Conclusion
p. 49-55
Texte intégral
1Les éléments d’information et de réflexion que nous proposons dans ces quelques lignes mettent l'accent sur la nécessité d’identifier, de comprendre, de s’autoriser à sentir les différents aspects du paysage urbain de la cité, de "ma cité". Il s’agit aussi d’approfondir la nature des liens qui peuvent exister entre un quartier, une rue et la vie de ses habitants.
2Cette démarche qui est proposée vise en fait une plus grande appropriation du lieu où l’on habite, où j’habite ; elle ambitionne aussi une requalification des lieux, du lieu singulier qui est le mien et pour ce faire elle utilise plusieurs approches géographique, architecturale, historique, socio-culturelle et sensible. Ces approches déclinées se conjuguent pour exprimer divers ordres d’une même réalité. Chacune est donatrice de sens. Chacune nous éclaire, nous renseigne sur la ville, non sur la ville en soi, mais sur la ville, ma ville, celle que je côtoie, que je découvre sans cesse, que j’apprends à regarder, celle avec laquelle je suis aussi en intimité. Aucune de ces démarches ne s’exclue, mais il faut souligner que certaines appartiennent aux domaines propres du savoir, de la connaissance, du fait (démarche privilégiant l’aspect historique, ou architectural). Les démarches sensible et socio-culturelle s'appuient, elles, sur ce que je perçois de la réalité et ce que je ressens. (En effet, tout le savoir ne peut tenir compte de l'expérience vive, perceptive. Une ville, un quartier, une rue, une maison s analysent, mais un lieu se savoure aussi. Il ne faut pas alors se priver du regard, des détours, des repentirs, que ma ville, mon quartier m'offrent et renouvellent pour moi au quotidien, à chaque instant du jour et de la nuit.)
3La conjugaison de ces approches permet, par exemple, de mieux reconnaître, d’apprécier davantage les différents visages qu'offre la maison tamoule traditionnelle.
4La maison tamoule est délimitée, bornée par une parcelle (approche urbaine et architecturale).
5Sa façade s’inscrit dans le paysage de la rue (approche urbaine et architecturale).
6Elle est fonctionnelle, adaptée aux exigences d’un milieu donné (approche géographique).
7Elle est le lieu où s’expriment des usages, des symboles, une foi propres à une culture particulière et en liaison avec les pratiques d’une vie communautaire familiale (approche socio-culturelle).
8Elle peut faire référence à un modèle d’architecture, elle relève alors du morphologique, c’est-à-dire de l’esthétique (approche factuelle).
9Elle peut avoir un passé et rendre compte d’un moment historique, avoir été le témoin d’un événement (approche factuelle).
10Enfin la maison tamoule est le lieu ordinaire, singulier, particulier que j’anime de mon regard, de ma parole, de mes doutes, de ma foi, de tous mes faits et tout au long du temps que je partage avec elle (approche sensible).
11La maison tamoule se comprend alors non comme une simple superstructure, un élément significatif du bâti, mais s’entend comme un élément constitutif et essentiel de la rue, de ma rue. Elle donne sens à la rue, elle est sens pour moi ; la maison tamoule est un éco-symbole.
Quelle mémoire et quel patrimoine sauvegarder ? Constat d’une progressive disparition
12La maison tamoule, dont on vient à l’instant de rappeler qu’elle constituait une entité fragile, que plusieurs lectures s’avéraient nécessaires pour saisir l’existence de cet univers étagé, symbolique, social, architectural... cette maison est menacée dans son intégrité physique, mais elle risque surtout d’être menacée d’oubli dans le sens où la mémoire culturelle qu’elle représente est de moins en moins comprise par les habitants.
13L’ampleur des destructions constatée en site urbain — à la différence de ce que l’on peut observer dans les villages actuellement plus conservateurs — semble bien être l’expression d’un changement assez profond de mentalité, la manifestation sensible d’un nouveau rapport qui s’institue entre la famille et l’individu.
14Ce changement se traduit par le relatif abandon d’un mode de vie traditionnel fondé sur le partage et la prééminence d’une vie communautaire codifiée, au profit d’un renforcement du rôle de l’individu en tant que personne plus autonome, moins strictement reliée aux contraintes de la vie sociale. Alors, la maison tamoule, telle qu’elle s’est perpétuée dans sa forme architecturale traditionnelle jusque dans les années 60 à Pondichéry et qui se caractérisait essentiellement par une répartition des espaces liés à des pratiques sociales spécifiques, cette maison ne correspond plus aux exigences nouvelles auxquelles aspire une couche plus aisée de la population.
15On devient donc le citadin passif qui assiste à l’effacement d’un modèle d’habitat éprouvé depuis des générations, disparition entraînant avec elle le risque d’une perte du sens des lieux et une déqualification des espaces traditionnels. Bien sûr, on peut se dire que ce que la ville destructure est redistribué à notre regard d’une autre façon et qu’il n’existe parfois que des blessures de l’oeil sans que le sens d’un lieu, d’une rue, d’une maison soit vraiment perdu. Cependant, en se plaçant uniquement sur le plan de la forme, on constate que les espaces intérieurs des habitations nouvelles de Pondichéry, collectives ou individuelles, deviennent de simples pièces uniformes sans différenciation particulière. Les façades adoptent ce style conventionnel qui répond à une représentation simplifiée d’une certaine modernité. Ce style fonctionnel qui, parti de l’Ouest, s’est déployé dans l’espace prétendûment universel du style international a aboli la réalité, la singularité, la spécificité d’un lieu.
16Or Pondichéry ne ressemble à aucune autre ville. Villupuram n’est pas Pondichéry ni Cuddalore.
17Toujours en situant la réflexion sur le plan de la forme, ces transformations affectent maintenant profondément la vision du tissu urbain : rupture de l’alignement, changement de gabarit, élargissement de la voirie... Il semble bien que Pondichéry ait atteint aujourd’hui ce point ultime de basculement où quelques déchirures supplémentaires risquent d’affecter profondément son visage. Certes, cet abandon d’un modèle traditionnel d’habitat au profit d'un autre mieux adapté au désir de confort, d’intimité, de sécurité n’est évidemment aucunement à critiquer. Ces trois critères étant en outre tempérés chez les propriétaires par la recherche du rapport optimum qualité/coût de la construction.
18En revanche, il est pertinent de se poser la question de la signification de ce changement et de s’interroger sur ses conséquences négatives.
19Tout d’abord, est-il conséquent de transposer en partie, dans un lieu singulier — en l’occurrence Pondichéry — des techniques de construction qui ne conviennent pas totalement ni au lieu, ni à l’histoire, ni au climat ? En un mot, pourquoi appliquer cette désastreuse indifférence des lieux à leur contexte ? Y aurait-il une fatalité qui imposerait que tout changement, toute transformation d’un modèle d’habitat se traduisent en terme de rupture et d’oubli partiel de sa propre culture ?
20Pourquoi rejeter, oublier que la maison tamoule représente une part vivante de l’histoire culturelle des habitants ?
21Etre moderne, n’est-ce pas déjà intellectuellement et affectivement recueillir les acquis d’une culture en les conjugant avec la réalité d’un monde également ancré dans le champ des intérêts positifs ?
22Mieux concevoir le sens du milieu où l’on vit, en l’occurrence ici à Pondichéry, n’est-ce pas aussi rechercher les modalités d’aménagement d’une nouvelle habitation qui ne soit pas oublieuse de son passé et qui intègre certains aspects positifs de la modernité ?
23On peut alors continuer de s’interroger sur la nature des actions qu’il serait utile de conduire pour tenter de freiner le rythme des destructions et pour provoquer parmi les habitants une plus grande prise de conscience de la nature des enjeux liés au patrimoine culturel. Mais dans le même temps que l’on formule ces souhaits, la réalité vient nous rappeler à beaucoup de modestie.
Quelles réflexions éveiller auprès des lycéens et des étudiants ?
24La mise en place d’une législation visant à définir une zone de protection avec son arsenal de règles et de contraintes exige un long temps pour être appliquée. En outre, figer partiellement la vie d’une rue ou d’un bâtiment en les transformant en objet patrimonial ou en monument historique n’est peut-être pas toujours la meilleure solution. Aussi, éveiller une conscience patrimoniale et culturelle nécessite que le terrain soit préparé pour accueillir ces réflexions et ces quelques lignes qui n’ont d’autre ambition que d’entamer auprès des enseignants et de leurs élèves le processus d’une patiente et longue réappropriation des lieux dans la ville. C’est pour cette raison que l’apprentissage de la lecture des éléments constitutifs d’une ville est un préalable important pour approfondir les problématiques liées à elle. Ce sont les élèves des collèges, des lycées qui deviendront les acteurs futurs de la cité, ce sont donc eux qu’il faut en priorité sensibiliser. Il apparaît donc essentiel, à Pondichéry, de pouvoir ensemble, enseignants et élèves, élaborer un cadre d’activité fondé sur la notion de paysage urbain et surtout d’entamer une réflexion sur la ville révélatrice et porteuse d’une culture vivante.
25L’enjeu est capital, on l’a vu ; la ville, délimitée, singulière, aménagée, habitée, modifiée, la Cité, lieu extrême de la culturalisation, constitue un terrain propice à toutes les innovations, à tous les risques aussi. La ville, on l’a déjà signalé, est le lieu où s’affrontent des logiques apparemment différentes : nécessités économiques, urgences écologiques, utilisation des techniques modernes, risque d’oubli des traits qui fondent une culture... Ce sont tous ces aspects qui méritent aussi d’être débattus, confrontés, et ces questions seront d’autant mieux analysées que, préalablement, une lecture de la ville aura été effectuée. Cette lecture attentive est le moteur de cette réappropriation : je reconnais le lieu qui est le mien, il me parle, je suis relié à lui à travers les signes que le temps a déposés, j’y reconnais ses marques et ces marques prennent sens pour moi, en moi profondément. Je suis l’habitant de ma ville.
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