirucceṉṉampūṇṭi. Le riz est associé aux crues de la Kāvēri dès les anthologies du Caṅkam :
« D’un côté bat le tambour tuṭi pour dire que des masses d’eau se sont répandues/Sur les gerbes moissonnées et sur le riz nouveau dans les champs… » (Paripāṭal 7, 26-27 ; trad. Gros 1968, p. 38).
« We were on our way to him, he who is the lord of the Kāviri River, where the fields murmur with water and laborers working among the stacks of grain grow groggy with drink and fill their plates with yesterday‘s rice, whole grains cooked soft– each grain, the husk removed… » Puṟanāṉūṟu 399 ; trad. Hart-Heifetz 2002, p. 238-239).
20Les Muttaraiyar eux-mêmes semblent bien d’ailleurs être spécifiquement associés au riz dans une œuvre du Caṅkam, le Nālaṭiyār (st. 200), mentionnant, les peru muttaraiyar, les « grands Muttaraiyar » qui dispensent avec générosité une nourriture à base de céréales.
21Ainsi, si l’on en croit les inscriptions, tout comme de très nombreux Śiva et Viṣṇu du Tamil Nadu, le dieu de Tirukkaṭaimuṭi consomme une nourriture urbaine, riche et raffinée qui est celle-là même qu’on associe au delta où se dresse son temple. Les territoires symboliques du riz et du millet sont bien différents en effet. Le millet représente la montagne, espace aux marges des plaines cultivées.
« L’innocente jeune fille des Montagnards (kuṟavar) de la forêt de cette montagne s’est faite gardienne du millet… »,
22tel est le message que portent les perroquets de Naṟṟiṇai 102. Cette céréale apparaît comme une denrée de peu de prix, « If he would give me no more / than a single seed of millet… » (Puṟanāṉūṟu 208 (trad. Hart-Heifetz 2002, p. 131). Le riz est en revanche, tout comme les épices, dont le poivre de nos incriptions, une denrée qui s’exporte et connote la richesse.
« What is rice to us ? What is gold or the liquor that heats the body ? » (Puṟanāṉūṟu 384 ; trad. Hart-Heifetz 2002, p. 225).
23Face à un millet proprement local, le riz représente les réseaux du commerce au pays tamoul et, au-delà, les liens unissant des agglomérations de divers types, les unes plus villageoises, les autres plus urbaines.
« In Muciṟi with its drums, where the ocean roars/where the paddy traded for fish and stacked high on the boats makes boats and houses look the same/and the sack of pepper raised up beside them… » (Puṟanāṉūṟu 343 ; trad. Hart-Heifetz 2002, p. 195).
24À Tirucceṉṉampūṇṭi, le riz nourrit aussi ceux qui sont en contact avec le dieu : les brahmanes, les dévots, ceux qui assurent le service. Le tout-venant des dons rattache ainsi le dieu à un vaste réseau, méridional, voire pan-indien et qui appelle jusqu’à un monde marchand d’au-delà des mers. En Inde septentrionale les offrandes de blé sont courantes qu’on ne rencontre pas au pays tamoul, mais il s’agit là aussi d’une céréale dessinant le profil d’une divinité végétarienne et d’un certain statut social. De même les fêtes qui motivent les dons de nourriture dans le corpus de Tirucceṉṉampūṇṭi incluent le site dans un large réseau. Sur six fêtes mentionnées, l’une concerne les équinoxes, fête de caractère pan-indien, et quatre correspondent à une fête célébrée largement dans l’ensemble du sud de l’Inde, Mācimakam. Seule la fête au dieu de Tirukkaṭaimuṭi de l’inscription no 12 pourrait-elle être d’un caractère plus local. Mais l’inscription est lacunaire et on ne peut pas même en être certain. Les offrandes de nourriture, les fêtes, font participer le dieu du lieu à un réseau shivaïte et même hindou très vaste.
25Les offrandes de nourriture ne sont pas cependant les plus courantes du corpus. Les dons de lampe sont de très loin les dotations les plus communément rencontrées, et les plus anciennes (inscriptions no 1-2, 5, 7-8, 10-11, 13-22, 24-27, 29-31 ; cf. aussi infra, p. 245). Le roi Nandivarman III lui-même aurait donné une lampe, selon une thématique caractéristique de la fin du ixe siècle et du début du xe siècle, entre les fondations royales des Pallava et les temples de la période cōḻa pourvus de terres qui se multiplient dès le milieu du xe siècle. La dévotion en un lieu de culte déjà existant se manifeste ainsi : de même que les transformations subies par le nom du dieu du temple font supposer l’antériorité d’un lieu sacré par rapport à une divinité shivaïte, de même les dons de lampe s’adressent à un dieu déjà présent. Nulle inscription de fondation pour le temple où habite le dieu de Tirukkaṭaimuṭi… Des inscriptions de ce type sont en fait très exceptionnelles sur les sites rattachés au Tēvāram et celles qui sont recensées semblent signaler la re-construction en pierre de sanctuaires préexistants. Nourries d’un beurre clarifié qui demeure dans le domaine lacto-végétarien, la flamme de lampes animait le culte au dieu du lieu.
26De même que l’ensemble des Śiva à qui s’adressent les hymnes du Tēvāram, la divinité de Tirukkaṭaimuṭi paraît donc bien préexister aux manifestations de la dévotion parvenues jusqu’à nous. Le sanctuaire fait de matériaux périssables auquel on a associé les piliers inscrits du ixe siècle prend ici corps. C’est durant ce même ixe siècle auquel appartiennent les premiers témoignages archéologiques qu’on rencontre les mentions les plus nombreuses de fêtes dans le temple et peut-être faut-il les associer à des modifications cultuelles qui signalent l’enracinement de ce Śiva que chante le Tēvāram en ce lieu sacré, tiru, de « Kaṭaimuṭi ».
27Les représentations figurées de Śiva sur le temple donnent forme au grand dieu de Tirukkaṭaimuṭi. Tout comme le Brahmā placé au nord du sanctuaire, nombre d’entre elles ne sont pas aussi « classiques » que pourrait le faire croire leur identification facile. Plus nombreuses que celles de Brahmā, les représentations de Śiva permettent de mieux cerner le phénomène de la constitution d’un programme iconographique. Des figures pallava aux formes de l’âge cōḻa, la transmission est complexe. Seigneur à demi-féminin, musicien et danseur ont tous des antécédents dans les fondations pallava. Ils sont comme remodelés à Tirucceṉṉampūṇṭi où des formes nouvelles apparaissent – pour s’insérer dans un lieu particulier, un mouvement différent ? L’on a vu que la relation avec Brahmā était parfois empreinte de rivalité. Sur le soubassement, la créativité des formes shivaïtes exprime cependant la vigueur du culte engendré par Śiva.
Les Śiva du soubassement
28C’est sur le soubassement que l’on rencontre les formes les plus variées de Śiva : le nombre des emplacements disponibles permet, a priori, à l’iconographie shivaïte de déployer une palette méridionale, bien développée durant la période pallava. D’une part, en effet, ce soubassement offre de très nombreux emplacements propres à accueillir une figure de Śiva. Il semble ainsi reprendre en mineur certains principes des temples pallava. Les galeries pourtournantes et les élévations des temples que les Pallava ont érigés à Mahābalipuram et à Kāñcīpuram (Temple du rivage, Kailāsanātha et Vaikuṇṭhaperumāḷ) sont entièrement recouvertes de panneaux. Le décor de l’élévation d’une fondation locale de l’âge cōḻa est bien moins développé puisque le principe adopté est celui de niches centrales où l’on concentre le décor sculpté. Mais celui-ci se développe donc aussi sur le soubassement. Plus que d’autres espaces, ce dernier paraît tributaire de l’organisation linéaire régissant la sculpture des murs d’enceinte des fondations pallava : c’est le caractère horizontal qui est mis en valeur ; les panneaux sont très nombreux.
29D’autre part, les fondations royales pallava dédiées à Śiva comptent une vingtaine de thèmes proprement shivaïtes. Il est difficile d’en préciser le nombre car plusieurs d’entre eux présentent des variations si importantes qu’il est peut-être impropre de les considérer comme constituant un seul thème iconographique. Lorsque Śiva danse tandis que le Gange descend sur sa tête, a-t-on affaire à un Śiva dansant ou à un Porteur du Gange ? Rappelons par ailleurs que l’iconographie shivaïte de la période pallava est d’une variété nouvelle dans la péninsule Indienne. Seule l’iconographie contemporaine de l’empire cāḷukya peut rivaliser avec sa richesse : plus au nord les territoires qui furent contrôlés, entre autres, par les Kouchans, puis par les Gupta et par les Vākāṭaka – pour ne citer que les plus importantes et les plus fameuses des dynasties de l’Inde septentrionale et centrale – ne font pas montre de la même créativité iconographique que les temples royaux des Pallava. En regard de celle-ci, l’iconographie shivaïte du temple de Tirucceṉṉampūṇṭi apparaît singulièrement pauvre.
30En effet, l’on ne compte que onze apparitions de Śiva sur le soubassement. Dans la plupart des cas, le dieu est de surcroît accompagné par la déesse et l’on retrouve sur le soubassement l’association étroite avec une forme féminine qu’attestait l’Ardhanārīśvara de la face ouest du sanctuaire : les deux divinités sont assises sur le mont Kailāsa (2b [Rāvaṇa soulève le Kailāsa] et 35b [le couple divin assis sur le Kailāsa]), la déesse se trouve au côté du dieu dans l’épisode de la Kāmāntakamūrti (8b) et celui de la Gajasaṃhāramūrti (19b) : ils dansent ensemble (16b). Śiva est également en bonne compagnie dans le cadre de son errance en mendiant, figurée deux fois sur le soubassement avec les femmes que le dieu séduit alors (14b et 18b). Śiva danse seul cependant à deux reprises (6b et 60b) ; il lutte seul également contre le dieu de la mort (13b) et contre Arjuna dans l’épisode du Kirāta (53a-b).
31Les panneaux consacrés aux formes de Viṣṇu sont donc bien plus nombreux. La déesse est aussi représentée seule, à sept reprises et apparaît ainsi comme une figure aussi importante, voire plus, que celle du dieu Śiva sur le soubassement du temple. En outre, en dehors du Rāmāyaṇa qui constitue assurément un cas particulier, les représentations de Viṣṇu et celles de la déesse se présentent sous la forme de mini-cycles, constitués de représentations qui s’enchaînent (les formes de Kr̥ṣṇa se présentent par paires ; un mini-cycle de quatre panneaux est consacré à la déesse, infra, p. 185-190). L’organisation des figures de Śiva est plus difficile à constituer. Les représentations se présentent aussi parfois par paires semble-t-il (cf. 13-14b et 18-19b), à moins qu’il ne faille constituer les panneaux 13b à 19b comme un mini-cycle shivaïte contenant des représentations de la déesse, en 17b, et de danseuses en 15b. Les deux figures dansantes du dieu sont en tout cas isolées au début et à la fin du chemin de circumambulation.
32Ainsi, à ne considérer que le soubassement, on peine à dégager une logique iconographique pour ce qui concerne les figures de Śiva. De surcroît, le style des panneaux signale qu’ils ne relèvent pas tous de la même main, alors que l’unité stylistique des panneaux du Rāmāyaṇa et des paires krishnaïtes est grande. Les bas-reliefs consacrés à Śiva pourraient être le produit de campagnes de sculptures différentes : la logique serait-elle plus matérielle qu’iconographique ? L’une n’empêche pas l’autre cependant comme le soulignent les figures dansantes de Śiva.
33Les Śiva dansants sont majoritaires sur ce soubassement (quatre figures). La popularité de cette forme se révèle également parce qu’elle a été sculptée selon des iconographies différentes – plusieurs postures ; dieu seul ou dansant avec la déesse – et par plusieurs mains. Le panneau 60b qui marque la fin de la circumambulation sur le mur nord présente un Śiva dansant dans la même posture que celui du panneau 6b qui intervient assez tôt au début du même chemin de circumambulation. La position de ces deux panneaux souligne leur équivalence iconographique car ils se répondent quasiment du nord au sud. Mais le style bien différent d’un bas-relief à l’autre tend à indiquer l’antériorité du panneau 6b4. Par ailleurs, rien ne justifie le choix du thème en 60b dans une continuité linéaire : il s’agit du dernier panneau sculpté de la face nord ; il est précédé d’un panneau décoré d’un feuillage et suivi de trois panneaux qui n’ont pas été sculptés. Le thème du dieu dansant de 6b s’insère pour sa part dans l’ensemble iconographique de la face sud.
34Il me paraît donc clair que le panneau 60b est l’un de ces panneaux taillés pour compléter la sculpture du soubassement, en prenant, dans ce cas, pour modèle le panneau 6b ce qui établit dans l’iconographie un écho, dansant, du dieu de chaque côté du temple5. Il ne constitue pas une série iconographique signifiante d’un point de vue linéaire mais fait de la danse de Śiva le cadre où s’inscrivent, en définitive, les représentations du soubassement.
35Soulignons pour finir sur ce point, que les différences de style ne sont pas nécessairement à mettre en relation avec une date très postérieure des panneaux, car plusieurs sculpteurs peuvent avoir travaillé en même temps pour un même temple. Les panneaux illustrant l’épisode du Kirātārjunīya (53b et 54b), lorsqu’Arjuna prie Śiva de lui accorder une arme particulière, se suivent pour leur part, en offrant à l’œil un style qui n’est pas aussi raffiné que celui des panneaux 2b (Rāvaṇa soulevant le Kailāsa) ou 35b (Śiva et Pārvatī assis sur la montagne). Ces deux derniers panneaux sont, quant à eux, d’un style plus délicat. Ils présentent plusieurs plans de figures et celles-ci sont nombreuses. Les détails de costume sont encore apparents. La Gajasaṃhāramūrti (19b), la Kālārimūrti (13b), et le Śiva dansant de 6b relèvent aussi de ce style de panneau assez raffiné. Le Kāmāntaka en revanche, en 8b c’est-à-dire en début de circumambulation, présente un style plus fruste, similaire à celui du dieu dansant du panneau 60b.
36Qu’il s’agisse donc de style ou d’iconographie, on n’a pas affaire à un ensemble cohérent mais plutôt à un patchwork de pièces, certaines qu’on peut attribuer à un même artiste ou qui fonctionnent en complément d’autres panneaux constituant des sous-groupes.
37Enfin, les représentations proprement décoratives, sous forme de feuillages délicatement sculptés, n’apparaissent que sur cette série où l’on a représenté Śiva. Au nombre de vingt-et-un, les feuillages sont plus nombreux que les scènes impliquant Śiva – et un même nombre de panneaux n’a reçu aucun décor. Les femmes engagées dans les occupations terrestres que sont la danse (trois panneaux), l’accouchement et les soins à un nourrisson, occupant chacune un panneau, peuvent également être considérées sous un angle décoratif pour l’essentiel : il s’agit de scènes communes dans les temples de la période cōḻa où elles occupent des emplacements variés, servant, à l’évidence, à compléter des séries sculptées thématiques.
38Les figures de Śiva apparaissent donc remarquablement minoritaires sur le temple. Elles relèvent sur le soubassement d’une série disparate et de caractère parfois nettement décoratif. Le cœur du temple n’en était pas moins habité d’un liṅga. Il offrait sur le mur sud du sanctuaire, une figure de Śiva seul, en musicien, sous un fronton orné de deux autres figures de Śiva, également seul, et sur la façade ouest, un Śiva moitié-homme, moitié-femme tandis les relations du Brahmā de la façade nord avec Śiva en tant que dieu de la connaissance sont complexes. De simples statistiques basées sur le nombre des représentations ou sur leur style ne permettraient donc pas d’établir que le temple ne se présentait pas comme nettement shivaïte pour ceux qui venaient là. Sans doute est-ce tout autrement qu’il faut comprendre l’iconographie du soubassement qui constitue l’espace le plus mixte du temple, où hommes et femmes, dieux et hommes, démons, animaux et divinités, Brahmā, Viṣṇu, Śiva et la déesse sont côte à côte. Leur ensemble ne représente-t-il pas l’infinie variété des formes prises par le dieu Śiva ? Il reste qu’un choix fut fait dans la palette iconographique shivaïte sricto sensu.
Un dieu en mouvement
39Rythmant les apparitions du dieu, la danse apparaît sous des formes variées sur le soubassement du temple. Outre les emplacements quasi symétriques d’un Śiva dansant au sud et au nord du temple (maṇḍapa, 6b et 60b), au sud, après trois panneaux ornés de feuillages (9-11b), Śiva danse en compagnie d’une déesse échevelée, très semblable à cette attaquante (12b). Le panneau suivant (13b) présente aussi une forme dansante de Śiva, qui danse là sur le dieu de la mort en une iconographie apparue avec les fondations Pallava.
40La danse de Śiva du panneau 6b paraît donc à sa place dans une série où les figures de Śiva et de la déesse, éventuellement dansants, se rencontrent par ailleurs. De fait la face sud apparaît nettement privilégiée par rapport aux autres pour ce qui concerne les figures de Śiva et, plus particulièrement, pour ce qui concerne la danse du dieu.
41La bhikṣāṭaṇamūrti de cette même face sud permet de lier les figures du soubassement à celle de la niche. L’ascète parcourant le territoire en séduisant les femmes y est représenté deux fois, occupant les panneaux 14b et 18b6. Le panneau 18b est placé aux pieds mêmes de la vīṇādharamūrti de la niche. Dieu en marche, à quatre bras, qui porte dans sa main supérieure à gauche un tambour, la figure souligne alors les éléments communs entre l’ascète errant, la bhikṣāṭaṇamūrti, et la forme musicienne de la niche, également à quatre bras, élevant un tambour dans sa main supérieure gauche et esquissant un mouvement de marche. Mais si, de toutes les figures du soubassement, la bhikṣāṭaṇamūrti est la plus semblable au dieu musicien, toutes les formes de Śiva sculptées juste en-dessous de cette niche lui sont en fait associées : il s’agit de représentations soit de l’errance soit de la danse (première bhikṣāṭaṇamūrti [14b], trois danseuses [15b, les figures sont grossières et peu élégantes ; peut-être plus tardives], Śiva danse avec Kālī [16b], deuxième bhikṣāṭaṇamūrti [18b], la Gajasamhāramūrti [19b ; qui est encore une forme dansante]).
42Il est difficile d’envisager qu’on a affaire à un récit, un cycle narratif, car les panneaux ne paraissent pas se succéder dans un ordre correspondant à un récit ; surtout, le dieu mendiant est représenté deux fois. C’est plutôt dans une relation donc de chaque panneau avec la grande figure musicienne de la face sud qu’il faut envisager ces petits bas-reliefs. Ils illustrent l’une des facettes de celle-ci : un dieu errant, un dieu musicien, un dieu séducteur. Dans un tel ensemble se révèle la nature transitionnelle du temple. Certains éléments sont en effet directement inspirés de l’iconographie des fondations des Pallava et d’autres s’inscrivent dans une problématique iconographique distincte. Les deux Śiva mendiants en sont l’exemple le plus emblématique.
43La première bhikṣāṭaṇamūrti (14b) est une réplique miniature de celle des fondations des Pallava. Venant de la droite de l’image, le dieu aux cheveux dénoués vu de trois-quarts est plus grand que les nombreuses femmes qui l’entourent. La silhouette à deux bras porte un chasse-mouche, posé sur son épaule. Dans l’angle supérieur gauche, une jeune femme se penche à mi-corps dans un cadre rectangulaire, sorte de fenêtre découpée dans le panneau. Tous ces éléments bien particuliers sont représentés sur les temples Pallava, dans un cadre monumental où ils sont plus à leur place qu’ici : la miniaturisation imposée au thème le rend moins compréhensible en effet. La fenêtre dans laquelle apparaît l’une des adoratrices du dieu introduit une confusion certaine. Dans les panneaux de petites dimensions comme ceux de Tirucceṉṉampūṇṭi, des éléments géométriques (cadres rectangulaires ou carrés, lignes horizontales ou verticales) sont utilisés pour séparer des moments ou indiquer des espaces différents, où se déroulent des scènes distinctes. C’est bien ainsi qu’ils apparaissent, par exemple, dans la frise consacrée au Rāmāyaṇa sculptée juste en-dessous (cf. 11a qui représente trois scènes ; 48a qui en figure deux). Dans un même panneau, plusieurs scènes sont représentées et les éléments géométriques, abstraits, indiquent qu’on a affaire à différents moments de l’histoire. Mais la fenêtre de cette bhikṣāṭaṇamūrti, élément du réel, participe de l’unique scène ici représentée. Elle ne se comprend guère en fait que par référence aux représentations Pallava.
44La bhikṣāṭanamūrti (18b) représentée aux pieds du dieu musicien est très différente. Le dieu vient de la gauche de l’image. Il a quatre bras. Ses cheveux sont noués en chignon. Il porte un tambour. L’attribut posé sur son épaule peut être un chasse-mouche ou le trident sur lequel Śiva empale un opposant et qui établit un lien entre l’ascète séducteur et la forme terrible de Śiva appelée « Bhairava ».
45Tous ces éléments n’apparaissent pas sur les temples des Pallava, mais sont caractéristiques d’un type du dieu mendiant en vogue durant la période cōḻa. Les deux bhikṣāṭaṇamūrti du soubassement correspondaient-elles pour les sculpteurs qui en ont orné le temple de Tirucceṉṉampūṇṭi à une même forme du dieu ? Ont-ils voulu représenter deux aspects différents de la divinité ou deux moments différents du mythe ? Il est en tout cas très rare de rencontrer une bhikṣāṭanamūrti aussi semblable aux modèles pallava en dehors des fondations royales. Les sculpteurs de Tirucceṉṉampūṇṭi connaissaient d’une manière ou d’une autre l’iconographie utilisée sur des temples Pallava. Leur réalisation fait écho aux liens qu’atteste l’épigraphie du temple avec les Pallava (cf. inscriptions no 1-2, 5-8 et 12 datées en années régnales pallava) et même avec cette ville de Kāñcīpuram citée dans l’inscription no 6, dont les sculptures sont des modèles directs de ce petit panneau.
46De la même façon, l’art pallava a inspiré les formes à la fois dansantes et combattantes de Śiva qui encadrent ces figures liées à l’aspect musicien du dieu. La Kālārimūrti (13b) et la Gajasaṃhāramūrti (19b) sont illustrées sur les fondations Pallava. Tout comme celui de la première bhikṣāṭaṇamūrti, le schéma iconographique en est repris avec une grande exactitude. Quant à l’emplacement dévolu ici à la lutte contre le dieu de la mort, il correspond peut-être à un caractère transitionnel du sanctuaire : dans la fondation de Kāñcīpuram qu’est le Mukteśvara qui intervint à la fin de la période pallava la représentation est placée au sud du temple comme elle l’est ici. Dans les temples Pallava antérieurs, elle est sculptée au nord.
Figures shivaïtes de la niche sud
47Telle la figure mendiante « pallava » de Śiva sur le soubassement, le dieu musicien souplement déhanché à quatre bras de la niche sud est auréolé de cheveux7. Telle la figure mendiante « cōḻa », le dieu porte le feu dans sa main supplémentaire à droite et le tambour dans sa main supplémentaire à gauche. La vīṇā très abîmée qu’il tient dans ses deux mains naturelles traverse la fine silhouette en diagonale : il s’agit d’une Śiva vīṇādharamūrti, c’est-à-dire un Śiva musicien tenant une vīṇā.
48Deux autres figures de Śiva parent l’élévation sud du sanctuaire. Le fronton qui couronne la niche présente en effet la dakṣiṇāmūrti, que chapeaute un Śiva dansant. Tout comme le dieu de la niche, ces figures ont les cheveux dénoués et la chevelure du dieu dansant se déploie, soulignant le mouvement qui l’anime. Les trois figures de la niche et du fronton partagent d’autres traits : toutes trois sont dotées de quatre bras ; le Śiva musicien et le Śiva dansant ont deux attributs en commun, le feu et le tambour. Le Śiva enseignant est trop abîmé pour qu’on puisse savoir ce qu’il portait, mais c’est le feu dans la même main supérieure à droite dont il est pourvu, tant sur les fondations de la période pallava que sur les sanctuaires de l’âge cōḻa. Sur ces derniers enfin, le dieu enseignant pose ses pieds sur un nain de l’entourage de Śiva, un gaṇa. On ne distingue rien à cet endroit sur le bas-relief très érodé de Tirucceṉṉampūṇṭi mais le Śiva dansant qui couronne le fronton prend bien appui sur un gaṇa-piédestal : il est fort possible qu’un gaṇa du même type ait été également sculpté sous les pieds de la dakṣiṇāmūrti.
49Cheveux, attributs, personnages secondaires – les trois figures de l’élévation du sanctuaire au sud se répondent. La musique de la niche est comme glosée par des figures plus petites évoquant la parole et la danse du maître, qu’on retrouve également sur le soubassement avec les Śiva dansants et errants. Centrale donc, la figure musicienne se révèle de plus bien particulière.
Le dieu musicien
50Une vīṇādharamūrti debout n’est pas une figure commune. Les vīṇadharamūrti antérieures à celles du pays tamoul et la majorité des vīṇādharamūrti du territoire pallava sont des figures assises8. Ces figures assises se rencontrent tout au long de la période cōḻa, quoiqu’elles paraissent relever plutôt du début de celle-ci9. Le musicien debout de Tirucceṉṉampūṇṭi apparaît relever d’un groupe régional ou d’une période particulière. J’ai déjà commencé d’explorer ce point (Schmid, à par. a). Je reprends ici l’enquête où je l’ai laissée, dans les environs de Tirucceṉṉampūṇṭi. Un Śiva musicien du même type se retrouve en effet sur plusieurs sites de la région environnant Tirucceṉṉampūṇṭi dont la datation s’inscrit dans une fourchette comprise entre entre le ixe siècle et la première moitié du xe siècle. La forme pare la niche sud du sanctuaire à Tuṭaiyūr (au Viśamaṅkaleśvara) et à Lalkuṭi (au Saptar̥ṣīśvara), à une vingtaine de km au nord-ouest de Tirucceṉṉampūṇṭi10. Dans la même direction, mais un peu plus loin, elle se dresse sur le couronnement de l’Agastyeśvara de Kīḻaiyūr-Mēlappaḻuvūr (à l’ouest). En allant vers le nord-ouest de Tirucceṉṉampūṇṭi, le musicien orne la face sud du maṇḍapa de Tiruppaltuṟai (Tiruppāṟṟuṟai ; Tiruppāttuṟai), un temple que S. R. Balasubramanyam (1966, p. 126-128) date de la fin du ixe siècle et D. Barrett(1974, p. 73-74) du début du siècle suivant. La forme pare le couronnement du temple de Tiruppaḻaṉam, à la fin du IXe ou au début du xe siècle11. On la retrouve, mais sans doute pas avant la fin du xe siècle, dans l’une des niches de l’élévation à Karantai12. À une soixantaine de km au sud-ouest de Tirucceṉṉampūṇṭi, le dieu musicien debout de l’un des sanctuaires de Koṭumpāḷūr date bien quant à lui de la fin du ixe siècle.
51Ce corpus ne constitue pas le dieu musicien debout comme une représentation majeure de Śiva durant la période cōḻa. Les niches sud des sanctuaires sont généralement ornées de la dakṣiṇāmūrti qui a trouvé place sur le fronton à Tirucceṉṉampūṇṭi. La vīṇādharamūrti de Tirucceṉṉampūṇṭi fait ainsi participer le temple à une iconographie particulière, propre semble-t-il, à une époque, à savoir la fin du ixe et le début du xe siècle. Pour D. Th. Sanford (1974, p. 237), une telle mūrti pourrait marquer une influence « Muttaraiyar ». Il faudrait alors la constituer comme une iconographie régionale, ce qui me paraît en effet plausible. Quant à une appartenance dynastique, celle des Muttaraiyar, je ne suivrai pas nécessairement l’auteur sur ce point : l’implication Muttaraiyar dans plusieurs des temples concernés n’est pas attestée et l’art des Muttaraiyar me paraît impossible à définir (infra, p. 258-261). En réalité, on constate simplement que les formes musiciennes du dieu, debout et parfois assises, relèvent surtout de la fin du ixe et du début du xe siècle et que les figures debout sont plus nombreuses dans la région où se situe Tirucceṉṉampūṇṭi. Une fois encore l’assise pallava de la figure permet d’en retracer, au moins en partie, l’histoire. Elle révèle l’importance de plusieurs autres formes du dieu dans la constitution de ce musicien. Le Seigneur à demi-féminin, dont une forme orne la face ouest du sanctuaire de Tirucceṉṉampūṇṭi, est l’une d’elles. Nombre de vīṇādharamūrti constituent en effet des formes singulières de l’art Pallava : ce sont également des ardhanārīśvaramūrti. Ces formes entretiennent donc des liens étroits non seulement avec le dieu musicien mais avec la figure de la face ouest du temple de Tirucceṉṉampūṇṭi.
52Les ardhanārīśvaramūrti vīṇādharamūrti des Pallava seraient-ils l’une des clefs du programme iconographique de Tirucceṉṉampūṇṭi ? Les deux formes du temple de Tirucceṉṉampūṇṭi sont en tout cas souvent une seule et même figure durant la période pallava, où la majorité des ardhanārīśvaramūrti sont des vīṇādharamūrti, assis. Mais d’autres figures musiciennes de l’art des Pallava debout et uniquement masculines sont également très particulières. Ce sont elles qui apparaissent les plus proches de la forme de la face sud du sanctuaire de Tirucceṉṉampūṇṭi.
53Les deux Śiva musiciens sculptés sur le Dharmarājaratha de Mahābalipuram (deuxième niveau) ne comportent pas de moitiés féminines. Ils sont debout. Celui de la face nord porte un haut chignon. Les cheveux de l’autre, sur la face sud, sont dénoués et, de ces deux sculptures, c’est assurément celle-ci qui ressemble le plus à la vīṇādharamūrti de Tirucceṉṉampūṇṭi. Un troisième musicien debout orne l’une des chapelles du mur d’enceinte du Kailāsanātha (chapelle 48), faisant là aussi face au sud. Toutes ces formes ont quatre bras. Le dieu du mur nord du Dharmarājaratha est légèrement déhanché ; une jambe passe devant l’autre pour ce qui est du dieu du mur sud de ce même ratha ; quant à la divinité du Kailāsanātha, elle est très fortement déhanchée : elle semble plier sa jambe à hauteur de la hanche. Ces figures musiciennes debout des fondations pallava sont l’une des variantes d’une forme propre aux temples des Pallava, que l’on peut appeler le dieu en marche (Francis, Gillet & Schmid 2007, p. 279-299). La forme mendiante de Śiva, la bhikṣāṭaṇamūrti, en constitue l’archétype. Cheveux dénoués, la jambe pliée, ce dieu parcourt son territoire, femmes comme r̥ṣi en adoration devant lui. Le dieu musicien debout, déhanché et cheveux dénoués des faces sud des fondations Pallava reprend l’attitude de marche de ce dieu13. C’est elle que l’on retrouve à mon avis à Tirucceṉṉampūṇṭi.
54T. A. Gopinatha Rao (1971 [1914], 2.1, p. 289-292) fait des Śiva musiciens une variante de la dakṣiṇāmūrti. Cependant on retrouve en fait dans les deux modèles du musicien qu’atteste le Dharmarājaratha, à chignon et aux cheveux dénoués, les deux iconographies de la figure mendiante de Śiva à laquelle Marguerite Adiceam (1965b) a consacré un article dans sa série sur les formes shivaïtes sud-indiennes. Pour cette auteure, on rencontre dans le pays tamoul deux iconographies de Śiva en mendiant qui, bien que fort distinctes du point de vue formel, ne correspondent pas à des modèles symboliques différents14.
55Pour moi le musicien de l’âge cōḻa est l’une des variantes de la forme mendiante de Śiva, à laquelle il correspond jusque dans la variation des modèles que celle-ci présente. La perspective la plus appropriée me semble être de considérer la forme musicienne comme associée à la fois à une dakṣiṇāmūrti, assise, vue de face, et à une bhikṣāṭanamūrti, en marche, vue de profil sur nombre des fondations pallava. Certains aspects de la dakṣiṇāmūrti et de la bhikṣāṭanamūrti permettent de surcroît de les associer l’une à l’autre et c’est bien ainsi qu’elles se présentent sur la face sud du Kailāsanātha où la représentation de l’enseignement et de la dévotion au dieu sont liées à travers, notamment, la figure de l’enseignant prêchant, qu’on écoute ou qu’on adore. Or la dakṣiṇāmūrti fait là sa première apparition connue.
56Ce n’est certainement pas un hasard donc si l’on retrouve cette dernière forme dans le fronton qui couronne le dieu musicien.
La dakṣiṇāmūrti
57Il est difficile d’appliquer un commentaire formel à la figure de l’enseignant représenté à Tirucceṉṉampūṇṭi tant le relief est abîmé15. On peut tout au plus constater que cette figure très privilégiée dans le pays tamoul n’a trouvé place ici que sur le fronton de la niche. On ne la rencontre pas non plus sur le soubassement, qu’elle pare pourtant sur nombre de temples de la période cōḻa. A-t-on affaire à un programme iconographique propre à une aire géographique particulière durant une période donnée ? À une situation de culte ou de patronage spécifique au site ?
58J’ai montré dans des travaux antérieurs le lien de la face sud où apparaît la divinité ici évoquée avec le champ de crémation ou, plus généralement, les espaces sauvages du kāṭu tamoul qui signifie à la fois cimetière et forêt (Schmid 2005c, p. 94-97). La dakṣiṇāmūrti permet alors de mieux comprendre la forme musicienne du dieu qu’abrite la niche. Des deux iconographies possibles d’un Śiva musicien, cheveux coiffés ou libres, c’est bien celle des cheveux dénoués qui fut ici choisie, c’est-à-dire celle que les fondations Pallava associent déjà à la direction du sud. La présence de la dakṣiṇāmūrti du fronton de la niche met quant à elle l’accent sur le lien entre le musicien et la direction méridionale. Le sud est associé dans des origines dont le souvenir perdure durant toute la période cōḻa au moins, aux morts, c’est-à-dire, entre autres, aux ancêtres et aux rites que requiert le passage dans une autre vie. La dakṣiṇāmūrti, manifestation la plus commune de cette divinité de la direction du sud, est à la fois une figure de l’enseignement que transmettent les ancêtres à leurs descendants et une figure du champ de crémation sur les fondations Pallava où elle apparaît. Le trépas est ici un passage vers un autre état et non la mort du champ de bataille où les démons se repaissent des cadavres.
59À Tirucceṉṉampūṇṭi, la dakṣiṇāmūrti me semble signaler en un accent discret le lien du monde des ancêtres, de la tradition, avec la musique du dieu. Si cet aspect musicien de Śiva est peu évoqué par la littérature sanskrite, où l’on ne connaît aucun mythe nécessitant l’intervention d’une vīṇā, il trouve dans le corpus tamoul bien des échos. La bhakti shivaïte a constitué trois auteurs pour le Tēvāram. La marche est l’une des caractéristiques principales de leurs hagiographies. Ils sillonnent le pays en pèlerins, allant d’un site à l’autre dans le Periyapurāṇam, ce « Grand Purāṇa » en tamoul, qui s’inspire, en l’occurrence, d’œuvres antérieures, y compris de certains hymnes du Tēvāram. Il ne s’agit pas là de pèlerins ordinaires mais de poètes qui chantent leur dévotion au dieu du lieu, véhiculant donc une forme d’enseignement. L’un d’entre eux, le jeune Campantar, est représenté en musicien, tenant les cymbales dont il accompagne son chant. Pourvue des mêmes instruments, la plus ancienne sainte Kāraikkālammaiyār en est le pendant féminin, accompagnant ses chants sur la danse du dieu. Ainsi l’enseignant et le musicien se rejoignent-ils dans la figure du poète. Leur association paraît mieux représentée encore par la figure de la niche sud de Tirucceṉṉampūṇṭi, dans un musicien en marche. Celle-ci s’ancre profondément dans le terroir tamoul.
60Conçus comme les pères fondateurs du pèlerinage dans le Periyapurāṇam en effet, les auteurs du Tēvāram sont également des personae héritières des auteurs de la littérature du Caṅkam. Poètes des anthologies ou auteurs des hymnes shivaïtes sont des incarnations littéraires du barde itinérant, chantant le roi dans la littérature du Caṅkam, le dieu dans le Tēvāram. Ce modèle du barde demeure très prégnant d’un corpus tamoul à un autre. Il se profile, je crois, dans les représentations de la face sud de Tirucceṉṉampūṇṭi, où l’enseignant chapeaute un musicien en marche.
61Situé au sommet du fronton, la danse qui couronne le dispositif iconographique introduit dans cette vision « enseignante » du dieu une exubérance que la sainte shivaïte Kāraikālammaiyār célèbre avant même les poèmes du Tēvāram :
« Quant il meut le pied, il ébranle l’enfer. Quand il meut la tête,
Il ébranle la grande voûte. Quand il meut le bras où-roule-l’anneau de bravoure,
Il ébranle les points cardinaux. Il le sait.
Il danse à faire croûler le tréteau. » (Kāraikālammaiyār, Le Poème de l’admirable, st. 77 ; trad. Karavelane 1982, p. 40).
Un dieu qui danse
62Dans l’arcature du fronton, un Śiva à quatre bras tenant une flamme et un tambour dans ses deux mains supérieures, une jambe levée et croisée devant lui, le pied posé sur un nain, danse dans un cercle. La figure est ici trop petite et érodée pour qu’on sache si une petite femme au corps de sirène, les deux mains jointes, est prise dans ses cheveux, représentant comme sur nombre de pièces postérieures le Gange tombant du ciel sur la chevelure de Śiva. Cette forme dansante de Śiva est l’une des plus célèbres du dieu en même temps que l’une des plus particulières du pays tamoul.
63Son apparition sur le temple au dieu de Tirukkaṭaimuṭi fait entrer celui-ci dans l’ensemble des débats que soulève cette figure dansante. La pose adoptée est en effet celle que l’on appelle danse de la félicité, ānanda-tāṇḍava, d’après une littérature dévotionnelle qu’utilise entre autres la littérature secondaire lorsqu’elle commente cette forme particulière de Śiva dansant. Danse cosmique, activité synthétisant les trois fonctions de la Trimūrti hindoue (création, préservation et destruction), la pose en ānanda-tāṇḍava est devenue le symbole de l’hindouisme lui-même, voire de la civilisation indienne dans son ensemble16.
64Cette figure est pourtant typique du pays tamoul. La posture apparaît dans les représentations concrètes du delta de la Kāvēri. C’est aussi là l’origine de la première littérature dévotionnelle qui lui donne un sens particulier : l’expression « danse de la félicité », fait son apparition dans le Citamparam-māhātmya, qui ne fut pas composé avant la fin du xie siècle en l’honneur du site de Citamparam, situé au nord-est du delta17. Dans cette littérature, le dieu dansant l’ānanda-tāṇḍava est en fait la représentation privilégiée du Śiva de Citamparam, divinité bien particulière. La figure de pierre elle-même a pu être utilisée comme un emblème en quelque sorte par la dynastie des Cōḻa, dans les fondations d’une reine Cōḻa, depuis la deuxième moitié du xe siècle. Ce Śiva dansant particulier atteste donc les liens tissés entre Citamparam et les Cōḻa jusqu’à la disparition de cette dynastie. L’origine de ce lien reste aujourd’hui à mon sens obscure cependant. Il pourrait bien ne pas être antérieur en fait au xiie siècle car il n’est pas attesté de façon certaine avant cette date, au contraire du lien entre la figure dansante elle-même et la dynastie.
65Par la suite, la forme est restée limitée au territoire « tamoul » jusqu’au début du xxe siècle. C’est alors que la littérature secondaire de langue occidentale la promeut au rang d’icône de l’hindouisme (Kaimal 1999). L’enracinement proprement tamoul de ce dieu de la danse est donc certain.
66La figure de Tirucceṉṉampūṇṭi suppose-t-elle qu’on a représenté le dieu de Citamparam sur le site ? Ou qu’un lien avec la dynastie des Cōḻa fut ainsi marqué ? Rien n’est moins sûr à mon sens. L’importance de la tradition littéraire de Citamparam qui a joué un rôle particulier dans l’établissement du corpus de la bhakti shivaïte est telle qu’on ne remet pas en question Citamparam comme lieu d’origine de la forme dite en ānanda-tāṇḍava. Pourtant la signification qu’on attribue aujourd’hui à cette forme et la forme elle-même ne sont pas nécessairement issues du même lieu. De plus les origines formelles du Śiva en ānanda-tāṇḍava sont incertaines : la date, le contexte, le matériau même des premières représentations d’un Śiva dansant la danse de la félicité sont l’objet d’âpres discussions. Plusieurs questions se posent alors : le lien avec les Cōḻa fut-il noué dès l’apparition de la figure ? Qu’en est-il de l’association entre Citamparam et les Cōḻa ? L’on ne peut espérer clore ici des débats qui demandent de prendre en compte nombre d’images, dont la plupart sont très postérieures à celle dont il est ici question. L’analyse de la petite figure de Tirucceṉṉampūṇṭi apporte cependant une contribution substantielle à ceux-ci.
67La posture en ānanda-tāṇḍava – donnons-lui ce nom qu’attestent les commentaires élaborés à Citamparam au xiie siècle au plus tard – commence d’être représentée en pierre durant le xe siècle, sur des temples du delta de la Kāvēri, tant des fondations de la reine Cōḻa Cempiyaṉ Mahādevī que d’autres où l’implication « royale » fait débat, ainsi que sur des bronzes de procession attestant la fonction cultuelle de ce danseur. À la fin du xe siècle sans doute et au début du xie siècle assurément, la figure est utilisée comme un emblème de la dynastie des Cōḻa. Elle apparaît ainsi dans le corpus épigraphique du Rājarājeśvara de Tanjore, fondé par Rājarāja I et achevé, au moins en grande partie, en 1010. Parallèlement à ces témoignages du temple royal de Tanjore, l’importance du dieu dansant croît à Citamparam. Des textes l’assoient alors comme l’une des formes cultuelles dominantes du site. Décrivant précisément la figure en ānanda-tāṇḍava, elles lui attribuent la symbolique qui fit sa fortune à partir de la « lecture » qu’en proposa A. K. Coomaraswamy.
68Si celle-ci demeure dominante, Hermann Kulke (1970) puis Padma Kaimal (1999) ont pour leur part placé un accent particulier sur le lien avec la dynastie cōḻa qu’atteste le danseur de Citamparam. Pour, P. Kaimal, la reine Cōḻa Cempiyaṉ Mahādevī utilisa la figure dansante pour sceller une forme d’alliance entre la dynastie des Cōḻa et Citamparam18. Dans cette perspective, P. Kaimal donne du symbolisme originel de la figure une interprétation bien différente de celle que proposent les commentaires tamouls à partir du xiie siècle. Divinité sauvage liée au champ de crémation, le danseur tel qu’il se présente sur les temples de Cempiyaṉ Mahādevī n’apparaît guère engagé dans une valse de la félicité. Les données pallava que j’examine ci-dessous confirment la validité de cette remise en question.
69Il reste que nul ne remet en cause l’antériorité de l’association du danseur en ānanda-tāṇḍava et de Citamparam au moment où cette forme devient un élément quasi systématique des temples shivaïtes et un emblème de la royauté Cōḻa. Comme souvent, on ne peut guère espérer reconstituer en l’occurrence le détail du va-et-vient entre les textes et les images, mais on constate que les textes évoquant le dieu de Citamparam décrivent le danseur en lui donnant un sens particulier. Ensuite, des représentations postérieures à cette littérature en reprennent certaines directives. Dans l’Inde contemporaine nul doute que Śiva dansant l’ānanda-tāṇḍava ne représente le dieu de Citamparam. En a-t-il toujours été ainsi ? Autrement dit, lorsqu’un Śiva en ānanda-tāṇḍava est représenté sur un temple de l’âge cōḻa, a-t-on toujours affaire à une représentation du dieu de Citamparam ? L’ensemble des chercheurs répondent implicitement à une telle question en ne la posant pas. Les données archéologiques disponibles sur le site de Tirucceṉṉampūṇṭi invitent pourtant à la nuance. Elle est importante car il s’agit de savoir si cette figure divine atteste un lien avec le site de Citamparam ou avec les rois Cōḻa. Quels sont, éventuellement, les réseaux religieux et politiques à l’œuvre à Tirucceṉṉampūṇṭi ?
70Au début du xie siècle, les inscriptions du temple royal de Tanjore attestent qu’un « Āṭavallāṉ », un « maître de la danse » est lexicalisé comme nom d’une des divinités du temple royal Cōḻa. Une inscription de donation du même temple décrit une représentation en bronze de ce dieu : il s’agit d’une forme à quatre bras, dansant sur le démon Muśalakaṉ et recevant le Gange sur ses nattes (SII 2.42). Les détails donnés correspondent donc à la forme à laquelle on s’intéresse ici. Dans l’une des toutes premières inscriptions d’une fondation locale comme Puñcai, au début du xie siècle également, l’association du Śiva dansant avec le roi est également bien présente19. Bien documenté à partir de la deuxième moitié du xe siècle avec les temples de Cempiyaṉ Mahādevī et s’imposant avec Rājarāja I, le lien d’un Śiva dansant en ānanda-tāṇḍava avec la royauté Cōḻa est donc attesté dans les documents archéologiques avant l’association de cette forme de Śiva avec le site de Citamparam20.
71Le bas-relief de Tirucceṉṉampūṇṭi participe pleinement du débat ainsi posé. Tout d’abord il permet d’affirmer que, quels que soient les liens entre cette forme et les Cōḻa, Cempiyaṉ Mahādevī a favorisé une figure qui existait déjà. Ensuite, sa présence à Tirucceṉṉampūṇṭi fait s’interroger sur la constitution du dieu dansant à Citamparam en archétype de la forme représentée ici. Les données de Tirucceṉṉampūṇṭi font poser une toute autre hypothèse qui touche au lien entre le royal et le cultuel.
72Le Śiva dansant de Tirucceṉṉampūṇṭi est en effet reconnu comme l’une des formes de pierre les plus anciennes du dieu en ānanda-tāṇḍava. Il paraît antérieur de près d’un siècle aux premiers bronzes datés connus de cette forme, comme celui du temple royal de Tanjore. Il est également antérieur aux grandes figures de pierre, occupant une niche sur la face sud des temples re-fondés ou fondés par Cempiyaṉ Mahādevī, dans la deuxième moitié du xe siècle. Ces figures ne se situent pas sur le sanctuaire lui-même comme à Tirucceṉṉampūṇṭi, mais se dressent en des dimensions bien supérieures sur la face sud du maṇḍapa.
73Aucun des temples associés à la royauté Cōḻa ne peut être attribué à la première moitié du xe siècle. Ainsi la date de la figure de Tirucceṉṉampūṇṭi est-elle cruciale. Serait-elle postérieure à la majorité des sculptures du temple ? Le fronton où apparaît un Śiva en ānanda-tāṇḍava a-t-il été sculpté dans la deuxième moitié du xe siècle ? L’état d’inachèvement des autres frontons du temple pourrait signaler que ces frontons furent l’objet d’une des dernières campagnes de sculpture du temple. S’il n’est pas possible d’établir une chronologie dans les mains diverses qu’on décèle sur le soubassement, les inscriptions elles-mêmes ont été gravées pendant un siècle environ. De même, on peut supposer la sculpture du temple mise en place peu à peu, au cours d’une période couverte par une partie seulement de l’activité épigraphique. Le thème du fronton répond à celui du Śiva musicien, pour lequel il constitue une forme d’écrin. Il y aurait été ajouté ultérieurement pour modifier la perspective dans laquelle on considère un Śiva porteur de la vīṇā.
74C’est cependant peu probable. Si les donations ne sont plus enregistrées, si l’on arrête de sculpter le temple, on voit mal comment la sculpture d’un Śiva dansant, figure mineure d’un fronton, se serait imposée comme seul élément d’une activité dont tout indique qu’elle a cessé. Tout au contraire l’archéologie du temple fait placer cette figure dansante au début du xe siècle au plus tard. J’ai daté le Śiva musicien de la fin du ixe siècle ou du début du xe siècle par comparaison avec le corpus des figures de ce type. La date du Śiva dansant du fronton me paraît s’inscrire dans la même période.
75On est ainsi ramené au début du xe siècle, au milieu de ce même siècle au plus tard, ce qui fait de la figure de Tirucceṉṉampūṇṭi la première connue, en pierre et en bas-relief, du Śiva dansant en ānanda-tāṇḍava dont les figures se font nombreuses dans la deuxième moitié du xe siècle21. Comment fait-il ici son apparition ? Aucun lien de Tirucceṉṉampūṇṭi avec Citamparam ne peut être décelé. L’on n’a pas non plus affaire à une fondation de Cempiyaṉ Mahādevī. Le lien avec la direction du sud qui est l’emplacement privilégié de cette forme à partir de la fin du xe siècle est cependant là. De même, si l’on n’a pas affaire à un temple fondé par une donatrice royale cōḻa, le temple de Tirucceṉṉampūṇṭi a été patronné par une donatrice royale pallava et les femmes y occupent une place prééminente (infra, p. 203-205).
76Le caractère particulier du Caṭaiyar de Tirucceṉṉampūṇṭi donne-t-il sens à cette forme particulière de Śiva ? Le temple est déjà apparu comme une charnière entre les fondations royales pallava et les fondations locales de l’âge cōḻa à plus d’un titre. Le dieu musicien de la face sud a des antécédents signifiants dans les monuments pallava et c’est dans cette même perspective que je situe le Śiva dansant de Tirucceṉṉampūṇṭi. Peu connues, les données pallava touchant aux figures dansantes de Śiva confirment l’importante part de l’héritage royal de la figure. Non seulement ce sont les Pallava qui ont introduit les formes dansantes de Śiva en pays tamoul dans des fondations marquées par une idéologie royale très prégnante en l’occurrence, mais certaines de ces formes sont l’origine directe de la posture en ānanda-tāṇḍava qui apparaît ici.
Śiva dansants des fondations royales des Pallava
77La danse est l’activité principale du dieu Śiva dans l’art des Pallava. Dans le seul Kailāsanātha, cette forme correspond à plus de vingt figures. Elles sont de deux types pour l’essentiel22. L’un des danseurs s’étire vers le ciel en levant haut une jambe, s’inspirant du modèle antérieur vishnouite de Trivikrama ; l’autre, propre à l’art pallava, danse le plus près possible du sol. La complémentarité de deux formes qui déploient la danse du dieu dans toutes les directions de l’espace est soulignée par le partage des mêmes attributs, dans lesquels on remarque le feu (Gillet 2010, p. 155-158). Les espaces dans lesquels ces Śiva s’inscrivent dans le temple et les éléments secondaires des représentations signalent leur appartenance à deux lieux où ce feu tient le premier rôle, à savoir le champ de bataille et le champ de crémation. Incarnation du feu du sacrifice, dont la guerre est une métaphore, Śiva danse telle la flamme qu’il tient dans sa main. Il constitue alors à mon sens une allégorie d’un roi qui consume ses ennemis et vainc la mort. Pour d’autres figures encore du dieu, combattant des démons (comme le démon éléphant), l’on a adopté une posture de danse. Que l’art Pallava fasse de la Kālārimūrti, d’un Śiva luttant contre le dieu de la mort, une figure dansante n’est donc guère surprenant. La ressemblance de Śiva Kālārimūrti avec un Śiva en ānanda-tāṇḍava posant le pied sur une personnification de l’ignorance aux caractéristiques parfois démoniques est claire, comme l’indiquent d’ailleurs les identifications erronnées de Kālāri pallava comme des Rois de la danse qui ont été faites23. Elle souligne l’aspect guerrier du dieu. Mais ce sont pour moi deux Porteurs du Gange bien particuliers qui constituent plus précisément les ancêtres iconographiques du Danseur de l’âge cōḻa.
78Rappelons que la descente du Gange est un thème iconographique majeur des Pallava dont l’épigraphie compare le processus de lignage dynastique à la descente du fleuve sacré depuis l’espace céleste. C’est sur cette métaphore aux nombreuses ramifications que repose la première représentation connue d’un Śiva au pays tamoul, dans la grotte de Trichy. Il s’agit ensuite du thème représenté sur la paroi entière d’une falaise sur le site royal de Mahābalipuram. L’arrivée du fleuve céleste ordonne également le programme iconographique du Kailāsanātha de Kāñcīpuram, divisé en deux moitiés sud et nord consacrées aux aspects ascétiques et aux formes combattantes du roi-dieu, qui se rejoignent dans le Śiva porteur du Gange marquant le centre de la face arrière (à l’ouest), mais aussi la fin du chemin de circumambulation (au nord). On retrouve la descente du Gange dans les représentations du mur d’enceinte, au nord et au sud (chapelles 24 et 50). Je la reconnais aussi dans deux autres des représentations de ce mur d’enceinte.
79Sur les deux panneaux parant le flanc des chapelles 14 et 46 (fig. 11) du prākāra du Kailāsanātha, Śiva danse en tenant un serpent au-dessus de sa tête, selon une iconographie ancienne, représentée dans le nord de l’Inde et chez les Cāḷukya notamment. Le serpent adopte cependant ici une iconographie singulière, propre aux Pallava : buste humain en prière et extrémité inférieure du corps d’un serpent. Il est ainsi très semblable à certaines Gaṅgā en prière pourvue, comme nombre de rivières, d’un corps de nāgī, lorsqu’elle tombe sur la mèche de Śiva. C’est là l’iconographie du Gange en Inde méridionale. L’extrémité reptilienne du nāga des deux danseurs Pallava se tord telle une mèche de cheveux pour reposer sur l’une des mains levées de Śiva. La pose est ainsi celle d’un Śiva faisant descendre le Gange sur la terre sur l’une de ses mèches de cheveux. S’agit-il ici de nāga ou de rivières ?
80Les dieux-serpents sont malheureusement stuqués ici et la poitrine apparaissant au-dessus des mains jointes sur la niche 46 pourrait être un ajout. Peut-être les serpents de ces danses sont-ils bien des « serpentes ». Dans tous les cas, l’association d’un être semi-reptilien et de la danse préfigure la représentation de la Gaṅgā dans la chevelure du danseur en ānanda-tāṇḍava. D’autre part le gaṇa aidant Śiva à danser dans la niche 14 les inspire assurément. Soulevant le pied du dieu, le petit personnage constitue un antécédent iconographique précis au démon sur lequel s’élève le dieu danseur de l’âge cōḻa24.
81La plupart des éléments composant le Śiva en ānanda-tāṇḍava sont ainsi réunis dans les Śiva dansants des fondations Pallava : le dieu tient le feu, danse en appui sur un nain et le Gange descend en sa chevelure. L’ascendance formelle Pallava n’est guère étonnante dans un pays tamoul où les Pallava ont fondé l’iconographie du dieu Śiva en faisant une grande place aux formes dansantes. Mais des fondations Pallava à celles de l’âge cōḻa, l’esthétique constitue-t-elle le seul héritage ? Entre ces temples Pallava et les fondations de Cempiyaṉ Mahādevī puis l’Āṭavallāṉ de Tanjore, le symbolisme royal se dessine dans les formes dansantes de Śiva, y compris à Tirucceṉṉampūṇṭi où la donatrice la plus ancienne se proclame épouse du Pallava. La pose ne résume-t-elle pas les pouvoirs du roi, maître du feu, de la mort, des démons et de l’eau, avant d’être interprétée comme ceux d’une trimūrti hindoue ? Statue de procession d’un dieu en son temple qui porte le nom du roi dans la fondation royale Cōḻa de Tanjore, divinité toujours en mouvement et qui dévore l’oblation, le Maître de la danse s’inscrit en un cercle de feu, tenant le feu, le crâne du terrain de crémation ou du champ de bataille dans sa chevelure déployée où il reçoit le Gange descendu laver les cendres de morts dans la version shivaïte de la légende. Le roi-dieu Pallava vainc jusqu’au dieu de la mort en dansant ; le danseur des temples d’âge cōḻa est aussi celui du champ de crémation comme le signalent son emplacement au sud des temples, ses attributs, le Gange de sa chevelure déployée et le feu qui cercle figures de pierre et de bronze. Entre le ve et le ixe siècle, les hymnes de la bhakti tamoule shivaïte offrent la même image d’une divinité dévorante, éventuellement terrible et associée au cimetière, comme le dieu danseur le fut dès les premiers textes sanskrits qui l’évoquent.
82« Lui qui porte le feu de la scène qu’est [pour lui] le champ de crémation… » prie Campantar (2.69.4), un peu après, sans doute, la « diablesse de Kāraikkāl aux bois abondants » qui chante :
« La graisse fondue humecte le sol.
Les dents longues, les yeux creux, les diables
Se frappent avec les coudes, regardent tout autour,
Démolissent partout les bûchers,
S’assemblent, engloutissent les cadavres
Et ont le cœur joyeux.
Au bois épouvantable, le feu à la main,
Celui-qui-est-beau y danse. » (Kāraikkālammaiyār, Le Dizain de Tiru Ālaṅkāṭu, st. 13 ; trad. Karavelane 1982, p. 68).
83L’ascendance formelle ne se dégage pas ici à mon sens de l’ensemble symbolique d’origine royale qui a donné naissance à la figure. Des fondations royales des Pallava à celles des Cōḻa, la ligne est claire. Ce symbolisme royal apparaît en filigrane à Tirucceṉṉampūṇṭi où la donatrice Pallava incarne une transition dynastique entre plusieurs mondes. La petite figure de danseur est loin d’être la plus visible du temple cependant et, plus que du royal, elle participe de cet autre aspect des programmes Pallava qu’est le lien de la face sud avec la mort et le feu.
Au sud du temple
84Dans le royaume pallava, les figures dansantes et les figures mendiantes de Śiva, dont le musicien de Tirucceṉṉampūṇṭi est l’une des variantes, appartiennent à une même unité iconographique. Dans les textes, sanskrits et tamouls, originaires d’Inde septentrionale puis élaborés en Inde méridionale, le mythe de la forêt de cèdres assure un lien entre elles. Ce mythe est aussi la base sur laquelle s’élabore celui du site de Citamparam, où le dieu va d’une forme à l’autre : mendiant, il parcourt la forêt, attaqué par les r̥ṣi, il les défait et la figure mendiante se fait dieu qui danse dans le feu qu’avaient allumé les ascètes désireux de détruire Śiva25.
85La déambulation et la transformation de Śiva en figure dansante se succèdent de même sur les faces sud et ouest du Kailāsanātha, la transformation s’accomplissant à l’angle sud-ouest. Après la dakṣiṇāmūrti, au centre de la face sud, le dieu mendiant constitue la dernière figure de cette face, marchant vers l’ouest. Dans la chapelle charnière marquant l’angle sud-ouest, le Mendiant est représenté une deuxième fois, mais il est là adoré par les r̥ṣi, pourtant figurés comme le menaçant au sud. La perspective symbolique de la figure mendiante est ainsi modifiée : tout comme leurs épouses, les ascètes sont dorénavant séduits par le dieu. La position du bas-relief, à l’abri d’une chapelle présente l’image comme une révélation. La figure de Śiva dansant sur le terrain de crémation, tenant ce feu qu’il maîtrise, est ensuite la première figure « ouverte » de la face ouest (fig. 12). Forme à huit bras – le Mendiant n’en a que deux – elle apparaît achever la transformation de la forme humaine en divinité puissante.
86Le programme iconographique du Kailāsanātha indique ainsi que la direction méridionale, dédiée aux morts, aux ancêtres et au maître qui transmet, est investie par le royal dès l’époque pallava. Divinité enseignant, parcourant l’espace puis dansant, le Śiva représenté au Kailāsanātha est développé sur les murs de ce temple, comme il l’est ensuite dans les textes avec le mythe étiologique de Citamparam. Entre le site royal qu’est le Kailāsanātha et le site brahmanique de Citamparam, les fondations locales du delta de la Kāvēri jalonnent le chemin d’un Śiva dansant de plus en plus particulier. Elles attestent des adaptations du modèle royal qui ont été faites et dont Citamparam est un autre produit. Le temple de Tirucceṉṉampūṇṭi est l’une de ces adaptations. Elle rassemble autour de la niche sud du sanctuaire selon une logique thématique des éléments présentés au Kailāsanātha dans un ordre linéaire correspondant à la ligne narrative des textes. Elle s’avère ainsi correspondre à la fois au modèle royal et au modèle brahmanique, mais présenter sa propre interprétation de leurs éléments.
87Les figures du soubassement signalent en effet à Tirucceṉṉampūṇṭi l’unité de sens de la niche sud qui dispose les éléments du mythe dans une composition verticale et non dans l’horizontalité qu’appelle la chronologie narrative. Le monde des images sculptées y est organisé dans une composition dynamique où prévaut une vision synthétique du dieu de la face sud : le dieu qui danse et le dieu qui enseigne relèvent du champ de crémation, dans la direction du sud ; le dieu musicien qu’ils couronnent est la figure majeure de l’élévation. Divinité qui pourrait symboliser entre autres les aèdes de la bhakti tamoule, il en apparaît comme l’élément le plus original. Si son ascendance pallava ne fait pas de doute, l’importance qui lui est ici donnée et les caractéristiques dont on le dote soulignent l’aspect régional d’un temple où un roi Pallava et une de ses épouses sont présentés comme donateurs.
88La face ouest vers laquelle on se tourne maintenant confirme l’ensemble de ces éléments. Entre héritage pallava et implantation dans un territoire particulier, l’iconographie apparaît là aussi comme une transition entre deux « états » de la dévotion. La déesse qui fait ici son apparition n’est pas le moindre des termes de l’évolution qu’on constate.
Face ouest : le Seigneur à demi-féminin
89La niche ouest du temple contenait l’ardhanārīśvaramūrti, aujourd’hui exposée au musée de Ceṉṉai. Dans un espace privilégié par les rencontres entre le dieu Śiva et d’autres divinités, à Tirucceṉṉampūṇṭi c’est donc la relation entre Śiva et la déesse qu’on a représentée. Là encore, l’on constate que non seulement d’autres éléments du temple font écho à ce choix dans une problématique bien locale, mais que la forme elle-même témoigne de l’implantation proprement tamoule d’une figure très ancienne de Śiva.
90Debout, souplement déhanché et les deux pieds en appui sur le sol, le Seigneur à demi-féminin s’appuie avec grâce sur le taureau qui surgit depuis le fond de stèle jusqu’à la tête de l’animal, sculptée en haut-relief sous la main naturelle de Śiva à gauche. La divinité tourne la tête vers la droite, le regard dirigé vers la fleur que porte, à hauteur de l’épaule, sa part féminine. La moitié masculine est pourvue d’un bras supplémentaire, en léger relief sur le fond de stèle, qui élève une hache touchant presque le haut chignon du dieu. Bijoux (boucles d’oreilles, colliers, bracelets des avant-bras et bracelets de cheville) sont différents d’une demi-figure à l’autre ; un pagne orné qui retombe en plusieurs longs pans de tissu et en rubans au-dessous du genou pare la moitié droite et s’arrête à mi-cuisse sur la gauche du dieu, dont la ceinture est plus simple. Le buste est nu et le sein rond de la déesse bien apparent.
91Dans les temples des alentours de Tirucceṉṉampūṇṭi où l’on a noté la présence de Śiva musiciens debout dans la niche sud du sanctuaire, l’on rencontre de même des Ardhanarīśvaramūrti sur la face arrière (est ou ouest). L’une se dresse au sanctuaire central du groupe de Koṭumpāḷūr. Le dépôt lapidaire du site en contient une autre, qui devait occuper l’une des niches du sanctuaire dont il ne reste qu’un soubassement. Pose alanguie et regard tourné vers la fleur de la déesse, coiffure, drapés, bijoux, attributs (hache et fleur) – les trois divinités de Tirucceṉṉampūṇṭi et de Koṭumpāḷūr partagent bien des traits26. Ils sont aussi d’une sveltesse particulière, qui resserre les liens entre eux. C’est encore une ardhanārīśvaramūrti qu’abrite la niche ouest du Saptar̥ṣīśvara de Lalkuṭi dont la niche sud présente un musicien debout, tandis qu’à Tuṭaiyūr, l’on voit là un couple divin, la déesse se tenant, comme il se doit, à la gauche de Śiva. Ce dernier porte une hache et l’antilope tandis que Pārvatī tient une fleur à hauteur de son épaule : ce couple semble développer la figure unique parant les niches des autres temples abritant un Śiva musicien dans la niche sud du sanctuaire27. À partir de la fin du xe siècle, la liṅgodbhavamūrti tend à se généraliser sur la face arrière des temples.
92Le programme de Tirucceṉṉampūṇṭi se manifeste ainsi comme relevant d’une période et d’une région particulières. L’art pallava se profile là encore.
Des Ardhanārīśvara musiciens des Pallava au Śiva de Tirucceṉṉampūṇṭi
93Les Ardhanārīśvarmūrti sont des formes particulièrement anciennes de la divinité, qui attestent l’étroitesse du lien entre Śiva et une divinité féminine dès les premières représentations en pierre, sculptées aux environs du début de l’ère chrétienne en Inde du Nord28. Dans le pays tamoul, les premières représentations connues sont associées aux fondations des Pallava. En une synthèse typique de l’Inde méridionale, car on la retrouve dans la grotte I des Caḷukya de Bādāmi, six des sept Seigneurs à demi-féminins de la période pallava sont des musiciens. La caisse de résonnance d’une vīṇā recouvre alors le sein de la divinité, dans une association saisissante de la musique et de la morphologie féminine.
94Dans le cadre Pallava, seule la forme musicienne mi-homme, mi-femme d’un ressaut de la face ouest du Kailāsanātha de Kāñcīpuram, a deux bras. Toutes les autres présentent quatre bras29. Les figures assises tiennent un arc et un trident à long manche dans leurs mains droites (inférieure et supérieure), qui sont celle de la partie masculine ; la déesse referme la main sur le manche de la vīṇa et tient une fleur. Quatre des cinq formes assises connues sont installées sur le taureau, la cinquième sur une sorte de banc. Cette dernière figure, sculptée sur un dé à quatre faces, est pourvue d’un trident auquel s’attache une lame de hache, attribut singulier qui a des antécédents iconographiques en territoire gupta (cf. grotte 6 d’Udayagiri [madhya Pradesh]) et des héritiers jusqu’en Asie du Sud-est. Debout, sans taureau, n’étant pas musicienne, l’ardhanārīśvaramūrti du Dharmarājaratha de Mahabalipuram est de loin la forme la plus semblable à la figure de Tirucceṉṉampūṇṭi : la moitié masculine tient une hache et la moitié féminine, une fleur.
95Durant la période cōḻa, Ardhanārīśvara est une forme fréquente des fondations locales (Karantai, Nākeśvara de Kumpakōṇam, Tirukkōṭikkāval, Tiruvāṇṭarkōyil, Māṉampāṭi, etc.) se répartissant sur l’ensemble du territoire où l’on date en années régnales cōḻa. Elle orne aussi certains des temples de la Cōḻa Cempiyaṉ Mahādevī et le sanctuaire royal de Gaṅgaikoṇṭacōlapuram30. Dans tous ces sites, le lien de l’ardhanārīśvaramūrti et du taureau demeure. Les formes sont cependant assez différentes de celles des fondations des Pallava car la vīṇā est attribuée à un Śiva debout, entièrement masculin, esquissant un mouvement de marche qui l’associe aux formes mendiantes, bref, une forme comme celle de la niche sud de Tirucceṉṉampūṇṭi. D’autres modifications interviennent, qu’on retrouve aussi à Tirucceṉṉampūṇṭi.
96La nonchalante ardhanārīśvaramūrti de Tirucceṉṉampūṇṭi exprime toujours une quiétude certaine mais, tandis que c’est la déesse des figures pallava qui s’appuie sur la tête de l’animal, à Tirucceṉṉampūṇṭi comme ailleurs sur le territoire cōḻa, c’est le dieu dorénavant dont la main inférieure couvre l’une des oreilles du taureau dans un geste gracieux. Le trident des formes pallava est remplacé par une hache, l’attribut le plus ancien et le plus courant de Śiva en pays tamoul. Surtout, la divinité de l’âge cōḻa n’a que trois bras.
97Il s’agit là d’une particularité des ardhanārīśvaramūrti du territoire cōḻa. La correspondance avec la majorité des Āgama sur ce point (cf. Adiceam 1968, p. 150) met en évidence de façon précise les liens entre cette sculpture d’âge cōḻa et ce type de textes31. La figure assise sur le taureau et musicienne, en ronde-bosse, déposée dans le temple d’âge cōḻa de Kaṇṭiyūr, à une vingtaine de km à l’ouest de Tirucceṉṉampūṇṭi illustre avec précision la transition iconographique de la période pallava à l’âge cōḻa32. À un ensemble de caractéristiques antérieures, cette statue associe deux traits propres à la période cōḻa : c’est ici le dieu qui s’appuie sur l’animal puisque la divinité n’est pourvue que de trois bras33. La partie masculine est d’autre part dotée d’un trident-hache mais où la hache apparaît au centre : c’est plutôt une hache-trident en l’occurrence et l’on constate que cette arme du dieu est en cours de transformation. Les deux modèles, le royal Pallava et le cōḻa de nature au moins partiellement locale, sont ici comme superposés l’un à l’autre. La statue n’a pas sa place dans la structure actuelle du temple de Kaṇṭiyūr, dont le cœur aujourd’hui visible ne paraît pas antérieur à la deuxième moitié du xe siècle34. L’emplacement originel, et donc la fonction, de nombre des pièces Pallava assises sont tout aussi mystérieux. L’on note que la taille en ronde-bosse de la plupart plaide pour une fonction cultuelle des images de la période pallava, tandis que la figure de Kaṇṭiyūr s’inscrit sur un fond de stèle35.
98Le caractère unique du sein est mis en valeur sur les sculptures d’âge cōḻa par le seul bras de la déesse qui accentue l’aspect dissymétrique de la divinité. Bras et sein uniques répondent-ils en pays tamoul à un arrière-plan spécifique ?
99La fleur que tient la déesse des ardhanārīśvaramūrti signale le caractère pacifique d’une déesse représentée au repos en l’occurrence, mais dont certaines représentations révèlent, sur le soubassement du temple de Tirucceṉṉampūṇṭi comme ailleurs, les pouvoirs redoutables. Par opposition avec ces dernières représentations, le bras unique semble insister sur le caractère paisible de la divinité : les déesses armées sont pourvues de bras multiples en effet soulignant leur aspect actif, et parfois combattant. La part féminine semble aussi plus proche de l’humain. Au Kailāsanātha de Kāñcīpuram, alors que le nombre de bras opère la distinction entre la représentation du dieu, à bras multiples, et celle du roi, à deux bras, les épouses, déesses ou reines n’ont que deux bras36.
100Ainsi dans le Seigneur à demi-féminin de l’art cōḻa, la part de la déesse semble-telle présentée d’abord comme une épouse, proche des humains. Mais quant à ses pouvoirs d’action, un bras unique peut, en fait mettre sur eux l’accent en territoire tamoul.
101Une divinité présentant un seul sein y évoque en effet l’héroïne de l’épopée tamoule du Cilappatikāram, Kaṇṇaki, s’arrachant le sein qu’elle jette dans les rues de la cité de Maturai pour y déclencher un incendie purificateur. La dernière partie du texte relate l’établissement d’un culte à Kaṇṇaki. L’on plante en terre une représentation sculptée d’une figure au sein unique, à deux bras. Le Śrī-Laṅkā de tradition tamoule témoigne pour sa part du développement de ce culte autour de la déesse appelée Pattiṉi (Obeyesekere 1984).
102Une figure à l’unique sein peut donc en Inde méridionale correspondre à une figure autre qu’un Śiva à demi-féminin. Un corps humain habité d’une force divine n’est pas pourvu d’une morphologie fantastique mais présenté comme mutilé, inversion manifeste d’un même modèle37. Des ardhanārīśvaramūrti où les deux moitiés du dieu sont inversées par rapport à l’iconographie originelle confirment une relation entre Kaṇṇaki et les Seigneurs à demi-féminins. Sculptés dans des fondations locales de la période cōḻa, la déesse au lieu d’être à la droite du spectateur, c’est-à-dire d’occuper la part gauche propre du dieu, où doit se trouver l’épouse, est placée sur sa droite, sur les sites de Karantai, de Tiruvētikkuṭi et de Tiruvaiyāṟu38. L’hypothèse de P. Kandasamy (1994) selon lequel ces ardhanārīśvaramūrti correspondent alors au mythe du Cilappatikāram, où c’est le sein gauche que Kaṇṇaki s’arrache paraît ainsi fructueuse.
103Les formes à trois bras sont propres à une époque et une région donnée. Tirucceṉṉampūṇṭi se situe au cœur de celle-ci et le dieu à demi-féminin qui y fut représenté debout appuyé sur le taureau est l’un des premiers connus. Il témoigne de l’insertion des formes de l’art pallava dans un delta où une culture proprement tamoule à laquelle l’épopée du Cilappatikāram donne accès les remodèle.
104Quant à l’aspect proprement armé des divinités féminines et, à leurs capacités guerrières, ils sont bien représentés sur le soubassement du temple. On y retrouve l’épouse de Śiva mais aussi Sītā modèle de l’épouse « humaine » qui paraît répondre à la moitié féminine du dieu de la niche ouest du temple.
Les femmes du soubassement
105Un mot tout d’abord pour souligner l’emploi du terme « femmes » dans les paragraphes qui suivent. S’il est parfois clair qu’on a affaire à Tirucceṉṉampūṇṭi à des divinités, pourvues de bras supplémentaires et d’attributs, le statut humain ou divin de nombre de figures féminines demeure incertain. Les danseuses de certains bas-reliefs, les adorantes de certains autres, Sītā et d’autres figures de femmes du Rāmāyaṇa, comment les définir ? On touche là à une difficulté spécifique des divinités féminines en Inde. Depuis les toutes premières représentations figurées, il n’est pas toujours facile de distinguer la représentation d’une humaine et d’une déesse39. L’identification repose souvent sur les éléments secondaires de la représentation et non sur la figure elle-même. Ce qui distingue les reines des déesses dans l’art des Pallava, c’est la présence à leurs côtés d’un dieu ou d’un roi et l’identification de la figure masculine commande celle de son épouse. Ce caractère indifférencié de l’iconographie des divinités féminines prend à Tirucceṉṉampūṇṭi un relief particulier.
106Les femmes constituent en effet la moitié du compte des personnages figurés sur le soubassement. On a constaté que pour ce qui est des représentations du Rāmāyaṇa, les femmes jouaient ici un rôle particulier. Ajoutons que, de façon générale, on a peu de femmes sans hommes et d’hommes sans femmes en fait : la plupart du temps il y a interaction d’une femme avec d’autres personnages. La représentation de la femme semble par ailleurs souvent conventionnelle et stéréotypée, correspondant dans la plupart des cas à des textes connus qui mettent en scène des personnages idéaux, des incarnations du devoir, et, en particulier, de la bonne épouse telle Sītā. On s’attendrait ainsi, grosso modo, à contempler deux modèles de femmes, celle qui est passive, peu puissante sinon impuissante, et celle qui est active ou dont les capacités d’activité sont représentées, telle la déesse armée qui se dresse souvent sur la face nord de temples shivaïtes du pays tamoul, depuis les premiers temples construits dans ce territoire. L’importance numérique de la représentation féminine ne correspondrait pas à l’expression d’une forme d’autorité au niveau social. Elle ne ferait que sanctionner les modèles attendus de la femme dans une société où le caractère réel de son pouvoir demeure impossible à mesurer avec les documents dont on dispose pour la période ancienne. L’on peut cependant avancer quelques éléments d’analyse.
107Tout d’abord, l’imprécision de la frontière qui sépare la représentation d’une humaine et celle d’une femme aux pouvoirs divins, déesse ou démone, à Tirucceṉṉampūṇṭi souligne qu’il ne s’agit là que de références théoriques, entre lesquelles s’étire le nuancier délicat des figures féminines peuplant l’iconographie et l’épigraphie d’un temple qui compte un nombre inhabituel de donatrices (inscriptions no 3-6, 11, 13, 15, 17, 19, 20-22, 24 et 26, infra, p. 203-205). J’ai déjà exploré une thématique de ce type à partir du site pallava de Mahābalipuram dans le cas de représentations royales de grandes dimensions, illustrant de façon remarquable le concept de « grande déesse ». Les figures d’une Śrī arrosée par les éléphants répondent là à la déesse armée à laquelle on offre des têtes humaines. Ce que la sculpture traduit dans son langage de pierre, c’est la continuité d’une forme à une autre40.
108On retrouve ce caractère poreux de l’iconographie des divinités féminines à Tirucceṉṉampūṇṭi. Il y est renforcé par des figures de femmes sur l’humanité desquelles l’image insiste. La sculpture de Tirucceṉṉampūṇṭi apparaît ainsi comme un complément signifiant au modèle pallava.
109Dans la deuxième série de panneaux du soubassement, au sud du temple, on a représenté une déesse à huit bras aux jambes pliées, que soutient une autre femme (17b). L’on distingue encore les yeux exorbités et les cheveux dénoués du personnage principal. La scène est festive ; la déesse danse. On la retrouve ultérieurement dans nombre de temples de l’âge cōḻa mais ceci en est la première apparition connue. Je l’ai intitulée « Le rire de la déesse » par référence au plaisir de la divinité à remporter des victoires, à se moquer de ses ennemis et à boire… Dès le Harivaṃśa on sait que « Elle se mit à danser et à rire […], s’élevant dans le ciel, la Terrible [raudrā] buvait un excellent breuvage et éclatait d’un grand rire » (Harivaṃśa 48, 32c-33a). Mais l’on ne connaît pas ce type de représentation dans le Nord de l’Inde. Là ce sont des déesses émaciées qui, comme parfois dans le Sud (mais où l’on a aussi le même attribut associé à des déesses bien en chair), tiennent un kāpāla où l’on peut supposer que la divinité boit de l’alcool ou du sang41.
110L’ensemble de la composition est très semblable à celle d’un panneau d’un contenu tout différent. Sur la face nord du temple, on a en effet représenté une scène d’accouchement (32b). La parturiente, les jambes à demi-pliées, s’appuie lourdement sur deux autres femmes42. Là encore la scène est commune dans les panneaux décoratifs des temples d’âge cōḻa. Peut-être est-ce la suite de cette scène qui fut sculptée sur le seul panneau de la face est encore visible (65b), où une femme allongée contemple un nourrisson, scène également courante dans le corpus de la période cōḻa – et ailleurs – et qui peut signaler la naissance d’un roi, d’un dieu, ou de tout autre être d’apparence humaine. L’aspect érotique de la représentation féminine apparaît marqué par ailleurs dans les panneaux de la bhikṣāṭaṇamūrti (14b et 18b) où les femmes contemplent un Śiva nu avec adoration. Allongée sur les genoux d’un joueur de flûte, une autre regarde ce qui pourrait être un Kr̥ṣṇa (supra, p. 90-92 ; 33b)43. Cette même série comporte également trois panneaux décorés de groupes de danseuses (3b ; 15b ; 36b)44, bien à leur place entre une bhikṣāṭaṇamūrti (14b) et la scène associant la danse de Śiva et celle de la déesse (16b), que suit la déesse riant, ivre peut-être et assurément dansante (17b).
111Dans cette deuxième série du soubassement du temple, la plus proche des divinités des niches, la relation de Śiva et d’une divinité féminine est de fait représentée selon plusieurs principes. Dans le soulèvement du mont Kailāsa (2b), dans la Gajasaṃhāramūrti (19b), Śiva protège la déesse. Dans la destruction de Kāma, la déesse se tient également comme passive, tournant le dos à la scène représentée (8b). Le couple divin est par ailleurs représenté assis, en dessous de la niche abritant le Seigneur à demi-féminin (35b), comme une glose à cette statue de la niche. Dans la même perspective d’une relation entre formes du soubassement et des niches, la représentation d’un Śiva et d’une Kālī dansante se situe au sud du temple, en-dessous du dieu musicien de la face sud (16b)45. Ce panneau reprend un schéma iconographique illustré dans l’art pallava sur la face ouest du Kailāsanātha, où une Kālī danse, disposée perpendiculairement à un Śiva dansant tenant le feu : l’espace symbolique où ils évoluent tous deux est assurément celui du champ de crémation.
112Qu’un tel panneau soit placé au sud du temple de Tirucceṉṉampūṇṭi, en-dessous du dieu musicien en marche, les cheveux sur ses épaules s’inscrit donc dans l’héritage d’une iconographie pallava, tant au niveau des éléments composant la scène que dans sa dimension symbolique46. La déesse présente ici une forme d’autonomie face à Śiva. Elle est plus autonome encore dans les panneaux dont elle est le personnage principal, sans que Śiva n’apparaisse à ses côtés. Il s’agit alors le plus souvent d’une combattante.
La déesse aux multiples bras
113La première représentation que l’on rencontre dans la circumambulation du temple est celle d’une déesse à huit bras47. Dans un élan énergique, les cheveux soigneusement ébouriffés, elle brandit le corps d’un homme qu’elle tient à mi-corps et menace de son épée, de son trident à manche court, de sa hache et de son poignard (7b). Deux figures féminines au moins (les détails ne sont plus visibles) l’accompagnent : une large tête terrible remplit l’angle supérieur droit et une jeune femme court vers la droite, reproduisant à une échelle inférieure le mouvement de la déesse qu’elle souligne ainsi. Son adversaire est accompagné d’un autre combattant.
114Une telle composition s’inspire du panneau consacré à la déesse dans la grotte Pallava dite de Mahiṣamārdinī à Mahābalipuram : les figures féminines victorieuses mènent l’attaque vers la droite du panneau ; le corps d’un démon vaincu, vu de dos et tête en bas marque la verticale de la défaite. Mais la déesse de Tirucceṉṉampūṇṭi est représentée à une échelle bien supérieure à celle des autres figures ; le lion figuré à Mahābalipuram ne l’accompagne pas dans son équipée ; ses cheveux dénoués se déploient autour de ses épaules : autant de caractéristiques qui la marquent d’emblée comme différente des « déesses au lion » pallava, figures de la victoire du roi, belles femmes aux cheveux noués. La grande tête de démone de l’arrière-plan confirme qu’on se trouve dans un monde plus proprement tamoul : ces grandes figures aux visages sauvages, pareils à des masques, accompagnent souvent les déesses terribles des temples de l’âge cōḻa mais n’apparaissent pas sur les fondations royales pallava. On les retrouve ici sur tous les panneaux dépeignant la déesse au combat. Enfin, c’est peut-être la même déesse qui a été ensuite représentée, dansant aux côtés de Śiva en 16b puis, riant et dansant, ivre, célébrant sa victoire en 17b. Ces deux figures ne sont pas armées mais sont pourvues de bras multiples, d’une chevelure libre et, pour ce qui est de la déesse riant, d’yeux exorbités.
115Sur la face nord quatre panneaux se succèdent dont une même déesse, de forme terrible, semble l’héroïne. Dans le positionnement de ces panneaux, on peut voir l’influence des fondations antérieures, où les déesses armées sont figurées au nord des temples construits ; on peut considérer la continuité de l’association du nord et des formes combattantes de la déesse puisqu’une divinité féminine armée orne souvent les maṇḍapa des temples shivaïtes de la période cōḻa. La relation avec le dieu Brahmā n’est guère ici évidente… Peut-être a-t-on affaire à deux perspectives bien différentes quant à la face nord du temple, où Brahmā veille à la purification qu’implique l’écoulement d’un praṇāla, encadré de représentations de déesses combattantes mettant en valeur la dangerosité de l’écoulement ? Ces déesses s’avèrent en tout cas bien particulières.
116Tout d’abord, assise à dix bras, une déesse brandit un trident à manche court qu’elle est sur le point d’enfoncer dans le corps d’un homme sur lequel elle pose le pied (48b). Sa coiffure dotée de trois ornements proéminents, qui sont sans doute des crânes, est bien particulière. Quatre femmes, dont trois au caractère démonique marqué comme celle du panneau 7b (très large tête, cheveux dénoués et yeux globuleux) l’assistent ; l’une d’elles, à droite, a saisi une forme humaine par les cheveux. Variante plus détaillée des ogresses déjà mentionnées, deux femmes de l’arrière-plan présentent un corps squelettique sous leur très large tête. Là encore, ce type de représentation est inconnu du corpus de la période pallava, mais courant durant la période cōḻa48. De la figure centrale, on ne connaît non plus aucun modèle septentrional ou méridional qui soit antérieur à l’âge cōḻa, où cette déesse paraît en revanche commune et parfois cultuelle49. La première représentation connue qu’on puisse en rapprocher est un très haut-relief dans lequel on reconnaît souvent la déesse appelée « Niśumbha sūdanī » qu’offrit, d’après les tablettes datées du xie siècle de Tiruvālaṅkāṭu, Vijayālaya, fondateur du royaume Cōḻa, après avoir conquis Tanjore50. Le nom donné à la divinité dans les tablettes se réfère à l’un des combats de la déesse, mentionné dès le Harivaṃśa, conté dans le SPbh et le Devīmāhātmya : la déesse lutte contre deux frères, appelés Śumbha et Niśumbha. Mais la divinité de Tanjore présente un aspect émacié marqué qu’on ne retrouve pas dans les figures de Tirucceṉṉampūṇṭi. Datable de la fin du ixe siècle et toujours adorée à Tanjore, elle atteste d’une iconographie qui y était alors pratiquée. Assise, pourvue de traits démoniques, une jambe pendante, écrasant ses adversaires, la divinité n’est pas sans rapports avec les déesses armées de Tirucceṉṉampūṇṭi. Mais les seins pendants et les côtes apparentes, elle a bien plutôt l’apparence d’une des pēy, des diablesses des textes tamouls. Elle représente un pan supplémentaire dans la gradation de l’effroi, qui correspond à celui des assistantes démoniques des déesses de l’arrière-plan de Tirucceṉṉampūṇṭi. Ces dernières sont plus semblales aux déesses terribles des séries de mères représentées à partir de la période pallava, où Camuṇḍā n’a pas l’aspect très émacié qu’elle adopte dans l’Inde septentrionale dès les premières représentations connues de tels ensembles de déesses (cf. Deogarh). Comme les Camuṇḍā méridionales, la déesse de Tirucceṉṉampūṇṭi au corps charnu est une figure particulière sud-indienne, modelée sur un type plus ancien, attesté tout d’abord en Inde du Nord.
117Le panneau qui suit est l’un des plus étonnants du temple. Il présente l’abhiṣeka d’une déesse que sa chevelure ébouriffée et ses yeux saillants marquent comme terrible (49b). Dotée de quatre bras, la divinité assise sur un lotus est ondoyée par deux personnages masculins dans la partie supérieure de l’image et encadrée par deux petites femmes dans sa partie inférieure. L’abhiṣeka d’une déesse est un motif aussi ancien que répandu – il apparaît dès le début de l’ère chrétienne ou un peu avant sur les sites bouddhiques. Mais les déesses ondoyées sont d’ordinaire paisibles et la scène d’adoration ici présentée sans équivalent dans l’art Pallava et rare dans51 l’art de la période cōḻa. Si dans les grottes pallava de Mahābalipuram, l’ondoiement de Lakṣmī et l’adoration de la déesse aux offrandes sanglantes se répondent (Schmid 2005a), le petit panneau de Tirucceṉṉampūṇṭi semble, quant à lui, avoir fondu les deux représentations en une seule52. Le site affirme ainsi une fois de plus comme un creuset où se créent des formes propres.
118On retrouve la divinité terrible dans le panneau suivant (50b), où une déesse qui semble porter trois crânes dans sa coiffe (là encore les détails sont imprécis étant donné les petites dimensions et l’usure des panneaux), piétine une figure masculine. Deux ogresses, figurées à l’arrière-plan, et deux petites femmes, au premier plan, l’escortent.
119La divinité qui anime le panneau 51b, est dotée de dix bras avec lesquels elle mène l’assaut. Elle a presque planté son trident dans ses deux opposants masculins. L’inscription de dédicace de la statue de Tanjore permet de proposer d’identifier les deux frères Śumbha et Niśumbha dans ses adversaires. La déesse est toujours pourvue d’une escorte substantielle, deux ogresses à l’arrière-plan et deux jeunes femmes au premier plan.
120Ces quatre panneaux (48b-51b) constituent une sorte de mini-geste consacrée à une divinité féminine terrible. Assise, debout, attaquant, ondoyée, la déesse est toujours pourvue de caractéristiques liées à l’effroi. Aucune de ces figures n’a d’antécédent pallava exact. Ce sont plus particulièrement les liens de la divinité féminine avec le royal durant la période pallava qui ont disparu : il manque l’arc et le lion, associés à la fonction royale et très en évidence lors du combat mené contre le démon à tête de buffle – qui n’est pas représenté à Tirucceṉṉampūṇṭi. La plupart des déesses des temples pallava sont d’ailleurs statiques, qu’elles soient assises ou debout53. Le panneau qui surmonte la Kālārimūrti du Kailāsanātha (face nord du vimāna, fig. 13) paraît le modèle le plus proche de certaines formes de Tirucceṉṉampūṇṭi : la déesse a six bras ; son opposant recule vers la droite de l’image ; elle porte une hache, une cloche et un trident à long manche dont la pointe repose sur le sol54. L’arme caractéristique de la déesse représentée à Tirucceṉṉampūṇṭi est en effet un trident, mais cette figure du Kailāsanātha est la seule déesse à l’empoigner durant la période pallava. Durant l’âge pallava, le trident apparaît en effet à l’arrière-plan des représentations de la déesse et de Śiva : il flotte dans les airs ou se présente fiché en terre par un manche long et épais, comme un pilier présentant un emblème. Cette arme apparaît par ailleurs à l’entrée des temples (y compris sur le toit du Gaṇeśaratha de Mahābalipuram où il forme une coiffure particulière des têtes qui le décorent) et sur leurs éléments de jonction, comme celle des gardiens de porte d’un temple.
121De même que ces divinités du seuil, les déesses combattantes de Tirucceṉṉampūṇṭi seraient-elle une sorte d’arme animée, féminine, du dieu du sanctuaire ? Elles utilisent en tout cas le trident dans des combats nouveaux et semblent propres à représenter le concept de śakti, d’énergie du dieu. Dans la dernière représentation de la déesse armée de la circumambulation (59b), toute proche de l’entrée du sanctuaire, l’adversaire n’est plus même représenté. Est-ce pour signifier sa fuite ? Ou le caractère polyvalent de la déesse ? Celle-ci court, accompagnée comme ailleurs par deux ogresses et deux jeunes femmes. Les femmes armées sont seules désormais.
122Les figures de l’arrière-plan insistent sur l’aspect terrible des déesses aux bras multiples. Si on ne les rencontre pas dans l’art pallava, les textes tant tamouls que sanskrits décrivent à loisir ces démones des champs de bataille, pēymakaḷ aux yeux exorbités qui jouent avec les entrailles. Celles de Puraṉāṉūru 62 qui
« plongent leurs mains dans les blessures fraîches des guerriers morts sur le champ de bataille, enduisent leurs cheveux de sang, puis dansent au rythme de la triste mélopée des tambours qu’on bat… »
123répondent à la déesse du Harivaṃśa ([Histoire] de La lignée de Hari) annonçant à Kaṃsa qu’elle ouvrira son corps de ses propres mains pour en boire le sang encore chaud (Harivaṃśa 48, 35). Ces mêmes émanations du champ de bataille appartiennent à l’arrière-plan épigraphique des inscriptions en tamoul datant du viiie siècle du site de Niyamam, qui n’est qu’à 6 km de Tirucceṉṉampūṇṭi et où les donateurs Pallava de Tirucceṉṉampūṇṭi firent des dons (cf. infra, p. 227).
124Ainsi, les représentations de déesses terribles de Tirucceṉṉampūṇṭi ont des correspondantes dans les textes nord-indiens et sud-indiens, antérieurs et contemporains. Mais elles témoignent d’une création iconographique qui met l’accent sur l’espace terrible où évoluent certaines déesses, celui d’un champ de bataille bien proche d’un cimetière55. En dessous de la série où elles se situent, Sītā représente pour sa part, un type apaisé de déesse. Comme elle, d’autres femmes se présentent à la croisée de plusieurs traditions, se mêlant dans l’affirmation d’un art original où les influences nord-indiennes se coulent dans le creuset du pays tamoul.
Entre déesse et démones
125La Sītā de la geste de Rāma représentée sur la première série du soubassement du temple de Tirucceṉṉampūṇṭi est toujours une figure passive. La tête qu’elle incline vers le sol sur toutes les scènes souligne sa pudeur, ou son impuissance. C’est une femme agie en quelque sorte, avec laquelle Rāma se marie (41a), qu’on transporte dans un char en compagnie de Rāma et de son frère lors du départ d’Ayodhyā (51a), sur un bateau lors de la traversée de la Gaṅgā (52a), puis en litière lors de la traversée de la Yamunā (54a). Son époux et son beau-frère la protègent et elle apparaît effrayée derrière Rāma lorsque surgit le démon Virādha (58a) mais aussi comme le dernier terme du trio lorsque les trois personnages atteignent l’ermitage de Gautama (53a), ou quand elle se trouve assise, cependant que Rāma accomplit son devoir de roi (57a ; Bharata demande les sandales de Rāma). D’autres figures féminines de cette première série présentent cependant un aspect bien différent.
126Les démones auxquelles s’opposent les trois héros masculins du Rāmāyaṇa arborent nombre des traits des déesses terribles. Tout comme celles-ci, la démone Tāṭakā court, le trident en avant, les cheveux ébouriffés, sa grosse tête effrayante représentée de profil (35a). De même que les déesses combattantes, Tāṭakā est escortée d’autres figures féminines, qui ne présentent aucun trait terrible et sont représentées à une échelle inférieure. Mais Tāṭakā n’a que deux bras… Il en est de même de la grande démone que Hanumān rencontre lors de la traversée vers Laṅkā (23a) : le panneau est très abîmé mais on distingue les seins pointus, la chevelure ébouriffée, le format large de la tête au-dessus de laquelle saute le singe audacieux.
127Si les bras multiples permettent de distinguer à coup sûr une déesse et une démone, force est de constater que, par ailleurs, non seulement l’escorte des déesses relève clairement de la catégorie des démones, mais que les déesses et les démones partagent également nombre de traits. Les catégories de « déesse » et de « démone » sont-elles pertinentes ? Les relations entretenues par les personnages et le rapport possible à un texte permettent une première approche de la question.
128Dans les représentations du la geste de Rāma apparaissent des modèles féminins attendus. Les femmes de Daśaratha reçoivent le payasam, présentent leurs enfants au roi ; la scène du mariage de Rāma est redoublée par celle du mariage de ses frères. Dans les autres temples de l’âge cōḻa où le Rāmāyaṇa est représenté, l’iconographie de ces scènes est très semblable. Il s’en dégage une série de caractéristiques signifiantes. D’une part les bas-reliefs représentant le Rāmāyaṇa sont d’une composition plus complexe que ceux de la deuxième série de Tirucceṉṉampūṇṭi. Malgré les petites dimensions des panneaux, on y représente jusqu’à trois moments d’une histoire, comme dans le panneau 11a où on a figuré la rencontre d’Hanumān et des deux frères, Hanumān transportant ces derniers et la conclusion d’une alliance avec Sugrīva. D’autre part, les personnages se pressent nombreux sur ces panneaux. Même lorsqu’une seule scène est représentée, celle-ci comporte souvent bien plus de figures qu’une scène de la deuxième série de Tirucceṉṉampūṇṭi. Complexité de la composition et nombre des personnages signalent, je crois, la relation avec un texte. Alors que dans la deuxième série la narration lorsqu’elle est présente est toujours proche du cultuel, il s’agit bien avec les panneaux consacrés au Rāmāyaṇa de conter une histoire, comportant de nombreux personnages et épisodes. Dans la tradition iconographique du Rāmāyaṇa, le rapport au texte, d’origine nord-indienne, demeure très présent. La relation de la femme à un modèle l’est également. Faut-il lier ces deux éléments ? Par contraste, la deuxième série du temple présente des déesses terribles dans une iconographie éventuellement cultuelle. La puissance et l’aspect terrifiant vont de pair. Ils sont associés à des femmes isolées. On n’a pas une seule représentation de déesse bienveillante, apaisée, qui soit isolée, ni déesse qu’arrosent les éléphants, ni Sarasvatī – formes pourtant présentes sur les fondations royales des Pallava. Même l’ondoiement de la déesse met en scène une divinité terrible. De telles caractéristiques appellent plusieurs commentaires.
129D’une part, la puissance et le caractère armé d’une déesse sont associés l’un à l’autre dans un contexte pan-indien, depuis l’apparition de déesses armées, à savoir depuis les premières Tueuses du buffle, figurées dès les premiers siècles de l’ère chrétienne en Inde du Nord (cf. Schmid 2011a). Du nord au sud de la péninsule, quel que soit le nom que l’on donne à la forme combattante de la déesse, celle-ci n’est pas accompagnée par Śiva, ni par Viṣṇu. Ainsi c’est la virginité de la déesse qu’on associe généralement à sa puissance destructrice dans la littérature secondaire. Dans le mariage s’expriment d’autres valeurs, qu’on retrouve dans la figure du Seigneur à demi-féminin et la figure de Sītā. La déesse apaisée (saumya) n’est pas active.
130Le modèle d’une déesse vierge et farouche possédant en tant que telle des pouvoirs qui ne s’expriment pas dans son état de femme mariée est universel. Pour certains auteurs, il connaît des incarnations particulières dans le pays tamoul, où s’opposeraient deux catégories de figures féminines déterminées en fonction de la présence masculine et de l’attitude de ceux-ci. Depuis G. Hart (1973), l’on voit ainsi parfois dans la puissance divine dont les divinités féminines tamoules sont créditées dans les textes un caractère particulier de la féminité dravidienne56.
131La femme serait le réceptacle d’une puissance propre, divine, qui doit être soumise à un homme, un mari, sous peine de se dévoiler dans toute sa violence. Lorsque l’homme est absent, la femme est dangereuse mais divine. Les analyses de ce courant de pensée reposent en grande partie sur celles du terme tamoul aṇaṅku qui désignerait cette puissance féminine particulière. Cependant d’autres auteurs ont souligné qu’aṇaṅku constitue dans les textes une forme de puissance sacrée dont les dieux masculins peuvent être dépositaires autant que les déesses (cf. Zvelebil 1979 ; Rajam 1986). Épouses paisibles et déesses solitaires armées, les figures féminines de Tirucceṉṉampūṇṭi entrent dans le débat : voit-on ici s’exprimer une forme propre au pays tamoul de l’ambivalence féminine ? Quelles en seraient éventuellement les caractéristiques ?
132L’accent me paraît plutôt placé sur les pouvoirs conférés par un isolement de la déesse qui ne correspond pas nécessairement avec le célibat, et non sur la dangerosité des divinités féminines isolées. L’héroïne du Cilappatikāram se fait certes dangereuse une fois son époux assassiné, mais elle n’est pas vierge. Le modèle invoqué rend compte d’autre part, entre autres, de la lutte contre Tāṭakā, cette démone qui veut se marier. Or il ne s’agit pas là d’une démone typiquement méridionale mais bien d’un personnage d’abord mis en scène dans des textes rédigés en sanskrit en Inde du Nord. À Tirucceṉṉampūṇṭi, l’on voit des couples avec des femmes passives, dont Sītā est le meilleur exemple, et des combats de femmes seules, qu’il s’agisse de déesses ou de démones. Le Rāmāyaṇa apparaît illustrer ces schémas avec une grande régularité57, tandis que dans la série 2, les panneaux de la déesse armée correspondent à l’aspect bénéfique des femmes seules armées. D’une part, ce sont des démons que la déesse combat. Elle-même accompagnée de démones, elle règne ainsi sur des puissances terrifiantes qu’elle contrôle et qui ne sont pas menaçantes en elles-mêmes. D’autre part, la déesse seule est aussi dansante, fléchissant les jambes à la façon d’une parturiente… Les caractères terribles ne sont pas toujours associés à des formes démoniaques, ni à des figures féminines célibataires, ni encore à des figures féminines actives, armées et combattantes. L’abhiṣeka de la déesse terrible en est la meilleure illustration. La divinité est statique et ne porte aucune arme.
133L’ambivalence iconographique signifie-t-elle le caractère dangereux de la femme seule ? L’analyse des figures masculines complète ici celle des figures féminines, en soulignant l’aspect bienfaisant des déesses-démones.
134Rāma et son frère combattent bien des démons. Ils coupent par exemple les bras du démon Kabaṃdha (panneau 10a). Mais Rāma ne change pas de forme lorsqu’il combat : la même figure se marie et tranche des bras. Alors que la déesse qui combat adopte des traits propres à effrayer l’adversaire, la divinité masculine conserve la même apparence. L’ambivalence iconographique n’apparaît donc ici pas propre aux divinités féminines mais semble naître d’une confrontation entre deux modèles différents, celui que représente le Rāmāyaṇa et celui qui se manifeste à Tirucceṇṇampūṇṭi dans les représentations de la série 2. Si Rāma conserve toujours la même apparence de même que Sītā ne change pas de rôle, dans la série 2, Śiva aussi en effet peut adopter des caractéristiques différentes lorsqu’il combat. Dans la lutte contre le démon éléphant et lorsqu’il terrasse le dieu de la mort, ses cheveux se déploient et il présente des traits terribles qu’on n’observe pas lorsqu’il est en couple et apaisé. Les modes de manifestations de la déesse et de Śiva apparaissent donc également les unir face à un archétype de Viṣṇu développé ici selon un autre modèle58.
135Ainsi l’ambivalence des figures de femme en pays tamoul n’apparaît pas propre à cette région, ni spécifique aux formes féminines des divinités. En revanche, le récit du Rāmāyaṇa semble bien parfois distinguer déesses et démones selon un clivage opposant formes mariées et femmes célibataires. L’origine assurément septentrionale du récit confirme en l’occurrence qu’il ne paraît pas pertinent de considérer le pays tamoul comme un lieu où s’exprimerait une ambivalence féminine spécifique.
136Au-dessus de cette série où les déesses combattantes adoptent des formes propres au pays tamoul, l’Ardhanārīśvara du temple signale une problématique particulière au Tamil Nadu durant l’âge cōḻa. Enfin, aucune des divinités féminines de Tirucceṉṉampūṇṭi ne correspond à la représentation de Śrī, figure si présente de l’ensemble de la péninsule Indienne. Si la fécondité est représentée avec les femmes en compagnie d’enfants, dans les représentations correspondant au Rāmāyaṇa, dans la scène de l’accouchement et dans le panneau d’une femme allongée en compagnie d’un nourrisson, l’ondoiement de la déesse terrible souligne l’absence d’une Śrī dans son iconographie traditionnelle. L’on peut évidemment considérer Sītā comme une forme de Śrī. Mais elle n’est pas représentée en tant que mère ici et la personnification de la prospérité s’éloigne d’autant.
Un programme régional ?
137L’Ardhanārīśvara ne partage aucun de ses attributs avec la forme de la face sud. La moitié féminine lui impose trois bras tandis que le dieu musicien en a bien quatre. Ce dernier est figuré en marche et le Seigneur à demi-féminin paraît se reposer. Chignon élevé et cheveux auréolant le visage, tout semble opposer les deux figures, l’une mouvante et quelque peu effrayante, l’autre apaisée. Cependant ces deux formes de Śiva partagent avec Brahmā une position debout que ce dernier n’adopte ni à Tiruttaṇi et Takkōlam, ni lorsqu’il est représenté en ronde-bosse dans les environs de Tirucceṉṉampūṇṭi. Nombre des dieux de Kīḻaiyūr-Mēlappaḻuvūr sont aussi assis, de même que les Viṣṇu que l’on rencontre parfois parant les niches ouest des sanctuaires shivaïtes. La position debout apparaît en revanche caractéristique des programmes iconographiques sectairement shivaïtes des fondations que P. Kaimal (2003) définit comme Irukkuvēḷ.
138Le Seigneur à demi-féminin tend ainsi à confirmer l’hypothèse que faisait naître l’analyse de la forme de Brahmā au nord du temple. Le programme élaboré à Tirucceṉṉampūṇṭi semble inspiré par des schémas en vogue dans le royaume pallava, comme la Trimūrti du ixe siècle, mais aussi par des initiatives plus locales du type de celle que P. Kaimal a isolées. Le territoire des Irukkuvēḷ se situe au sud de la Kāvēri, à l’est de la rivière à partir du moment où elle se scinde en deux. Là encore l’épigraphie en fonde la définition, déterminée en fonction de la dissémination géographique des inscriptions mentionnant la dynastie – sans qu’il s’agisse d’un critère toujours suivi et en accordant l’habituelle précédence aux Cōḻa59. La période la mieux documentée s’étend du milieu du ixe siècle au milieu du xe. Elle correspond donc très exactement à la période d’existence du temple de Tirucceṉṉampūṇṭi, luimême situé sur la frontière nord du territoire des Irukkuvēḷ.
139Le corpus des temples qu’on peut attribuer à la dynastie des Irukkuvēḷ est réduit. L’un des trois temples du site du Mūvarkōyil de la capitale de Koṭumpāḷūr ne subsiste que dans sa base ; trois autres temples se dressent encore, l’un également à Koṭumpāḷūr, le Mucukundeśvara, un deuxième à Tiruccentuṟai et un troisième à Aṇṭanallūr. La base de ces deux derniers temples est enterrée, partiellement pour ce qui concerne Tiruccentuṟai, entièrement dans le cas d’Aṇṭanallūr ; aucun des temples de Koṭumpāḷūr ne présente de maṇḍapa ; les statues des niches ne sont pas toutes conservées, ni en place. Certaines des caractéristiques qu’on peut néanmoins dégager de cet ensemble tissent un lien avec Tirucceṉṉampūṇṭi60. Tout d’abord toutes les statues des temples que je viens d’énumérer adoptent une position debout. À Koṭumpāḷūr et à Tiruccentuṟai, on a représenté un Seigneur à demi-féminin. Il est toujours debout dans la niche arrière du temple central du Mūvarkōyil de Koṭumpāḷūr. Dans le même site, une vīṇādharamūrti debout occupe la face sud du temple méridional. Les mêmes formes, disposées dans les mêmes directions se retrouvent donc d’un site à l’autre ; Tirucceṉṉampūṇṭi et les sites Irukkuvēḷ partagent la position debout des divinités représentées, remarquable dans un monde iconographique où règne la dakṣiṇāmūrti d’inspiration pallava. Dans un autre domaine, celui si difficile à définir du style, l’allongement bien particulier des statues de Tirucceṉṉampūṇṭi se retrouve en plus marqué encore sur toutes les sculptures des sites patronnés par les Irukkuvēḷ.
140Les temples des Irukkuvēḷ mettent Śiva à l’honneur uniquement. S’il serait risqué de commenter plus avant les figures abîmées occupant les niches du temple à Aṇṭanallūr et à Tiruccātuṟai, on peut être certain qu’on a affaire à des figures de Śiva. À Koṭumpāḷūr un dépôt lapidaire rassemble nombre de sculptures parmi lesquelles on a déjà noté l’absence de Brahmā. Ces temples définis comme Irukkuvēḷ présentent ainsi un aspect « sectaire » bien particulier. D’autre part, l’inspiration iconographique pallava s’affirme à Koṭumpāḷūr dans le Gaṅgādhara de la face est, arrière, du temple méridional. Cette même figure orne de même le centre de la face arrière du Kailāsanātha de Kāñcīpuram. P. Kaimal (2003, note 31) fait remarquer qu’elle est à Koṭumpāḷur accompagnée d’un taureau absent sur les représentations Pallava du thème. Ce taureau est en revanche bien présent dans l’ensemble des sites du delta au xe siècle, où l’animal accompagne tant les ardhanārīśvaramūrti, comme à Tirucceṉ-ṉampūṇṭi, que les couples constitués de Śiva et de Pārvatī61. La sculpture de Koṭumpāḷur représente donc une synthèse iconographique entre le temple Pallava et les images du delta ?62 C’est à mon sens le modèle du dieu musicien à demi-féminin Pallava, assis sur le taureau, devenant Seigneur à demi-féminin assis sur le taureau, puis debout à côté de l’animal mais sans plus tenir la vīṇā, qui a joué ici. Dans le temple du delta de Tirupattūr (district de Lalkuṭi), considéré comme pallava (viiie-ixe siècles ?)63, Śiva et Pārvatī ont été figurés en compagnie du taureau sur lequel s’appuie le dieu. L’absence de la déesse à Koṭumpāḷūr n’en est que plus remarquable.
141Le site Irukkuvēḷ de Koṭumpāḷūr apparaît ainsi se situer à la croisée de plusieurs courants artistiques, et précisément entre un programme caractéristique des Pallava et celui d’un temple comme Tirucceṉṉampūṇṭi64. L’écho iconographique du Porteur du Gange s’accorde avec ce que l’on sait par ailleurs des relations entre Pallava et Irukkuvēḷ : ces derniers furent en contact avec les Pallava, au ixe siècle alors que le royaume Pallava disparaissait. Il est tentant de mettre en relation ces données historiques et ce que l’on constate des sites. Les temples patronnés par les Irukkuvēḷ ont pu introduire dans le delta certains traits de la culture royale des Pallava. Il faudrait alors les concevoir comme une élite seconde en quelque sorte, relayant dans le tissu local une forme d’influence royale. On aurait bien affaire dans le cas des Irukkuvēḷ à un art dynastique au sens où une dynastie serait une royauté en mineur en quelque sorte, rayonnant sur un territoire limité où elle relaierait l’art d’une dynastie plus considérable, celle des Pallava.
142Il faut néanmoins nuancer ce point de vue. Tout d’abord nombre des temples comportant des Śiva musiciens en marche sont concernés par les postures debout, au-delà du cercle Irukkuvēḷ : pas plus Śiva ou Viṣṇu que Brahmā ne s’y trouvent assis. Cet ensemble de temples où l’on représente les dieux Śiva musiciens debout fait plutôt penser que l’on a affaire à Tirucceṉṉampūṇṭi à une forme d’iconographie régionale, dont les programmes Irukkuvēḷ m’apparaissent comme une variante plus clairement axée sur Śiva. P. Kaimal elle-même (2003, p. 42) fait remarquer que le temple de Tillaisthānam présente de nombreux points communs avec le corpus qu’elle définit comme Irukkuvēḷ, alors même qu’aucun lien entre ce temple et la dynastie ne peut être décelé. De même le temple de Tiruccattuṟai présente le même type de programme iconographique que celui des temples dits Irukkuvēḷ, trois Śiva debout occupant les niches du sanctuaire. D. Barrett(1974, p. 59) signale la ressemblance entre les deux temples de Tiruccentuṟai et de Tiruccattuṟai. Or l’une des inscriptions les plus anciennes gravées sur ce dernier temple fait état d’un donateur Muttaraiyar. Elle ne comporte pas de date et le Muttaraiyar porte un surnom associé dans les tablettes royales de la dynastie des Pāṇṭiya, aux Pāṇṭiya eux-mêmes, Teṉṉavaṉ, le « Méridional »…65. L’hypothèse d’une culture régionale aux dépens d’ateliers dynastiques me semble ainsi s’imposer. Elle est confirmée par cet aspect élancé qui marque tant les formes des sculptures de Tirucceṉṉampūṇṭi que celles des sites étiquettés Irukkuvēḷ. On retrouve en effet la même sveltesse au Sundareśvara de Centalai, c’est-à-dire à la fin du ixe siècle ou au début du xe siècle dans un temple où l’on a rassemblé les témoignages épigraphiques les plus anciens des Muttaraiyars et qui marquait, peut-être, le site de leur capitale.
143L’allongement des figures dans cet ensemble de temples donne corps à un style artistique de la région aux dépens de catégories dynastiques. Il est plus difficile d’avancer que l’on avait affaire à des ateliers particuliers pour ce qui est des documents ici explorés : trop de sculptures ont été déplacées et l’ensemble présente trop de lacunes pour qu’on puisse espérer vraiment isoler des caractéristiques relevant d’un atelier. Pour ce qui est de la chronologie tout autant que de la problématique dynastique, l’Agastyeśvara patronné par des Paḻuvēṭṭaraiyar entre la fin du ixe et le début du xe siècle sur le site de Kīḻaiyūr-Mēlappaḻuvūr, au nord et non plus au sud du site, comporte lui aussi uniquement des dieux debout. La dakṣiṇāmūrti est remplacée là par un Śiva debout, mais c’est Brahmā qui se dresse au nord… On ne retrouve pas sur le site Paḻuvēṭṭaraiyar la sveltesse méridionale caractéristique de l’Irukkuvēḷ Koṭumpāḻūr, du Muttaraiyar Centalai et de Tirucceṉṉampūṇṭi.
144Ainsi, précisant les contours du temple de Tirucceṉṉampūṇṭi apparaît-on peu à peu définir ceux d’un art qu’on pourrait qualifier de « cōḻa », depuis les fondations royales Pallava jusqu’à un territoire utilisant les années régnales de la dynastie Cōḻa, où des iconographies régionales, éventuellement dynastiques, apparaissent comme des étapes significatives. Dans tous les cas, aux ixe-xe siècles, avant les premières fondations royales des Cōḻa, que l’on considère celles de la reine Cempiyaṉ Mahādevī ou le Rājarājeśvara de Tanjore, ce sont des fondations locales, dynastiques ou non, qui transmettent et transforment l’héritage pallava.
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145Dans le delta de la Kāvēri, au-dessus d’un Kr̥ṣṇa flûtiste et danseur, le dieu musicien esquisse un pas de marche, tel le dieu des poètes de la bhakti tamoule en une région où les temples rattachés au Tēvāram se rencontrent au détour de chaque chemin.
146Les spécificités de l’iconographie adoptée pour les divinités féminines à Tirucceṉṉampūṇṭi répondent à celles des figures masculines du temple. Les inscriptions permettent de mieux les comprendre : les femmes y sont des donatrices particulières en effet. Elles permettaet de retrouver la figure de Śrī si évanescente dans l’iconographie. Reine « pallava », la plus ancienne des donatrices du temple, la Dame Māṟaṉ est sans doute la plus emblématique d’entre ces incarnations de la prospérité. Aux confins du territoire pallava, sa dévotion singulière autant qu’exemplaire précise les contours du mahādeva de Tirukkaṭaimuṭi : dans la relation de bhakti qu’elle tisse, la reine définit son dieu.
Notes de bas de page
1 Dans certaines inscriptions, le nom du toponyme n’est plus lisible. Sur l’inscription no 30 qui porte caiṭaimuṭi, infra, p. 152.
2 Notons que le terme kaṭai, « limite, frontière », apparaît dans le corpus épigraphique du site, cf. inscription no 9. Sur l’ensemble de ces questions, Schmid, à par. a.
3 Le terme kaṭi employé peut désigner le parfum ou la protection. Il permet de souligner la richesse poétique du Tēvāram. Si j’ai choisi le sens de parfum car il me paraît correspondre à la description des fleurs dans les bassins, le sens de protection peut se comprendre, soit littéralement : Kaṭaimuṭi est une cité bien gardée, pourvue de bassins fleuris.
4 Le relief du panneau 60b est plus plat, les traits des visages plus grossièrement esquissés, les détails de costume plus simples ; le dieu étire les bras avec raideur. Surtout, le joueur de tambour du panneau 60b occupe autant d’espace que le dieu, tandis qu’en 6b il est clairement dominé par la figure divine. Or un musicien de grandes dimensions se rencontre ailleurs essentiellement à partir de la fin du xe siècle. Le panneau de la face sud (6b), en revanche, semble l’un des tout premiers panneaux sculptés du temple. Deux musiciens accompagnent la danse d’un dieu souple et comme apaisé ; les figures assises ne dépassent les genoux du dieu.
5 L’on note que les autres panneaux shivaïtes présentent dans l’ensemble un style proche de celui du panneau 6b et non du 60b, tandis que le panneau 15b, qui représente un groupe de danseuses, entre les panneaux 14b (bhikṣāṭaṇamūrti) et 16b (Śiva et la déesse dansant), est d’un style fruste similaire à celui du panneau 60b. Ces quelques observations appuient l’hypothèse d’une sculpture isolée du panneau 60b, qui, comme le panneau 15b, a pu être sculpté en complément en quelque sorte de panneaux antérieurs.
6 Pour Sanford 1974, p. 237-238, cette double représentation est l’un des signes que le temple de Tirucceṉṉampūṇṭi imite celui de Puḷḷamaṅkai. Je ne suis pas cet auteur sur ce point, ne serait-ce que parce que la représentation de type pallava n’apparaît pas à Puḷḷamaṅkai qui ne présente que la forme plus tardive du type iconographique.
7 Ils retombent sur les épaules de la divinité en deux larges tresses et sont ornés d’un crâne.
8 Avant les figures de l’art pallava et cāḷukya d’Inde méridionale (cf. la figure du Bāla Brahmā d’Ālampur), qui sont assurément les modèles les plus proches de celles de l’âge cōḻa, on peut citer en Inde septentrionale la forme musicienne ithyphallique qui accompagne la série des mères de Deogarh, le Śiva musicien d’Amjhara assis sur le taureau (Rajasthan ; ill. Panikkar 1997, pl. 78 ; daté du milieu du vie siècle), ceux du même type d’Arasura (conservé au musée de Baroda ; ill. Jamkhedkar 1995, p. 35 ; daté de 575-600) et de Śāmalājī au Gujerat (fin du vie siècle). Les figures musiciennes assises du territoire pallava sont des ardhanārīśvaramūrti, infra, p. 163-164, 179.
9 Le site daté du ixe siècle de Nārttāmalai, situé au sud de la Kāvēri, présentait également deux figures assises, peut-être antérieures au dieu musicien de Tirucceṉṉampūṇṭi. L’une se trouve toujours sur le couronnement du temple ; la seconde est exposée au musée de Putukoṭṭai. Dans l’art de la période cōḻa, certaines vīṇādharamūrti sont assises de même, comme celle de la face sud du couronnement du Nāgeśvara de Kumpakōṇam (qui présente nombre de points communs avec le temple de Tirucceṉṉampūṇṭi, notamment un soubassement décoré de deux frises de panneaux, dont l’une dévolue au Rāmāyaṇa et une ardhanārīśvaramūrti sur la face arrière), celui de Tirukāṭṭaḷai (face sud du tambour du couronnement ; le site est orthographié Tirukkattali dans Balasubrahmanyam 1966, p. 89-92 et Barrett1974, p. 60-61 ; sur ce site voir aussi Hoekveld-Meijer 1982, p. 286-291), celui du Mucukundeśvara de Koṭumpāḷūr (face est du couronnement), celui de Tirupūnturutti. Toutes ces sculptures sont datées de la fin du ixe siècle ou du tout début du xe siècle par l’ensemble des auteurs.
10 Sur Tuṭaiyūr, Balasubrahmanyam 1971, p. 218-219, Barrett1974, p. 104, Hoekveld-Meijer 1982, p. 130-131 et 261-263 (là encore les controverses font rage sur la datation du temple… mais le début du xe est un ante quo) et sur Lalkuṭi, Balasubrahmanyam 1966, p. 97-99, Barrett1974, p. 53, Hoekveld-Meijer 1982, p. 217-218 (le temple est daté de la fin du ixe siècle et il est pour G. Hoekveld-Meijer contemporain de celui de Tirucceṉṉampūṇṭi). D. Th. Sanford (1974, p. 237) signale deux autres représentations du dieu musicien dans des sites proches de Tirucceṉṉampūṇṭi, au sud de celui-ci, des « loose stones » à Tiruvālañcuḻi et Tiruvētikkuṭi. On peut supposer qu’il s’agit de sculptures datant également de la fin du ixe siècle ou du début du xe siècle puisqu’il s’agit de représentations qui ne sont pas intégrées dans les temples, dont le second apparaît comme temple du règne d’Āditya I (870-907) dans Balasubrahmanyam 1966, p. 156-157 et Barrett1974, p. 55-56. Elles viendraient ainsi grossir le corpus que je constitue ici. Malheureusement je n’ai rien trouvé sur ces sites malgré mes recherches.
11 Sur ce site Balasubrahmanyam 1966, p. 153-156 ; Barrett1974, p. 54-55 ; Hoekveld-Meijer 1982 donne à la p. 93 un diagramme permettant de se faire une idée des désaccords sur les dates proposées pour ce temple, mais elles oscillent entre le dernier tiers du ixe et le début du xe siècle.
12 Le temple de Karantai tel qu’on le voit aujourd’hui a subi de nombreuses modifications depuis sa première construction en pierre, par un ajout de niches notamment et les sculptures qui y sont abritées sont de dates différentes. Le dieu musicien relève d’une série de plus petites dimensions qu’une autre et ne paraît pas antérieur à la fin du xe siècle, même si certaines sculptures du site sont sans doute plus anciennes. Sur ce site P. R. Srinivasan 1957, p. 46-60 ; Balasubrahmanyam 1971, p. 183-185 ; Barrett1974, p. 101 ; Hoekveld-Meijer 1982, p. 127, Dhaky 1983a, p. 184.
13 À Lalkuṭi, le genou se lève de façon marquée comme sur le couronnement du temple de Kīḻaiyūr en une posture un peu étrange, comparable à celle qui a été figurée au Kailāsanātha. À Tirucceṉṉampūṇṭi, la posture de marche du dieu musicien se voit clairement par comparaison avec l’Ardhanārīśvara du mur ouest, dont les deux pieds s’écartent légèrement sur le sol et qui s’appuie sur le taureau, et avec le Brahmā du mur nord, très hiératique, les deux pieds reposant symétriquement sur son piédestal de lotus.
14 L’auteure s’appuie presque excluvisement sur les sculptures de la période cōḻa. Il manque à l’ensemble de s’appuyer sur les représentations des fondations de l’âge pallava, nombreuses. Sur cette question Francis, Gillet & Schmid 2007, p. 282-285.
15 Je renvoie pour ce qui concerne l’apparition, l’évolution et le symbolisme de cette figure à mes travaux antérieurs (Schmid 2005c, p. 89-97) et à ceux de Valérie Gillet (2010, p. 77-107).
16 Au début du xxe siècle, A. K. Coomaraswamy (1970, réédition d’un article publié en 1918) a souligné l’universalité de cette séduisante forme. Elle danse l’ānanda-tāṇḍava, la danse de la félicité, piétinant la personnification de l’ignorance. Cet auteur reprenait là une tradition attestée dans des textes tamouls anciens, la figure de Śiva dansant en ānandatāṇḍava apparaissant dans le Tirumantiram, un texte dévotionnel en tamoul, dans lequel les passages concernés par la danse de Śiva à Citamparam ne sont pas antérieurs au début du xiie siècle d’après des études récentes. Les commentaires plus développés qui font du Śiva dansant de Citamparam un dieu créateur, préservateur et destructeur, c’est-à-dire une synthèse des pouvoirs de la divinité, ne sont pas non plus antérieurs au xiie siècle. Le patronage des Cōḻa commence d’autre part d’être attesté à Citamparam dans le cours du xiie siècle. La correspondance chronologique entre l’écriture de textes qui donnent une grande importance à une forme de Śiva emblématique de la dynastie Cōḻa et le moment où celle-ci apparaît à Citamparam est remarquable. Elle n’intervient pas cependant avant le xiie siècle. C’est alors que l’accord me paraît se faire sur une forme de Śiva utilisée pour véhiculer une idéologie royale et un site brahmanique où des lettrés connaissant tant le sanskrit que le tamoul font d’elle un dieu transcendant, c’est-à-dire en termes mondains un dieu omniprésent et omnipotent, tel un roi.
17 Kulke 1970, p. 207-209 ; Smith 1998, p. 41-45.
18 Pour P. Kaimal (1999) comme pour l’ensemble des auteurs, une telle association serait attestée dans la capitale Cōḻa de Tanjore dès le début du xie siècle : on y a alors peint le dieu dansant en ānanda-tāṇḍava à l’intérieur d’un bâtiment semblable à celui qu’on appelle la cit-sabhā de Citamparam. Le dieu dansant de Citamparam serait donc placé au cœur de la capitale des Cōḻa. Mais le témoignage de la peinture de Tanjore soulève des difficultés. Le bâtiment représenté est, par exemple, d’un type attesté dans l’épigraphie à Tiruvālaṅkāṭu, situé au nord du pays tamoul, dans un territoire de tradition pallava, et dont les hymnes de Kāraikkalammaiyār dédiés au dieu qui danse à Tiruvālaṅkāṭu, attestent le lien avec un Śiva dansant dès le vie siècle au plus tard. Sur le lien entre Cōḻa, dieu dansant et Citamparam, voir aussi infra note 17, p. 167.
19 Dans une inscription encore inédite, après un éloge royal et en mentionnant un ordre royal, un don est fait à Āṭavallāṉ, puis la nourriture est consommée au nom du souverain Śrī Arumoḻitevaṉ, alias Rājarāja I.
20 Ce sont à nouveau les inscriptions qui sont utilisées pour dessiner le lien entre le dieu dansant, le site de Citamparam et la dynastie des Cōḻa. Relevons simplement ici que les tablettes ainsi utilisées ne mentionnent aucun lien entre les Cōḻa et Citamparam avant le début du xie siècle. Les tablettes d’Aṉpil sont, dans la deuxième moitié du xe siècle, les plus anciennes connues retraçant une histoire des Cōḻa. Elles ne font allusion à aucun de ces éléments. Elles fondent pourtant le mythe des rois Cōḻa bâtissant des temples à Śiva et construisant des digues sur la Kāvēri : les hauts faits de rois qui sont, d’une part, des constructeurs, d’autre part, des dévots sont donc bien présents. Mais ce n’est qu’au début du xie siècle que le site de Citamparam apparaît lié avec les Cōḻa, dans l’ensemble de tablettes que forment celles qui furent gravées d’éloges sanskrits de Rājendracōḻa I, composés par un même poète, Nārāyaṇa Kavi : les tablettes de Tiruvālaṅkāṭu (6e année ; SII 3.205), de Karantai (8e année ; Krishnan 1984), d’Ecālam (15e année ; Nagaswamy 1987). Le même poète pourrait aussi avoir été l’auteur de l’éloge des grandes tablettes de Leiden (21e année ; Subrahmanya Aiyer 1934), où pourrait aussi apparaître le site de Citamparam. Le témoignage de cet ensemble prête à discussion. Selon les tablettes de Tiruvālaṅkāṭu au début du règne de Rājendracōḻa I (1020 ? la 6e année du roi est donnée mais plusieurs autres dates apparaissent dans les tablettes mêmes gravées de façon rétroactive ; l’éloge en sanskrit mentionnant les hauts faits des Cōḻa aurait été ajouté dix ans après, cf. Sastri H. Krishna 1920, p. 384), Parāntaka I fit bâtir une maison d’or pour Śiva, appelée Dabhra-sabhā (v. 53). L’éloge est rétrospectif et ne précise pas la localisation de cette Dabhra-sabhā. Les tablettes de Karantai (1021) déclarent que Parāntaka I Cōḻa recouvrit d’or le temple de Śiva (Indu-mauli, celui qui porte la lune sur sa tête) à Vyāghrāgrahāra, « Colonie brahmanique du tigre », l’un des noms du site de Citamparam (v. 18), qui marque, selon H. Kulke (1970, p. 222) le début d’un processus de sanskritisation du site dont l’un des noms tamouls est en effet Puliyūr, la Ville du tigre (pour une attestation ancienne de ce nom, voir Tēvāram 6.2. et 7.90, où « Ciṟṟampalam » est situé à « Puliyūr »). Dans les tablettes d’Ecālam, Parāntaka I fait bâtir en or la demeure de l’ennemi de Pura qui habite à Vyāghrāgrahāra (v. 10). Dans les grandes tablettes de Leiden, le vers concerné des tablettes de Karantai est repris intégralement (v. 17 ; d’autres vers se retrouvent d’un éloge à l’autre). On remarque qu’une correction a été dans ce cas intégrée ultérieurement sur le toponyme Vyāghrāgrahāra. L’orthographe en était-elle bien connue ? Fallait-il asseoir la réputation du site ? Nombre d’hypothèses sont possibles, mais aucune ne fait de Citamparam un lieu lié spécifiquement aux Cōḻa à date ancienne.
21 Outre la figure de Tirucceṉṉampūṇṭi, on recense habituellement une figure d’un fronton du temple d’âge cōḻa de Puñcai. Mes analyses portant sur l’iconographie et l’épigraphie de ce dernier temple indiquent que la construction du temple de Puñcai est étirée dans le temps, peut-être sur plusieurs siècles, à partir du début du xie siècle environ. Les études publiées sur ce temple le situent dans le milieu du xe siècle, sur la foi d’une inscription elle-même datée de 960, ce qui fait de lui, de l’avis unanime des auteurs, une sorte d’aberration architecturale. L’examen du corpus épigraphique ne corrobore pas cette datation : l’inscription datée de 960 est gravée sur la base d’un bâtiment annexe et ne permet donc pas de dater le sanctuaire principal sur lequel portent les commentaires stylistiques. D’autre part, la date de l’épigraphe est calculée par rapport à l’année de règne d’un Cōḻa désigné uniquement par son surnom de parakēśari dans l’inscription. Or on connaît bien d’autres Parakēśari que le Cōḻa Āditya II qu’il faut prendre pour référence pour obtenir la date de 960. Aucun autre temple que celui de Puñcai n’est attribué au règne de ce roi.
22 Sur la danse de Śiva sur les fondations des Pallava, voir Gillet 2010, p. 143-171.
23 Voir par exemple Kulke 1970, p. 115 ; Smith 1998, p. 202 et note 43 signale la ressemblance entre la Kālārimūrti et les danseurs de l’âge cōḻa.
24 Voir D. Smith (1998, p. 222-227) pour la proximité dans les textes du démon de l’épilepsie d’âge cōḻa et les gaṇa de Śiva.
25 Le mythe de Citamparam a fait l’objet de plusieurs études. L’ouvrage fondateur est assurément celui de Hermann Kulke (1970) ; voir plus récemment, après celui de Daniel Smith (1998), celui qu’ont consacré au Śiva dans la forêt de pins de Citamparam, Don Handelman et David Shulman (2004).
26 Les figures des temples de Cempiyaṉ Mahādevī et du Nāgeśvara sont d’un style plus orné et plus sinueux : le déhanchement du dieu est plus accentué et les détails des drapés plus nombreux et minutieux. L’iconographie demeure : le dieu tient une hache, la déesse, une fleur.
27 L’ardhanārīśvaramūrti de la face ouest du Nāgeśvara de Kumpakōṇam est sans doute proche dans le temps des figures qu’on vient d’énumérer. P. Kaimal a aussi supposé qu’un Ardhanārīśvara retrouvé sur le site irukkuvēḷ de Tiruccentuṟai était placée sur la niche arrière du temple. Le style et l’iconographie de la statue sont proches de ceux des figures de Koṭumpālūr.
28 Si les figures de Śiva sont peu nombreuses avant les manifestations artistiques des Cāḷukya et des Pallava, ce dieu paraît avoir d’abord été accompagné par la déesse (ou des déesses…) dès lors qu’on faisait le choix de la figure et non de la représentation symbolique du liṅga. Les premières ardhanārīśvaramūrti sont datables des environs de l’ère chrétienne. L’importance de la relation à la déesse que cette figure singulière illustre est ainsi mise en valeur.
29 Pour les formes debout, outre les figures musiciennes signalées supra, p. 163-164, il s’agit d’un Seigneur à demi-féminin de la face est, premier niveau, du Dharmarājaratha. C’est la seule forme debout qui n’est pas musicienne. Pour ce qui est des ronde-bosses du dieu musicien assis, il s’agit d’une figure isolée retrouvée près du Kailāsanātha de Kāñcīpuram ; d’une figure en provenance de Mahābalipuram conservée au musée de Madras (MGM 109.38-39) ; pour ce qui est des représentations en bas-relief, d’une figure sur une sorte de dé exposé dans le complexe du temple du rivage à Mahābalipuram ; d’une figure occupant le templion édifié dans le bassin au nord du temple du rivage ; d’une figure du temple Tirukaḻukkuṉṟam, voir Lockwood et alii 2001, p. 235-238 pour des illustrations de la plupart de ces pièces.
30 Des ardhanārīśvaramūrti se rencontrent tout au long de la période. L’une d’elles orne la face sud du temple royal de Gaṅgaikoṇṭacōḻapuram dans la première moitié du xie siècle. Cette fondation comporte des figures bien plus nombreuses que les fondations locales. Le cas des temples fondés par Cempiyaṉ Mahādevī est différent : si cette fondatrice est une reine Cōḻa, les dimensions des temples qu’elle fait reconstruire en pierre ou qu’elle fonde sont très proches de celles d’une fondation locale et le nombre de statues en parant les façades bien plus limité. Cette reine est créditée d’avoir introduit un nouveau programme iconographique comportant un Śiva dansant en ānanda-tāṇḍava au sud du maṇḍapa. Les figures de la face nord ne sont pas moins intéressantes. Ardhanarīśvara et la bhikṣaṭaṇa-mūrti y sont souvent figurés.
31 M. Adiceam considère les textes comme premiers, ainsi qu’elle le fait toujours, et ces textes sont les Āgama de l’Inde du Sud. Les sculptures (une soixantaine) sont donc dites « En accord avec la plupart des Āgama » (1968, p. 156) et les représentations des Pallava, à quatre bras, bien négligées : l’auteure cite seulement le bas-relief du Dharmarājaratha et la figure retrouvée près du Kailāsanātha (cf. supra, note 29, p. 179), qu’elle considère de surcroît pourvue de trois bras (supra, p. 164).
32 Sur le site, Balasubrahmanyam 1966, p. 146-149 ; Barrett1974, p. 58 ; sur l’ardhanarisvara-mūrti, Kandasamy 1994, p. 492 (fig. 3).
33 La divinité de Kaṇṭiyūr n’est pas vraiment assise sur le taureau. Elle est assise et la tête du taureau apparaît sur la gauche mais le corps de l’animal n’est pas visible à droite, la déesse posant le pied sur un petit rebord qui correspond à un élément de mobilier : le siège même de la divinité semble ainsi divisé en deux parties et le lien entre le taureau et la part féminine du dieu n’est plus représenté.
34 D’autres pièces rassemblées dans le complexe attestent l’existence d’un sanctuaire plus ancien, dont on ignore le programme iconographique.
35 Si l’ardhanārīśvaramūrti abritée par le templion du bassin du Temple du rivage est une figure cultuelle, on ne sait où prenait place la figure retrouvée au Kailāsanātha de Kāñcīpuram, ni le dé actuellement visible sur le temple du rivage, ni, enfin, le panneau sculpté retrouvé à Mahābalipuram et exposé au musée de Madras. Quant à la représentation de Tirukkaḻukuṉṟam, elle est aujourd’hui placée sur la face sud du temple, mais il n’est pas certain qu’il s’agisse de l’emplacement originel de la figure.
36 Sur ce temple, lorsque le dieu mendiant erre en prêchant, il n’a que deux bras ; c’est qu’il s’est incarné, prenant une forme humaine pour mieux séduire les épouses des ascètes. Skanda et son épouse dans la scène de leur mariage présentent deux bras seulement (niche 44 du grand prākāra).
37 Le chant 12 du Cilappatikāram met aussi en scène un rituel où une jeune femme devient, littéralement, une déesse.
38 M. Adiceam (1968, p. 155) fait état de quatre images de ce type mais n’en donne pas les références et n’illustre que celle de Karantai (sa fig. 6). Je n’en ai retrouvé que trois. Pour une illustration des figures de Tiruvētikkuṭi et de Tiruvaiyāṟu, Kandasamy 1994, fig. 1 et 2. L’image de Karantai fait partie d’un des ensembles de sculptures les plus anciens du site (qui en regroupe plusieurs, cf. supra, note 12, p. 162-163). Les deux autres relèvent aussi de la fin du ixe siècle ou du tout début du siècle suivant, sur le site de Tiruvētikkuṭi, cf. supra, note 10, p. 162 ; sur celui de Tiruvaiyāṟu, Balasubrahmanyam 1966, p. 149-152 ; Barrett1974, p. 57-58 et 112-113 ; Dhaky 1983a, p. 161.
39 Cf. Schmid 2010, p. 192-193 ; Orr 2005 souligne ce type de difficultés pour ce qui est du pays tamoul entre le viiie et le xiiie siècle.
40 Sur le caractère poreux de l’iconographie des divinités féminines dans l’art pallava, Schmid 2005a.
41 La déesse du Harivaṃśa qui rit et boit annonce ensuite à Kaṃsa qu’elle ouvrira son corps et boira son sang chaud lorsqu’il mourra (Harivaṃśa 48, 35).
42 On retrouve la même représentation sur les temples de Puḷḷamaṅkai et de Tirumaṅkalam (xe siècle), ainsi que sur le site royal de Darasuram (xiie siècle) où il est plus élaboré.
43 La même représentation se retrouve à Puñcai, temple que je date de la fin du xe siècle ou du début du siècle suivant (supra, note 21, p. 171).
44 Notons la facture grossière du panneau 15b : l’iconographie est la même que celle des deux autres panneaux – il semble qu’on ait en fait affaire à une danseuse, une joueuse de tambour et une joueuse de cymbale – mais les traits sont épais et le relief mou. Peut-être s’agit-il donc d’un panneau sculpté pour compléter une part de la frise.
45 La même scène est représentée sur le soubassement du Nāgeśvara de Kumpakōṇam.
46 Rappelons qu’au Kailāsanātha, la bhikṣāṭaṇamūrti de Śiva est représentée deux fois juste avant ce Śiva dansant qu’accompagne la danse de Kālī.
47 La même scène est représentée sur le soubassement du Nāgeśvara de Kumpakōṇam et celui du Naltuṇai Īśvara de Puñcai (deux fois dans ce dernier site). La comparaison avec ces autres panneaux aide à identifier les éléments de la sculpture de Tirucceṉṉampūṇṭi, plus abîmée.
48 La même scène est représentée sur le soubasssement du Naltuṇai Īśvara de Puñcai et du Gopurapaṭṭi de Pāccil.
49 Pour ce qui est des petits panneaux, la représentation a été sculptée à Puḷḷamaṅkai et à Tiruvāṭutuṟai.
50 Après J. M. Somasundaram (cité par P. R. Srinivasan 1957, p. 40), R. Nagaswamy (1977 ; 1982, p. 175) a identifié une sculpture actuellement adorée dans un temple de Tanjore (le Vaṭabhadrakāḷi) comme l’image à laquelle se réfèrent les tablettes de Tiruvālaṅkāṭu (panégrique en sanskrit, vers 45-46), déesse Niśumbhasūdanī établie par le fondateur de la lignée Cōḻa, Vijayālaya. Pas moins de cinq personnages masculins sont représentés comme défaits ici par la déesse. Elle est d’un style plus archaïque et d’une iconographie différente, car présentant des traits émaciés, qu’une autre statue adorée dans un autre temple de Tanjore (l’Ugramākāḷi) et dans laquelle P. R. Srinivasan (1957, p. 40-43) et S. R. Balasubrahmanyam (1966, p. 43, pl. 8) reconnaissaient pour leur part la déesse des tablettes. Cette dernière figure présente le type non-émacié courant en pierre (cf. figure du Chandramulīśvara, à Tiruvakkarai, district du South Arcot) et connu par de nombreux bronzes (comme celui du musée de Madras, no 273, provenant de Tuṟaikkāṭu [district de Tiruvarūr] ; ill. Kannan 2003, p. 119). Du point de vue formel, l’ensemble de ces déesses, émaciées ou non, dérivent des déesses terribles (appelées Kālī ou Camuṇḍā) qui apparaissent souvent assises dans les séries dites des Mères en Inde centrale et sont présentes dès l’art pallava au Kailāsanātha de Kāñcīpuram.
51 Pour un panneau équivalent sur le site voisin de Niyamam, infra, p. 225.
52 Au Kailāsanātha de Kāñcīpuram, c’est le maṇḍapa des déesses qui renvoie le plus clairement dos à dos les formes apaisées et guerrières ou menaçantes des déesses, mais la correspondance se retrouve aussi sur le sanctuaire, dans le passage menant à la cour intérieure qui met face à face une déesse surarmée chevauchant un lion et une déesse ondoyée par les éléphants.
53 Les représentations de divinité féminine statiques sont légion dans les fondations pallava : deux dans chacune des grottes de Varāha et d’Ādivarāha, déesses assises sur les rochers du site de Mahābalipuram, assises ou debout dans le Kailāsanātha de Kāñcīpuram qui compte une quinzaine de formes armées de la divinité féminine, etc.
54 Outre le panneau de la grotte de Mahiṣāsuramardinī où la déesse chevauchant le lion tire des flèches, une déesse, à deux bras et sans armes, mène l’attaque sur un bas-relief conservé au musée de Delhi. Une figure chevauchant un lion accompagne la déesse au lion sur la face nord du Kailāsanātha de Kāñcīpuram.
55 Le caractère tardif des représentations de déesses terribles se constate déjà dans l’école de Mathurā, en Inde du Nord : dans la première phase de l’école, à partir des environs de l’ère chrétienne, on compte peu de figures terribles féminines. Tout au plus peut-on considérer comme telles les déesses à têtes animales qui se présentent en des séries particulières. C’est à partir du ve siècle que l’on rencontre les premières Kālī-Camuṇḍā, figures aux côtes saillantes, aux yeux globuleux et aux cheveux dénoués, qui accompagnent, précisément, des séries de déesses qui sont les héritières iconographiques et symboliques de ces premières séries de déesses à têtes animales.
56 Pour l’impact de la théorie de G. Hart, voir, par exemple, Shulman 1980, p. 140-141, où en se mariant avec la déesse vierge, le dieu s’expose à la puissance mortelle de l’aṇaṅku.
57 La sœur de Rāvaṇa, Śūrpaṇakhā qui n’apparaît pas à Tirucceṉṉampūṇṭi mais dont les représentations sont nombreuses sur les temples de l’âge cōḻa est un autre exemple de ces démones-déesses. Elle cherche un mari ; elle est repoussée, c’est-à-dire finalement vaincue. Lorsqu’elle cherche à séduire, elle se présente comme une belle femme dans les récits qu’on connaît (sanskrits et tamouls). Mais les panneaux qui la représentent lui donnent l’apparence terrible que les textes lui attribuent une fois repoussée.
58 Les avatāra de Viṣṇu donnent à ce dieu des apparences bien distinctes et Narasiṃha en atteste ailleurs l’aspect terrifiant, mais celui-ci n’est pas représenté à Tirucceṉṉampūṇṭi.
59 Après l’étude de K. V. Soundara Rajan (1975) sur ce que cet auteur constituait alors en architecture d’un premier art Pāṇḍya, d’un art Muttaraiyar et d’un art Irukkuvēḷ, un chapitre dans l’EITA du même auteur (Soundara Rajan 1983b, p. 199-219) et un article par P. Kaimal (2003) tentent de définir un art « Irukkuvēḷ ». Les temples de référence de ces deux dernières études ne se recoupent qu’en partie. Tiruccentuṟai et Koṭumpāḷur apparaissent dans les deux travaux mais K. V. Soundara Rajan étudie également le temple de Tirukkaṭṭaḷai, arguant qu’il se trouve en territoire irukkuvēḷ. Padma Kaimal fait, à juste titre me semble-t-il, remarquer qu’on ne peut être certain que ce temple a été fondé par un membre de la dynastie des Irukkuvēḷ, qui n’est pas mentionnée dans les inscriptions du temple. Le temple de Tirukkaṭṭaḻai présente un programme associant Śiva, Viṣṇu et Brahmā sur les trois niches extérieures du sanctuaire, basé donc sur le principe de la Trimūrti qui apparaît sans doute au ixe siècle sur le territoire pallava. Il me semble à ce titre témoigner de la transmission de la créativité de ce territoire dans celui du delta. P. Kaimal ajoute au corpus des Irukkuvēḷ le temple d’Aṇṭanallūr, sur la base des inscriptions, mentionnant les Irukkuvēḷ, qu’il porte. L’ensemble de ces temples apparaissent dans les travaux de S. R. Balasubrahmanyam (cf. par exemple, 1966, p. 89-94) et de G. Hoekveld-Meijer (1982, p. 109-110) sur un corpus « Cōḻa », sur la base des inscriptions datées en années régnales cōḻa qu’ils comportent tous.
60 La définition d’un style irukkuvēḷ (des Irukkuvēḷ) est difficile, à mon sens. Dans le corpus limité qu’a établi Kaimal 2003, on constate nombre de variantes. Ainsi seuls deux des temples considérés comme Irukkuvēḷ possèdent encore un (ardha) maṇḍapa. Il paraît donc difficile de considérer l’absence de niches sur ceux-ci comme un trait général, d’autant plus que le temple d’Aṇṭanallūr pourrait avoir été reconstruit en partie.
61 Sur la Gaṅgādharamūrti en pays tamoul, Adiceam 1976. Les images rassemblées par l’auteure permettent de constater à quel point ce taureau est rare dans la représentation du thème : il ne se trouve illustré dans l’article que pour Koṭumpāḷur et sur un petit relief du soubassement du temple de Kuṟṟālam (fig. 48), l’une des « fondations » de Cempiyaṉ Mahādevī. Je l’ai également repéré sur des petits panneaux du même genre sur les sites de Kōṉērirājapuram et de Tirukkōṭikkāval, deux autres des temples que cette reine dit avoir bâtis. On le voit aussi cependant sur un panneau du soubassement du temple de Govindaputtūr, qui n’est pas une fondation de Cempiyaṉ Mahādevī : là encore on ne peut que constater la diversité des courants artistiques qui traversent l’art de la Kāvēri sans pouvoir isoler une influence dynastique.
62 Notons que Śiva Porteur du Gange s’appuie également sur le taureau dans les temples cāḷukya du viiie siècle, comme au Durgā d’Aihole : s’agirait-il ici d’une influence cāḷukya ? Sur le site d’Ālampur, le taureau est aussi là, mais il s’agit d’une figure de dimensions très réduites aux pieds du dieu et non d’un animal sur lequel il s’appuie comme dans le delta ou sur certaines représentations des temples élevés sur le territoire des Cāḷukya de l’Est.
63 Sur ce temple, K. R. Srinivasan (1975, p. 210, 232-234, 239) pour qui il relève de l’art pallava et appartient au règne de Nandivarman II (c’est-à-dire à la deuxième moitié du viiie siècle). Dans le même ouvrage, K. V. Soundara Rajan (1975, p. 256) le considère comme exemplaire d’un art pāṇṭiya (ou Pāṇṭiya puisque l’article est en anglais et qu’on ne distingue donc pas entre un art royal et un art d’un territoire et d’une période précis), un constat vivement critiqué par G. Hoekveld-Meijer (1982, p. 56), une auteure qui n’a cependant pas été sur place (Ibid., p. 81, note 61). Pour moi, l’on a une fois de plus affaire à un style régional à une époque donnée et on peut tout autant étiquetter ce temple « pallava » que « pāṇṭiya »… ou cōḻa. L’antériorité des données pallava fait qu’il est plus facile de replacer l’édifice dans une chronologie artistique Pallava que Pāṇṭiya, cette dernière étant alors inexistante. Mais on peut considérer le temple comme en marquant un commencement…
64 Le Gaṅgādhara qui occupe la niche arrière du temple méridional, où se trouve représenté le Śiva musicien, reprend aussi le programme des temples pallava : cette figure orne de même la niche centrale arrière du Kailāsanātha de Kāñcīpuram.
65 SII 5.618 : Śvasti [śrī][tiruc] coṟṟuttuṟ[ai] maha[ā] devaṟkku teṉṉavaṉ ṉiḷankomuttaraiyaṉ nā[yaṉ] […] »
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La création d'une iconographie sivaïte narrative
Incarnations du dieu dans les temples pallava construits
Valérie Gillet
2010
Bibliotheca Malabarica
Bartholomäus Ziegenbalg's Tamil Library
Bartholomaus Will Sweetman et R. Ilakkuvan (éd.) Will Sweetman et R. Ilakkuvan (trad.)
2012