2. Viṣṇu aux rives de la Kāvēri : combatre et séduire
p. 61-103
Texte intégral
1Dans ce premier chapitre portant sur l’iconographie du temple, ce sont les représentations de Viṣṇu qui sont étudiées. Le dieu n’est pas mentionné dans l’épigraphie et il n’est figuré que sur le soubassement du temple. Il s’agit là cependant d’une figure majeure : les représentations du Rāmāyaṇa s’ajoutent aux figures vishnouites de la première série de panneaux du soubassement pour faire de Viṣṇu le dieu le plus représenté du temple de Tirucceṉṉampūṇṭi. Certaines de ses figures sont en outre si particulières qu’elles constituent le temple au grand dieu de Tirukkaṭaimuṭi comme un témoignage fondamental sur la composition du vishnouisme du pays tamoul. Pour en retrouver l’équivalent dans les textes, il faut en effet prendre en compte tant les versions de tel ou tel épisode de la légende de Viṣṇu dans les épopées et les Purāṇa sanskrits, que la littérature du Caṅkam et les hymnes de la bhakti tamoule. Les petits panneaux du temple de Tirucceṉṉampūṇṭi invitent ainsi à pénétrer au cœur du vishnouisme méridional.
2Les représentations sont ici considérées les unes après les autres, en suivant l’ordre de présentation du temple à partir du sol et j’aborde donc tout d’abord le cycle ramaïte.
La geste de Rāma du temple de Tirucceṉṉampūṇṭi (10a-58a)
3Avec le temple de Tirucceṉṉampūṇṭi, on a affaire à la première représentation connue d’un cycle de Rāma en pays tamoul (série a de l’annexe V). Plusieurs autres temples sont ensuite décorés d’un cycle représentant l’histoire de Rāma sur leur soubassement, mais les Pallava n’ont fait aucune place à cette manifestation de Viṣṇu et c’est donc à l’apparition d’une figure majeure du vishnouisme d’origine nord-indienne en Inde méridionale qu’on assiste à Tirucceṉṉampūṇṭi. Pour la mettre en perspective, je fais ici appel à l’ensemble du petit corpus ramaïte dont j’ai connaissance. C’est souvent en effet grâce aux représentations d’autres temples que l’on peut identifier les panneaux très abîmés de Tirucceṉṉampūṇṭi. Les cycles narratifs sont privilégiés mais je me réfère aussi parfois à des représentations isolées des soubassements. Quelques scènes sont en effet figurées bien plus souvent que d’autres, apparaissant alors comme essentiellement décoratives. Les panneaux qu’elles décorent n’en révèlent pas moins une certaine popularité de l’épisode ainsi représenté.
4Quant à déterminer les sources textuelles des représentations, ou à tout le moins les correspondants textuels les plus précis, on se reportera pour le détail de chaque scène à l’annexe, où chacune fait l’objet d’une tentative d’identification. Un tel corpus est destiné à encourager à mettre en valeur une relation éventuelle entre les textes et le monde des sculptures, en présentant une tentative sur un ensemble important de panneaux. L’entreprise a ses limites. Les versions sanskrites du Rāmāyaṇa de Vālmīki ont ici été choisies pour être rapprochées des sculptures : elles permettent d’identifier un grand nombre d’épisodes ; il s’agit là d’un texte familier même si l’histoire de ce texte elle-même soulève nombre de difficultés1, tandis que, si l’on reste dans le domaine sanskrit, les versions théâtrales de l’histoire de Rāma, celles qui apparaissent dans les Purāṇa et dans la littérature jaïne, moins connues, auraient été moins accessibles aux lecteurs2. Il n’est pas pour autant toujours possible d’établir une correspondance précise (cf. panneaux 39-40a et 46a notamment). Le corpus textuel du Rāmāyaṇa est si considérable en fait qu’établir une correspondance entre une sculpture et un texte n’est pas toujours concluant : plusieurs textes peuvent être concernés. L’absence de correspondance elle-même peut être révélatrice… Pour ce qui concerne la version rédigée en tamoul par le poète Kampaṉ, il est peu probable qu’elle soit antérieure au xie siècle et elle ne peut être considérée comme une source ou un reflet direct des panneaux de Tirucceṉṉampūṇṭi. Néanmoins Kampaṉ a pu s’appuyer lui-même sur des versions en tamoul antérieures. Rāma est souvent mentionné dans le Tiviyapirapantam en effet et ce corpus élaboré en tamoul entre le viie et le ixe siècle, apparaît comme un parallèle chronologique ou comme un texte antérieur aux panneaux de Tirucceṉṉampūṇṭi. Si je ne l’ai pris en compte dans cette annexe que sous une forme très limitée, c’est qu’il est composé pour l’essentiel d’hymnes de dix ou onze stances. Les épisodes de la légende ramaïte sont pour la plupart mentionnés dans une strophe parmi d’autres et il n’est pas question donc d’une narration continue comme celle qui est mise en scène à Tirucceṉṉampūṇṭi, puis dans certains temples de l’âge cōḻa. Les hymnes 8-10 [719-751] de Kulacēkarar constituent une exception. Il s’agit en effet d’un ensemble consacré à l’histoire de Rāma. Tous les épisodes auxquels ce poète fait allusion trouvent un correspondant sur le temple de Tirucceṉṉampūṇṭi. Cependant les mêmes équivalences s’observent sur nombre d’autres des temples ornés d’un cycle ramaïte tandis que certaines scènes ici représentées n’ont pas d’équivalent dans l’hymne de Kulacēkarar. Je ne prends donc pas spécifiquement appui sur ce dernier texte.
5L’on constate qu’il n’est pas facile de mettre en correspondance la littérature tamoule avec les petits panneaux de Tirucceṉṉampūṇṭi. Est-ce pertinent ? Cette question touche à bien d’autres que soulève un temple couvert d’inscriptions en tamoul, élevé en l’honneur du mahādeva de Tirukkaṭaimuṭi et paré de figures de Viṣṇu.
Un Rāmāyaṇa d’entre les rivières
6La frise consacrée au récit pour lequel le Rāmāyaṇa de Vālmīki est considéré comme référence se compose de quarante-cinq panneaux sculptés (10a-56a) : comme on le voit dans l’annexe, certains panneaux n’ont pas été sculptés. Certains peuvent aussi être tellement usés qu’on ne distingue plus la sculpture qu’ils portaient. En suivant le chemin de circumambulation à partir de l’entrée du temple, on rencontre d’abord le dernier panneau situé sur le maṇḍapa au sud (10a), juste avant le vimāna, où se trouve concentré l’essentiel de la série sculptée du Rāmāyaṇa. Les panneaux précédents de ce niveau de frise du maṇḍapa n’ont pas été sculptés. Cette première scène est celle du meurtre du démon Kabaṃdha, qui se situe dans les textes disponibles à la fin du livre de la forêt, l’Araṇyakāṇḍa (livre 3 du Rāmāyaṇa de Vālmīki). La première observation est donc l’absence de correspondance immédiate entre la structure architecturale du temple et le récit qui l’orne : l’histoire de Rāma ne commence pas avec l’entrée du temple. Le premier panneau qu’on rencontre est celui d’un épisode supposant qu’une grande part de l’histoire a déjà été donnée. Le panneau suivant, composé de plusieurs parties, présente plusieurs épisodes que j’associe avec le Kiṣkindhākāṇḍa, où se succèdent le transport de Rāma et de Lakṣmaṇa par Hanumān et la rencontre de Rāma et de Sugrīva, que je reconnais ici (10a). L’identification du troisième panneau de la série est certaine en effet, or il figure Rāma tirant sur Valī (14a), un épisode du Kiṣkindhākāṇḍa. C’est aussi le Kiṣkindhākāṇḍa qui correspond à treize des quatorze panneaux encore visibles sur la face sud, où les singes sont très présents (14a-23a). Outre le combat entre Sugrīva et Vāli (14a-15a), l’un des plus représentés de tous les épisodes du Rāmāyaṇa au Tamil Nadu (et ailleurs dans le monde indien au sens large du terme, c’est-à-dire en comprenant l’Asie du Sud-est), et les épisodes qui le suivent logiquement que sont la mort de Valī (16a) et le couronnement de Sugrīva (17a), communs, on a aussi sculpté la plus rare traversée de l’océan par Hanumān en route vers l’île de Laṅkā (23a)3.
7Le dernier panneau de cette face sud ne semble pas avoir été sculpté (25a), pas plus que le premier de la face ouest (26a), comme s’il s’agissait de marquer une séparation non seulement entre deux façades du temple mais entre le début du cycle du Rāmāyaṇa, sur la face ouest, et ce qui en est bien aujourd’hui la fin, sur la face sud. Car les panneaux décrits s’ils sont les premiers qu’on rencontre depuis l’entrée du temple constituent la dernière part du récit représenté.
8Le deuxième panneau que l’on rencontre sur la face ouest marque clairement le début du Rāmāyaṇa en tant que tel. Il s’agit d’un Brahmā assis sur son lotus, que viennent voir les dieux en députation (27a). Le restant de la face ouest (28a-41a) et la face nord (42a-58a) font ensuite se succéder, panneau après panneau, des épisodes correspondant aux livres du Bālakāṇḍa (27a-46a) et de l’Ayodhyākāṇḍa (47a-57a), les deux premiers livres du Rāmāyaṇa de Vālmīki. Mais le dernier panneau sculpté sur la face nord « illustre » un épisode du tout début de l’Araṇyakāṇḍa, à savoir l’apparition de Virādha, le premier démon que les héros du Rāmāyaṇa doivent vaincre après être entrés dans la forêt de l’exil (58a). De l’autre côté du temple, Kabaṃdha (10a) représente, quant à lui, le dernier de ces êtres démoniaques du livre de la forêt : malgré l’interruption des sculptures entre l’extrémité de la face nord et le début de la face sud, les panneaux assurent une forme de continuité de part et d’autre du temple.
9Il semble ainsi que ce cycle du Rāmāyaṇa, tout incomplet qu’il soit si on le confronte aux textes, constitue une unité iconographique dans le temple lui-même. La position exactement symétrique des deux panneaux de Kabaṃdha et de Virādha de chaque côté du soubassement conforte cette hypothèse. La comparaison avec les autres temples portant des représentations du Rāmāyaṇava va également en ce sens, et permet de mieux comprendre l’unité proposée. L’absence de correspondance immédiate entre la structure architecturale et le parcours donné est en effet étonnante de prime abord puisque l’entrée du temple ne constitue pas le point de départ d’un récit qui s’achève avec un épisode fermant le troisième livre du Rāmāyaṇa de Vālmīki.
10Comme à Tirucceṉṉampūṇṭi, l’épisode de Kabaṃdha constitue l’une des clefs de l’organisation du cycle dans le temple de Puḷḷamaṅkai. Il clôt celui-ci, en étant placé, dans le sens de la circumambulation (qui est aussi le sens de lecture d’un texte), juste avant le panneau représentant Brahmā assis sur un lotus qui figure les débuts du Rāmāyaṇa. Quant à la lutte contre le démon Kabaṃdha, elle est représentée deux fois sur le soubassement du temple de Puḷḷamaṅkai, un fait remarquable que cette scène partage uniquement avec celle de l’apparition du démon Virādha sur ce même temple. Ces deux péripéties sont sculptées dans la frise consacrée au Rāmāyaṇa lui-même, mais aussi dans la série disparate qui se trouve en dessous, comprenant tant des figures shivaïtes que des formes de la déesse ou des avatāra de Viṣṇu. Les scènes du Rāmāyaṇa apparaissent donc dans cette première série de Puḷḷamaṅkai comme essentiellement décoratives4. Leur position à Tirucceṉṉampūṇṭi et, pour ce qui concerne l’épisode de Kabaṃdha, à Tirucceṉṉampūṇṭi et à Puḷḷamaṅkai même, montre, à mon sens, que les deux scènes de Kabaṃdha et de Virādha avaient un statut particulier dans l’iconographie du Rāmāyaṇa au pays tamoul. Elles marquent le début et la fin du livre de la forêt, qui est, avec celui de l’enfance, le plus représenté de tous sur les temples du territoire cōḻa.
11À Tirucceṉṉampūṇṭi, la face sud réserve aux singes une place de choix qu’on ne retrouve pas à Puḷḷamaṅkai, mais qu’on observe aussi à Puñcai et dans le temple de Tirumaṅkalam. L’état des panneaux à Tirucceṉṉampūṇṭi n’autorise guère à commenter plus avant le rôle de Hanumān, dont on remarque simplement qu’il est, comme souvent, le plus présent des singes et qu’il était le héros de panneaux d’une grande délicatesse de sculpture.
12Soulignons enfin, dans ce premier tour de l’horizon du récit dont Rāma est le héros, qu’à Tirucceṉṉampūṇṭi, la défaite de Rāvaṇa n’était pas représentée. En fait, ce démon n’apparaît pas dans le cadre du Rāmāyaṇa de Tirucceṉṉampūṇṭi : le récit s’achève sur l’arrivée du singe Hanumān sur l’île de Laṅkā et passe sous silence l’enlèvement de Sītā. Ce dernier épisode est souvent représenté cependant dans les temples ultérieurs : on le rencontre sur le temple de Puḷḷamaṅkai, le Nāgeśvara de Kumpakōṇam et le temple de Puñcai par exemple. De même les combats de Hanumān sur l’île de Laṅkā sont représentés à Kumpakōṇam et à Puñcai. Quant au site de Tirumaṅkalam, l’absence de ces deux épisodes peut y être imputée à la disparition d’un grand nombre de panneaux, enfouis sous la couche de ciment qui recouvre aujourd’hui le pourtour du temple à la base. À Tirucceṉṉampūṇṭi, on peut être presque certain qu’ils n’ont jamais été représentés.
13Ainsi, dans ces premiers bas-reliefs connus du pays tamoul d’un récit mettant Rāma en scène, on constate que certains choix ont été faits et que tout ce qui touche à Rāvaṇa n’apparaît pas. Ce démon est bien représenté dans le temple pourtant. Mais sa défaite dans l’autre série, celle qui pare la base des colonnettes et des piliers engagés de l’élévation, est de la responsabilité de Śiva. Le dieu écrase du bout de son pied Rāvaṇa lorsque celui-ci tente de soulever le mont Kailāsa où Śiva est assis en compagnie de son épouse (1b).
14Cet exploit de Śiva fait dans plusieurs temples Pallava l’objet d’une mise en scène grandiose. Peut-on la mettre en relation avec l’absence de représentations du Rāmāyaṇa lui-même sur les fondations royales des Pallava ? Pour V. Gillet (2007), Rāvaṇa en contexte Pallava est un démon rédimé, dévot de Śiva. Il est pour moi certain que ce démon est représenté en tant qu’opposant au dieu Śiva et non en tant qu’adversaire de Viṣṇu dans les fondations royales Pallava. De l’âge des Pallava à celui des Cōḻa, Rāvaṇa demeure en fait, je crois, intimement associé à l’île de Laṅkā dont il est le roi et qui est l’un des horizons de conquêtes du pays tamoul. Figuré d’une période à l’autre, Rāvaṇa pourrait être l’une des clefs de l’intégration du Rāmāyaṇa dans les programmes shivaïtes des temples de village.
15L’histoire de Rāma est assurément la narration la plus structurée de tout le temple de Tirucceṉṉampūṇṭi, sur trente-cinq panneaux. Cette narration n’en est pas moins lâche. Elle est interrompue et des emplacements disponibles n’ont pas été sculptés. De fait, la frise composite située au-dessus de celle du Rāmāyaṇa est plus abondamment sculptée. On y a notamment taillé des feuillages très soignés, qu’on ne rencontre pas sur la frise du Rāmāyaṇa : celle-ci apparaît comme isolée de l’ensemble sculpté du temple. Mais pouvait-on mettre en scène dans un temple shivaïte un Viṣṇu vainqueur d’un adversaire traditionnel de Śiva, alors même qu’on sculptait Rāvaṇa dans son opposition à ce dieu ? Peut-être s’agissait-il simplement d’une redondance possible. Puisque Śiva vainc lui-même Rāvaṇa – dans un panneau qui précède de surcroît ceux qui sont consacrés à l’histoire de Rāma lorsqu’on suit le chemin de circumambulation – la défaite de Rāvaṇa avait-elle besoin d’être sculptée à nouveau ? En réalité, patrons et imagiers me paraissent s’être concentrés sur l’évocation d’un territoire autre, d’abord nord-indien, aux dépens d’un espace plus méridional dont relève l’île de Laṅkā. Ce n’est pas en effet seulement Rāvaṇa qui n’apparaît pas mais l’ensemble de l’île qui n’est pas figuré puisque le cycle de Tirucceṉṉampūṇṭi s’arrête avec la traversée de Hanumān vers Laṅkā. En revanche la Gaṅgā et la Yamunā nord-indiennes sont toutes deux évoquées, dans le cheminement ascétique des héros exilés. Je ne crois pas que ces deux rivières paraissent ici par hasard.
16Si la traversée du Gange est un topos iconographique bien reconnaissable (52a,) et si le franchissement de la Yamunā (54a) appartient également au répertoire antérieur5, la Sītā éplorée qu’on porte en litière au-dessus des eaux dans la mise en scène de Tirucceṉṉampūṇṭi est propre au pays tamoul. La singularité de l’iconographie met en valeur l’importance des rivières dans le paysage mythologique ici figuré. Ces deux traversées trouvent dans la localisation d’un temple fondé dans le delta de la Kāvēri un écho qu’exprime très clairement son épigraphie. À partir de l’inscription no 14, datée de 920-921 – cette fameuse inscription qui marque la datation du temple dans la littérature secondaire – on se situe ici dans le « Pays d’entre les rivières », l’Iṭaiyāṟṟunāṭu. Les épigraphes antérieures du site, datées en années régnales de Pallava ou de Muttaraiyar, ne mentionnent pas cette division territoriale, qui relève donc ici d’un espace administratif cōḻa. Une telle désignation est inspirée par la réalité géographique d’une région que la Kāvēri modèle. C’est à la période couverte par ces inscriptions qu’appartient sans doute le soubassement du temple où la frise du Rāmāyaṇa constitue le premier ensemble sculpté du bâtiment parvenu jusqu’à nous.
17La représentation du Rāmāyaṇa s’ancre ainsi dans un territoire dont on sait, depuis la grotte de Trichy que fit excaver le Pallava Mahendravarman à la fin du vie siècle, qu’il s’agit d’une terre sacrée où la Kāvēri constitue l’équivalent méridional du Gange septentrional – ou céleste. La grotte de Trichy est sculptée d’un panneau monumental qui représente Śiva faisant descendre le Gange sur la terre. L’inscription qui encadre ce panneau explicite le jeu entre le site, un rocher surplombant la Kāvēri constitué en demeure de Śiva, et l’habitat mythique du dieu, sur le Kailāsa où il reçoit le Gange qu’il fait couler sur la terre. Ondoyant le roi lors de sa consécration, la rivière qui coule aux pieds du dieu est à la fois le Gange et la Kāvēri. La première strophe de l’inscription de Trichy leur est consacrée :
« S’il aperçoit la Kāvērī, dont les flots charment les yeux, qu’orne une guirlande de jardins et qui possède d’aimables vertus, le divin amant de la rivière pourrait s’en éprendre !
Effrayée par cette idée, la Fille de la Montagne (le Gange) abandonne le palais de son père et sur cette montagne, me semble-t-il, pour toujours établit sa demeure, en disant : « cette rivière est la bien-aimée du Pallava » (trad. Brocquet 1997, p. 487).
18À Tirucceṉṉampūṇṭi, c’est une terre septentrionale que Rāma semble parcourir lui qui traverse Gange et Yamunā, mais dans un temple du Pays d’entre les rivières, la représentation du franchissement de l’eau prenait une signification concrète, insufflant une vie méridionale au cadre d’origine du récit. Dans les versions tamoules du récit de Rāma, le franchissement du Gange fait l’objet d’une élaboration particulière, étudiée par Suganya Anandakichenin (à par.). Cette auteure montre que le batelier qu’on voit à l’œuvre sur les bas-reliefs, depuis les toutes premières représentations connues, originaires de l’Inde septentrionale devient en Inde du Sud Guha lui-même :
« Le discours de Kaikēci (Kaikeyī) aux tresses bouclées ornées de grappes de fleurs,[lui] fit quitter l’antique ville : il partit et entra dans la forêt, lui à qui Kukaṅ (Guha) pourvu de dévotion (patti [bhakti]) fit traverser la voie du Gange… » (Kampaṉ 744)6,
19chante Kulacēkarar (10.4 [744]). On retrouve ce détail de la narration chez Kampaṉ. Pourtant, dans le Rāmāyaṇa de Vālmīki, Guha est explicitement renvoyé par Rāma (2.46, 60-65) et ce sont des bateliers qui aident les héros à franchir le fleuve.
20De même que dans le royaume pallava, la grotte de Trichy attteste d’une Kāvēri incarnation du Gange céleste, de même les traversées du Gange et de la Yamunā représentées à Tirucceṉṉampūṇṭi dans une terre où les bras du fleuve abondent me paraissent transporter un territoire mythogique originellement situé dans le nord de la péninsule dans la part méridionale de celle-ci. Le territoire d’origine est terre d’élection brahmanique. Qu’en est-il à Tirucceṉṉampūṇṭi ? Le cycle se clôt sur la traversée d’un océan empli de démones (23a). Peut-être faut-il y voir une forme d’opposition non pas entre des terres septentrionales et méridionales, mais entre un sol où les démons ont déjà été vaincus, que baignent des rivières sacrées au nord comme au sud, en opposition à des régions que défendent encore des eaux démoniaques. Les traversées des rivières se font dans le cadre de l’exil de Rāma. Elles permettent d’implanter cette forme de Viṣṇu dans le pays tamoul.
21La représentation du Rāmāyaṇa dans ce temple au sud du territoire pallava exprime ainsi une forme d’ancrage d’une culture de provenance septentrionale, certainement connue à l’origine grâce à des textes rédigés dans des langues d’origine nord-indienne et une iconographie de même provenance, en un nouveau terroir. Ce dernier est présenté comme un espace brahmanique, un territoire où progresse le dharma à travers les héros du Rāmāyaṇa qui se heurtent aux démons des « terres » (forêt et mer) qu’ils parcourent et conquièrent.
22Le cycle narratif du temple de Puḷḷamaṅkai donne une autre des clefs d’interprétation du cycle. On y constate l’appropriation shivaïte de la légende vishnouite. L’avatāra de Viṣṇu qu’est Rāma devient l’une des nombreuses formes prises par le dieu du temple lui-même, Śiva (Schmid 2005c, p. 58-65). Le dispositif iconographique de Tirucceṉṉampūṇṭi n’est pas le même qu’à Puḷḷamaṅkai où la liṅgodbhavamūrti de l’arrière du sanctuaire permet l’intégration du Rāmāyaṇa dans l’ensemble shivaïte. Cependant, s’il est moins explicite à Tirucceṉṉampūṇṭi, le discours dévotionnel semble du même ordre. Alors que Viṣṇu est une figure des niches dans plusieurs temples du ixe siècle (cf. les sites de Tiruttaṇi et de Takkōlam dans le territoire pallava entre autres), son avatāra n’apparaît ici que sur l’emplacement mineur du soubassement, dans des dimensions très inférieures à celles des statues des niches où l’on retrouve les autres éléments de la Trimūrti et la déesse. La disposition des frises invite en outre au parallèle avec le dieu Śiva, parfois mis en scène juste au-dessus de Rāma, y compris dans la légende du Kirāta, où le dévot de Viṣṇu qu’est Arjuna adore Śiva [53-54b].
23Enfin, certaines scènes se rapportant à ce récit de Rāma sont singulières à Tirucceṉṉampūṇṭi. Le mariage des frères de Rāma qui suit celui de Rāma lui-même n’est pas figuré sur les autres sites du territoire cōḻa que je connais. Je n’en retrouve ni l’ascendant iconographique, ni l’héritage. L’emplacement qui leur est réservé ici, à l’angle du temple où chacune semble répondre à l’autre, souligne leur importance. Dans le temple de Tirucceṉṉampūṇṭi où l’épigraphie témoigne de l’alliance d’une princesse de la région avec un roi Pallava et dont un Seigneur à demi-féminin orne la niche ouest, ce choix de figuration trouve bien des résonnances. Les femmes tiennent d’ailleurs une place importante dans le Rāmāyaṇa de Tirucceṉṉampūṇṭi. Kaikeyī la mauvaise reine est représentée ; le combat contre la démone Taṭakā se voit accorder deux panneaux, permettant au personnage féminin de donner à sa posture agressive toute sa mesure ; c’est Sītā qu’on voit traverser la Yamunā, portée par les deux frères : image de la Terre élevée sur l’eau, la reine du Rāmāyaṇa toute pensive qu’elle soit, est ici le personnage principal. Reines, princesses et démones, la palette des personnages du Rāmāyaṇa offre une vision du féminin dans le temple, que l’on retrouve par ailleurs. Cette première analyse d’un des éléments du temple met ainsi en valeur une rencontre entre un univers large, d’origine lointaine, sanskrite pour une part au moins, et un lieu particulier qui a ses propres exigences de représentation. Dans ce Rāmāyaṇa de Tirucceṉṉampūṇṭi figuré comme un pays de rivières, que borde une mer emplie de démones et où se marient les femmes, se lit clairement le phénomène d’une adaptation au local que l’on retrouve dans bien d’autres lieux du temple.
24Quant à Rāma, il adopte une apparence très humaine et l’accord se fait ici entre l’emplacement du Rāmāyaṇa, proche de la terre où le temple est implanté, la figure de son héros et la symbolique d’ensemble d’un temple élevé au dieu de Tirukkaṭaimuṭi sur cette terre où Rāma s’incarne7. Śiva est toujours figuré dans la puissance de ses bras multiples. Mais Rāma n’est pas la seule figure divine d’apparence humaine et les représentations de l’autre avatāra majeur de Viṣṇu, Kr̥ṣṇa, s’avèrent particulièrement originales à Tirucceṉṉampūṇṭi. Il ne s’agit pas là de figurer un roi-dieu auquel Śiva s’assimile facilement. À Tirucceṉṉampūṇṭi, le jeune dieu tueur de monstres endosse des costumes d’origine proprement tamoule. Il invite à découvrir certaines des figures les plus singulières du vishnouisme méridional.
Kr̥ṣṇa et Viṣṇu
25L’on a vu que le Rāmāyaṇa commençait à l’ouest du temple. C’est aussi là que l’on rencontre les représentations les plus nombreuses du dieu Kr̥ṣṇa. Celles-ci sont en effet localisées à l’ouest et au nord du soubassement du temple. Elles se situent dans la deuxième série de panneaux, au-dessus donc de la frise consacrée au Rāmāyaṇa.
26La position de ces scènes vishnouites indique clairement que l’ouest est bien ici la direction par excellence de Viṣṇu. Dans certains temples shivaïtes fondés au ixe siècle, le programme iconographique est organisé suivant le principe de la trimūrti, plaçant Śiva dans la niche sud du sanctuaire, Viṣṇu à l’ouest et Brahmā au nord. L’on reviendra sur la structure de ces programmes en abordant dans le chapitre qui suit la place faite alors au dieu Brahmā. Cette dernière divinité devient en effet un élément quasi-obligé d’un sanctuaire shivaïte durant la période cōḻa. Le cas de Viṣṇu est bien plus ambigu. Ce sont le plus souvent des formes de Śiva que l’on place sur la face arrière du temple, qui est souvent la face ouest. Cette face n’en demeure pas moins associée plus spécifiquement à Viṣṇu suivant deux principes complémentaires. D’une part, comme nous le verrons dans notre chapitre 4 consacré à Śiva et à la déesse, la face arrière du temple est un espace de rencontre entre Śiva et d’autres divinités, dont Viṣṇu. D’autre part, la direction de l’ouest demeure dédiée à Viṣṇu dans les couronnements des temples de la période qui ont été conservés. À Tirucceṉṉampūṇṭi, la face arrière est une face ouest. Les divinités qui ornaient peut-être le couronnement ne sont plus visibles mais les panneaux parant le soubassement, qu’il s’agisse de l’organisation du cycle du Rāmāyaṇa ou de ceux qui figurent Kr̥ṣṇa, attestent que l’ouest était bien ici comme ailleurs la direction par excellence de Viṣṇu.
27En suivant le chemin de circumambulation à partir de l’angle sud-ouest du temple, on rencontre d’abord trois panneaux de feuillage (26-28b), puis un Kr̥ṣṇa debout entre deux arbres dans une attitude dansante (29b). Le soulèvement du mont Govardhana est ensuite représenté (30b). L’avatāra du nain devenant géant succède à ces deux représentations (31b). Le relief en est plus plat et peut-être n’est-il pas de la même main, mais là encore le panneau est assez abîmé et l’analyse ne peut se faire très précise. Une femme accouchant debout est ensuite sculptée (32b), juste avant un panneau bien conservé qui représente un flûtiste assis, une femme en travers de ses genoux (33b). De l’autre côté de la niche centrale ouest, un Kr̥ṣṇa qui danse en portant un pot sur son coude en est le pendant (34b). Une représentation du couple de Śiva et Pārvatī assis (35b) le suit, puis un groupe de trois danseuses (36b). Un Kr̥ṣṇa combattant l’éléphant Kuvalayāpīḍa (37b) et un Kr̥ṣṇa combattant un taureau (38b) occupent les deux panneaux suivants. Trois feuillages achèvent la décoration de la face ouest (39b-41b). Ils semblent répondre aux trois feuillages qui en marquent le commencement. Un même ensemble de trois feuillages pare encore le début de la face nord, à partir de l’angle nord-ouest du temple (42b-44b). Puis Kr̥ṣṇa joue de la flûte sur un panneau qui répond au suivant (45b), où le dieu est représenté portant un genre de bâton et s’appuyant sur un dévot (46b). Un feuillage succède à ces deux représentations krishnaïtes. Vient ensuite un mini-cycle de la déesse qui marque la fin des représentations de Kr̥ṣṇa.
28Les figures de Kr̥ṣṇa paraissent donc pour l’essentiel organisées en paires : Kr̥ṣṇa entre deux arbres et le Govardhanadhara, Kr̥ṣṇa dansant avec des pots et un flûtiste, Kr̥ṣṇa combattant un éléphant et luttant contre un taureau, Kr̥ṣṇa jouant de la flûte et s’appuyant sur un dévot. Les identifications reposent sur la comparaison avec des représentations antérieures ou postérieures. L’iconographie de nombre d’entre elles apparaît en Inde du Nord dès le ive siècle ap. J.-C. environ. Elle y correspond à des textes précis (cf. annexe V).
29À nouveau, j’ai privilégié ici les sources sanskrites parce qu’elles présentent les exploits de Kr̥ṣṇa au sein d’un récit dans lequel elles font sens. La correspondance est cependant loin d’être aussi exacte qu’entre les représentations du Rāmāyaṇa et les récits sanskrits. D’une part, les exploits qui se succèdent à Tirucceṉṉampūṇṭi ne se retrouvent pas dans le même ordre dans les textes sanskrits. L’organisation par paires que séparent des panneaux sans rapport avec la légende krishnaïte – feuillages, Śiva, femme accouchant – souligne qu’il ne s’agit pas ici de représenter un « cycle » narratif. D’autre part, certaines scènes n’ont pas d’équivalent dans les récits sanskrits. Dès le premier panneau qu’on rencontre, sur la face ouest, les questions se multiplient. Comment reconnaît-on ici Kr̥ṣṇa ? Que fait-il ? S’agit-il d’une légende proprement tamoule ou de l’un des motifs légendaires apparus d’abord en Inde septentrionale ? La question se pose avec une acuité particulière dès lors qu’on replace ce premier panneau dans la série krishnaïte à laquelle il appartient. L’on voit dans celle-ci le dieu lutter contre un éléphant et contre un taureau. Or si ces deux adversaires sont connus des traditions sanskrites et tamoules, le combat contre le taureau correspond à deux récits différents, qu’on rencontre d’abord, l’un dans le corpus sanskrit et l’autre dans le corpus tamoul, alors que le Bhāgavatapurāṇa, composé en sanskrit dans le pays tamoul, présente une forme de synthèse des deux combats. Quant au jeu de la flûte, il s’agit là d’une activité à laquelle Kr̥ṣṇa ne se livre guère dans le corpus sanskrit ancien, ni dans les sculptures septentrionales avant le xiiie siècle, tandis qu’elle est présente dans le pays tamoul dès le viiie siècle. À Tirucceṉṉampūṇṭi, elle est représentée comme une activité de Kr̥ṣṇa (45b), une fois de façon certaine et peut-être deux fois (33b). Enfin, le corpus sanskrit n’offre aucun équivalent de la danse avec des pots qui n’est représentée, et mentionnée dans les textes, que dans le pays tamoul.
30À quelle tradition littéraire peut-on rapporter les représentations de Tirucceṉ-ṉampūṇṭi ? Peut-on les mettre en correspondance avec les deux corpus de textes qui nous sont connus, en sanskrit et en tamoul ? Faut-il s’en rapporter à la synthèse qu’en fit le Bhāgavatapurāṇa ?
31Si avec le Rāmāyaṇa, on pouvait s’appuyer sur une tradition textuelle abondante et sur une narration continue, avec Kr̥ṣṇa les difficultés sont autres. Elles semblent reposer sur la relation entre deux cultures, qu’on est amené à tenter de saisir à travers les corpus littéraires qui en sont issus, sanskrit et tamoul. La trame que tissent ici sculptures et textes s’avère dès lors précieuse. L’analyse du premier panneau permet de poser quelques jalons.
Entre sanskrit et tamoul : le mythe du kuruntu et l’épisode du mortier (panneau 29b)
32Comme tous les panneaux de la base du temple de Tirucceṉṉampūṇṭi, le premier panneau de la face ouest (29b ; fig. 4) est de petites dimensions. Comme plusieurs de ceux qui sont consacrés à Kr̥ṣṇa, il est en outre d’un format particulièrement petit, qui ne facilite pas l’identification. Un personnage masculin, vu de face se tient debout, les deux jambes repliées dans une attitude qui peut correspondre à une danse ou à une course. Les deux bras se dirigent vers les deux éléments végétaux qui encadrent le personnage, formant comme un écrin pour celui-ci : deux troncs souples s’inclinent légèrement vers lui ; ils portent en leur sommet des bouquets de branches, peut-être pourvues de fleurs ou de fruits pour ce qui est de l’arbre de droite. Le personnage porte une grande masse de cheveux remontés au sommet de la tête, des boucles d’oreille ; on distingue la trace d’un collier ; il est vêtu d’autre pagne ; deux pans de tissu – à moins qu’il ne s’agisse de cordes – l’un à droite et l’autre à gauche, passent sur ses cuisses pour redescendre entre les deux jambes en un mouvement sinueux qui souligne l’animation de la figure. À droite la main du personnage est refermée autour d’un boudin qui ressemble au tronc de l’arbre qu’il touche : il est comme lui évasé à la base et plus fin en son sommet. Il est impossible de dire si l’autre main tenait également quelque chose car la pièce est trop érodée à cet endroit. Ce panneau fort abîmé témoigne en fait, à mon sens, de la créativité de l’Inde méridionale, fécondée, en l’occurrence, par l’apport de l’Inde septentrionale quant à la légende krishnaïte. C’est pourquoi je m’y attarde quelque peu. Il s’agit ici de montrer comment plusieurs traditions s’entremêlent étroitement pour former le tissu original de l’iconographie de Tirucceṉṉampūṇṭi.
33La première question est celle de l’identification. Comment reconnaît-on Kr̥ṣṇa ? Tout d’abord, il s’agit d’une action menée par un personnage qui n’a que deux bras et aucun attribut : il s’agit là d’une des caractéristiques du mode d’action de Kr̥ṣṇa enfant, dieu qui accomplit ses exploits à mains nues et n’est pourvu de bras supplémentaire et d’attributs qu’en atteignant l’âge adulte (cf. Schmid 2010, p. 398-403). C’est ensuite par élimination que l’on procède : la scène est bien particulière ; les éléments qui la composent peuvent correspondre à des légendes krishnaïtes ; elles ne correspondent à aucun autre épisode mythique ou décoratif connu. Enfin, le panneau qui suit représente un épisode fameux de la légende krishnaïte, le soulèvement du mont Govardhana – la posture particulière du dieu permet là de le reconnaître à coup sûr. Puis viennent d’autres panneaux dont les thèmes principaux, lutte d’un personnage masculin à deux bras et sans armes, coiffé et paré comme sur ce premier panneau ouest mais combattant contre un éléphant, puis un taureau, notamment, sont assurément krishnaïtes.
34L’association topologique de ce panneau d’un personnage entre deux arbres avec des panneaux illustrant la légende de Kr̥ṣṇa fait donc penser qu’on a également affaire ici à une représentation d’un des exploits du dieu. Mais quel haut fait fut ici représenté ? Kr̥ṣṇa paraît associé à un ou deux arbres. Deux identifications, a priori bien différentes, se présentent alors. La scène peut correspondre à une légende connue du corpus sanskrit et tamoul, où Kr̥ṣṇa passe entre deux arbres qu’il déracine. Mais la tradition littéraire tamoule connaît également un motif d’arbre arraché, mystérieux car on ne parvient pas à reconstituer une légende à laquelle il participerait. Comme d’autres actions de Kr̥ṣṇa, on considère ce motif comme proprement tamoul faute d’équivalents dans les textes sanskrits antérieurs au Bhāgavatapurāṇa. Le panneau de Tirucceṉṉampūṇṭi répond-il à la tradition connue d’abord par des textes sanskrits, ou à une tradition distinctement tamoule ? Permettrait-il alors de mieux comprendre celle-ci ? De même que le Tiviyapirapantam ajoute quelques détails au récit ramaïte tel qu’on le connaît à travers plusieurs versions sanskrites8, de même certains exploits de Kr̥ṣṇa contés dans ce corpus paraissent sans équivalents dans les textes sanskrits les plus anciens. Lorsqu’on sait que le motif de l’arbre dit « tamoul » fait lui-même naître un autre motif krishnaïte fameux, à savoir celui du vol des vêtements dont l’origine proprement tamoule ne prête pas à discussion, on constate la complexité de l’affaire.
35Le petit panneau de Tirucceṉṉampūṇṭi apporte un éclairage nouveau sur cet ensemble.
36Le Harivaṃśa, ou [Histoire de] la lignée de Hari (Viṣṇu), est le premier document connu mettant en scène un Kr̥ṣṇa arrachant un arbre. Kr̥ṣṇa et son frère sont deux enfants turbulents qui « se moquent encore et encore des gens auxquels ils jouent des tours »9. Yaśodā, la mère adoptive de Kr̥ṣṇa attache donc l’enfant à un mortier par une corde qu’elle lui passe autour du ventre. Mais Kr̥ṣṇa fait la démonstration de sa force, que je donne ici dans la traduction d’A. Couture (1991, p. 204) :
« Tout en s’amusant en effet comme un enfant, Kr̥ṣṇa, à la stupéfaction des habitants du parc, s’était glissé hors de la cour en traînant le mortier [derrière lui].
Et marchant dans la forêt, l’enfant passa au milieu de deux [arbres] arjuna jumeaux adultes sans cesser de traîner le mortier.
Et voici que le mortier auquel Kr̥ṣṇa était attaché et qu’il tirait [derrière lui] se coinça de travers entre ces deux arjuna.
D’un coup puissant, l’enfant arracha les deux arjuna et les cassa depuis les racines jusqu’à la cime. Puis [demeurant] au beau milieu [de ces arbres], il se mit à rire ! » (Harivaṃśa 51, 16-18).
37Tirant derrière lui un mortier, Kr̥ṣṇa déracine deux arbres. La scène connaît des représentations au Karnataka (vers 600 sur le site de Bādāmi, puis entre le xie et le xiiie siècle sur les temples hoysaḷa) qui correspondent en tous points à ce récit : Kr̥ṣṇa est un tout jeune enfant dont il a la rondeur et la démarche à quatre pattes ; le mortier est arrêté par les deux arbres10.
38L’épisode est également sculpté avec d’autres caractéristiques cependant. Au Kāśiviśvanātha de Paṭṭadakal, non loin de Bādāmī au Karnataka, au viie siècle11 et au Svarga Brahmā d’Ālampur en Andhra Pradesh au viiie siècle, le dieu passe entre deux arbres, pourvus de têtes. Cette fois aucune trace du mortier n’est visible. La personnification des arbres se rencontre dans le Bhāgavatapurāṇa, où les deux arbres sont des fils de Kubera. Elle est inconnue du Harivaṃśa, comme du Viṣṇupurāṇa.
39Sur une plaque de terre cuite en provenance du nord-est de l’actuel Bangladesh, à Pahārpur, le dieu semble danser sur les têtes de deux personnages disposés symétriquement de chaque côté de lui, dans la partie inférieure de la plaque. Ces personnages sont pourvus de bustes humains qui s’achèvent en arbre. Kr̥ṣṇa, collier pourvu de nombreuses dents de tigre, et coiffure à cinq mèches indiquant sa jeunesse, tient dans ses deux mains les troncs de ces divinités-arbres qui s’inclinent vers lui. Là encore, du mortier, nulle trace. Il est difficile de dater cette pièce d’inspiration brahmanique, retrouvée en contexte bouddhique, en compagnie de beaucoup d’autres plaques de style et d’inspiration parfois très différents. Les études indiquent une fourchette de datation allant du viie au ixe siècle.
40Cette version sculptée de l’arrachage des arbres est également celle qu’a retenue le sculpteur du temple Lakṣmaṇa de Khājuraho, au xe siècle12. Kr̥ṣṇa danse, une jambe levée et l’autre en appui ; il tient dans ses mains deux longs faisceaux végétaux qui s’accrochent au sol. Mais cette fois les arbres ne sont pas personnifiés.
41Comme souvent pour ce qui concerne la légende de Kr̥ṣṇa, les sculpteurs oscillent donc entre plusieurs types de représentation. Soit le mortier que tire Kr̥ṣṇa est représenté et le dieu a une apparence très enfantine ; soit Kr̥ṣṇa est un enfant plus âgé, voire un jeune homme, arrachant deux arbres qu’il empoigne alors éventuellement. Les textes aussi connaissent au moins deux versions principales, dont l’une fait des arbres des personnes. C’est cette dernière version qui paraît corresponde à la représentation d’un Kr̥ṣṇa qui arrache des arbres avec ses mains, et non avec un mortier.
42À Tirucceṉṉampūṇṭi où Kr̥ṣṇa arrache un ou deux arbres, on n’observe pas de mortier mais on n’a nulle trace d’une personnification des arbres non plus. D’autre part, peut-être les pans de tissu passant sur la cuisse du dieu sont-ils une façon de représenter la corde liée au mortier. Mais c’est l’arrachage qui constitue ici l’œuvre du dieu représenté dans un élan vers l’avant et touchant l’un des arbres au moins de ses mains.
43Une autre identification de l’épisode serait possible cependant. Dans la littérature tamoule, Kr̥ṣṇa est crédité d’avoir arraché un kuruntu, qui est, d’après le Tamil Lexicon, un citronnier sauvage c’est-à-dire une forme d’arbuste qui pourrait correspondre à ce qu’on voit à Tirucceṉṉampūṇṭi.
44Kr̥ṣṇa arrache-t-il ici les deux arbres arjuna de la légende sanskrite originelle, ou le citronnier d’un épisode qui serait propre aux textes tamouls ? Dans quel horizon littéraire ou simplement culturel s’inscrivent les petites figures de Kr̥ṣṇa à Tirucceṉṉampūṇṭi ? Sont-elles « tamoules » ou « sanskrites », septentrionales ou méridionales ? Les réponses peuvent-elles se faire univoques dans un temple où le corpus épigraphique atteste qu’on s’exprime en tamoul, mais qu’on revendique des liens avec le nord du pays où les Pallava font de la tradition sanskrite une utilisation virtuose ?
45Pour comprendre ce petit panneau, l’examen du Kr̥ṣṇa de l’épopée tamoule du Cilappatikāram, « Le Roman de l’anneau de cheville », s’avère ainsi nécessaire : c’est dans ce texte en effet qu’apparaît le motif d’un arbre arraché qu’on suppose typiquement méridional. Il nous entraîne sur les traces de la constitution d’un vishnouisme méridional lettré, mais aussi imagier, particulier.
Roman de l’anneau de cheville (Cilappatikāram) et krishnaïsme méridional
46Le Cilappatikāram ou Roman de l’anneau de cheville est un long poème jaïn de trente chants en tamoul communément défini comme une « épopée ». Il constitue l’un des plus anciens témoignages textuels connus du vishnouisme méridional et l’un des plus considérables. Il conte l’histoire de Kaṇṇaki, vertueuse épouse qui venge la mort de son mari, que le roi Pāṇṭiya maître de Maturai, fit tuer. Pour venger son époux, Kaṇṇaki met le feu à la cité de Maturai en jetant son sein gauche dans les rues de la ville.
47Le chant 17 du Roman de l’anneau est entièrement consacré à un Kr̥ṣṇa-Viṣṇu spécifique. Ce chant intervient une fois l’époux de Kaṇṇaki mort. Le thème du barattage y lie Viṣṇu qui baratte la mer de lait et Kr̥ṣṇa élevé dans un camp de bouviers où le barattage relève du quotidien, tel ce camp où Kaṇṇaki a trouvé refuge lorsque s’ouvre le chant 17. Dans l’ensemble de l’épopée, Kr̥ṣṇa est « Kōpalāṉ », c’est-à-dire gopāla en sanskrit, le bouvier et certains des éléments majeurs de l’épopée sont associés au vishnouisme. Le roi Pāṇṭiya est explicitement une incarnation de Viṣṇu ; le mari de Kaṇṇaki porte le nom de Kovalāṉ, variante de Kōpalāṉ ; Maturai où se déroule une grande partie de l’action est l’équivalent méridional de la ville de naissance de Kr̥ṣṇa, Mathurā13.
48Au début du chant 17, Kaṇṇaki se trouve donc dans un camp de bouviers. L’on y baratte pour le roi Pāṇṭiya. Les bouvières dansent et chantent en l’honneur de Kr̥ṣṇa, le bouvier, dont elles évoquent les hauts faits. Parmi ceux-ci figure l’arrachage du kuruntu. Le motif apparaît ensuite dans le Tiviyapirapantam. Il est considéré comme typique d’une tradition krishnaïte méridionale autonome, développée avant le Cilappatikāram qui en serait le premier témoignage connu.
49Rappelons en effet que depuis le travail fondateur de F. Hardy (1983), on considère que le Bhāgavatapurāṇa marque, au tournant du premier millénaire, l’introduction dans la littérature sanskrite de motifs issus d’un développement krishnaïte tamoul indépendant. Introduisant le personnage de Kr̥ṣṇa dans la littérature tamoule, le chant 17 du Cilappatikāram constituerait le premier témoignage connu de plusieurs de ces motifs, et plus particulièrement de certains que F. Hardy considère comme constitutifs d’une tradition tamoule propre, attestée ensuite par le Tiviyapirapantam (viie-ixe siècles). Partant, l’épopée du Cilappatikāram – qu’on date au plus tard du viie siècle ap. J.-C. (non sans la faire parfois remonter aux environs l’ère chrétienne) – témoignerait d’une rencontre entre deux légendes, l’une d’origine nord-indienne, attestée par des sources sanskrites antérieures au Cilappatikāram, l’autre développée par un milieu krishnaïte méridional, distinct du milieu septentrional. L’absence de tout témoin d’un milieu krishnaïte antérieur au Cilappatikāram lui-même est imputée au caractère folklorique du récit supposé : la légende du sud aurait été développée oralement, sans être intégrée aux compositions littéraires qui nous sont parvenues.
50Mes études sur l’iconographie krishnaïte font envisager le chant 17 du Cilappatikāram sous un autre angle. La confrontation des sources sanskrites anciennes, Mahābhārata, Harivaṃśa et Viṣṇupurāṇa pour l’essentiel, avec le chapitre 17 du Cilappatikāram et la tradition sculptée fait en effet apparaître une réalité littéraire complexe. Si on l’identifie comme un Kr̥ṣṇa arrachant le kuruntu, le panneau de Tirucceṉṉampūṇṭi confirmerait un profil proprement sud-indien du Kr̥ṣṇa du Cilappatikāram. De fait, l’ensemble des exploits du Kr̥ṣṇa du Cilappatikāram sont d’abord représentés dans l’Inde méridionale, pour se diffuser ensuite dans la sculpture du centre et du nord de l’Inde.
51Cependant l’originalité de la légende méridionale ne naîtrait-elle de la vigueur des traditions littéraires du pays tamoul, qu’atteste le corpus, non-dévotionnel et antérieur au Cilappatikāram, du Caṅkam ? Je mets pour ma part l’accent sur une tradition littéraire et non sur des manifestations dévotionnelles populaires. Les motifs légendaires que présente le Cilappatikāram, qui n’est pas une œuvre dévotionnelle, sont la source du débat. Comment se présente leur indépendance par rapport aux récits krishnaïtes attestés auparavant dans le nord de l’Inde ? En réalité nombre des motifs de Cilappatikāram 17, développés ensuite dans le Tiviyapirapantam tamoul et dans le Bhāgavatapurāṇa sanskrit, pourraient résulter d’une première tentative pour transposer en tamoul la légende krishnaïte. Je pose ces motifs comme fruits d’une adaptation littéraire, en contexte tamoul, des thèmes de la légende d’origine nord-indienne. La tradition iconographique propre au pays tamoul se développe en parallèle : la prise en compte du corpus sculpté, dont le panneau de Tirucceṉṉampūṇṭi est un élément bien représentatif, permet de faire des propositions nouvelles quant à l’évolution de la légende krishnaïte.
52Tout d’abord, on constate que la littérature secondaire se concentre sur certains des motifs de Cilappatikāram 17, à savoir l’arrachage du kuruntu que l’on vient d’évoquer mais aussi le jeter d’un animal appelé « kaṉṟu » dans un arbre, mais ignore l’originalité de l’ensemble du chant. Car aucun des hauts faits attribués à Kr̥ṣṇa en Cilappatikāram 17 ne relève en apparence de la légende nord-indienne. Si l’on considère que certains motifs légendaires de ce texte sont inspirés par un mouvement populaire, oral, tamoul, ce dernier devrait être considéré comme la source quasi exclusive d’un texte qui n’a pas grand chose à voir avec la tradition sanskrite ancienne.
53Celle-ci ne connaît en effet pas plus de flûtiste, de voleur de beurre, de lutte contre plusieurs taureaux et de vol des vêtements, tous mentionnés en Cilappatikāram 17, que de jeter de veau ou kaṉru et de déracinement de citronnier ou kuruntu : c’est l’ensemble des exploits de Kr̥ṣṇa dans le Cilappatikāram 17 qu’on ne retrouve pas littéralement dans la légende sanskrite ancienne. Et, d’un autre côté, Cilappatikāram 17 ignore les exploits de Kr̥ṣṇa des textes sanskrits antérieurs : lutte contre un éléphant, contre un cheval, contre un âne, contre un taureau, contre un dieu-serpent, contre une ogresse, soulèvement de la montagne, char prêt à écraser Kr̥ṣṇa… aucune des prouesses, nombreuses, de l’enfant Kr̥ṣṇa auxquelles s’attachent le Harivaṃśa et le Viṣṇupurāṇa n’apparaissent en Cilappatikāram 17. Ils sont pourtant représentés en sculpture dès le ve siècle au plus tard en Inde du Nord et certains d’entre eux ont été sculptés dans des fondations Pallava à partir de la fin du vie siècle (soulèvement du Govardhana ; lutte contre le serpent Kāliya ; lutte contre le cheval Keśin, notamment).
54Nombre des motifs supposés folkloriques du côté du krishnaïsme méridional ont des ancêtres littéraires, non dévotionnels, dans la tradition lettrée du Caṅkam. Nul ne conteste que celle-ci soit l’un des horizons littéraires de Cilappatikāram 17. Mais on peut se demander jusqu’à quel point la tradition du Caṅkam, et plus précisément la typologie que l’on dégage de ce corpus littéraire au moment de sa mise en anthologie, n’a pas modelé la légende krishnaïte du Cilappatikāram. La période de rédaction du Cilappatikāram correspond en effet à celle de la mise en anthologie du corpus du Caṅkam. Les textes normatifs dressent alors des listes de codes permettant de déterminer des catégories littéraires. Le Kr̥ṣṇa méridional qu’atteste la tradition sculptée est-il de nature folklorique, ou correspond-il aux codes qu’on s’attache à reconnaître dans la tradition littéraire du Caṅkam ?
55L’hypothèse d’un ajustement de la légende d’origine septentrionale à la tradition tamoule tel qu’il donne naissance à des motifs d’apparence nouvelle en Cilappatikāram 17 paraît en effet fructueuse. À partir de la légende de l’animal jeté dans l’arbre, j’ai déjà mis en évidence l’un de ces ajustements littéraires créatifs (Schmid 2013a). Le motif d’origine sanskrite de l’âne jeté dans un arbre fait l’objet d’une traduction-adaptation dans le Cilappatikāram, dont la formule littéraire donne naissance dans le Tiviyapirapantam à plusieurs variantes en tamoul, traduites et adaptées par la suite en sanskrit. C’est ainsi qu’on retrouve dans le Bhāgavatapurāṇa un démon veau jeté dans un arbre. Dans ce cas, il est clair qu’il s’est agi à la fois de traduire un original sanskrit et de l’adapter à une autre tradition littéraire. Le motif-source (l’âne) et celui qui naît de son interprétation (veau) apparaissent côte à côte dans des textes présentant des doublons de la légende krishnaïte originelle. En Cilappatikāram 17, Kr̥ṣṇa lutte contre un kaṉṟu, âne ou veau…
56La littérature secondaire pour sa part, lorsqu’elle distingue des motifs attestés d’abord en langue tamoule, les considère comme méridionaux, à raison je crois, mais les interprète alors systématiquement comme les héritiers d’un milieu dévotionnel krishnaïte oral – ce qui est à mon sens parfois erroné.
57Tout comme l’épisode de la lutte contre l’âne qui se scinde en deux, le motif de kuruntu ocittaṉ, « Celui qui arracha le kuruntu », ne serait-il d’abord l’adaptation d’une légende sanskrite à un contexte littéraire tamoul ?
Cilappatikāram et kuruntu
58Revenant à trois reprises dans le chant 17 du Cilappatikāram, la formule kuruntu ocittāṉ (kuruntu ocitta ; kuruntu ocittāṉ), que l’on traduit comme « [Celui] qui arracha le citronnier sauvage » (Daniélou-Desikan 1961, p. 125)14 fait du déracinement d’un arbre le plus couramment mentionné des exploits qu’accomplit le Kr̥ṣṇa dans le poème.
59Le chant consacré à Māyavaṉ-Kr̥ṣṇa intervient à un moment-clef du récit. Le chant 16 met en scène la mort de Kōpālaṉ. Le chant 17 s’ouvre sur des présages alarmants, annonçant la mort de Kōpālaṉ, que Kaṇṇaki et les bouviers ignorent. C’est pour les conjurer que les bouvières dansent un kuravai en l’honneur de leur dieu, Kr̥ṣṇa. Le rituel est condamné d’avance à l’inefficacité puisque Kōpālaṉ est déjà mort et on peut se demander quel est le rôle tenu par un dieu qui ne protège pas ses dévots, à commencer par celui-là qui porte son propre nom. Quant à l’incarnation de Kr̥ṣṇa qu’est le roi Pāṇṭiya du Roman de l’anneau, il tue de façon injuste et meurt de la faute ainsi commise. Sa ville de Maturai est détruite. Tous ces éléments concourent à créer une certaine distance vis-à-vis du dieu auquel le chant 17 est consacré. La légende de Kr̥ṣṇa telle qu’elle y apparaît n’est pas moins étonnante.
60Entamant leur kuravai, les bouvières chantent les exploits du dieu. L’arrachage du kuruntu est le premier d’entre eux, dans la strophe 17 :
« Récitons la douce chanson de jasmin qui chante celui qui arracha le kuruntu dans la terre des collines »15,
61peut-on traduire, en respectant l’interprétation de l’ensemble des traducteurs, qui ont choisi pour la racine occittal le sens de « casser, briser » – le second sens en étant « remuer, agiter ». Le chant du jasmin fait référence à l’une des catégories poétiques fameuses de la production littéraire tamoule ancienne, les tiṇai, des paysages poétiques qu’on dote de caractéristiques précises. Chaque tiṇai correspond à l’expression d’une situation psychologique. Outre qu’il présente un relief géographique peuplé d’êtres vivants particuliers, il est présidé par une divinité. Kr̥ṣṇa est le dieu du pays du jasmin, qui est celui de l’attente amoureuse. La flûte est l’une des activités de cette contrée, qu’habitent des bouviers. Kaṇṇaki attend… dans le pays d’un Kr̥ṣṇa, dieu du mullaittiṇai, du tiṇai du jasmin. Les bouviers y jouent de la flûte en l’honneur d’un Kr̥ṣṇa flûtiste16. Les exploits auxquels il est fait allusion participent du même complexe cadre littéraire17, à commencer par l’arrachage d’un kuruntu qui est l’un des végétaux du pays du jasmin18.
62La deuxième occurrence intervient dans la strophe 21 (la strophe 19 évoque le jeter d’un kaṉṟu dans un arbre et la strophe 20, le barattage de l’océan) :
« Sur la pente qu’embellit la forêt, Māyavaṉ arracha le kuruntu, c’est lui qui s’en vient au milieu de notre troupeau de vaches, n’entendrons-nous pas enfin la douce flûte [du mode] de jasmin sur sa bouche ? »19.
63La troisième occurrence du motif se situe dans une strophe qui assimile le roi Pāṇṭiya et Kr̥ṣṇa :
64« Un collier de perles de la mer disposé sur du santal des montagnes ajouré, la belle guirlande du roi des dieux – voici bien la poitrine du roi Méridional (Teṉṉar, le Pāṇṭiya) ; celui qui se pare de la belle guirlande du roi des dieux, après avoir fait paître la troupe des vaches dans la riche montagne, c’est celui-là dont on dit qu’il arracha le kuruntu »20.
65Ce Pāṇṭiya est suivi d’un Viṣṇu guerrier et d’un Viṣṇu maître des richesses qu’incarnent, respectivement, le roi Cōḻa et le roi Cēra. S’il n’est qu’un arracheur de citronnier, peut-être ne faut-il pas s’en étonner. C’est un mauvais souverain. Mais force est de constater que l’arrachage d’un arbuste introduit une note dissonnante dans les louanges élevées par ailleurs au roi.
66Qu’a-t-on représenté à Tirucceṉṉampūṇṭi, l’arrachage d’un citronnier de ce Pāṇṭīya dont les terres sont proches, ou un Kr̥ṣṇa qui arrache deux arbres jumeaux ? Dans le Tiviyapirapantam aussi et cette fois à de nombreuses reprises, Kr̥ṣṇa arrache des arbres. Ce corpus plus proche dans le temps du panneau de Tirucceṉṉampūṇṭi permet-il d’en préciser l’identification ?
Le kuruntu dans le Tiviyapirapantam
67La formule du Roman de l’anneau (Cilappatikāram) revient à plusieurs reprises dans le Tiviyapirapantam. Les Āḻvārs, les saints vishnouites qui sont les auteurs des hymnes composant l’anthologie semblent connaître donc le motif. Ils présentent parfois la variante kuruntam pour kuruntu et l’arbre est souvent qualifié de fleuri, ce qui n’apparaissait pas dans le Cilappatikāram.
68Chez Periyāḻvār, les connaisseurs des quatre Veda célèbrent une fête où ils dansent et valsent en l’honneur de « l’unique qui arracha un kuruntam » (kuruntamoṉṟ(u) ocittāṉoṭum, 4.4.7 [366]). Pēyāḻvār utilise la formule kuruntu ocitta (« le kuruntu qu’on arrache », 32 [2313]) et Tirumaṅkaiyāḻvār sa variante kuruntam ocitta (1.8.1 [1018]). En 3.8.5 le dieu brise un kuruntam au riche tronc si bien qu’il en casse les branches (taḻai vāṭa van tāḷ kuruntam ocittut, 3.8.5 [1222]). Nammāḻvār emploie aussi cette formule : Kr̥ṣṇa est « celui qui a brisé/fait s’incliner le kuruntu dans le jardin, élevé » (uyarkoḷ cōlaik kurunt(u) ocittatum, 6.4.6 [3381/3489]).
69Mais apparaît aussi dans ce corpus une formule équivalente, où kuruntu est associé à la racine cayttal : kuruntu / kuruntam cayttal. Le champ sémantique de cayttal est très semblable à celui de ocittal. Il s’agit de même de casser et d’agiter, et les deux formules semblent se répondre. La formule pūṅkuruntam cāyttu se rencontre chez Tirumaṅkaiyāḻvār (10.5.7), Poykaiyāḻvār (62) et Tirumalicai Pirāṉ (37 ; 788). Poykaiyāḻvār 27, utilise la variante pūṅkuruntam cāyttaṉ, qu’on retrouve chez Tirumalicaiyāḻvar. Quant à Nammāḻvār, il réunit cayttal et ocittal : « à celui qui à lui seul, inclina le kuruntam si bien qu’il [le] brisa » (cāyak kuruntam ocitta tamiyaṟku, en 6.6.8 [3405/3513]).
70Ces strophes ne développent guère le motif légendaire. Mais dans le Tiviyapirapantam Kr̥ṣṇa déracine également les arbres marutam. Le tamoul marutam est l’équivalent de l’Arjuna des textes sanskrits, un grand arbre au port majestueux. puṇar marutam / cāyttu, « après avoir déraciné une paire de marutam » chante Āṇṭāḷ. Tirumaṅkaiyāḻvār fait de même (marutam cāyttu [1144] et marutam cāytta [1350 ; 1492]), ainsi que Pēyāḻvār.
71Les auteurs emploient alors la racine cayttal, commune donc aux deux motifs d’arrachage d’arbre dans le Tiviyapirapantam. Poykaiyāḻvār associe quant à lui les arbres arjuna et le kuruntu : « après être passé au milieu des deux marutam, brisant le kuruntam fleuri » (puṇar marutiṉ ūṭupōyp pūṅ kuruntam cāyttu, 2143). La proximité des deux motifs de l’arrachage des marutam et du kuruntu est ici explicite. Le kuruntu constitue la part principale de l’épisode de l’arrachage des arbres marutam, les arjuna du corpus sanskrit.
72Faisant du kuruntu et du marutam des équivalents, cette formule me paraît ainsi permettre d’expliquer les autres occurrences du motif du kuruntu dans le Tiviyapirapantam. Avec le seul Cilappatikāram 17, on pouvait se demander pourquoi, comment, avec quelles conséquences le dieu arrachait un kuruntu. Dans le Tiviyapirapantam, la question se pose différemment. A-t-on bien affaire à deux motifs ou à deux variantes d’un même élément légendaire lorsqu’on mentionne, d’une part, l’arrachage du kuruntu et, d’autre part, celui des arbres marutam/ arjuna ? La question paraît d’autant plus pertinente qu’on n’a toujours pas de mythe impliquant un kuruntu… De nature lyrique, organisé en brèves stances, le Tiviyapirapantam est allusif et le mythe du kuruntu pourrait n’être qu’un exemple parmi d’autres d’allusions à une légende bien connue par ailleurs. Mais laquelle ? C’est pourquoi l’hypothèse d’une représentation de la légende septentrionale des arbres arjuna comme passée dans un filtre méridional qui en gênerait la reconnaissance, pour les lecteurs d’aujourd’hui du Cilappatikāram mais aussi pour ce qui concerne les poèmes du Tiviyapirapantam, me paraît fructueuse. Dans l’état actuel de la documentation, je pose que l’arrachage du kuruntu de Cilappatikāram 17 constitue une adaptation du motif des arbres arjuna d’abord attesté en Inde septentrionale ; le Tiviyapirapantam enregistre, en quelque sorte, plusieurs étapes d’un processus qui donne naissance à un motif d’apparence nouvelle.
73Les motifs apparus d’abord dans le Cilappatikāram subissent en effet dans le Tiviyapirapantam une élaboration spécifique. Certains éléments signalent qu’il se construit peu à peu autour de la formule étrange de Cilappatikāram 17, un autre ensemble mythique dans le Tiviyapirapantam où, in fine, l’arrachage disparaît face à l’importance donnée au terme kuruntu. Celui-ci n’est autre, en effet, que l’arbre dans lequel Kr̥ṣṇa se tient lors du vol des vêtements des bouvières. Ce dernier épisode constitue l’un des principaux arguments de F. Hardy posant un mouvement krishnaïte de type populaire, oral, développé avant le Cilappatikāram. Les artifices littéraires que cet auteur met en évidence quant au kuruntu sont au cœur du problème.
L’effeuillage
74Le kuruntu prend une importance nouvelle dans une décade d’Āṇṭāl (Tiruppāvai 524-533). Kr̥ṣṇa est assis dans un arbre kuruntu et les bouvières le supplient de leur rendre leurs vêtements :
« Toi qui sautas et dansas sur le serpent, donne-nous nos vêtements depuis le kuruntu [où tu te trouves] » (kutikoṇṭ(u) aravil naṭittāy / kurunt(u) iṭaik kūṟai paṇiyāy).
75Il s’agit de la première occurrence développée du mythe du vol des vêtements des bouvières, un épisode très connu de la légende krishnaïte qui n’apparaît pas dans la littérature sanskrite avant le Bhāgavatapurāṇa. Alors que les bouvières prennent un bain dans la rivière, Kr̥ṣṇa dérobe leurs vêtements avec lesquels il grimpe en haut d’un arbre. L’affaire commence d’être représentée, à ma connaissance, sur un temple vishnouite du début du xie siècle, où le petit bas-relief qui lui est consacré correspond à la relation qui en est faite dans le Bhāgavatapurāṇa (Schmid 2002, p. 40-41).
76Le corpus des représentations des viiie-xe siècle en pays tamoul est étendu. Outre les épisodes de la légende septentrionale, l’on y voit certains des doublons du Tiviyapirapantam, comme la lutte contre l’oiseau, doublon de l’épisode de l’ogresse Pūtanāa. Les bas-reliefs expriment ainsi de leur côté une évolution de la légende krishnaïte en milieu méridional. Mais le vol des vêtements n’y apparaît pas. Dans le Tiviyapirapantam même, en dehors du poème d’Aṇṭāḻ, seules deux strophes de Periyāḻvār (2.10, 1-2) y font allusion. Le larcin y est lié à un bain dans la rivière (strophe 1) et à un arbre « qui touche au ciel », dans lequel Kr̥ṣṇa grimpe (strophe 2). C’est donc dans le Bhāgavatapurāṇa et en sanskrit que le mythe est véritablement conté. Or, dans le récit du Bhāgavatapurāṇa, Kr̥ṣṇa est assis dans un arbre nīpā lorsqu’il vole les vêtements et non dans un citronnier qui correspondrait au kuruntu des poèmes tamouls. Le nīpa est un kadamba et le caractère changeant de l’espèce souligne, je crois, que le motif est encore imprécis dans le milieu où l’on compose le Bhāgavatapurāṇa. Rappelons qu’en outre l’arrachage des arbres marutam / arjuna est bien conté dans le Bhāgavatapurāṇa mais que ce texte, pourtant largement inspiré par le Tiviyapirapantam, ne connaît pas d’arrachage d’un kuruntu : le mythe impliquant cet arbre se fait très évanescent. Pour tenter de lui donner une existence, il faut relire les textes les plus anciens, à savoir la littérature du Caṅkam et le Harivaṃśa. Le kuruntu paraît alors sous un jour différent. Le poème d’Āṇṭāḷ se révèle hériter d’une tradition antérieure, dont Cilappatikāram 17 représente le premier témoignage connu, et que je considère, après F. Hardy mais dans une perspective bien différente de la sienne, comme signalant l’origine du motif du vol des vêtements.
77Dans la première strophe de la décade d’Aṇṭāḷ, des jeunes filles venues se baigner dans un bassin (poykai) apostrophent le dieu :
« Toi qui fais ton lit au-dessus d’un serpent » (aravaṇai mēlpaḷḷi koṇṭāy).
78Elles dessinent le paysage aquatique où se déroule l’action du poème avec un Viṣṇu endormi sur les eaux. Les bouvières somment ensuite le héros :
« fais-nous la grâce de nous remettre nos vêtements » (tukilaip paṇittaruḷāyē).
79Le terme désignant ici les vêtements, tukil, dérive du sanskrit dukūla, plante dont les fibres sont utilisées pour fabriquer un tissu fin. Il lie l’objet réclamé au végétal. Le vers conclusif de la stance revient comme un refrain dans les stances 2, 4, 5 et 8 : kurunt(u) iṭaik kuṟai paṇiyāy. Il est à la base des récits ultérieurs : « Donne les vêtements depuis le kuruntu », où iṭai est une marque de locatif. Dans la deuxième stance, la poétesse présente l’image d’un Kr̥ṣṇa dans un arbre en fleur :
« toi qui as monté dans un kuruntu en fleurs et qui t’y tiens » (pūṅkurunt(u) ēṟi yirutti).
80Dans les strophes 4 et 5, les bouvières se moquent de ce garçon qui grimpe aux arbres comme un roi des singes : leurs frères pourraient bien le déloger avec des bâtons ! Elles lui réclament leurs « paṭṭai », « ornements » – mais aussi « écorce d’un arbre ». La strophe d’envoi résume la scène en employant le terme viḷaiyāṭṭu, « les jeux des bouvières » où l’on retrouve la racine āṭu, jouer, et plus précisément jouer dans l’eau. Il s’agit ici de baignades érotiques.
81Pour F. Hardy, ce poème d’Āṇṭāḷ constitue la reprise krishnaïte d’un motif ancien de la littérature amoureuse du Caṅkam, le don d’un vêtement de feuilles du héros à l’héroïne. Il est déjà lié à Kr̥ṣṇa, dans l’un des poèmes de l’Akanāṉūṟu, « Les quatre cents [strophes] sur l’akam » (akam, littéralement intérieur, faisant référence à une forme de poésie amoureuse par opposition à puram, littéralement extérieur, qui fait référence à la poésie épique), une des huit anthologies anciennes du Caṅkam. Ce poème de l’Akanāṉūṟu constitue, avec un vers du Paripāṭal, la seule allusion à un des exploits de Kr̥ṣṇa avec les bouvières dans cette littérature tamoule ancienne (cf. Gros 1968, p. li). En Akanāṉūṟu 59, Māl (Viṣṇu) est comparé à un éléphant arrachant des feuilles pour une femelle. Le dieu fait tomber les feuilles en passant entre les arbres pour que les bouvières se ceignent de feuilles (taḻai). L’espèce de l’arbre (maram) n’est pas précisée. Le dieu piétine l’arbre selon la traduction donnée par F. Gros, à moins qu’il ne se rue contre lui, ce qui conviendrait mieux au motif des arjuna déracinés de la légende septentrionale, mais il pourrait aussi en sauter21… Quant aux jeunes bouvières, elles se ceignent22 de feuilles ou de guirlandes : taḻai a les deux sens, les guirlandes étant elles-mêmes composées d’éléments végétaux. Je reprends ici la traduction de ce vers donnée par F. Gros (1968, p. li) :
« Māl qui en l’écrasant de ses pieds a fait pencher un arbre pour que puissent parer leurs hanches de ses feuilles fraîches, les filles de bergers (qui se baignaient) sur la vaste étendue sablonneuse de la rivière Toḻuṉai (Yamunā) aux eaux abondantes et qui est au nord. »
82F. Hardy fait d’Akanāṉūṟu 59 et de Cilappatikāram 17 les ancêtres littéraires du poème d’Āṇṭāḷ (1983, p. 195). Le motif serait inversé dans la légende krishnaïte où le héros-Kr̥ṣṇa vole le vêtement au lieu de le donner. Les feuilles dont le vêtement est fait à l’origine seraient devenues l’arbre dans lequel Kr̥ṣṇa se tient.
83Certains points demeurent obscurs cependant.
84Considérons tout d’abord le vêtement de feuilles. On constate qu’il est lié, d’une part, aux arbres marutam et, d’autre part, à l’ensemble érotique des baignades dans les anthologies du Caṅkam. L’arbre marutam, dont Kr̥ṣṇa arrache deux exemplaires dans la légende d’origine sanskrite, préside en effet à l’un des cinq tiṇai. Il s’agit du pays des plaines cultivées où coulent les rivières. Les rives en sont plantées de marutam. La rivière qui coule à Maturai, la Vaiyai, à laquelle sont dédiés plusieurs des hymnes du Paripāṭal est ainsi décrite comme bordée d’arbres marutam à plusieurs reprises.
« Vaiyai aux flots effrayants, tu te pares la tête avec les guirlandes De ceux qui jouent dans l’eau qui baigne le bord de la rive aux beaux marutam ! » Paripāṭal 7. 83-84 (trad. F. Gros 1968, p. 42)23.
85Dans ce cadre de rivières, l’héroïne peut être la vaḻaiyāl ou la taḻaiyāl, « celle qui porte des bracelets » ou, « Celle [qui porte] des feuilles/guirlandes » comme dans la décade dite « des baignades » (punalāṭṭup pattu) d’une autre anthologie du Caṅkam l’Aiṅkuṟunūṟu. Les jeunes filles se baignent dans la rivière, les taḻai les parent – et le marutam y est planté, d’où la jeune fille plonge dans l’eau (Aiṅkuṟunūṟu 74). Les mêmes éléments se retrouvent dans les hymnes dédiés à la crue de la Vaiyai du Paripāṭal. Les berges de cette rivière plantées d’arbres marutam sont le cadre des ébats érotiques des jeunes gens. Les jeunes filles qui s’y baignent à loisir portent des tenues particulières.
86Dans la littérature tamoule ancienne, le marutam est donc lié aux baignades, où les jeunes filles se dénudent et portent des vêtements de feuille (ou des guirlandes ?).
87Le décor ainsi planté, à quel arbre fait donc allusion Akanāṉūṟu 59 ? Sur le bord d’une rivière où se baignent les jeunes filles, tout porte à croire que ce sont des marutam que le dieu piétine pour en arracher les feuilles. L’on retrouve le motif des arjuna que Kr̥ṣṇa déracine dans la légende krishnaïte sanskrite. De même qu’en Cilappatikāram 17, il ne s’agirait pas ici de traduire littéralement le motif d’un arrachage des arjuna, mais d’en permettre l’insertion dans une tradition littéraire autre. Le marutam / arjuna serait à l’arrière-plan du rapprochement entre un motif amoureux du Caṅkam, le don du vêtement de feuilles de marutam, et un exploit démontrant la force de Kr̥ṣṇa en Inde septentrionale, l’arrachage des arbres arjuna.
88La formule « kuruntu ocittal » de Cilappatikāram 17 se réfère, je crois, à cet ensemble comme une adaptation du déracinement des arbres marutam de la légende telle qu’elle apparaît dans le Harivaṃśa. Selon cette hypothèse, Akanāṉūṟu 59 et Cilappatikāram 17 puiseraient une part de leur inspiration dans un motif septentrional, auquel ils donneraient une place dans un cadre littéraire autre. Au cœur de la question, l’analyse du terme kuruntu lui-même va dans ce sens et le chant 17 de Cilappatikāram lui donne forme.
89En effet, le terme kuruntu ne désigne pas seulement un arbre précis dans la littérature tamoule ancienne. Il signifie aussi simplement la « jeune branche » ou la « pousse ». Son champ sémantique recoupe donc en fait celui de taḻai24. Dans les deux cas il s’agit d’un groupe d’éléments d’origine végétale. Les taḻai de l’Aiṅkuṟunūṟu et du Paripāṭal apparaissent ainsi comme très proches du kuruntu. S’agit-il dans le Cilappatikāram d’arracher un citronnier ou d’arracher les jeunes pousses d’un arbre ? La formule est ambigüe, à dessein peut-être mais pas nécessairement. Adapter la légende krishnaïte, dont la tonalité dévotionnelle est forte et qui cherche en l’occurrence à indiquer la puissance physique du dieu, à un ensemble littéraire d’expression érotique, est un tour de force littéraire. Il confère à Cilappatikāram 17 une puissance qui pourrait expliquer que le vishnouite Tiviyapirapantam offre nombre de parallèles à ce texte.
90Je fais donc quant à Cilappatikāram 17 l’hypothèse d’un dieu Kr̥ṣṇa qu’on modèle sur la personna littéraire qu’est l’Amant du Caṅkam. Le personnage ainsi créé arrache des feuilles pour des jeunes filles dans le cadre des baignades érotiques en des rivières aux berges plantées de marutam / arjuna. Les trois strophes 23, 24 et 25 de Cilappatikāram 17 appuient cette supposition. Elles dressent en effet le tableau de baignades érotiques dans la droite ligne de celles de l’Aiṅkuṟunūṟu et du Paripāṭal. Après Cilappatikāram 21, où Māyavaṉ (Kr̥ṣṇa) kuruntu ocitta, les bouvières annoncent qu’elles vont chanter les jeux dans l’eau de Piṉṉai, la « cadette » de Kr̥ṣṇa, sur les rives de la Yamunā. Le héros se joue alors de la jeune fille dans les eaux de la Yamunā (toḻuṉaip puṉaluḷ), lui dérobant ses vêtements (kalai), son cœur, sa vertu (niṟai) et ses bracelets (vaḻai)25. On retrouve ici comme un condensé des motifs du bain dans la littérature du Caṅkam, et un cadre très semblable à celui d’Akanāṉūṟu 59. Dans les flots de la Yamunā, Kr̥ṣṇa et la Cadette, jouent, comme les jeunes gens et les jeunes filles sur les rives de la Vaiyai, équivalent de la Yamunā auprès de Maturai / Mathurā et rivière du paysage intérieur que marque le marutam. Enfin, on voit bien apparaître ici le vol des vêtements dont Āṇṭāl fait un si bel usage dans le Tiviyapirapantam.
91Lorsque le ou les auteurs du Bhāgavatapurāṇa plantent un arbre kadamba dans le décor du vol des vêtements, les deux traditions littéraires s’entrelacent plus étroitement encore. Dans toutes les versions sanskrites de la légende, le kadamba est en effet associé au bain que Kr̥ṣṇa prend dans la Yamunā, le seul bain du dieu en fait qu’offre la légende septentrionale, où il s’agit du cadre d’un exploit. C’est d’un kadamba que Kr̥ṣṇa plonge lors de sa lutte contre le serpent Kāliya26. Cette lutte est associée au motif du bain dans la rivière pris par les bouvières dans une version de la légende que n’a pas retenue le Harivaṃśa mais qu’attestent la première tradition sculptée nord-indienne, le Tiviyapirapantam, le Bālacarita, « Exploits de jeunesse », une pièce de théâtre mettant en scène les aventures de Kr̥ṣṇa enfant attribuée à l’auteur sud-indien Bhāsa, et les textes jaïns27. Il est impossible dans l’état actuel de la documentation et des recherches de préciser par trop la chronologie de ces documents, et je ne m’y risquerais pas. Mais il est certain que certaines sculptures datant du ve siècle représentent le dieu armé d’un lotus avec lequel il frappe le serpent, correspondent donc à cette version de la légende krishnaïte. Le serpent apparaît dans un bassin empli de lotus où se baignent les bouvières ; à l’issue de la lutte le dieu offre les fleurs aux bouvières.
« Seins hauts et désirables, toutes gracieuses,
Lèvres rouges et frémissantes,
Guirlandes brisées et cheveux défaits,
Les bouvières effarées me suivent,
Troublées par la vue du Seigneur des Serpents,
Sans vêtements de dessus et la voix étranglée par la peur. »,
92dit Kr̥ṣṇa au début de l’acte IV du Bālacarita (trad. Couture 2006, p. 158).
93Voilà des bouvières dont les corps dénudés rappellent les baigneuses du Caṅkam et l’on est moins surpris que le Bhāgavatapurāṇa fasse de l’arbre du vol des vêtements l’un de ces majestueux kadamba d’où plonge le jeune dieu pour cueillir des fleurs pour les jeunes bouvières. Le rapprochement entre la légende de Kāliya et le bain des bouvières semble d’ailleurs se faire dès le Tiviyapirapantam. Lorsque Periyāḻvār (2.10) évoque les larcins de Kr̥ṣṇa, il fait se succéder le bain des bouvières, le vol de leurs vêtements par Kr̥ṣṇa montant dans un arbre28, puis la lutte contre Kāliya. La même lutte est mentionnée dans la première stance du poème d’Āṇṭāḷ, déjà citée (supra, p. 83). Dans celle-ci, il est en outre précisé que les bouvières ont elles-mêmes plongé dans un bassin empli de lotus et que Kr̥ṣṇa danse, activité à laquelle Kr̥ṣṇa se livre lors de la lutte contre Kāliya dans le Harivaṃśa et dans la tradition sculptée d’origine sud-indienne, puis dans le Bhāgavatapurāṇa.
94Ainsi la légende de Kr̥ṣṇa se constitue-t-elle en passant d’une région à une autre, d’une langue à l’autre, d’un medium à un autre, pour aboutir à la narration soignée et logique du Bhāgavatapurāṇa. Là, Kr̥ṣṇa vole les vêtements des bouvières au bain et plonge pour lutter contre Kāliya à partir d’un arbre de la même espèce, le kadamba29. Le Bhāgavatapurāṇa fonde un récit dessiné sur l’arrière-plan sur lequel s’inscrit précisément le petit panneau sculpté à Tirucceṉṉampūṇṭi : un paysage krishnaïte méridional. Quant au jeune dieu qui arrache des arbres sur le temple qui nous occupe, il apparaît comme celui qui déracine les arbres arjuna dans la légende sanskrite d’origine – mais il faut le comprendre comme l’héritier de l’amant du Caṅkam qui brise les jeunes pousses pour les offrir aux jeunes filles sur les bords des rivières. N’est-on pas à Tirucceṉṉampūṇṭi au pays d’entre les rivières ? Avec les représentations du Rāmāyaṇa et l’épigraphie sanskrite pallava, la Kāvēri apparaissait comme une incarnation du Gange. Les panneaux krishnaïtes rappellent qu’elle matérialise également l’autre rivière nord-indienne, également représenté dans le cadre du Rāmāyaṇa, la Yamunā de Kr̥ṣṇa qui paraît de loin en loin dans le Tiviyapirapantam30.
95Les contours de ce paysage krishnaïte se font plus précis dans les deux panneaux qui encadrent la niche centrale du mur ouest. Kr̥ṣṇa y est danseur et musicien, deux figures typiquement méridionales. Elles suivent un bas-relief dont l’origine septentrionale est en revanche bien marquée.
Le soulèvement du mont Govardhana (30b)
96Le panneau placé en pendant d’un arrachage ou d’un effeuillage d’arbre à Tirucceṉṉampūṇṭi, ne soulève pas les mêmes questions que ce dernier. La sculpture est très abîmée mais le bras tendu de la silhouette permet de reconnaître à coup sûr la représentation de l’épisode le plus couramment figuré de toute la légende krishnaïte : le soulèvement du mont Govardhana. Le mythe conte comment Kr̥ṣṇa s’oppose à Indra le roi des dieux védique, maître de l’orage. Le jeune dieu demande aux bouviers de célébrer en l’honneur du mont Govardhana, des vaches et de lui-même une fête consacrée jusque-là à Indra. Les bouviers s’exécutent et Indra furieux déclenche une tempête sur leur campement. Pour le protéger, Kr̥ṣṇa soulève la montagne du Govardhana, sous laquelle s’abritent hommes et bêtes. Indra s’incline devant la puissance de Kr̥ṣṇa qu’il ondoie roi des dieux. Narré longuement dans le Harivaṃśa, où les quatre chapitres qu’il y occupe en font l’épisode le plus important de la légende d’enfance du dieu dans ce texte, ce soulèvement d’une montagne a fait l’objet d’une représentation monumentale méridionale sur le site Pallava de Mahābalipuram, dès le viie siècle.
97C’est le moment du soulèvement de la montagne transformée en abri qu’ont retenu les sculpteurs de Tirucceṉṉampūṇṭi. Le bras tendu de Kr̥ṣṇa est généralement représenté sur les soubassements des temples cōḻa, la montagne semblant alors correspondre au temple même qui s’élève au-dessus de la petite silhouette, qu’on observe à Kumpakōṇam, en compagnie de bovins, d’un flûtiste, déjà représenté sur le site de Mahābalipuram où il fait sa première apparition, et d’une bouvière à Puñcai, encadré de deux bouviers, dont l’un paraît s’endormir sur sa houlette, et de bovins. On le retrouve à Kōṉērirājapuram, toujours en compagnie de deux bouviers, et à Tiruvicanallūr, où il porte un cordon croisé sur la poitrine.
98L’état de la sculpture ne permet pas de commenter plus avant la représentation de Tirucceṉṉampūṇṭi. On constate simplement que ce mythe très représenté de la légende krishnaïte, qui conte l’établissement d’un jeune dieu-roi opposé à l’antique roi des dieux védiques, était sculpté sur la base du temple. L’épisode est aussi clairement localisé en Inde du Nord, où le village de Govardhan est l’objet de pèlerinages très actifs aujourd’hui et cela depuis au moins le xve siècle. L’implantation en Inde du Sud d’un paysage sacré krishnaïte n’est pas apparente dans le Tiviyapirapantam. Même si le Paripāṭal témoigne à mon avis de tentatives littéraires pour constituer la ville de Maturai, la Vaiyai et Parankuṉṟu, la montagne sacrée de Maturai, comme un équivalent méridional de l’ensemble formé par Mathurā, la Yamunā et le mont Govardhan en Inde du Nord, la littérature dévotionnelle vishnouite n’a pas évolué en ce sens.
99Quant aux deux panneaux encadrant la niche centrale de la face ouest, ils offrent de leur côté deux représentations typiques du pays tamoul.
Musicien et danseur : les deux panneaux de la niche centrale ouest (33b-34b)
100La place accordée à la danse et à la musique est une caractéristique du soubassement du temple de Tirucceṉṉampūṇṭi qu’il partage avec bien d’autres du territoire cōḻa, et d’ailleurs. Les représentations de danseurs et de musiciens peuvent atteindre 30 pour cent sur les soubassements des temples. On constate cependant à Tirucceṉ-ṉampūṇṭi l’implication des divinités majeures. Śiva et la déesse dansent ici en effet, parfois ensemble ; un Śiva musicien pare la niche sud du sanctuaire. Quant à Kr̥ṣṇa, ne serait-il le personnage qui danse avec des pots posés sur ses bras puis joue de la flûte sur la face ouest du soubassement ? De telles identifications demandent d’être justifiées car, d’une part, Kr̥ṣṇa n’est pas représenté en flûtiste en Inde du Nord avant le xiiie siècle et, d’autre part, la danse du dieu avec des pots n’apparaît pas en dehors du pays tamoul : ces activités de Kr̥ṣṇa seraient donc typiques d’un krishnaïsme sud-indien dont on n’a pas, jusqu’ici, rencontré de traces certaines.
101Le petit panneau sculpté à la droite de la niche représente un homme assis sur un banc qui s’achève à gauche sur un avant-corps d’éléphant (33b). Une femme est couchée en travers de ses genoux. L’homme joue de la flûte. À l’arrière-plan, des arbres étalent leurs feuillages31.
102Peut-être s’agit-il d’une simple variation sur le thème du mithuna, du couple, représenté dès les premières sculptures décorant des sites sacrés en Inde. La relation de l’homme et de la femme figurés est intime, leur contact physique étroit. Certains éléments permettent cependant de proposer une identification plus précise de l’homme.
103Ce panneau forme pendant avec un autre, de chaque côté d’une niche qui est symboliquement la plus importante du sanctuaire car elle en marque l’axe est-ouest. Si la série mélange thèmes décoratifs, mythologiques, shivaïtes et vishnouites, on a constaté que les panneaux consacrés à Kr̥ṣṇa sont disposés par paire sur la face ouest et sur la face nord.
104Or sur le panneau susceptible de former une paire avec le flûtiste assis, c’est un danseur portant des pots sur ses bras qui a été sculpté. Ce type de représentation correspond avec l’une des danses de Kr̥ṣṇa les plus souvent mentionnées dans le Tiviyapirapantam, la danse des pots (kuṭam kuttu) à laquelle Nammāḻvār fait, entre autres Āḻvārs, plus d’une douzaine d’allusions. Kr̥ṣṇa danse avec des pots en équilibre sur ses épaules ou ses bras. Cette danse apparaît dès le Cilappatikāram, dont le chant 6 énumère onze danses comprenant celle-ci, rangée alors aux côtés, par exemple, de la danse de destruction du dieu Śiva (Cilappatikāram 6, 55). Elle n’apparaît jamais dans le corpus septentrional, ni dans les textes, ni dans les représentations. Le personnage ressemble à un acrobate jouant l’un de ces tours qui décorent parfois les bases des temples du pays tamoul ou d’ailleurs. L’identifier comme un Kr̥ṣṇa à partir de la correspondance avec les textes tamouls me paraît justifié cependant pour les raisons suivantes.
105Tout d’abord, si les panneaux représentant des musiciens et des danseurs sont fréquents dans le territoire cōḻa, des femmes en sont le plus souvent les héroïnes et non des figures masculines. Lorsqu’on a affaire à un danseur comme personnage principal, celui-ci est généralement un Śiva, que des bras supplémentaires permettent d’identifier facilement. Ce n’est pas le cas ici. D’autre part, le costume du danseur de Tirucceṉṉampūṇṭi est particulier : il porte un double cordon croisé sur la poitrine et une coiffure en tours de cheveux étagés. L’un et l’autre élément apparaissent avec les représentations de figures masculines jeunes dans le pays tamoul, sur les sites fondés par les Pallava. Le double cordon et cette coiffure particulière sont considérés comme des marqueurs iconographiques de la figure de Skanda dans le pays tamoul (L’Hernault 1978, p. 92-100). Mais ce sont là les marqueurs de toute figure masculine jeune (et aussi de nombre de figures féminines jeunes d’ailleurs), qu’on retrouve donc logiquement sur un grand nombre de représentations de Kr̥ṣṇa qui est, tout comme Skanda, une divinité enfant.
106Les deux figures qui encadrent le danseur central constituent un autre élément d’identification. Elles sont d’une taille inférieure à la sienne et lèvent leurs mains dans un geste qui connote l’étonnement et l’admiration. Portant un bâton sur l’épaule, elles sont tournées vers le personnage central qu’elles encadrent tels les gardiens de porte d’un temple. De telles figures se retrouvent sur les deux représentations de Kr̥ṣṇa parant la face nord du temple de Tirucceṉṉampūṇṭi. Ce type de personnages apparaît régulièrement aux côtés de Kr̥ṣṇa sur les représentations ultérieures sculptées dans le Karnataka, dans le territoire hoysaḷa. Ces silhouettes mettent l’accent sur le caractère dévotionnel de l’image ; voici ces bouviers et bouvières qui s’émerveillent dans le Tiviyapirapantam :
« Tokay ! Mon petit Gecko, celui qui a mesuré le monde en dansant la danse des pots, Le doux Madhava à la chevelure [mêlée] de fleurs emplies de miel, s’en vient : Tokay, mon petit Gecko ! » (Tirumaṅkaiyāḻvār, Periya Tirumoḻi 10.10.4 [1945])32.
107On se trouve donc face à un faisceau d’éléments qui tend à faire identifier le danseur au pot comme un Kr̥ṣṇa. Si tel est le cas, la probabilité que le flûtiste assis soit également une figure de Kr̥ṣṇa est grande : non seulement les panneaux krishnaïtes fonctionnent par paire, mais un Kr̥ṣṇa flûtiste est assurément représenté d’abord en Inde méridionale où la figure a des racines fort anciennes. C’est en effet dans la littérature du Caṅkam qu’apparaît ce motif du musicien jouant de la flûte (cf. Schmid 2013b). Il est alors associé à un ensemble de tonalité amoureuse, qui pourrait avoir inspiré ici la scène d’un musicien jouant de la flûte à une heureuse partenaire.
108Sur la face nord du temple de Tirucceṉṉampūṇṭi, Kr̥ṣṇa est assurément représenté en flûtiste. A-t-il été figuré également sur cette face ouest du temple ? La figure musicienne du dieu serait alors le pendant du dieu en danseur. Ces deux activités sont étroitement associées par ailleurs. Que ce flûtiste détendu jouant pour une jeune femme qui repose en travers de ses genoux soit un Kr̥ṣṇa m’apparaît ainsi plausible – mais peut-être ne faut-il pas non plus chercher à l’identifier trop précisément. Variante musicienne du thème ancien des mithuna, le couple d’amoureux du panneau peut se comprendre autant sur l’arrière-plan littéraire du pays tamoul, où un flûtiste relève de l’ensemble érotique de la littérature du Caṅkam, que sur celui du dévotionnel Tivyappirappantam. Les Āḻvars adaptent en effet nombre des thèmes du Caṅkam pour constituer parfois un Kr̥ṣṇa amant du poète qui le chante en adoptant une identité féminine.
109Entre plusieurs corpus, tant sculptés que textuels, originaires de l’Inde du Nord ou propres à l’Inde du Sud, ce couple paraît résumer l’originalité du site de Tirukkaṭaimuṭi. Le danseur au pot qui en est le pendant s’inscrit en revanche clairement dans un contexte krishnaïte méridional. Considérons-le.
110La figure du petit panneau (34b) est relativement commune sur les temples de l’âge cōḻa (cf. par exemple les sites de Tirukkōṭikkāval [xe siècle] et de Tiruvāṭutuṟai [xe siècle]) mais on n’en connaît pas de représentations sur les fondations royales des Pallava. Elle apparaît pour la première fois au sud du territoire cōḻa, dans une région proche de celui des Pāṇṭiya, à Tiruveḷḷaṟai, où les plus anciens vestiges sont datés entre la fin du viiie siècle et le début du ixe siècle33. La base du temple vishnouite de ce site est décorée d’une série de panneaux ornés de figures de Viṣṇu, où Kr̥ṣṇa occupe une position prééminente34. Croisant les deux jambes l’une devant l’autre, levant haut le bras sur lequel un pot est posé tandis qu’il soulève l’autre bras pour assurer l’équilibre, le danseur au pot de Tiruveḷḷaṟai est très semblable à celui de Tirucceṉṉampūṇṭi. La coiffure est celle du jeune garçon ou de l’enfant, déjà signalée, en tours de cheveux superposés.
111Le panneau de Tirucceṉṉampūṇṭi comporte deux éléments nouveaux cependant par rapport à cette figure ancienne. D’une part, le danseur de Tirucceṉṉampūṇṭi est pourvu d’une guirlande décorative croisée sur la poitrine. D’autre part, il est encadré par les deux silhouettes qu’on a déjà commentées et dont il n’y a pas trace à Tiruveḷḷaṟai. Marquant le jeune âge du dieu, la guirlande me semble, pour sa part, correspondre à une iconographie de Kr̥ṣṇa secondaire par rapport aux premières représentations. Sur les fondations royales des Pallava, le dieu n’est pas pourvu de cette guirlande. Si elle apparaît sans doute au ixe siècle en Inde méridionale, elle n’est pas alors constante tandis qu’elle y devient un élément quasi obligé de l’iconographie ultérieure de Kr̥ṣṇa35. Les figures de type dévotionnel correspondent au Tiviyapirapantam, où cette danse est mentionnée plusieurs fois sans être associée à un épisode mythique particulier.
112L’absence de lien avec un récit mythologique souligne-t-elle le caractère proprement méridional d’une telle activité ?36 L’on ne semble pas avoir affaire ici à la transposition d’un exploit krishnaïte des textes sanskrits anciens et à la tradition sculptée septentrionale. Il pourrait s’agir d’un élément d’origine méridionale, d’autant plus qu’il se cantonne ensuite au pays tamoul, qu’il s’agisse du corpus sculpté ou des textes.
113On constate l’importance à Tirucceṉṉampūṇṭi de l’élément musical dans une tradition qui, du flûtiste au danseur, transforme un dieu héroïque, combattant des monstres à mains nues, en artiste charmeur que son public admire. La seule mention d’une danse du dieu comme exploit héroïque que connaît le corpus de textes sanskrits anciens précise la réflexion. Dans le Harivaṃśa, la lutte contre Kāliya se fait danse sur les capuchons du dieu-serpent. Le thème peut paraître familier. Les représentations de la danse de Kr̥ṣṇa sur un serpent à plusieurs têtes sont nombreuses, mais ont pour origine l’Inde méridionale où elle s’élabore peu à peu des monuments Pallava aux fondations locales du territoire cōḻa. Les représentations antérieures du combat contre le serpent correspondent à une autre version de l’épisode, narrée dans les versions jaïnes de l’enfance de Kr̥ṣṇa et le Bālacarita. Kr̥ṣṇa chevauche le serpent, dans les naseaux duquel il a passé des rênes de lotus (Schmid 2010, p. 300-312).
114Dans le corpus des représentations, la danse avec des pots est d’abord figurée donc, avant celle de la lutte contre le serpent. Un petit panneau de Tiruvāṭutuṟai, qu’on peut dater du tout début du xe siècle, explicite la relation entre les deux épisodes en les juxtaposant : il s’agit d’un des tout premiers panneaux de la danse des pots et la silhouette du dieu luttant contre le serpent en présente, à ses côtés, une réplique exacte (fig. 7).
115Le lien entre la danse et Kr̥ṣṇa en Inde méridionale s’affirme ainsi, d’un épisode à l’autre, comme bien particulier. Le thème sud-indien de la danse des pots contamine dans la tradition sculptée un des épisodes les plus anciens et les plus représentés de la légende krishnaïte, la lutte contre Kāliya. Comme d’autres, cette iconographie d’abord propre au pays tamoul a conquis par la suite le sous-continent dans son ensemble.
La lutte contre l’éléphant (37b) et la lutte contre le taureau (38b)
116Sur la face ouest du temple, une autre paire de panneaux fut dédiée aux exploits de Kr̥ṣṇa. Le premier panneau représente la lutte du dieu contre un éléphant (37b). C’est là un épisode marquant l’entrée de Kr̥ṣṇa et de son frère dans la ville de Mathurā, c’est-à-dire l’un des exploits marquant la fin de l’enfance du dieu et annonçant la mort de l’oncle démonique Kaṃsa. Objet du deuxième panneau, la lutte contre le taureau suit ce combat contre l’éléphant dans le sens de la circumambulation. Il le précède dans la légende. Les panneaux ne sont donc pas disposés suivant l’ordre chronologique de la narration donné dans les textes : là encore, c’est un corpus dévotionnel comme celui du Tiviyapirapantam qu’évoque la disposition des bas-reliefs.
117Après une paire de panneaux présentant danse et musique, ces deux sculptures sont consacrées à des combats contre des animaux, des démons affirment les textes où tant l’éléphant, Kuvalayāpīḍa, que le taureau, Ariṣṭa, sont des envoyés de Kaṃsa. Je donne en annexe plusieurs passages afférents, mais les textes ne sont pas les seuls référents de ces images. Dans le Harivaṃśa et le Viṣṇupurāṇa, Kr̥ṣṇa tue l’éléphant d’un coup porté sur la tête, comme sur le panneau de Tirucceṉṉampūṇṭi. Mais dans le domaine des images méridionales, un tel combat répond à celui que livre Śiva contre un démon éléphant, l’un des épisodes de la légende shivaïte les plus anciennement et les plus communément représentés depuis les fondations royales des Pallava. L’importance donnée à Tirucceṉṉampūṇṭi à la tête de l’éléphant rappelle celle du chef du proboscidien dans les bas-reliefs du combat de Śiva. L’effet d’écho entre iconographie shivaïte et vishnouite est ici d’autant plus remarquable que les figures méridionales shivaïtes sont parmi les premières à représenter le combat de Śiva37.
118Quant à la lutte contre le taureau (38b), son cas est très semblable à celui de Kr̥ṣṇa arrachant un ou plusieurs arbres. Le chapitre 64 du Harivaṃśa raconte comment Kr̥ṣṇa tue le taureau « Ariṣṭa en rut qui répandait la terreur dans les campements » (Harivaṃśa 64, 1cd). Mais un ensemble de poèmes du Kalittokai, « L’Anthologie en [mètre] kali » qui est l’une des anthologies de la littérature du Caṅkam, conte les exploits de jeunes bouviers luttant contre des taureaux, en comparant à l’occasion les combattants à Kr̥ṣṇa38, tandis que les bouvières de Cilappatikāram 17 chantent les combats contre sept taureaux que mène un jeune homme pour gagner la main d’une jeune fille.
119Lutte contre des taureaux et Kr̥ṣṇa sont donc associés dans ces œuvres de la littérature tamoule ancienne. Dans le Tiviyapirapantam, Kr̥ṣṇa est explicitement le héros qui combat sept taureaux pour gagner la main de Nappiṉṉai, sa jeune épouse dans ce corpus méridional.
120A-t-on voulu représenter à Tirucceṉṉampūṇṭi la mise à mort du taureau Ariṣṭa ou l’une des luttes menées par le dieu contre les taureaux au pays tamoul ? Sur les représentations antérieures à Tirucceṉṉampūṇṭi de l’épisode en Inde méridionale, comme sur le site de Tiruveḷḷaṟai déjà évoqué, Kr̥ṣṇa est figuré dominant le taureau, auquel il brise la colonne vertébrale, à moins qu’il ne l’étouffe, et ces images semblent donc représenter la mise à mort que conte le Harivaṃśa39.
121Mais à Tirucceṉṉampūṇṭi, que voit-on ? On a représenté un jeune garçon à califourchon sur un taureau dont il saisit le museau. La posture, un bras pesant sur le dos de l’animal, et le geste d’empoigner le museau évoquent les représentations de la déesse qui tue un démon-buffle, et donc une mise à mort. Mais le taureau est encore debout et le dieu passe une jambe sur le dos de l’animal : il peut s’agir d’une représentation d’un jeu avec un taureau tout autant que l’une des phases d’un combat où l’animal mourra.
122L’ambiguïté de la représentation laisse le débat ouvert. Le sculpteur et son patron ont-ils voulu que le panneau s’inscrive à la fois dans une tradition d’origine septentrionale et dans une autre qu’on connaît d’abord en Inde méridionale ? L’on constate en tout cas que ceux qui contemplent ces panneaux peuvent les interpréter par référence à des horizons légendaires que l’on cherche ici à mieux cerner. Mais ils n’étaient pas nécessairement bien distincts au moment où l’on sculpta les images. Le sont-ils vraiment ? La lutte contre un animal puissant, symbole royal et symbole shivaïte, doublet de la lutte contre un démon-buffle, est aussi un jeu. Témoin de traditions universelles – est-il un pays où l’on ne lutte pas contre de jeunes taureaux… –, correspondant à des textes littéraires nourris d’une culture sanskrite ou tamoule, une fois encore, l’iconographie qui fut pratiquée à Tirucceṉṉampūṇṭi s’avère à la croisée de plusieurs univers. Et si on peut « lire » ces panneaux à la lumière des textes qui nous sont parvenus, les sculptures affirment ici leur richesse sémantique.
Les Kr̥ṣṇa de la face nord : images de la dévotion méridionale (45b-46b)
« Posant sa joue gauche sur son épaule gauche,
Refermant les deux mains, levant haut le sourcil,
Le ventre épanoui en petit pot, fermant ses lèvres,
Govinda souffle dans sa flûte […] », Periyāḻvārtirumoḻi, 3.6.2 [276].
123La paire de Kr̥ṣṇa parant le premier ressaut (en suivant la circumambulation) de la face nord du temple offre deux figures krishnaïtes typiques de l’Inde méridionale. Elles présentent des caractéristiques communes : Kr̥ṣṇa est au centre du panneau, plus grand que les personnages secondaires qui l’entourent ; il n’est pas engagé dans un exploit physique comme dans la majorité des représentations considérées jusqu’ici ; le jeune dieu est figuré de face, comme une figure cultuelle.
124La première figure est un Kr̥ṣṇa enfant jouant de la flûte (45b) et la seconde un Kr̥ṣṇa tenant une longue baguette, ou un bâton, dont l’extrémité supérieure est marquée par un enroulement (46b). Chacun de ces bas-reliefs constitue l’une des premières représentations connues de types iconographiques particuliers. Le premier n’est autre que celui de Kr̥ṣṇa en joueur de flûte. En effet, même si l’on reconnaît Kr̥ṣṇa dans le flûtiste assis de la face ouest du temple, cette dernière iconographie demeure limitée aux soubassements des temples de la période cōḻa. Un Kr̥ṣṇa debout jouant de la flûte au centre d’une représentation connaît en revanche une fortune que tout un chacun est à même de reconnaître étant donné la faveur dont elle jouit dans le monde contemporain, en Inde et au-delà. Quant au deuxième panneau, il est très semblable aux représentations de Kr̥ṣṇa que la littérature secondaire identifie comme « Rājamaṉṉār », le roi des rois, qui semble être une traduction en tamoul de l’expression sanskrite rājagopala – le roi des rois, le bouvier-roi ou encore le bouvier des rois – qui souligne l’aspect royal du personnage. La représentation de Tirucceṉṉampūṇṭi lui accorde-t-elle aussi une place importante ? Elle s’inspire en tout cas de modèles septentrionaux, qu’on retrouve dans les fondations royales de la période pallava.
125Complémentaires l’une de l’autre dans le dispositif iconographique du temple, ces deux représentations s’avèrent ainsi le produit d’évolutions religieuses et iconographiques très différentes.
126J’ai détaillé ailleurs l’apparition de Kr̥ṣṇa en joueur de flûte, commentant entre autres la représentation de Tirucceṉṉampūṇṭi (Schmid 2013b). La figure musicienne de Kr̥ṣṇa est spécifiquement associée à l’Inde du Sud. Le joueur de flûte est l’aspect principal du chant 17 du Cilappatikāram tandis qu’aucun lien particulier entre Kr̥ṣṇa et la flûte ne se dessine dans les textes sanskrits anciens. Si le Kr̥ṣṇa jouant de la flûte occupe par la suite une place très importante dans la tradition sanskrite, c’est le Bhāgavatapurāṇa qui en marque l’apparition dans les textes composés en sanskrit. Là encore le Tiviyapirapantam s’avère un réservoir ou un répertoire d’idées, de thèmes et de formules bien connues des auteurs du Bhāgavatapurāṇa. Ce texte hérite lui-même d’un motif de bouvier joueur de flûte assez présent dans la littérature du Caṅkam : bouvier d’un pays du jasmin dont on l’a fait maître, Kr̥ṣṇa joue d’un instrument qu’on trouvait auparavant entre les mains de « simples » bouviers modulant la nostalgie d’un amant absent. L’un d’entre eux s’introduit dans les représentations du soulèvement du Govardhana dès le site pallava de Mahābalipuram mais les premières représentations sculptées de Kr̥ṣṇa en joueur de flûte appartiennent au delta de la Kāvēri. Le Kr̥ṣṇa musicien de Tirucceṉṉampūṇṭi est la plus ancienne que je connaisse. Les représentations sculptées de Kr̥ṣṇa en pays tamoul puis au Karnataka correspondent en fait étroitement avec l’évolution de la figure divine dans les textes qui se caractérise par une association de plus en plus précise avec le mythe du Govardhana40.
127En pendant du musicien, le dernier panneau consacré à Kr̥ṣṇa sur le soubassement du temple présente le dieu tenant un bâton à l’extrémité enroulée, appuyé sur un personnage aux bras croisés, figuré à une échelle très inférieure à la sienne (46b). Là aussi, il s’agit d’une forme de Kr̥ṣṇa qui est la première connue du genre dans le pays tamoul, mais son schéma de composition est assez similaire à deux types de représentation antérieurs, qui dépendent peut-être d’ailleurs l’un de l’autre. Une figure de Kr̥ṣṇa entre une jeune femme et un bouvier, comme celle d’un bas-relief retrouvé sur le site de Deogarh, en Inde Centrale, daté de la période gupta, illustre le premier type. Les Viṣṇu des fondations Pallava, s’appuyant sur un Garuḍa aux bras croisés, dont la silhouette très semblable au petit personnage de Tirucceṉṉampūṇṭi, représentent le second. Le dévot de Tirucceṉṉampūṇṭi semble ainsi prendre la place de la monture du dieu, à moins qu’il ne s’agisse de Garuḍa lui-même qui est, depuis les toutes premières mentions du dieu en effet, associé à Kr̥ṣṇa41. Mais le relief de Tirucceṉṉampūṇṭi est trop petit et usé pour qu’on distingue des caractéristiques qui permettraient d’identifier formellement Garuḍa.
128L’on voit donc apparaître à Tirucceṉṉampūṇṭi deux types iconographiques qu’on retrouve souvent par la suite, dans le pays tamoul mais également dans l’ensemble de l’Inde. Deux objets font là l’une de leurs toutes premières apparitions comme des attributs du dieu Kr̥ṣṇa, la flûte et la baguette de bouvier. Ces deux attributs se voient accorder beaucoup d’importance dans le Bhāgavatapurāṇa. Là encore, la tradition sculptée témoigne à mon sens de la formation d’une légende particulière qui est à l’origine de ce Purāṇa bien particulier. La direction du nord où apparaissent les deux figures est comme celle de l’ouest parce qu’elle est liée à Viṣṇu, mais après celle-ci en termes numériques, une direction plus spécifiquement associée à Kr̥ṣṇa pour ce qui concerne les soubassements des temples de la période cōḻa. Y a-t-il un lien avec la déesse qui apparaît sur les maṇḍapa de ces temples ? Ou avec les Brahmā des sanctuaires ? Je ne vois pour le moment pas de réponse à apporter à ces questions. Peut-être l’exploration d’autres corpus permettra-t-elle d’avancer des hypothèses.
Varāha
129J’achève cette revue des représentations de Viṣṇu dans le temple par l’examen du bas-relief ornant la gueule du léogryphe situé au nord du soubassement. Il s’épanouit en-dessous du panneau 56b (fig. 17, apparaissant à la fin du corpus iconographique, annexe V), représentant un feuillage, et au-dessus du panneau dépeignant le départ de l’armée de Bharata.
130Il s’agit d’un être à tête de sanglier, portant une femme dans ses bras : un Varāha soulevant la Terre. Petite, réduite à ses composants élémentaires étant donné sa position, de fonction décorative à l’évidence, cette image n’en est pas moins très représentative de l’iconographie du sanctuaire, au-delà même du vishnouisme.
131Les représentations de l’avatāra du sanglier appartiennent de fait au fonds le plus ancien de l’iconographie vishnouite. Un être à tête de sanglier soulevant la Terre sur son épaule fut sculpté dès la période kouchane du site de Mathurā en Inde du Nord. Durant la période gupta, l’avatāra, soit à tête de sanglier soit entièrement thériomorphe, est l’une des plus représentées des incarnations de Viṣṇu. On le retrouve au pays tamoul dans l’art pallava : il orne la grotte dite de Varāha de Mahābalipuram (corps humain et tête de sanglier), ainsi qu’un grand bassin appartenant au complexe du Temple du rivage (entièrement thériomorphe). Dans la deuxième moitié du viiie siècle, cette manifestation fut sculptée sur l’un des murs extérieurs du Vaiku ? ?haperumāḷ, un temple vishnouite royal de Kāñcīpuram. C’est le type iconographique de cette dernière figure qui est à l’origine de la représentation de Tirucceṉṉampūṇṭi.
132Alors que le dieu à tête de sanglier appuie fermement ses pieds sur le sol dans le nord de l’Inde comme à Mahābalipuram, l’avatāra du Vaikuṇṭhaperumāḷ flotte dans un espace où il n’a pas d’assise. À ses pieds, une petite nāgī lève la tête vers lui, enlaçant un nāga en prière, de dimensions un peu plus importantes. Varāha enlevant la Terre est représenté selon un modèle similaire durant la période cōḻa sur des basreliefs ornant des temples des xe-xie siècles, comme au Nāgeśvara de Kumpakōṇam et au Naltuṇai Īśvara de Puñcai, ainsi qu’au Kōraṅkanātha de Śrīnivācanallūr. Les dimensions des panneaux sculptés sont alors très inférieures à celles du Vaikuṇṭhaperumāḷ et comparables à celles du bas-relief de Tirucceṉṉampūṇṭi. L’attitude de la manifestation de Viṣṇu qui paraît voler en portant la figure de la terre est exactement la même au Vaikuṇṭhaperumāḷ et sur ces temples d’âge cōḻa. C’est elle qui fut sculptée à Tirucceṉṉampūṇṭi.
133La Terre est donc ici une petite femme que Varāha, pourvu de quatre bras, élève dans ses bras naturels, posant sur sa tête un groin protecteur qui, nul doute, hume l’odorante Terre dont le parfum est la caractéristique essentielle42. Antérieur à toutes les sculptures du territoire cōḻa que je viens de citer, ce bas-relief est le premier jalon connu entre art des Pallava et art de la période cōḻa pour ce qui est d’une représentation de la manifestation du sanglier. Il se situe ainsi d’autre part sur la ligne d’évolution qui conduit d’un avatāra sauvant la terre à des figures qui, menacées par un serpent, sur les temples méridionaux traduisent une évolution proprement méridionale de la légende krishnaïte (cf. Schmid 2004). À partir du xve siècle, la manifestation du sanglier danse en effet sur un dieu-serpent en prière, tel un Kr̥ṣṇa dansant sur Kāliya.
134Le petit bas-relief de Tirucceṉṉampūṇṭi confirme ainsi l’inspiration proprement Pallava de certaines des manifestations artistiques du pays tamoul, tout en annonçant celles qui les suivent. Il illustre la fécondité de l’Inde méridionale qui retravaille un matériau d’origine septentrionale et la créativité du domaine iconographique, où l’on s’inspire des représentations d’une manifestation de Viṣṇu pour en figurer une autre.
*
135Les panneaux consacrés au Rāmāyaṇa à Tirucceṉṉampūṇṭi attestent l’intégration d’une tradition nord-indienne et vishnouite, témoignant d’une forme de géographie mythique recréée dans le delta de la Kāvēri. Ils témoignent ainsi d’une adaptation au local précise, que l’on peine à mettre en relation avec un réseau royal quelconque. Non seulement les Pallava n’ont pas représenté le Rāmāyaṇa mais, ainsi que me l’a signalé Blake Wentworth, les Cōḻa eux-mêmes font preuve, après la bataille de Takkōlam qui les opposent aux Rāṣṭrakūṭa en 949, d’une répugnance certaine à adopter des titres royaux inspirés associés à Rāma, que l’on présente souvent pourtant comme le roi idéal. Nombre des panneaux du temple ont des antécédents précis dans l’Inde septentrionale et dans le Dekkan. Mais la géographie sacrée de Tirucceṉṉampūṇṭi s’inscrit dans le sillage de la mythologie développée durant l’âge des Pallava qui assimilent la Kāvēri au Gange. Elle ajoute la Yamunā au tableau, mettant l’accent sur ces rivières si présentes dans la réalité concrète du site, et ouvrant sur la légende de Kr̥ṣṇa dont la Yamunā est un élément obligé et que l’on pourrait bien retrouver dans le petit panneau où le jeune dieu empoigne des arbres, qu’on le considère à la lumière du Harivaṃśa, où la Yamunā n’est jamais loin, ou du Tiviyapirapantam où les jeunes femmes viennent se baigner dans la Yamunā. La description de la rivière qui ouvre le Rāmāyaṇa de Kampaṉ présente un raccourci saisissant de la plupart des thèmes abordés jusqu’ici :
« Le yaourt au dense parfum, le lait, le beurre clair, le beurre qu’elles attrapent
Dans le pot suspendu, les eaux dévorent [tout].
Se frayant un passage entre Marutam et Kuruntu,
les flots arrachent les vêtements (tukil) et les bracelets (vaḷai),
Des bouvières qui jouent dans l’eau :
Tel un dieu qui danse sur le serpent moucheté – les voici ! »43.
136Or c’est ici la Sarayu qui dévale vers Ayodhyā puis se dirige vers le Sud que Kampaṉ évoque. Une telle évocation n’a pas son équivalent dans les versions sanskrites du récit44. Elle atteste du mouvement de balancier qui dessine les paysages mythologiques du nord et du sud de la péninsule. Les flots du Caṅkam eux-mêmes paraissent porter le récit tamoul de Rāma. C’est bien la Kāvēri qui se dessine en filigrane dans la Sarayu en crue, telle la Vaiyai attaquant les murs de Maturai et assurant l’ancrage du texte en Inde méridionale. La puissance de la rivière est celle d’un Kr̥ṣṇa qui déracine kuruntu et marutam tout ensemble, tandis qu’il dérobe les bijoux et les vêtements des bouvières au bain. La Kāvēri recrée Gange et Yamunā, inspire la Sarayu et son delta paraît une terre d’autant plus fertile.
137En ses rives, le Tiviyapirapantam tamoul tisse sur la trame légendaire dont témoignent les textes sanskrits les plus anciens connus des motifs associés à un univers littéraire profane dans la littérature du Caṅkam. Kr̥ṣṇa incarne un amant joueur dont on se languit, autant qu’un enfant aux capacités physiques héroïques. Le Kr̥ṣṇa flûtiste en l’exemple le plus clair. D’un corpus profane où le chant des bouviers célèbre l’arrivée du crépuscule nostalgique dans la littérature du Caṅkam, soulignant l’absence de l’amant, à une anthologie d’hymnes composés pour une divinité vishnouite qui appelle ses dévots dans un autre monde, la figure trouve un souffle nouveau. L’apparition et l’évolution d’un motif impliquant un arbre en une action qui oscille entre effeuillage et déracinement, amènent à plaider pour une nouvelle évaluation des motifs d’origine septentrionale dans le Cilappatikāram, et, plus largement, des commencements du krishnaïsme en pays tamoul. Dans les deux cas, la tradition littéraire a joué, je pense, un rôle primordial.
138La question d’un krishnaïsme folklorique « populaire » n’en reste pas moins posée, à travers, notamment, la figure du danseur au pot. Mais un krishnaïsme folklorique ne peut guère être tenu pour seul responsable de la composition de Cilappatikāram 17, qui me paraît bien plutôt issu d’une scène littéraire nourrie par des traditions nord-indiennes mais utilisant les codes raffinés à l’œuvre dans la littérature du Caṅkam45.
139Le vishnouisme dont le temple shivaïte de Tirucceṉṉampūṇṭi est un témoin reflète ainsi la complexité de ce mouvement en Inde méridionale. Il prend au début de l’ère cōḻa des formes nouvelles. Irriguant le territoire où après la dynastie des Pallava et parallèlement aux Pāṇṭiya mis en scène dans le Cilappatikāram, aux Muttaraiyar et aux Irukkuvēḷ s’établit le pouvoir de Cōḻa dont ce texte parle peu, le delta de la Kāvēri s’avère terre de ferment artistique et religieux. Prenant le relais de l’inscription Pallava de Trichy, le Tiviyapirapantam affirme la sacralité de la rivière du dieu de Śrīraṅkam :
« Plus que la Gaṅgā est sacrée la Kāvēri au milieu de laquelle il dort… »46.
140Le dieu Brahmā est un autre produit de ce delta. Sa représentation, au nord du sanctuaire, marque l’importance de celui-ci.
Notes de bas de page
1 Bien des auteurs se sont attachés à l’histoire d’un texte qui poursuit aujourd’hui différentes vies. Structuré par un questionnement sur le caractère divin de Rāma, ses rapports avec la royauté et l’appropriation éventuelle de l’œuvre par le mouvement vishnouite, l’aperçu qu’en donne S. I. Pollock (1984 et 1991 [introduction à la traduction du livre 3 du Rāmāyaṇa de Vālmīki, p. 15-54]) est ici pertinent.
2 Sur l’importance de ces autres versions de l’histoire de Rāma en pays tamoul, la contribution d’A. K. Ramanujan (2001 [1ère édition en 1991]) reste fondamentale. Pour des illustrations des épisodes représentés de la vie de Rāma, voir Banerjee 1986.
3 Pour une représentation antérieure, voir le récit de Rāma sculpté dans la grotte 16 d’Ellora.
4 « Première » s’entend ici par référence à la position de la frise sur le soubassement : c’est la première série de panneaux à partir du sol.
5 Le relief, érodé et dont le stuc a été très restauré, du site d’Apshad (Bihar, viie siècle) présente les trois héros comme accrochés à un radeau faits de rondins dès lors qu’ils traversent la rivière Yamunā. Mais l’esquif sur lequel ils traversent le Gange est déjà là, ainsi que le batelier de cette scène qu’on retrouve dans le pays tamoul. Quant à la représentation de la traversée du Gange, elle n’intéresse guère les imagiers du Karnataka, cf. Evans 1997, p. 47 et 129 qui en signale l’absence, tant pour ce qui concerne le Rāmāyaṇa que pour un épisode du Mahābhārata où elle aurait pu faire l’objet d’un panneau sculpté.
6 tott’alar pūn curi kuḻal kaikēci collāl
tol ṉakarant tuṟantu tuṟaik kaṅkai taṉṉai
patti uṭaik kukaṅ kaṭatta vaṉam pōyp pukkup […], texte Anandakichenin à par.
7 Sur la relation entre le symbolique de l’emplacement des frises du soubassement et leur thématique, très « humaine » dans le cas du Rāmāyaṇa, Schmid 2002 et 2005b.
8 Voir Vasudha Narayanan 1994. Le personnage de Rāvaṇa connaît aussi une élaboration spécifique, dont le Tēvāram paraît être le premier témoin textuel connu, cf. Gillet 2007.
9 […] / janaṃ ca vipra kurvāṇau hasantau ca kvacit kvacit // 51.10cd.
10 Pour des représentations sur les temples hoysaḷa, Evans 1997, fig. 116 (Amr̥teśvara, fin du xiie siècle). On le voit aussi sur le Keśava de Somnāthpūr (xiiie siècle), parmi bien d’autres temples.
11 Cf. P. Banerjee 1978, fig. 14.
12 Cf. P. Banerjee 1978, fig. 19.
13 L’étymologie du nom de la ville fait débat et Maturai comme Mathurā méridionale n’est que l’une des trois hypothèses en lice (cf. Gros 1968, p. xxvi-xxvii), mais dans Le Roman de l’anneau de cheville (Cilappatikāram) Maturai est assurément la ville de Kr̥ṣṇa.
14 La même formule est traduite (p. 127) par « mit en morceaux le citronnier sauvage ».
15 kollaip puṉattuk kuruntu ocittāṉ pāṭutum / mullait tīm pāṇi eṉṟāḷ (Cilappatikāram 17, 17.5-6).
16 L’ensemble musical est placé sous le signe du jasmin et il est probable que ce « chant du jasmin » corresponde à un mode musical : c’est plutôt le chant [du mode] du jasmin qu’il faut comprendre en l’occurrence. Le cadre fut à mon sens musical avant d’être un paysage littéraire.
17 Offrant l’un des premiers exemples d’une technique dont le Tiviyapirapantam semble par la suite familier, Cilappatikāram 17 superpose la mythologie et les pratiques quotidiennes des bouviers, qui se rejoignent dans la célébration du rituel. Le mythe du barattage de l’océan de lait est utilisé pour lier, d’une part, Viṣṇu qui baratta l’océan pour en faire émerger de nombreuses merveilles, d’autre part, cette forme particulière de Viṣṇu qu’est Kr̥ṣṇa, dont l’enfance se déroule dans un campement de bouviers pour lesquels le barattage est une pratique quotidienne et, enfin, les bouviers du Cilappatikāram barattant pour fabriquer des produits laitiers qu’ils offrent au roi Pāṇṭiya.
18 Dans le Tiviyapirapantam, le pays du jasmin est un concept très opérant. Le kuruntu apparaît par exemple comme support du jasmin grimpant (mullai) en Tirumaṅkaiyāḻvār 5.2.7 [1364] peruntaṇ mullaip piḷḷai yōṭi / kuruntam taḻuvum kūṭa lūrē.
19 kollai am cāral kuruntu ocitta māyavaṉ/ellai nam āṉuḷ varumēl avaṉ vāyil/mullai am tīm kuḻal kēḷāmō tōḻī. Il me semble que le passage exprime l’impatience des bouvières : « mais enfin, mais à la fin… » (viendra-t-il ce dieu que l’on chante ?) Je me réfère ici au sens de limite, frontière, du terme ellai, que j’ai retenu dans ma traduction. En effet, s’il signifie aussi journée, jour, tandis que le chant de la flûte est plus souvent associé dans la littérature du Caṅkam à la fin de la journée, au crépuscule (forme de frontière du jour où ellai ferait sens), on se situe au matin dans le Cilappatikāram. Il pourrait s’agir ici de l’aube, un moment du jour qui serait en décalage par rapport aux codes littéraires – mais un tel décalage peut être voulu pour souligner le caractère incongru d’un rituel inutile. On peut même supposer que le terme a été choisi pour son ambiguïté.
20 kōvā malaiyāram kōtta kaṭalāram tēvarkōṉ pūṇāram teṉṉarkōṉ mārpiṉavē / tēvarkōṉ pūṇāram pūṇṭāṉ ceḻuntuvaraik / kōkula mēyttuk kurunt(u) ocittā ṉeṉparāl.
21 La racine employée est miti-ttal (voir en sanskrit, mr̥d-) qui d’après le Tamil Lexicon signifie si elle est employée transitivement, piétiner, fouler aux pieds, insulter, attaquer, et, dans le sens intransitif, sauter.
22 D’après le Tamil Lexicon uṭu-, mettre, revêtir (« To put on, as clothes »), ou entourer.
23 tirumaruta muṉṟuṟai cērpuṉaṟkaṇ tuyppār/tāman talaipuṉai pēe nīrvaiyai (texte, Gros 1968 p. 43).
24 Comparer dans le Tamil Lexicon les entrées de kuruntu : 1. White tender leaf ; tender shoots, et de taḻai : 1. Sprouting 2. Sprout, shoot 3. [M. taḻa.] 4. Spray, twig, bough with leaves.
25 La racine ici utilisée pour décrire le jeu entre le héros et l’héroïne est āṭu-tal, habituellement traduite comme l’action de danser, l’un de ses sens possibles. Mais ce sont sans doute les textes sanskrits où Kr̥ṣṇa danse avec les bouvières qui influencent les traducteurs car le contexte (cf. les strophes 23, 24 et 25) indiquent clairement qu’il s’agit ici de jeux dans l’eau et non de danse. La même racine signifie en effet se baigner, jouer dans l’eau. Elle est utilisée par exemple lorsqu’il s’agit de décrire le mode d’action de l’incarnation du sanglier, qui joue dans l’eau.
26 F. Hardy (1982, p. 515, note 94) s’interroge quant à lui sur les connaissances en botanique de l’auteur du Bhāgavatapurāṇa.
27 Sur le Bālacarita attribué à Bhāsa et les récits jaïns, voir Couture 1992. Dans les textes jaïns, la cueillette de lotus est faite soit par les bouvières (Tisaṭṭimahāpurisa de Puṣpadanta, 86, 1-4 ; Triṣaṣṭiśalākāpuruṣa de Hemacandra, 8.5, 261-265) soit par les bouviers auxquels Kaṃsa a donné l’ordre de cueillir les lotus dans le lac qu’empoisonne Kāliya (Harivaṃśa Purāṇa de Punnāṭa Jinasena, 36, 1-10 ; Uttarapurāṇa de Guṇabhadra, 70, 462-472) ; sur les représentations anciennes de l’épisode de Kāliya et leur lien avec la tradition attestée par les textes jaïns et le Bālacarita, Schmid 2010, p. 306-311.
28 Sri Rama Bharati (2002) fait de cet arbre un kuruntu dans sa traduction, attestant de la diffusion d’un mythe du kuruntu dans l’Inde d’aujourd’hui.
29 Cf. Bhāgavatapurāṇa 10.16.6c, où Kr̥ṣṇa escalade un très haut kadamba d’où il plonge dans le lac (Kr̥ṣṇaḥ kadambam adhiruhya tato ‘tituṅgam), et 10.22.10b, où il escalade prestement ce qui est aussi un kadamba (nīpam āruhya satvaraḥ).
30 Voir Āṇṭāḷ [478, 620], Kulacēkarar [698], Tirumaṅkaiyālvar [1910], entre autres.
31 Le même thème est illustré sur plusieurs des soubassements des temples de l’âge cōḻa (cf. le soubassement du Naltuṇai Īśvara de Puñcai par exemple).
32 koṭṭāy pallikkuṭṭi kuṭamāṭi yulakaḷanta
maṭṭār pūṅkuḻal mātavaṉai varakkoṭṭāy pallikkuṭṭi.
33 L’inscription la plus ancienne du site est datée en année régnale pallava, du début du ixe siècle. Elle est gravée sur un puits dont elle enregistre la fondation, à deux cents mètres environ du temple qui porte la représentation d’un Kr̥ṣṇa dansant avec des pots.
34 À Tiruveḷḷaṟai, les panneaux sont organisés en paires qui rythment le soubassement du temple actuel. Ils comptent : Kr̥ṣṇa avec un pot et un panneau décoré d’un feuillage, Kr̥ṣṇa luttant contre l’oiseau et un panneau décoré d’un feuillage, un Viṣṇu assis en majesté et un panneau décoré d’un feuillage, un Kr̥ṣṇa luttant contre le serpent Kāliya et un panneau décoré d’un feuilllage, un Narasiṃha combattant et un Narasiṃha déchirant Hiraṇyakaśipu, un Viṣṇu assis sur le serpent et un feuillage, une jeune femme à l’arbre (isolée), une jeune femme devant un pot posé par terre (peut-être en train de baratter mais les détails sont indistincts) et un Kr̥ṣṇa dansant, puis trois panneaux isolés, un feuillage, un panneau plein et un Vāmana, puis un feuillage et un panneau très indistinct qui semble figurer un combat contre un animal, enfin, un Govardhanadhara et un Varāha. Signalons simplement ici que la lutte contre l’oiseau, autre épisode méridional de la légende de Kr̥ṣṇa, connaît deux illustrations à Tiruveḷḷaṟai, l’une sur la base du temple et l’autre sur l’un des linteaux décorant le puits en forme de svastika creusé aux alentours. La lutte contre l’oiseau témoigne d’un développement particulier de la légende krishnaïte, quant à l’épisode de l’ogresse Pūtanā adapté en Inde du Sud à partir des textes sanskrits (Schmid 2013a, p. 40-43).
35 La guirlande croisée sur la poitrine s’observe sur la base du temple de Tiruveḷḷaṟai sur une figure de Kr̥ṣṇa dansant d’un style différent de celui des autres représentations de cette base. Il s’agit en effet d’un enfant potelé, ce qu’il n’est pas sur les autres panneaux ; sa coiffure en tours de cheveux superposés est également différente (c’est un chignon en forme de boule qui coiffe la silhouette dansant avec des pots). La posture dansante de cet enfant se retrouve dans les épisodes de la lutte contre le serpent et de la danse des pots mais elle n’est ici accompagnée d’aucun élément secondaire : on a affaire à un simple Kr̥ṣṇa dansant, témoignant du développement du thème de la danse du dieu en pays tamoul, qu’on reconnaît en général durant l’âge cōḻa avec l’apparition d’un type de Kr̥ṣṇa dansant, une boule de beurre à la main. Le style différent du panneau de Tiruveḷḷaṟai confirme qu’on a affaire avec le cordon croisé apparu à Tirucceṉṉampūṇṭi sur la poitrine du danseur au pot, à un trait secondaire de l’iconographie de Kr̥ṣṇa.
36 Le Cilappatikāram mentionne Kr̥ṣṇa dansant avec des pots (6, 63 kuṭam ātiya), lorsque Kr̥ṣṇa célèbre une victoire sur le démon Bāṇa, un exploit du dieu qui n’apparaît que dans cette épopée dans le corpus tamoul ancien (cf. aussi Cilappatikāram 17, 35 mais sans que la danse apparaisse alors)… Il ne me paraît pas possible pour le moment de présenter une analyse du lien éventuel de la danse avec des pots et de ce combat de Kr̥ṣṇa, bien connu par ailleurs de la littérature sanskrite (voir par exemple, Harivaṃśa 106-112, où le palais de Bāṇa porte le nom de Śoṇitapura, dont la syllabe initiale pourrait être liée au nom donné à la forteresse de Bāṇa, « Cō », dans le corpus tamoul ?).
37 Le seul exemple connu en dehors des représentations des fondations du territoire pallava pourrait se situer en Inde centrale, sur un linteau du site de Tala, temple de Devarānī, cf. Williams 1982, pl. 195 et Stadtner 1980. Mais il n’est pas certain qu’on ait affaire à ce même épisode car l’identification des sculptures est incertaine : il s’agirait pour les deux auteurs ici cités d’une représentation de Śiva en mendiant ; cependant le corps ou, me semble-t-il, la peau de l’éléphant, qui encadre très clairement la représentation d’un personnage masculin entre un ascète et une figure indistincte, n’est pas élucidée par une telle identification.
38 Il s’agit des poèmes de la section dite du jasmin, mullai, Kalittokai 99-115 (100-116, dans la traduction de V. Murugan [1999], qui ne respecte pas l’ordre traditionnel des poèmes) ; la comparaison se fait souvent avec un dieu au disque et on pense à une forme de Viṣṇu, mais ce dieu au disque a pour frère le dieu blanc à l’unique boucle d’oreille, c’est-à-dire Balarāma, l’aîné de Kr̥ṣṇa, qui est donc bien la forme de Viṣṇu à laquelle le Kalittokai se réfère spécifiquement. Kalittokai 103, 50-55 [104] présente par ailleurs une comparaison explicite du jeune lutteur contre des taureaux avec Māyōṉ qui déchira la bouche du cheval Keśin. L’atmosphère est celle d’un camp de bouvier, beurre, yaourt… et l’on voit ici toute une série de thèmes que l’on retrouve dans la légende krishnaïte ultérieure, qu’il s’agisse de textes sanskrits ou tamouls.
39 L’épisode a été représenté sur le site de Tiruveḷḷaṟai, non pas dans la série ornant la base du temple de Kr̥ṣṇa mais sur un linteau parant le puits en forme de svastika. Le rapport entre l’animal et le dieu est le même que celui attribué sur les bas-reliefs les plus anciens connus d’origine nord-indienne qui figurent une déesse mettant à mort un buffle. Ce schéma est en revanche différent des représentations les plus anciennes connues d’un Kr̥ṣṇa luttant contre un taureau, originaires d’Inde septentrionale, où Kr̥ṣṇa et le taureau se jettent l’un contre l’autre. La scène telle qu’elle apparaît au pays tamoul est-elle une mise à mort explicite comme dans le cas de la déesse tuant le buffle ? Dans la légende que rapportent les textes tamouls, Kr̥ṣṇa maîtrise les taureaux mais il n’est pas dit qu’il les tue, tandis que le démon taureau Ariṣṭa est explicitement mis à mort dès Harivaṃśa 64. Les modalités de la lutte représentées à Tiruveḷḷaṟai amènent ainsi à penser qu’on y aurait plutôt affaire à l’épisode du taureau Ariṣṭa, tué par Kr̥ṣṇa, et non pas aux joutes contre les taureaux de la littérature tamoule.
40 Le Vr̥ndāvana du Bhāgavatapurāṇa m’apparaît comme une adaptation d’un « Pays du jasmin » à la tradition sanskrite, par l’intermédiaire duquel le flûtiste de la littérature tamoule ancienne s’introduit dans le récit krishnaïte. Le flûtiste Kr̥ṣṇa fait son apparition dans ce texte en un mini-cycle méridional introduit à un endroit particulier du récit, cf. Schmid 2013b.
41 Voir Schmid 2010, p. 78-83.
42 Je qualifie de « naturels » les bras, et les mains afférentes, qui sont représentés comme ceux du tout-venant des figures humaines, dans leur ensemble depuis l’épaule et jusqu’à la main. Je qualifie de « supplémentaires » les bras et les mains représentés en retrait par rapport aux bras naturels, comme s’accrochant derrière les épaules des divinités pourvues de ces bras supplémentaires à qui ils confèrent une morphologie fantastique. Les mains de ces bras supplémentaires sont souvent « supérieures », c’est-à-dire qu’elles sont élevées à l’arrière de la figure, de chaque côté du visage du dieu, afin qu’on puisse voir plus clairement les objets qu’elles portent, qui participent du processus d’identification de la divinité représentée.
43 ceṟi naṟum tayirum pālum veṇṇeyum cēnta neyyum
uṟi oṭu vāri uṇṭu, kuruntu oṭu marutam unti,
maṟi viḻi āyar mātar vaḷai tukil vārum nīrāl,
poṟi vari araviṉ āṭum puṉitaṉ um pōlum aṉṟu ē. Kampaṉ 1.26
44 Ramanujan 2001, p. 43.
45 Le Cilappatikāram est divisé en trois parties correspondant aux trois royaumes légendaires des Cōḻa, des Pāṇṭiya et des Cēra, et l’absence des Pallava qui ont introduit le sanskrit en pays tamoul y est remarquable. De plus, la place des Pāṇṭiya est, comme celle de Kr̥ṣṇa dont le roi Pāṇṭiya est considéré comme une incarnation, bien particulière dans ce poème. Kr̥ṣṇa ne serait-il la figure divine opposée au Śiva des Pallava des viie-viiie siècles, par la dynastie méridionale des Pāṇṭiya, créditée d’avoir mis en anthologie la littérature du Caṅkam elle-même ? La tradition littéraire fait du Cilappatikāram une épopée cēra. Une telle tradition fait sens : le Kr̥ṣṇa du Cilappatikāram est souvent quasi-parodique ; le Pāṇṭiya meurt tout comme le héros qui porte le titre même de Kr̥ṣṇa, Kōvalaṉ. Le Cilappatikāram conte l’établissement du culte d’une déesse, encore adorée aujourd’hui au Śrī Laṅkā. Il pourrait y avoir là autant qu’une vérité littéraire, un témoignage sur un état des divinités adorées au pays tamoul lors des premières apparitions du krishnaïsme.
46 kaṅkayiṟ puṉita māya kāviri naṭuvu pāṭṭu, Toṇṭaraṭippoṭi Āḻvār 23 [894].
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La création d'une iconographie sivaïte narrative
Incarnations du dieu dans les temples pallava construits
Valérie Gillet
2010
Bibliotheca Malabarica
Bartholomäus Ziegenbalg's Tamil Library
Bartholomaus Will Sweetman et R. Ilakkuvan (éd.) Will Sweetman et R. Ilakkuvan (trad.)
2012